Chapitre 1

Le bruit du tambour indien s'éleva de la forêt. Il roula, ouaté, rythmé à travers l'épaisse chaleur qui s'appesantissait sur les arbres et le fleuve. Sur la rive, Joffrey de Peyrac et Angélique s'immobilisèrent. Ils écoutèrent un instant. C'était un battement sourd mais discret. Il s'échappait des ramures en notes pleines et douces, bien frappées comme les battements d'un cœur vigoureux. Et c'est ainsi que la nature immobile, stagnante sous la buée d'un jour torride, rappelait la présence des hommes qu'elle portait en son sein.

Instinctivement, Angélique saisit les mains de son mari, à ses côtés.

– Le tambour, dit-elle, qu'annonce-t-il ?

– Je ne sais. Attendons.

Ce n'était pas encore le soir. Seulement la fin du jour. Le fleuve était une immense plaque d'argent terni. Angélique et son mari le comte de Peyrac se tenaient debout sous la retombée des aulnes, au bord de l'eau.

Un peu plus loin vers la gauche, tirés sur le sable d'une crique, des canots d'écorce de bouleau colmatée de résine séchaient.

La crique s'arrondissait, à demi cernée par un promontoire effilé, tandis qu'au fond de l'anse les falaises, hautes et noires, couronnées d'ormes et de chênes, avaient conservé une fraîcheur bienfaisante.

Là, le campement s'était installé. On entendait des craquements de branches brisées pour l'édification des cabanes ou l'aménagement des feux, et déjà une nappe bleue de fumée s'élevait et s'étirait nonchalamment au-dessus de l'eau calme. Angélique secoua la tête d'un mouvement vif et léger pour chasser un nuage de maringouins qui soudain s'affairaient en bourdonnant autour d'elle. Elle cherchait aussi à dissiper une vague appréhension qui venait de surgir en entendant bourdonner le tambour de la forêt.

– C'est étrange, fit-elle presque sans réfléchir. Il y avait peu d'hommes dans les quelques villages abénakis que nous avons rencontrés en descendant le Kennebec. Seulement des femmes, des enfants, des vieillards.

– En effet, tous les sauvages sont partis vers le sud pour la traite des fourrures.

– Ce n'est pas seulement pour cela. Dans les caravanes et les canots que nous croisons, descendant comme nous vers le sud, il y a surtout des femmes. Ce sont elles apparemment qui vont pour la traite. Mais où sont les hommes ?...

Peyrac lui jeta un regard énigmatique. La question, il se l'était posée aussi, et la réponse, il la soupçonnait comme elle. Les hommes des tribus indiennes n'étaient-ils pas partis se réunir en un endroit secret pour comploter la guerre ?... Mais quelle guerre ? Et contre qui ? Il hésita à proférer ce soupçon à voix haute et préféra se taire. L'heure était calme, dénuée d'inquiétude. Le voyage se poursuivait depuis plusieurs jours sans encombre. Tous éprouvaient à revenir vers les rivages de l'Océan et les régions plus habitées une délectation et une impatience juvéniles.

– Tenez ! dit Peyrac avec un mouvement subit, voici ce qui a sans doute provoqué l'appel des tambours. Une visite !

Trois canots doublaient le promontoire en face d'eux, s'avançaient et entraient dans la crique. On devinait, à la façon dont ils avaient surgi, qu'ils venaient de remonter le cours de Kennebec plutôt que de se laisser glisser vers l'aval comme la plupart des embarcations à cette époque de l'année.

Peyrac, suivi d'Angélique, fit quelques pas pour s'avancer tout au bord de la grève, là où les vaguelettes salies d'écume laissaient une trace brunâtre sur un fin gravier. Il plissa un peu les yeux et observa les nouveaux venus.

Les Indiens qui montaient ces trois canots manifestaient l'intention de s'arrêter. Ils relevaient leurs pagaies ruisselantes, puis se glissaient dans l'eau afin de pousser leurs esquifs vers la rive.

– En tout cas, il y a là des hommes et non des femmes, remarqua Peyrac.

Puis, s'interrompant brusquement, il serra le bras d'Angélique. D'un des canots, une sombre silhouette vêtue d'une soutane noire venait de se déployer, descendant à son tour dans l'eau afin de gagner la plage sous les saules.

