Chapitre 6

– On en aura entendu parler, de cette robe rouge, maugréa Angélique.

La sérénité d'un repas dominical accompagné des versets de la Bible ne parvenait pas à dissiper le malaise créé par le sermon du pasteur. Après le déjeuner, Angélique s'attarda dans le jardin d'herbes à détailler les espèces plantées, à les écraser entre les doigts afin d'en reconnaître les parfums. L'air surchauffé bourdonnait de la ronde active des abeilles.

L'impatience de revoir Joffrey la saisit. Le monde lui semblait vide. Et sa présence à elle dans ce village anglais lui parut bizarre, intolérable, comme lorsqu'en un rêve on commence à se demander ce qu'on fait en tel endroit et à saisir qu'il y a quelque chose de suspect, qui ne s'explique pas.

– Mais que fait donc Maupertuis ? cria-t-elle à Cantor. Regarde ! Regarde donc ! Le soleil décline. Et il n'est pas encore revenu de la forêt avec les chevaux !

– J'y vais, jeta Cantor, qui se dirigea aussitôt d'un pas délié vers l'extrémité du village.

Elle le voyait avancer vers l'écran de verdure qui cernait tout alentour. Elle fut sur le point de le retenir, de lui crier : « Non, n'y va, pas, Cantor ! Cantor, mon fils, ne va pas dans la forêt... »

Mais il disparut au tournant du chemin qui conduisait à la bergerie, dernière maison du village, avant d'atteindre la forêt.

Elle rentra dans la demeure de Benjamin, monta l'escalier et boucla vivement son sac de cuir, prit ses armes, jeta son manteau sur ses épaules, coiffa son feutre, redescendit. Des servantes, près des fenêtres, assises, ne faisaient rien, rêvaient ou priaient. Elle ne voulut pas troubler leur méditation, passa devant elles et sortit dans la rue herbeuse de la colonie. La petite Rose-Ann courait derrière elle, dans sa robe rouge.

– Oh ! Ne pas partir, chère dame, murmura-t-elle dans son français maladroit en la rejoignant.

– Ma chérie, je dois partir maintenant, fit Angélique sans ralentir le pas. Je n'ai que trop tardé. Je ne sais comme le temps passe ici, un dimanche, mais je devrais déjà être sur la côte où le navire m'attend... Il se fait si tard, que nous n'y parviendrons pas avant l'aube...

Touchante d'affection et de sollicitude, la petite Anglaise essayait de lui prendre son sac pour le lui porter.

Elles gravirent la côte ensemble et tournèrent un peu avant d'apercevoir les dernières maisons du hameau, les plus petites et les plus pauvres, bâties de rondins et chapeautées d'herbes ou d'écorces, puis au loin la dernière. La grande bergerie. Auparavant, il y avait encore une grange entreposant du maïs, celle où les Français avaient passé leur nuit et où Adhémar devait, pour l'heure, cuver ses terreurs. Puis le cottage de miss Pidgeon, la maîtresse d'école, entouré d'un fouillis de fleurs. Isolée, à l'écart, la solide bergerie avec son pignon, sa girouette, était une belle demeure au milieu de ses pacages cernés de barrières. Au delà, plongeait le ravin d'où ils étaient montés hier au soir. Quelques champs labourés au versant de la côte, puis l'univers des arbres, des eaux bondissantes et des roches abruptes : la forêt.

Dans le jardin de miss Pidgeon, le buste altier de Mrs William, la grand-mère de Rose-Ann, émergeait des roses trémières dont elle épluchait d'un doigt alerte les pétales fanés. Elle fit un geste d'appel impératif vers Angélique. Celle-ci posa son sac et s'approcha pour prendre congé.

– Voyez ces roses, dit Mrs William. Doivent-elles souffrir parce que c'est le jour du Seigneur ? J'ai eu encore droit à la semonce de notre révérend. Mais je l'ai fait taire. Nous avons eu notre compte pour aujourd'hui...

D'un geste de l'index ganté d'un doigtier de cuir, elle indiquait la maisonnette derrière elle.

– Il est là, à entretenir Élizabeth de ses fins dernières, la pauvre créature !

