Chapitre 8

La nuit... Au pied de la chute d'eau, dans la nuit où s'éteignaient et s'allumaient des lucioles, nuit chaude ronflante du cri des batraciens, et où rôdait une odeur d'incendie, les Européens prirent un peu de repos. Serrés les uns contre les autres, près des canoës d'écorces, grelottant malgré la température clémente, certains priant, d'autres gémissant tout bas...

Ils attendirent l'aube.

Il y avait, parmi ceux qu'Angélique avait emmenés hors de la bergerie en flammes et arrachés à leur sort de captifs, le laboureur Stougton, sa femme et leur bébé et toute la famille Corwin au complet. Béni soit le Seigneur ! Qu'y a-t-il de plus affreux que de sauver sa vie en laissant derrière soi celle d'un être aimé ?... Les deux valets de Corwin et la servante avaient suivi aussi.

Rose-Ann se blottissait contre Angélique, et de l'autre côté il y avait Adhémar, qui en aurait bien fait autant et ne la quittait pas d'un pouce.

– « Ils » sont là, chuchotait-il. Ah ! Je le savais bien, quand je me suis trouvé dans ce pays de sauvages, que j'y laisserais mes cheveux, un jour !

La frêle miss Pidgeon ne portait pas une égratignure et c'était elle qui avait guidé ce grand corps sans tête qu'était devenu momentanément le révérend Patridge, car non seulement le sang le rendait aveugle, mais il était pratiquement sans connaissance et ne tenait debout que par la force de l'habitude et parce que ce genre d'énorme carcasse ne peut tomber à terre que dans la mort. C'était la bonne institutrice qui, dès qu'elle l'avait pu, lui avait lavé le visage et entortillé son châle autour du front. Enfin, Angélique, dans le canot, avait réussi à ouvrir son sac et à en tirer le sachet de poudre jaune de sel de fer que lui avait donné Joffrey, qui avait la propriété d'aider le sang à se coaguler, et l'hémorragie s'était arrêtée. De son demi-scalp, le pasteur anglais ne garderait sans doute qu'une laide estafilade à travers le front qui ne contribuerait certes pas à le rendre plus rassurant. Endormi lourdement, sa respiration difficile emplissait les intervalles de silence d'un rauquement pénible. Sous le pansement, tout un côté de sa face était tuméfié, noir et violacé. Mieux valait l'ombre, car, déjà peu avantagé par la nature, il était devenu tout bonnement hideux.

Une enfant pleurait, debout, toute droite, et son visage blanc mettait une clarté dans la nuit.

– Il faut dormir, Mary, essaie de dormir, lui dit Angélique doucement en anglais, you must try to sleep.

– Je ne peux pas, sanglota-t-elle, les païens me regardent.

Ils étaient tous les quatre là-haut, assis au sommet des chutes, quatre Indiens, quatre Abénakis, dont le grand Piksarett, et ils regardaient vers le fond obscur où grouillaient les misérables captifs.

À la lueur d'un petit feu qu'ils avaient allumé on distinguait leurs faces cuivrées et l'éclat de leurs yeux de serpent.

Ils avaient continué à les suivre. Mais sans chercher à les attaquer, ils étaient paisibles et fumaient en devisant, intrigués, curieux. Qu'allait-il se passer maintenant ? Qu'inventeraient encore les esprits inconnus qui habitaient la femme blanche de Wapassou ? Que lui dicteraient ses génies particuliers ?... Par-dessus l'eau bondissante de la chute, des regards s'échangeaient.

Angélique essayait de rassurer ses protégés.

– Maintenant, ils ne nous feront plus de mal. Il faut les entraîner jusqu'au littoral et là, mon époux, le comte de Peyrac, saura les entretenir, les flatter, leur faire de beaux présents en échange de notre vie et de notre liberté.

Ils la regardaient médusés, devinant dans leur cervelle froide et outrancière de puritains qu'elle aussi était d'une autre espèce humaine, un peu effrayante, un peu répugnante même à leur sens. Cette femme blanche trop belle, qui s'entretenait avec des Indiens, parlait leur langage, semblait s'introduire en leur affreuse et obscure mentalité païenne pour mieux les dompter et se les asservir.

Ils étaient conscients du phénomène qu'elle représentait, en concevaient peur et mépris, un peu comme pour le vieux Shapleigh, mais comprenaient aussi qu'ils lui devaient leur vie, pour le moins leur liberté.