– Le jésuite, dit Angélique à mi-voix.

Et elle fut saisie d'une telle panique qu'elle faillit s'enfuir pour se cacher au plus profond de la forêt.

De ses doigts posés sur son poignet, le comte arrêta ce mouvement impulsif.

– Que craignez-vous donc d'un jésuite, mon amour ?

– Vous n'ignorez pas l'opinion que le père d'Orgeval a de nous. Il nous prend pour de dangereux usurpateurs, si ce n'est pour des suppôts du Diable.

– Tant qu'il ne se présente qu'en visiteur, nous devons rester calmes.

Cependant, de l'autre côté de l'eau, la Robe Noire s'était mise à suivre la rive d'un pas rapide. Parmi les moirures d'émeraude des arbres reflétés son ombre longue et mince se mouvait avec une promptitude qui avait quelque chose d'inusité dans ce pays accablé et comme déjà sombrant dans les brumes d'un soir plein de langueur. La silhouette était celle d'un homme jeune et plein de vitalité allant droit au but, sans prendre garde aux obstacles, refusant même de les voir.

Il disparut un instant, abordant le campement, et il y eut comme un silence lourd qui s'établit autour des feux ; puis l'on entendit s'approcher les pas bottés du soldat espagnol et, juste derrière lui, la haute forme noire reparut, proche, entre les feuillages drapés des saules.

– Ce n'est pas lui, fit Peyrac entre les dents. Ce n'est pas le père d'Orgeval.

Il se sentait presque déçu.

L'arrivant était grand et mince, et paraissait très jeune. Du fait de son ordre qui nécessite un noviciat fort long, il ne pouvait certainement avoir moins de trente ans. Pourtant, il y avait en lui comme la grâce inconsciente de la vingtième année. Ses cheveux et sa barbe étaient blonds et ses yeux d'un bleu presque incolore. Son visage aurait été pâle sans les plaques rouges qu'un soleil, cruel aux gens de sa complexion, lui avait infligées sur le front, les joues et le nez.

Il s'immobilisa en apercevant le comte et sa femme, et à quelques pas d'eux il les fixa un court instant, l'une de ses mains maigres et fines posée sur sa poitrine sur le crucifix pendu à son cou par un ruban violet, l'autre tenant son bâton de marche que surmontait une croix d'argent.

Angélique le jugea d'une surprenante distinction, semblable à ces chevaliers ou ces archanges guerriers que l'on voit en France aux vitraux des églises.

– Je suis le père Philippe de Guérande, déclara-t-il d'une voix courtoise. Coadjuteur du père Sébastien d'Orgeval. Apprenant que vous descendiez le Kennebec, monsieur de Peyrac, mon supérieur m'a chargé de venir vous présenter ses civilités.

– Qu'il soit remercié de ses bonnes intentions, répondit Peyrac.

Il éloigna d'un geste l'Espagnol qui se tenait presque au garde-à-vous, subjugué devant le père jésuite.

– Je regrette de n'avoir que l'hospitalité rustique d'un campement à vous offrir, mon père. Mais vous êtes habitué, je pense, à ce genre d'inconfort. Voulez-vous que nous nous rapprochions des feux ? La fumée nous protégera un peu des moustiques. C'est l'un des vôtres, je crois, qui disait qu'aux Amériques il n'est point besoin de porter cilice car les moustiques et les maringouins se chargent abondamment d'en remplir l'office.

L'autre daigna sourire.

– Le saint père Brébœuf a eu en effet cette boutade, reconnut-il.

Ils s'assirent non loin des groupes qui s'affairaient aux préparations du repas et du couchage. À l'écart cependant.

Joffrey retint d'une pression imperceptible Angélique qui voulait s'éloigner. Il souhaitait qu'elle assistât à l'entretien. Elle prit place à son tour près de lui, sur un gros rocher moussu. Déjà, avec l'intuition immédiate des femmes, elle constatait que le père de Guérande affectait de ne pas la remarquer.

– Je vous présente mon épouse, la comtesse de Peyrac de Morens d'Irristru, dit Joffrey avec toujours la même urbanité sereine.