Elle reprit d'une main alerte sa besogne. Son œil aigu sous la lourde paupière mauve vira encore, vrilla, tandis qu'un coin de ses lèvres maussades, se relevait dans une sorte de demi– Anne et Serge Golon. La tentation d'Angélique sourire.

– Peut-être aurai-je droit au pilori, fit-elle. Et l'on écrira sur l'enseigne : « Pour avoir trop aimé les roses ! »

Angélique la regardait, souriant aussi, un peu déconcertée. Depuis la veille, où elle s'était trouvée pour la première fois devant la rigoriste aïeule, celle-ci semblait s'être amusée à se montrer à diverses reprises sous un aspect inattendu. Angélique ne savait plus que penser d'elle. À l'instant, elle ne savait si Mrs William se moquait, plaisantait, provoquait ou si elle-même, Angélique, interprétait mal les paroles anglaises. L'idée l'effleura que l'honorable puritaine avait peut-être un léger penchant pour les boissons fortes, gin ou rhum, ce qui pouvait la mettre, par moments, d'humeur facétieuse, mais elle chassa vite cette pensée comme incongrue, monstrueuse. Non, c'était autre chose. Une sorte de griserie peut-être, mais inconsciente, venue d'une source très pure.

Et là, debout devant cette femme altière qui la dépassait d'une tête, solide, sévère comme le roc et qui parlait soudain avec une indépendance légère, Angélique éprouva la même impression d'irréalité que tantôt, un doute d'être là, la sensation du décor qui vacille, du sol qui se dérobe sous les pieds. Et le réveil qui est proche et qui ne vient pas...

Rien ! La nature immobile, lourde de senteurs et de bourdonnements d'abeilles. Sarah William sortit du massif de roses trémières, effleura d'un doigt caressant leurs hampes nouées de vert, de rose et de blanc pur.

– Les voilà heureuses, murmura-t-elle.

Elle poussa la barrière, s'approcha d'Angélique. Elle retira son gant, le mit dans Une grande poche suspendue à sa ceinture avec quelques petits instruments de jardinage. Ce faisant, son regard ne quittait pas le visage de la femme étrangère qui, hier, lui avait ramené sa petitefille.

– Avez-vous rencontré le roi Louis XIV de France ? interrogea-t-elle. L'avez-vous approché ? Oui, cela se sent. Le reflet du Soleil reste sur vous. Ah ! Ces femmes françaises, que de grâces !

... Allez, marchez, marchez, fit-elle avec un geste qui l'écartait, marchez un peu devant moi...

(Son curieux sourire en coin s'accentuait, comme gonflé d'une gaieté prête à éclater.)

– Moi aussi, je deviens comme les enfants. J'aime ce qui est vif à l'œil, ce qui a de la grâce, de la fraîcheur...

Angélique fit quelques pas comme la vieille femme le lui enjoignait, et elle se retourna. Son regard vert interrogeait et elle avait à son insu une expression enfantine. La vieille Sarah William la fascinait. Debout au milieu du chemin – ce seul chemin à la fois rue, route, sentier, qui allait de la forêt à la « meeting-house », sur la colline, en traversant tout le hameau – recevant sur elle l'ombre des grands ormes dont le reflet des feuillages blêmissait encore ses joues couleur de cire, la grande femme anglaise se tenait campée, un poing sur la hanche, si droite, le cou si long et plein d'élégance, hors de la petite fraise godronnée, que n'importe quelle reine lui eût envié son maintien. Sa taille, étroite et resserrée par de sévères corsets, repartait en arrondis sous l'apport d'un vertugadin, sorte de bourrelet de velours noir, posé en ceinture autour des hanches. Mode du début du siècle, qu'Angélique avait vu porter à sa mère et à ses tantes. Mais le manteau de robe noir, troussé sur la seconde jupe d'un sombre violet aubergine, était plus court que jadis, et, le retenant un peu du poing contre sa taille, Mrs William ne craignait pas de révéler qu'elle était chaussée de bottes cavalières, noires aussi, fines pourtant, avec lesquelles elle devait se sentir plus à l'aise pour parcourir les chemins ou les prés détrempés.