C'était à sa familiarité indécente avec ces sauvages, à sa faconde, à ses discours véhéments en ce langage exécré des païens, qui franchissait ses belles lèvres avec volubilité, qu'ils avaient dû ce changement d'humeur des Indiens qui leur laissaient la vie sauve, et s'enfuir par les bois sous leurs yeux, loin des lieux du massacre.

Conscients aussi du miracle et de la nécessité de demeurer sous son aile, rassurés par sa seule voix, les Anglais cherchaient à excuser son étrangeté en se disant qu'après tout c'était une Française...

Dans le milieu de la nuit, Angélique monta vers ces sauvages au-dessus de la chute d'eau pour leur demander en toute simplicité s'ils avaient un peu de graisse d'ours ou d'huile de loup-marin, car elle voulait en oindre les brûlures du petit Sammy Corwin, âgé de neuf ans, qui souffrait beaucoup.

Ils s'empressèrent autour d'elle, pour lui confier aussitôt une vessie d'orignal contenant la précieuse huile de phoque, malodorante mais pure et salutaire.

– Hé ! N'oublie pas, femme, que ce garçon m'appartient, lui dit l'un des guerriers. Mais soigne-le bien car je l'emmènerai avec moi demain, dans ma tribu.

– Ce garçon appartient à son père et à sa mère, répliqua Angélique. On te le rachètera.

– Mais moi j'ai mis la main sur lui au combat... et je veux un enfant blanc dans mon wigwam.

– Je ne te laisserai pas l'emmener, dit Angélique avec un calme inexorable.

Elle ajouta, pour apaiser la colère du sauvage :

– Je te donnerai bien d'autres choses pour que tu ne sois pas privé de ta part de butin...

Demain, nous tiendrons conseil.

À part cela, la nuit s'écoula sans incidents. Plus rien ne parvenait des échos du massacre. Tandis qu'ils fuyaient, ils avaient entr'aperçu, au tournant de la rivière, une lueur rouge lointaine. Brunschwick-Falls, village de frontière, achevait de se consumer. Alors ils restèrent accroupis, sans pensée, se réfugiant dans les ténèbres. Vers le gris de l'aube, quelque chose dévala la côte, sillonnant l'herbe et les broussailles, et Wolverines le glouton fut là, dardant ses crocs dans un rictus qui, cette fois, ressemblait à un sourire de bienvenue. Cantor surgit sur ses traces, portant un enfant anglais endormi dans ses bras, un petit garçon de trois ans qui suçait son pouce.

– Je l'ai trouvé debout près de sa mère scalpée, expliqua-t-il. Elle lui répétait : « Ne crains rien. Je te promets qu'ils ne te feront pas de mal. » Quand elle a vu que je le ramassais, enfin elle a fermé les yeux et elle est morte.

– C'est le fils de Rebecca Turner, dit Jane Stougton. Pauvre petit ! Déjà son père a été tué l'an dernier.

Ils se turent car les quatre Indiens s'approchaient. Ils ne semblaient pas agressifs. Séparés de leur horde et rendus perplexes par l'attitude de ces étranges captifs qui ne se laissaient pas saisir, ils avaient changé d'humeur.

Celui qui avait réclamé le fils des Corwin vint vers Cantor et tendit les mains vers le petit enfant.

– Donne-le-moi, dit-il. Donne-le-moi. J'ai tant rêvé d'avoir un enfant blanc dans mon wigwam, et ta mère ne voudra jamais me rendre celui que j'ai capturé à Newehewanik. Donne-moi celui-là qui n'a plus ni père, ni mère, ni famille, ni village. Que veux-tu donc en faire ? Moi, je l'emmènerai, j'en ferai un chasseur et un guerrier, je le rendrai heureux. Les enfants sont heureux dans nos cabanes.

Il avait un air suppliant et presque pitoyable.

Piksarett avait dû le convaincre au cours de la nuit, non sans malice, qu'Angélique ne le laisserait jamais emmener son jeune captif, le jeune Samuel, et que, s'il passait outre à ses décisions, elle le transformerait en orignal pour la fin de ses jours. Partagé entre la crainte d'un si triste sort et son bon droit, il estimait proposer une solution acceptable en se contentant du petit orphelin qu'avait sauvé Cantor. Angélique regarda son fils avec une interrogation pathétique dans le regard.