Le jeune jésuite inclina la tête dans la direction d'Angélique d'un geste raide presque mécanique, puis se détourna, et son regard erra sur la surface polie de l'eau qui s'assombrissait peu à peu tandis que s'allumaient dans ses profondeurs les reflets pourpres des nombreux foyers brasillant sur la rive.

En face, les Indiens qui avaient amené le père s'installaient pour cabaner. Peyrac proposa de les convier et de partager avec eux le chevreuil et les dindes qui déjà rôtissaient sur les broches, ainsi que les saumons péchés l'heure précédente qui cuisaient à l'étouffée, entourés de feuilles, sous les cendres.

Le père de Guérande secoua la tête négativement et dit que c'étaient des Kennébas, indigènes fort farouches et qui n'aimaient pas se mêler aux étrangers. Angélique pensa subitement à la petite Anglaise Rose-Ann qu'ils ramenaient avec eux. Elle la chercha des yeux et ne la vit pas. Elle apprit plus tard que Cantor, dès l'arrivée du jésuite, l'avait rapidement soustraite à sa vue. Il attendait patiemment dans quelque fourré, en grattant de la guitare pour distraire l'enfant, que les conversations fussent terminées.

– Ainsi, fit le père de Guérande, vous avez passé l'hiver au cœur des Appalaches, monsieur ? Avez-vous eu à souffrir du scorbut ? De la famine ? Avez-vous perdu des membres de votre colonie ?...

– Non, pas un seul, Dieu soit loué !

Le religieux tiqua, et il eut un petit sourire étonné.

– Nous sommes heureux de vous entendre louer Dieu, monsieur de Peyrac. Le bruit courait que vous et votre troupe vous n'étiez guère portés à la piété. Que vous recrutiez vos gens indistinctement parmi des hérétiques, des indifférents, des libertins, et même qu'il y avait parmi eux de ces fortes têtes égarées par l'orgueil, qui ne se privent pas à tout propos de blasphémer et de maudire Dieu – béni soit son Saint Nom !...

D'une main, il refusait le gobelet d'eau fraîche et l'écuelle de rôti que Yann Le Couennec, le jeune Breton qui servait d'écuyer au comte de Peyrac, lui présentait. « C'est dommage, pensa Angélique irrévérencieusement, ces jésuites, on ne pourra pas les « avoir par la gueule »...

Jadis, le père Masserat s'était montré plus sybarite. »

– Restaurez-vous, mon père, insistait Peyrac.

Le jésuite secoua la tête.

– Nous avons fait collation à l'heure méridienne. Cela suffit pour une journée. Je mange peu. Comme les Indiens... Mais vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur... Est-ce volontairement que vous recrutez vos hommes parmi des esprits rebelles aux disciplines de l'Église ?

– À vrai dire, mon père, ce que je demande avant tout à ceux que j'engage, c'est de bien savoir manier les armes, la hache et le marteau, d'être capables de supporter le froid, la faim, la fatigue, les combats, en bref, l'adversité, sans un murmure, de m'être fidèles et soumis le temps de leur contrat et d'exécuter au mieux les travaux que je leur impose. Mais qu'ils soient pieux et dévots en sus ne me disconvient pas expressément.

– Pourtant, vous n'avez planté la Croix dans aucun des établissements que vous avez fondés.

Peyrac ne répondit point.

Le reflet de l'eau miroitante, qu'incendiait subitement le soleil couchant, paraissait allumer dans ses yeux une petite lueur moqueuse qu'Angélique connaissait bien, mais il restait patient et comme particulièrement amical.

Le père insista.

– Voulez-vous dire qu'il y a parmi les vôtres des individus que ce signe, ce Signe admirable d'amour, de sacrifice – qu'il soit béni – que ce Signe, dis-je, risquerait de choquer et même d'irriter ?

– Peut-être.

– Et s'il y avait parmi vos gens des êtres – comme ce jeune homme il me semble, au visage ouvert et franc, qui est venu me présenter ce tantôt de la nourriture – qui auraient gardé, par le souvenir d'une enfance pieuse, de l'affection pour le signe de la Rédemption, ainsi vous les priveriez délibérément du secours de leur Sainte Religion ?...