« Comme cette femme a dû être belle autrefois ! » pensa Angélique. Elle lui ressemblerait peut-être un jour... Elle se voyait assez bien ainsi bottée, parcourant ses domaines d'un pas vif et altier. Un peu redoutée, sûre d'elle-même, libérée, et le cœur en fête à la seule vue d'une prairie en fleurs ou d'un petit enfant s'asseyant à ses premiers pas. Elle serait sans doute moins raide, moins rude. Mais Mrs William était-elle si rude ?... Elle s'avançait, et son visage aux traits lourds et retombés mais empreints d'harmonie s'exposait à la lumière d'émeraude du sous-bois et trahissait un sentiment de bonheur inoubliable. Elle s'arrêta auprès d'Angélique, changea subitement d'expression.

– Ne sentez-vous pas l'odeur du sauvage ? fit-elle tandis que ses sourcils encore sombres se fronçaient et qu'elle retrouvait son visage hiératique et intimidant. Elle disait : « The red-man »...

Effroi et répulsion se glissaient dans sa voix.

– Ne sentez-vous pas ?

– Non, vraiment, fit Angélique.

Mais elle frissonna malgré elle. Et pourtant jamais l'air ne lui avait paru si parfumé que sur ces hauteurs où les senteurs des chèvrefeuilles et des lianes venaient se mêler à celles des jardins en fleurs où lilas et miel dominaient.

– Je la sens souvent cette odeur, trop souvent, dit Sarah William en secouant la tête comme se reprochant quelque chose. Je la sens toujours. Elle est mêlée à toute ma vie. Elle me hante. Et pourtant il y a longtemps que je n'ai plus eu l'occasion de faire le coup de feu avec Benjamin pour défendre notre demeure contre ces serpents rouges.

« Lorsque j'étais enfant... et plus tard lorsque nous habitions cette cabane près de Wells...

Elle s'interrompit, hocha la tête derechef, renonçant à évoquer ces souvenirs de peur et de luttes, tous semblables.

– Il y avait la mer... On pouvait encore s'enfuir en dernier ressort. Ici, il n'y a pas la mer...

Encore quelques pas.

– N'est-ce pas très beau ici ? dit la voix qui cessait d'être péremptoire.

La petite Rose-Ann, agenouillée dans l'herbe, cueillait des ancolies couleur de corail.

– Newehewanik, murmura la vieille femme.

– Terre de printemps, dit Angélique.

– Vous savez donc aussi ? interrogea l'Anglaise en la regardant avec vivacité.

De nouveau, ses yeux, intensément noirs sous la paupière ombrée, fixaient Angélique l'étrangère, la Française, paraissaient essayer de lire en elle, de deviner quelque chose, de découvrir une réponse, une explication.

– L'Amérique ? dit-elle. Ainsi, c'est vrai, vous l'aimez ?... Pourtant, vous êtes si jeune...

– Je ne suis pas si jeune que cela, protesta Angélique. Sachez que mon fils aîné a dix-sept ans et que...

Le rire de la vieille Sarah l'interrompit. C'était la première fois qu'elle riait. Un rire frêle, spontané, presque un rire de petite fille, qui découvrit des dents hautes, un peu chevalines, mais saines et parfaites.

– Oh ! Si, vous êtes jeune, répéta-t-elle. Peuh ! Vous n'avez pas vécu, ma chère !...

– Vraiment ?

Angélique était presque fâchée. Certes, les quelque vingt-cinq années supplémentaires par lesquelles Mrs William l'emportait sur elle autorisaient peut-être celle-ci à se montrer condescendante, mais Angélique estimait que son destin n'avait été ni si court ni si morne qu'elle ne puisse prétendre savoir ce que c'était que « la vie »...

– Votre vie est neuve ! affirma Mrs William d'un ton sans réplique. Elle commence à peine !

– Vraiment !