– Qu'en penses-tu, Cantor ?

Pour elle, elle ne savait vraiment plus quelle décision prendre. L'idée de voir ce petit enfant anglais, ce petit enfant blanc, emmené au fond des forêts, lui crevait le cœur. Et, d'autre part, un certain sentiment de justice, de prudence aussi, la poussait à accorder à ce guerrier abénakis sa demande humblement présentée. Elle les avait assez bernés, « fait marcher », depuis la veille. À trop leur disputer leurs proies, ne risquaient-ils pas de soudain perdre patience.

Elle était torturée : je ne peux pas accepter cela.

– Qu'en penses-tu, Cantor ?

– Oh ! dit l'adolescent en hochant la tête. On sait que les enfants blancs ne sont pas malheureux avec les Indiens. Mieux vaut laisser partir celui-là qui n'a plus de famille que de nous retrouver tous le crâne ouvert.

La voix de la sagesse parlait par sa bouche.

Angélique se souvenait des cris de désespoir du petit Canadien, neveu de l'Aubignière, lorsque, dans un échange, on avait voulu l'arracher à ses éducateurs iroquois9. Les enfants blancs n'étaient pas malheureux chez les Indiens.

Elle regarda vers les Anglais d'une façon interrogative. Mais Mme Corwin serrait farouchement contre elle son fils, comprenant que le sort de celui-ci était en jeu, et les autres marquaient par leur attitude que la destinée du petit Turner leur était, dans les conjonctures actuelles, assez indifférente. Si le révérend Patridge avait été conscient, peut-être aurait-il protesté au nom du salut éternel de l'enfant. Mais il demeurait plongé dans l'hébétude. Mieux valait que l'orphelin s'en allât de son côté, plutôt que d'arracher leur fils aux Corwin, tous heureusement sauvés.

– Donne-le-lui, murmura Angélique à Cantor.

Comprenant qu'il avait obtenu gain de cause, l'Indien esquissa quelques entrechats et manifesta une grande reconnaissance.

Puis il tendit ses grandes mains et enleva délicatement l'enfant. Celui-ci regarda sans terreur la face bariolée qui se penchait sur lui.

Très content d'avoir eu ce qu'il désirait plus que tout, un enfant blanc dans son wigwam, le guerrier prit congé.

Après avoir échangé quelques paroles d'entente avec ses compagnons, il s'éloigna, serrant précieusement sur ses colliers de dents d'ours et ses croix de baptisé l'enfant hérétique arraché par lui à la barbarie de sa race et auquel il ferait connaître la vraie vie des Vrais Hommes.

Cantor racontait comment, s'étant écarté pour aller à la recherche des chevaux et de Maupertuis, il avait deviné des silhouettes suspectes se glissant parmi les arbres. Pris en chasse par des guerriers, il avait dû, pour leur échapper, les entraîner fort loin, vers le plateau.

Revenu par un long détour, il avait capté les échos de la bataille. Il s'était rapproché alors avec mille précautions, ne tenant pas à servir d'otage en tombant entre les mains des Canadiens. C'est ainsi qu'il avait assisté au départ des captifs anglais vers le nord, parmi lesquels, ne voyant pas sa mère, il en avait déduit qu'elle avait dû réussir à s'échapper.

– Tu n'as donc pas pensé que j'aurais pu être égorgée ou scalpée ?

– Oh non ! dit Cantor, comme si la chose allait de soi.

Il était allé rôder dans Brunschwick en flammes et y avait rencontré Trois-Doigts de Trois-Rivières. Par lui, il apprenait que Mme de Peyrac, saine et sauve, se dirigeait vers la baie de Sabadahoc, avec une poignée de rescapés.

L'incident de l'enfant semblait avoir prouvé que, jusqu'à nouvel ordre, les Indiens laissaient à Angélique une certaine latitude de prendre les décisions en ce qui les concernait tous. Pour bizarre que fût une telle situation, à quelques heures de l'assaut qui les avait jetés contre le village anglais, elle correspondait à la mentalité versatile des sauvages. Angélique, par sa personnalité, les avait entraînés vers une autre piste. Pour un peu, ils auraient oublié les raisons du combat de la veille, et ce qu'ils faisaient ici avec elle et quelques Anglais stupides, se montrant uniquement désireux de connaître les suites de l'aventure qu'elle leur proposait.

Néanmoins, Piksarett tint à rappeler quelques principes essentiels.