– On est toujours plus ou moins contraint de se priver de quelque chose lorsqu'on accepte de vivre en diverse compagnie, dans des conditions difficiles et parfois dans un espace fort restreint. Ce n'est pas à moi, mon père, de vous faire remarquer combien la nature humaine est imparfaite, et qu'il est nécessaire de se faire des concessions pour vivre en bonne intelligence.

– Celle de renoncer à rendre hommage à Dieu et d'implorer sa miséricorde me semble la dernière des concessions à faire et pour tout dire une concession coupable. Ne dévoilerait-elle pas le peu d'importance que vous accordez, monsieur de Peyrac, aux secours spirituels ?... Le travail, sans le courant divin qui le vivifie, ne compte pas. L'œuvre, sans la Grâce sanctifiante, n'est rien. C'est une enveloppé vide, du vent, du néant. Et cette grâce ne peut être accordée qu'à ceux qui reconnaissent Dieu comme Maître de toutes leurs actions, qui obéissent à ses lois et qui lui offrent, par la prière et chaque jour de leur vie, les fruits de leurs travaux.

– Pourtant l'Apôtre Jacques a écrit : « Seuls les ouvrages comptent... »

Peyrac redressa un peu ses épaules qui s'étaient voûtées comme sous le poids de la réflexion. Il prit dans une fente de son gilet de cuir un cigare de feuilles roulées de tabac et l'alluma au tison que lui présentait presque aussitôt le jeune Breton. Puis celui-ci s'éloigna discrètement. À la citation du comte, Philippe de Guérande avait eu le sourire froid et subtil de l'adversaire qui rend hommage au coup bien porté. Mais il ne révélait pas pour autant son adhésion. Angélique, silencieuse, mordillait nerveusement l'ongle de son petit doigt. Pour qui se prenait-il, ce jésuite ? Oser parler sur ce ton à Joffrey de Peyrac ? Mais en même temps il lui revenait comme une bouffée de son enfance conventuelle, le sentiment de pénible dépendance que toute personne laïque éprouvait vis-à-vis des membres du clergé, et c'était une chose admise et évidente que les jésuites étaient d'une race qui ne craignait rien, ni roi ni pape. Ils avaient été fondés pour enseigner et fustiger les grands de ce monde. Pensive, elle contemplait de ses larges yeux le visage émacié, retrouvait par cette présence insolite, près d'eux, au sein de la forêt américaine, de très anciennes anxiétés, familières au Vieux Monde : la crainte du prêtre, porteur de mystiques pouvoirs. Puis son regard revenait vers le visage de son mari et elle respirait, soulagée. Car lui échappait – échapperait toujours – à ces sortes d'influences. Il était fils de l'Aquitaine et héritier d'on ne sait quelle libérale conception de l'existence, venue de temps très anciens et de civilisations païennes. Il n'était pas de la même essence qu'elle-même ou que ce jésuite, tous deux entraînés dans d'incorruptibles croyances. Il échappait à l'attraction. Et à cause de cela elle l'aimait intensément. Elle l'entendit répondre d'un ton égal :

– Mon père, chez moi, prie qui veut. Et pour les autres, ne croyez-vous pas que le travail bien fait sanctifie ?

Le jésuite parut réfléchir quelques secondes puis secoua la tête avec lenteur.

– Non, monsieur, non. Et nous reconnaissons bien là les déviations stupides et dangereuses de ces philosophies qui se veulent indépendantes de l'Église.

« Vous êtes d'Aquitaine, fit-il sur un autre ton. Les gens de votre province se montrent fort nombreux et diligents en Canada ou Acadie. À Pentagoët, le baron de Saint-Castine a nettoyé d'Anglais toute la rivière Pénobscot. Il a fait baptiser le chef des Etchevinins. Les Indiens de la région le considèrent comme l'un des leurs.

– Castine est en effet mon voisin à Gouldsboro. Je le connais et l'apprécie, dit Peyrac.

– Qui avons-nous encore comme Gascons dans notre colonie ? reprit le père de Guérande avec une bonhomie voulue. Eh bien, il y a Vauvenart sur la rivière Saint-Jean...

– Un pirate de mon cru !

– Si l'on veut ! Il est très dévoué à la cause française et le meilleur ami de M. de Villedavray, le gouverneur de l'Acadie. Dans le Nord, nous avons M. de Morsac, à Cataracoui. Et je n'oublierai pas de nommer notre bien-aimé gouverneur M. de Frontenac.