– Votre accent est charmant quand vous dites : vraiment. Ah ! Ces femmes françaises, comme elles sont heureuses ! Vous êtes comme une flamme qui commence à pétiller et à grandir avec assurance dans un monde de ténèbres qui ne vous effraie plus !... C'est maintenant seulement que vous commencez à vivre, ne le sentez-vous pas ? Quand on est une très jeune femme, on À tout le poids de sa vie à construire, des preuves à donner... C'est écrasant ! Et l'on est seule pour assumer tout cela... Dès l'enfance quittée, qu'y a-t-il de plus solitaire qu'une jeune femme ?... À quarante, cinquante ans, l'on peut commencer de vivre ! Les preuves ont été données ! N'en parlons plus. L'on redevient libre comme les enfants, l'on se retrouve soi-même... Je crois n'avoir connu plus grande satisfaction que le jour où je constatai que la jeunesse me quittait, me quittait enfin, soupira-t-elle. Mon âme m'a paru soudain légère, mon cœur devenait plus doux et plus sensible et mes yeux voyaient le monde. Dieu lui-même me sembla amical. J'étais toujours seule, mais j'en avais pris l'habitude. J'achetais à un colporteur qui passait deux coiffes de dentelle parmi les plus belles, et ni les colères du pasteur ni la réprobation de Ben ne purent me faire céder. Je les portais désormais.

Elle rit encore, avec malice. Sa main effleura la joue d'Angélique comme elle l'eût fait d'une enfant. Angélique oubliait qu'il lui fallait partir ! Le soleil semblait s'être attardé dans sa course et reposait comme une grosse fleur épanouie, très jaune encore, sur un lit de petits nuages blancs et duveteux, au-dessus de l'horizon.

Elle écoutait Mrs William.

Celle-ci lui prit le bras et elles marchèrent encore avec lenteur vers le village. Le gros des maisons restait à demi caché par le tournant et la dénivellation du terrain, mais une buée cristalline semblait s'en élever, venue du ruisseau qui coulait au pied des maisons.

– Vous aimez ce pays, madame, n'est-ce pas ? reprit Mrs William. C'est signe de bonne race. Sa beauté est si grande. Je ne l'ai point connu autant que je l'aurais voulu. Vous, vous le connaîtrez mieux que moi. Lorsque j'étais jeune, je souffrais de cette existence misérable et dangereuse sur nos rivages. J'aurais voulu aller à Londres, dont nous parlaient les marins ou nos pères. Je l'avais quitté lorsque j'avais six ans. J'ai encore le souvenir de ses clochetons pressés, de ses ruelles étroites comme des ravines où grinçaient des carrosses. Jeune fille, je rêvais de m'enfuir, de retourner vers le Vieux Monde. La peur d'être damnée, seule m'en empêcha. Non, fit-elle comme répondant à une réflexion qu'aurait émise Angélique, non je n'étais pas belle en ma jeunesse. C'est maintenant que je suis belle. J'ai atteint le temps de ma signification. Mais lorsque j'étais jeune j'étais maigre, trop longue, éteinte, pâle, vraiment laide. J'ai toujours été reconnaissante à Ben de n'avoir pas reculé à m'épouser, en échange du lot de terrains et du sloop à pêcher la morue qu'il voulait obtenir de mon père. Ainsi ses propres terres avec une petite crique étaient valorisées car elles étaient voisines des nôtres. C'était une bonne affaire pour lui. Il devait m'épouser, il n'a pas reculé.

Elle eut un clin d'œil vers Angélique.

– Il n'a pas regretté non plus, je crois.

Elle rit doucement.

– Mais en ce temps-là je n'aurais même pas allumé une lueur d'intérêt dans les yeux de ces pirates qui débarquaient près de nos établissements pour échanger leur rhum et leurs étoffes pillées aux Caraïbes avec nos vivres frais. C'étaient des gentilshommes d'aventures, souvent des Français. Je revois leurs visages tannés de forbans, leurs tenues extravagantes, près de nos robes sombres et nos cols blancs. Ils ne nous auraient fait aucun mal à nous qui étions pauvres comme Job. Ils étaient contents de rencontrer des Blancs sur cette côte sauvage, de manger les légumes et les fruits que nous avions fait pousser. Eux, qui étaient sans foi ni loi, et nous, qui étions pieux plus que de raison, nous nous sentions de la même race, des abandonnés du bout du monde...

« Maintenant il y a bien trop de gens sur la côte et trop de navires malfamés dans la Baie. Nous préférons donc être loin, aux frontières...