– N'oublie pas que tu es ma captive, interrompit-il en pointant son index à la naissance du cou d'Angélique.

– Je sais, je sais, je t'ai déjà dit que je le reconnaissais volontiers. Est-ce que je t'empêche d'être là où je suis ?... Demande à tes compagnons si j'ai l'attitude d'une captive qui voudrait t'échapper ?...

Tracassé par la subtilité du raisonnement où il discernait quelque chose de louche, mais aussi de cocasse, Piksarett penchait la tête de côté pour réfléchir plus à fond, et son regard oblique pétillait de plaisir tandis que ses deux comparses lui donnaient bruyamment leur avis.

– À Gouldsboro, tu pourras même me vendre à mon propre mari, expliquait Angélique. Il est très riche et je suis sûre qu'il n'hésitera pas à se montrer généreux. Enfin, du moins, je l'espère, se reprenait-elle avec une mimique assombrie qui mettait en joie les trois Indiens.

À l'idée que l'époux d'Angélique se trouverait contraint de racheter sa femme, leur hilarité ne connut plus de bornes.

Il y avait décidément beaucoup de divertissement à suivre la femme blanche du Haut-Kennebec et les Anglais qu'elle remorquait. Chacun sait qu'il n'y a pas d'animal plus maladroit qu'un Yenngli, et ceux-ci, rendus encore plus gauches par la peur et leurs blessures, ne se privaient pas de patauger, de s'étaler à chaque pas, de renverser les canots au moindre remous.

« Ah ! ces Yennglis !... Ah ! ils nous feront mourir de rire », répétaient les Indiens en se contorsionnant. Puis soudain, pour se donner des airs de maîtres :

– Filez ! Allez ! Marchez, Anglais ! Vous avez tué nos missionnaires, brûlé nos cabanes, bafoué nos croyances. Sans le baptême des Robes Noires, vous n'êtes rien pour nous, même pas des êtres à peau blanche, dont pourtant les ancêtres païens furent des dieux !

Ainsi escortée de leurs jacassements, la pauvre caravane arriva au soir sur la baie de Sabadahoc où confluaient l'embouchure de l'Androscoggi et celle du Kennebec. La brume brouillait l'horizon de l'estuaire, mais, à ces effluves marins venus des rivages, se mêlaient encore de suspects relents d'incendie.

Angélique escalada promptement la pente d'une petite colline. Aucune voile n'était en vue. Aucun navire ne se devinait dans la grisaille. Angélique sut d'instinct que la baie était déserte. Aucune embarcation ne croisait au large guettant l'arrivée de silhouettes humaines sur le littoral pour se rapprocher et les prendre à son bord.

Aucun Rochelais, petit yacht à la tutelle rouge, où Le Gall l'aurait accueillie, et même peut-être Joffrey !...

Aucune présence familière. Personne au rendez-vous !...

Une pluie fine se mit à tomber. Angélique s'appuya au tronc d'un pin. L'endroit respirait la mort, le désert. Sur la gauche, se gonflant sur le ciel, un champignon de fumée noire s'élevait. Cela venait de la direction de Sheepscot, un établissement anglais qu'on lui avait annoncé à l'embouchure de l'Androscoggi et où elle comptait laisser ses rescapés avant de s'embarquer sur Le Rochelais.

Apparemment, Sheepscot achevait de brûler, Sheepscot n'existait plus. Une angoise insurmontable s'empara d'Angélique et elle sentit ses forces l'abandonner. Elle se retourna et vit Piksarett qui l'observait. Il ne fallait pas lui montrer sa peur. Mais elle n'en pouvait plus.

– Ils ne sont pas là, lui dit-elle, presque avec désespoir.

– Qui attendais-tu ?

Elle lui expliqua que son époux, le seigneur de Wapassou et de Gouldsboro, aurait dû se trouver là avec un vaisseau. Il les aurait tous emmenés à Gouldsboro, là où, lui, Piksarett, aurait pu acquérir les plus belles perles de la terre, boire la meilleure eau-de-feu du monde...

Le sauvage hochait la tête d'un air peiné et semblait sincèrement partager sa déception et son ennui. Il regardait avec inquiétude autour de lui.

Cependant, Cantor et les Anglais montaient plus lentement la colline, suivis des deux autres Indiens.

Fatigués, ils s'assirent avec mélancolie sous les pins pour se protéger de la pluie. Angélique les mit au courant de la situation. Les trois Indiens se mirent à discuter avec agitation.