Peyrac fumait doucement, paraissant approuver de quelques signes de tête. Angélique elle-même ne pouvait rien lire sur sa physionomie. Entre les feuilles vernissées des énormes chênes qui les surplombaient, la lumière du soir passait, filtrée par les masses de verdure opulente et la clarté en gagnait un reflet vert qui pâlissait les visages, accusait les ombres. L'or maintenant était du côté du fleuve, la crique devenait couleur d'étain. Par un jeu de miroirs des eaux et du ciel, il faisait plus clair que tout à l'heure. Les soirs de juin étaient proches qui s'avancent sur la nuit et partagent avec elle son royaume. En ces temps-là, les humains et les bêtes consacraient peu d'heures au sommeil.

Dans les feux, on avait jeté de gros champignons noirs desséchés et ronds comme des balles. En brûlant, ils répandaient une odeur acre et forestière qui avait la propriété bienfaisante d'éloigner les moustiques. La senteur des tabacs de traite s'échappant de toutes les pipes s'y mêlait. La crique était brumeuse et odorante. Un refuge caché au bord du Kennebec. Angélique passait la main sur son front et par instants ses doigts plongeaient dans sa chevelure opulente, dorée, dégageant ses tempes moites, cherchant à goûter un peu de fraîcheur, et aussi, inconsciemment, à s'alléger d'un souci. Ses prunelles allaient de l'un à l'autre des deux hommes avec un intérêt passionné. Ses lèvres étaient un peu entrouvertes dans l'attention qu'elle portait à la conversation. Mais ce qu'elle surprenait, c'était tout ce qui se cachait derrière les propos échangés. Et soudain le père de Guérande attaqua :

– Pourriez-vous m'expliquer, monsieur de Peyrac, par quel hasard, si vous n'êtes pas hostile à l'Église, tous les membres de votre recrue de Gouldsboro sont des Huguenots ?

– Très volontiers, mon père. Le hasard auquel vous faites allusion fut celui qui m'amena un jour à mouiller l'ancre aux abords de La Rochelle, alors que cette poignée de Huguenots, promis aux prisons du roi, s'enfuyaient devant les dragons chargés de les appréhender. Je les embarquais pour les soustraire à un sort qui m'apparut funeste lorsque je vis ces mêmes mousquetaires mettre sabre au clair. Et ne sachant qu'en faire, après les avoir embarqués, je les amenais à Gouldsboro, afin qu'ils cultivassent mes terres pour payer leur passage.

– Pourquoi les avoir soustraits à la justice du roi de France ?

– Le sais-je ? dit Peyrac avec un geste désinvolte et son habituel sourire caustique. Peut-être parce qu'il est écrit dans la Bible : Celui qu'on a condamné, celui qu'on mène à la mort, sauve-le !

– Vous citez la Bible ?

– Elle fait partie des Écritures Saintes.

– Dangereusement entachée de judaïsme, il me semble.

– C'est très évident, en effet, que la Bible est entachée de judaïsme, dit Peyrac qui éclata de rire.

À la surprise d'Angélique, le père de Guérande se mit à rire aussi, et cette fois il paraissait détendu.

– Oui, évidemment, répéta-t-il, constatant volontiers la sottise de l'aphorisme qu'il avait énoncé, mais voyez-vous, monsieur, de nos jours ce Livre Saint est mêlé à tant d'inquiétantes erreurs qu'il est de notre devoir de considérer avec suspicion tous ceux qui, imprudemment, s'y réfèrent.

« Monsieur de Peyrac, d'où tenez-vous la charte qui vous a donné des droits sur la terre de Gouldsboro ? Est-ce du roi de France ?

– Non, mon père.

– De qui donc alors ? Des Anglais de la baie du Massachusetts qui se prétendent indûment propriétaires de ces côtes ?

Peyrac esquiva habilement le piège.

– J'ai fait alliance avec les Abénakis et les Mohicans.

– Tous ces Indiens sont sujets du roi de France, la plupart baptisés, et ils n'auraient dû, en aucun cas, prendre de tels engagements sans en référer à M. de Frontenac.

– Allez alors le leur dire...