« Je vous étonne, mon enfant, avec mes récits, mes aveux... Mais souvenez-vous aussi que votre Dieu est moins terrible que le nôtre. Nous autres, quand nous vieillissons, ou bien il nous faut devenir folles, ou méchantes, ou sorcières, ou bien désormais nous agissons à notre guise. Alors tout s'apaise. Rien n'a plus vraiment d'importance !...

Elle secouait encore sa coiffe dans un geste de défi, puis d'approbation, de sérénité. Hier soir, tant de raideur, d'implacable distance. Aujourd'hui, tant de finesse, une sorte d'humilité !

Une fois encore, Angélique se demandait si l'honorable puritaine n'avait pas quelque faiblesse cachée pour un flacon également bien caché d'eau-de-vie de prune ou de génépi. Mais elle chassait ce doute aussitôt, le cœur ému de ces confidences subites et lancées comme en un demi-rêve.

Elle revivrait plus tard cet instant pathétique, en comprendrait le sens...

Le destin suspendu, mais déjà en marche, entraînait une femme près de son heure dernière à des gestes spontanés presque irréfléchis et qui étaient à proprement parler des mouvements de l'âme, l'expression incarnée d'un cœur ardent, qui était toujours demeuré chaleureux et tendre, sous l'armure de la dure religion.

La vieille Sarah se tourna vers Angélique et, prenant son visage entre ses mains longues et blanches, le leva vers le sien pour le contempler avec une maternelle ferveur.

– Que la terre d'Amérique vous soit propice, ma chère fille, dit-elle à mi-voix avec solennité, et je vous prie... je vous prie, sauvez-la !

Les mains glissèrent et se retirèrent et elle les contempla, comme bouleversée elle-même de son geste et de ses paroles.

Elle se raidit, et sa face reprit une froideur marmoréenne tandis que son brûlant regard noir se fixait vers le ciel vaste, comme une conque au delà du vallon.

– Que se passe-t-il ? murmura-t-elle.

Elle écouta, puis reprit sa marche.

Elles firent quelques pas en silence. Puis Mrs William s'arrêta de nouveau. Sa main se lança sur le poignet de la jeune femme et le serra avec une telle force qu'Angélique sursauta.

– Écoutez ! dit l'Anglaise d'une voix changée.

Nette, précise, glacée.

Alors elles entendirent une rumeur qui montait dans le soir. Intraduisible, indéchiffrable. Une rumeur de mer, de vent, que perçait un cri lointain, faible, suraigu :

– Waubénakis ! Waubénakis ! (Les Abénakis !)

D'un pas vif Sarah William entraînant Angélique marcha jusqu'au tournant de la route qui leur masquait tout le reste de l'agglomération.

Le village apparut calme et désert, endormi.

Mais la rumeur enflait, grondante, faite de milliers de hululements sur lesquels éclatait le cri tragique lancé par quelques habitants qui se mirent à courir, comme des rats affolés, entre les habitations.

– Waubénakis !... Waubénakis !...

Angélique regarda vers les prairies. Un spectacle terrifiant s'offrit à sa vue. Ce qu'elle avait craint, ce qu'elle avait pressenti, ce qu'elle n'avait pas voulu croire ! Une armée d'Indiens deminus, brandissant tomahawks et coutelas, jaillissaient de la forêt. Comme une horde fourmilière chassée de son repaire, en quelques secondes, les Indiens couvrirent les prairies du vallon, se répandirent en nappe sombre et mouvante, une eau rougeoyante, épaisse, un raz de marée déferlant, poussant devant lui sa clameur de mort.

– You-ou-ou ! You-ou-ou !

Le flot atteignit le ruisseau, le couvrit, le dépassa, remonta de l'autre rive du val, toucha les premières maisons.

Une femme en robe bleue montait la côte vers elles, avec des titubations ivres. Visage blanc, bouche noire sur un appel.

– Waubénakis !...

Quelque chose la choqua dans le dos qu'on ne vit point. Elle eut une sorte de hoquet, tomba, la face contre terre.

– Benjamin ! s'écria Sarah William. Benjamin !... Il est seul là-bas, dans la maison.

– Arrêtez !