– Ils disent que les Indiens Sheepscot sont leurs pires ennemis, expliqua Angélique aux Anglais. Eux sont du Nord, des Wonolancet...

Elle ne s'étonnait pas, connaissant les éternelles querelles des Indiens entre eux qui pouvaient, à quelques faibles distances, les faire pénétrer en un territoire ennemi où ils risquaient leurs vies s'ils n'étaient pas en nombre et en armes.

– It just does not matter, fit Stougton avec découragement, Sheepscot ou Wonolancet, pour nous c'est la même chose. Ils sauront toujours nous scalper. À quoi bon être venus jusqu'ici ?... Notre heure ne va pas tarder.

Le silencieux paysage marin paraissait receler une menace cachée. Derrière chaque rideau d'arbres, chaque promontoire, on s'attendait à voir surgir des Indiens, tomahawks levés, et voici que Piksarett et les siens n'étaient pas plus rassurés que leurs captifs. Angélique fit un effort pour dominer sa peur.

« Non ! non ! cette fois, je ne me laisserai pas faire », se dit-elle en serrant les poings et sans trop savoir à qui s'adressait ce défi.

Tout d'abord, décida-t-elle, il fallait quitter cette côte où se rallumait la guerre indienne et essayer à tout prix de gagner Gouldsboro. Il y avait peut-être d'autres villages plus loin, des embarcations.

Gouldsboro ! Le fief de Joffrey de Peyrac. Leur domaine ! Le refuge. Mais que c'était loin Gouldsboro !

Pas une voile sur l'estuaire...

Peu d'heures auparavant, même pas vingt-quatre heures, la vieille Sarah William avait pris le visage d'Angélique entre ses mains et lui avait dit : « L'Amérique ! L'Amérique ! Sauvez-la ! »

Un dernier message, un peu fou. Car la mort était là déjà, tapie dans les buissons, qui allait fondre sur elle.

Était-ce une angoisse de cette sorte qu'Angélique éprouvait maintenant dans le soir désert à l'odeur d'algues, de brume et de carnage ?

– Hayh ! dit Piksarett en posant la main sur son épaule.

Du doigt, il lui désignait deux silhouettes humaines, montant par un sentier du rivage. Elle eut un moment d'espoir, mais reconnut très vite, à son chapeau pointu, le vieux medecin's man John Shapleigh et son Indien.

Ils coururent tous à lui afin de s'informer. Il leur dit qu'il venait de la plage et que là-bas les Indiens Sheepscot avaient tout brûlé. Une embarcation ? Y avait-il une embarcation ? Non.

Les habitants qui avaient échappé au scalp ou à la captivité s'étaient réfugiés dans les îles avec leurs barques.

Voyant le désespoir des pauvres gens de Brunschwick-Falls il finit, non sans grimaces et réticences, et aussi parce qu'Angélique demandait qu'il les conseillât, par proposer de les conduire jusqu'à une cabane qu'il possédait à dix miles de là sur la baie de Casco. Ils pourraient s'y reposer et s'y soigner... En attendant, malgré le peu d'agrément qu'il y avait à passer une nuit en plein air dans cette bruine, la plupart d'entre eux, et Angélique elle-même, répugnaient à quitter les lieux du rendez-vous. Le navire de Gouldsboro avait peut-être du retard. Qui sait s'il ne surgirait pas dans quelques heures ou le lendemain à l'aube ?...

La question fut tranchée par l'apparition subite, au tournant du bois, d'un petit groupe d'une dizaine d'Indiens Sheepscot.

Piksarett et ses guerriers s'élancèrent promptement dans une direction opposée et disparurent aux yeux de tous.

Par bonheur, Shapleigh et son acolyte étaient en bons termes avec les nouveaux venus. Le vieux Shapleigh, un homme de médecine digne de leurs meilleurs « jongleurs », était fort respecté dans la région où il « exerçait » depuis plus de trente ans. Son ascendant lui permit d'étendre sa protection sur Angélique et ses compagnons. Les Sheepscot poussèrent l'obligeance jusqu'à proposer de surveiller l'arrivée possible des navires en ce point de la côte. Ils prirent avec soin le signalement du Rochelais et promirent, s'ils le voyaient, de l'envoyer à la pointe Maquoit, où le vieux Shapleigh avait sa cabane.

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