L'ironie commençait à poindre. Le comte avait une certaine façon de s'envelopper de la fumée de son cigare qui trahissait son impatience.

– Quant à mes gens de Gouldsboro, ce ne sont pas les premiers Huguenots qui prennent pied sur ces rivages. M. de Monts y fut envoyé jadis par le roi Henri IV...

– Laissons le passé. Dans le présent, vous voici sans charte, sans aumôniers, sans doctrine, sans nation pour vous justifier, jetant votre dévolu sur ces contrées, et vous y possédez déjà à vous seul plus de postes, de comptoirs et de populations que la France entière, qui en est possédante depuis fort longtemps. À vous seul, et les tenant de vous seul. Est-ce bien cela ?

Peyrac eut un geste qui pouvait passer pour un acquiescement.

– De vous seul, répéta le jésuite dont les yeux d'agate brillèrent subitement. Orgueil ! Orgueil ! C'est là, la faute inexpiable de Lucifer. Car ce n'est pas vrai qu'il voulait être semblable à Dieu. Mais il ne voulait tenir sa grandeur que de lui-même et de sa propre intelligence. Est-ce là votre doctrine ?

– Je tremblerais de vouloir associer ma propre doctrine à un aussi redoutable exemple.

– Vous vous dérobez, monsieur. Pourtant, celui qui a voulu atteindre à la Connaissance seul et pour sa seule gloire, quel n'a pas été son sort ?

Comme l'apprenti sorcier, il perdit le contrôle de sa science et ce fut la destruction des Mondes.

– Et Lucifer et ses mauvais Anges churent dans une pluie d'étoiles, murmura Peyrac. Et maintenant ils sont mêlés à la terre avec leurs secrets. Petits génies grimaçants que l'on trouve au fond des mines, gardiens de l'or et des métaux précieux.

« Vous n'ignorez pas, mon père, vous qui avez sans nul doute étudié les secrets de la Kabbale, comment se nommaient dans le langage hermétique les légions des démons que forment ces petits gnomes, génies de la terre ?

L'ecclésiastique se redressa et le fixa d'un regard étincelant où entrait du défi, mais aussi une sorte de reconnaissance d'initié.

– Je vous suis bien, fit-il d'un ton lent et songeur. On oublie trop que certains qualificatifs, désormais assimilés dans le langage commun, désignaient jadis quelques-uns des bataillons de l'armée infernale. Ainsi donc, les génies de l'Eau, les ondins, formaient la légion des Voluptueux. Ceux de l'Air, les sylphes, et les follets celle des Lâches. Les esprits du feu, symbolisés par la salamandre, la cohorte des Violents. Et ceux de la Terre, les gnomes, avaient pour nom...

– Les Révoltés, dit Peyrac avec un sourire.

– Les vrais fils du Maudit, murmura le jésuite.

Les yeux d'Angélique, avec effroi, allaient de l'un à l'autre des interlocuteurs de cet étrange dialogue.

Impulsive, elle posa sa main sur celle de son mari pour l'avertir de se montrer prudent. L'avertir ! Le protéger ! Le retenir... Au fond de la forêt d'Amérique rôdaient soudain les mêmes menaces que jadis dans le palais de l'Inquisition ! Et Joffrey de Peyrac souriait du même sourire sardonique que soulignaient les cicatrices de son visage blessé. Le regard du jésuite effleura la jeune femme.

Dirait-il le lendemain, revenu au fond de sa mission indienne : « Oui, je les ai vus ! Ils sont bien tels qu'on nous les a annoncés. Lui, esprit dangereux, subtil ; elle, belle et charnelle comme Eve, avec des gestes d'une liberté étrange et inégalable... »

Dirait-il : « Oui, je les ai vus debout sur la rive, reflétés par les eaux du bleu Kennebec, debout parmi les arbres, lui, noir, dur et sardonique, elle, éclatante, tous deux appuyés l'un à l'autre, l'homme et la femme liés par un pacte... Oh ! de quel pacte peut-il s'agir ? dirait-il en frémissant au père d'Orgeval... »

Et de nouveau la fièvre des marais, qui si souvent saisissait le missionnaire, le ferait trembler misérablement... « Oui, je les ai vus, et je suis resté longtemps près d'eux, et j'ai rempli la mission dont vous m'aviez chargé de sonder le cœur de cet homme... Mais maintenant je suis brisé. »

– C'est l'or que vous êtes venu chercher ici ? fit le jésuite d'une voix contenue. Et vous l'avez trouvé !... Vous êtes venu pour soumettre toutes ces régions pures et primitives à l'idolâtrie de l'or...

