Chapitre 10
La main de François de Barssempuy désignait le canot qui s'était détaché du navire et s'approchait à coups de rames.
À l'avant, debout, un homme de stature géante. Aperçu à contre-jour, comme une sombre et énorme silhouette, on ne pouvait discerner ses traits, mais l'on devinait qu'il était barbu et chevelu comme un Viking car il y avait une sorte de petite auréole flamboyante et hérissée tout autour de sa tête. Il portait une redingote aux manches à larges revers soutachés de broderies d'or, que traversait un large baudrier chargé d'armes, et il était chaussé de bottes cavalières qui lui arrivaient jusqu'à mi-cuisses, soulignant de façon impressionnante les deux colonnes robustes de ses jambes. Tel quel, profilé sur l'arrière-plan étincelant de la baie, il apparut à Angélique gigantesque.
À quelques toises de la plage, il se coiffa brusquement d'un grand feutre à plumes de perroquet jaunes et vertes qu'il tenait en main.
Un pincement d'appréhension secoua Angélique derechef. Le capitaine serait-il en définitive moins policé et rassurant que son équipage ?...
Profitant de ce que tous les regards semblaient tournés vers l'arrivant, elle s'était rapprochée insensiblement de Yann, ficelé à son arbre.
– Tiens-toi prêt, chuchota-t-elle. Je vais couper tes liens avec mon couteau. Lorsque ce Barbe d'Or abordera, tout le monde regardera vers lui et s'avancera à sa rencontre. Alors, sauve-toi vers la forêt... Cours ! Cours !... Va prévenir M. de Peyrac qu'on ne s'inquiète pas trop pour moi. J'essaierai de faire rester ce pirate dans les parages jusqu'à ce que les secours arrivent !...
Elle parlait à l'indienne, sans presque remuer les lèvres et regardant fixement dans la direction du canot.
Barbe d'Or devait être un chef redouté d'un grand ascendant sur ses hommes, car c'était un fait que chacun surveillait son approche et rectifiait la position. Au moment où il descendit dans l'eau et marcha vers la plage d'un pas lourd et pesant, le poignard d'Angélique se glissa derrière l'arbre entre les poignets de Yann. Les liens furent tranchés d'un seul coup.
Dans un silence total, où le cri des mouettes soudain jeté perçait le cœur d'une fugitive angoisse, le pirate marchait vers le promontoire.
Afin d'éloigner les autres de Yann, Angélique, courageusement, s'avança. Yann galopait comme un lièvre de garenne, il bondissait par-dessus les buissons, sautait pardessus les trous et les failles, se glissait entre les troncs de la pinède, escaladait les roches, s'élevait peu à peu ; se guidant à la lumière de la baie, entre les arbres, contournait la côte et se trouvait enfin de l'autre côté du fjord.
Il s'arrêta alors, sûr de n'être pas suivi. Hors d'haleine, il reprit son souffle, puis s'approcha du bord de la falaise afin d'examiner les alentours.
De l'emplacement où il se trouvait, il découvrait largement la baie, le navire à l'ancre, la plage noire de monde.
Il chercha des yeux Mme de Peyrac.
Ne l'apercevant pas, il se pencha plus encore, s'accrochant à une racine d'arbre rabougri poussé à l'extrême rebord de la falaise.
Et alors il vit... il vit...
La bouche lui en tomba, ses yeux s'écarquillèrent, et Yann le marin, qui en avait pourtant pas mal vu dans sa chienne de vie, sentit le monde s'écrouler tout au fond de lui comme sous un cataclysme.
Barbe d'Or était là-bas sur la plage et il y avait une femme dans ses bras. Une femme qui levait vers lui un visage transfiguré.
Et c'était elle. Elle, l'épouse du comte de Peyrac !
Et parmi le cercle des hommes immobiles et presque aussi stupéfaits que Yann là-bas sur sa falaise, Barbe d'Or et Angélique se regardaient, et s'étreignaient, et s'embrassaient éperdument devant toute la foule comme des amants qui se retrouvent... Comme des amants qui se retrouvent !