Angélique essayait de retenir la vieille dame, mais celle-ci, d'un élan irrésistible, s'élança droit devant elle, vers la demeure où son vieil époux risquait d'être surpris, endormi sur sa Bible. À moins de cent mètres, Angélique vit un Indien surgir des fourrés, rattraper en quelques souples enjambées Sarah William, abattre la grande femme d'un seul coup de casse-tête. Et se penchant, saisissant coiffe et chevelure, il la scalpa d'un tournemain. Angélique se retourna pour fuir.

– Cours ! s'écria-t-elle vers Rose-Ann avec des gestes véhéments qui désignaient la bergerie, là-bas près de la forêt, cours ! Vite !

Elle-même courut à perdre haleine. Près du jardin de miss Pidgeon, elle fit halte pour ramasser son sac qu'elle avait laissé là. Elle rabattit la barrière, s'engouffra dans la maisonnette où le révérend Patridge et la vieille fille continuaient à discuter sur les fins dernières.

– Les sauvages !... Ils arrivent !...

Dans son essoufflement, elle ne parvenait plus à se rappeler le mot anglais, cherchait en vain...

– Les sauvages ! répétait-elle en français, les Abénakis... Ils arrivent... Réfugions-nous dans la bergerie...

Elle pensait déjà que la ferme solide, apparemment fortifiée, pourrait soutenir un siège, permettre une défense.

Il y a la grâce du moment. Celle aussi de l'expérience, celle de l'habitude. Angélique vit le corpulent Thomas Patridge sauter sur ses pieds, attraper la petite miss Pidgeon dans ses bras comme une poupée et, traversant le jardin, s'élancer sans plus d'histoires vers le refuge désigné.

Sur le point de les suivre, Angélique se ravisa. Cachée par la porte de la maison, elle chargea ses deux pistolets, en prit un en main, sortit de nouveau. L'emplacement demeurait heureusement désert. La femme qui était tombée au tournant, après avoir monté la côte, était toujours immobile. Elle avait une flèche plantée entre les épaules.

Cette portion du village, cachée des autres habitations par une côte et un tournant, n'avait pas encore attiré les Indiens, à part celui qui avait scalpé mistress William et qui était reparti dans une autre direction.

La rumeur qui venait de par là-bas était géante, horrible. Mais ici c'était encore le silence, une sorte d'attente angoissée, fébrile. Les oiseaux s'étaient tus. Courant toujours, Angélique revint jusqu'à la grange au maïs. Adhémar dormait !

– Lève-toi ! Les sauvages ! Cours ! Cours à la bergerie ! Attrape ton mousquet !...

Tandis qu'il se sauvait, hagard, elle avisa les armes de Maupertuis et ses poires à poudre, pendues à un crochet.

Elle chargeait le fusil avec des mouvements fébriles, en s'écorchant les doigts, lorsque quelque chose dégringola derrière elle, et elle vit un Abénakis, qui avait pénétré par le toit et qui dévalait le long de la montagne des maïs amoncelés. D'un coup de reins elle pivota, tenant le mousquet par le canon. Et le plat de la crosse vint frapper le sauvage à la tempe. Il tomba. Elle s'enfuit.

L'allée ombreuse était toujours déserte. Elle s'y précipita. Quelqu'un galopait derrière elle. D'un regard jeté par-dessus l'épaule, elle identifia un Indien, celui qu'elle avait assommé ou un autre ? qui, la hache levée, la rejoignait à longues foulées. Sur l'herbe ses pieds nus ne faisaient aucun bruit. Angélique ne pouvait s'arrêter pour le mettre en joue. Tout son salut était dans une fuite éperdue et il lui semblait que ses pieds ne touchaient plus terre.

Elle atteignit enfin la cour de la bergerie, se jeta à l'abri derrière un chariot. La hache lancée de l'Indien sonna contre le bois où le coin de métal aigu s'enfonça. Maîtrisant son souffle, Angélique visait, abattait le sauvage à bout portant. Il bascula en travers de l'entrée, les deux mains crispées sur sa poitrine noircie de poudre.

En quelques enjambées, la jeune femme gagna le seuil de la demeure dont la porte s'entrouvrit avant même qu'elle eût frappé.

Porte qui se referma, que bloquèrent aussitôt deux solides barres de chêne...

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