– On ne m'avait pas encore traité d'idolâtre ! dit Peyrac, et il eut un éclat de rire allègre. Mon père, oubliez-vous qu'il y a cent cinquante années le moine Tritheim enseignait à Prague que l'or représentait l'âme du premier homme ?...

– Mais il définit aussi que l'or contenait en substance le vice, le Mal, répliqua avec vivacité le jésuite.

– Pourtant, la richesse donne la puissance et peut servir au Bien. Votre ordre l'a compris dès les premiers temps de sa fondation, il me semble, car c'est l'ordre le plus riche au monde.

Comme il l'avait fait à plusieurs reprises, le père de Guérande changea de sujet :

– Si vous êtes français, pourquoi n'êtes-vous pas ennemi des Anglais et des Iroquois qui veulent la perte de la Nouvelle-France ? interrogea-t-il.

– Les querelles qui vous opposent sont d'origine déjà ancienne et prendre parti me semblerait trop ardu pour que je m'y résigne. J'essaierai cependant de vivre en bonne intelligence avec chacun, et qui sait peut-être y imposerai-je la paix...

– Vous pouvez nous faire beaucoup de mal, dit le jeune jésuite d'une voix tendue où Angélique sentit vibrer une véritable angoisse. Oh ! Pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi n'avez-vous pas planté la Croix ?

– C'est un signe de contradiction.

– L'or a été le promoteur de bien des crimes.

– La Croix aussi, dit Peyrac en le regardant fixement.

Le religieux se dressa tout droit. Il était si pâle que les brûlures de soleil qui le marquaient parurent saigner comme des plaies dans son visage de craie. À son cou maigre, qui se redressait hors du rabat blanc, unique ornement de la sombre robe noire, une veine battait violemment.

– J'ai enfin entendu votre profession de foi, monsieur, fit-il d'une voix sourde. C'est en vain que vous protesterez de vos intentions amicales à notre égard. Toutes les paroles qui sont tombées de votre bouche étaient entachées de ce détestable esprit de révolte qui caractérise les hérétiques que vous fréquentez : rejet des signes extérieurs de piété, scepticisme à l'égard des vérités révélées, indifférence au triomphe de la Vérité, et peu vous importe que le reflet exact du Verbe qui fut engendré soit effacé de ce monde avec l'Église catholique, que les ténèbres s'appesantissent sur les âmes !

Le comte se leva et posa la main sur l'épaule du jésuite. Son geste était plein d'indulgence et d'une sorte de compassion.

– Soit ! dit-il. Maintenant, écoutez-moi, mon père, et veillez ensuite à répéter mes paroles exactes à celui qui vous a envoyé. Si vous êtes venu me demander d'être sans hostilité à votre égard, de vous aider en cas de famine et de pauvreté, je le ferai comme je l'ai déjà fait depuis que je me suis établi dans ces parages. Mais si vous êtes venu me demander de m'en aller d'ici avec mes Huguenots et mes pirates, je vous répondrai : Non ! Et si vous êtes venu me demander de vous aider à massacrer les Anglais et à combattre les Iroquois par pur principe, sans provocation, je vous répondrai : Non ! Je ne suis pas des vôtres, je ne suis à personne. Je n'ai pas de temps à perdre et je n'estime pas utile de transposer dans le Nouveau Monde les querelles mystiques de l'Ancien.

– C'est votre dernier mot ?

Leurs regards s'affrontèrent.

– Ce ne sera sans doute pas le dernier, murmura Peyrac dans un sourire.

– Pour nous, si !

Le jésuite s'éloigna dans l'ombre des arbres.

– Est-ce une déclaration de guerre ? demanda Angélique en levant les yeux vers son mari.

– Ça m'en a tout l'air.

Il souriait et posa sa main sur la chevelure d'Angélique, la caressant lentement.

– Mais nous n'en sommes encore qu'aux préliminaires. Une entrevue avec le père d'Orgeval s'impose encore et je la tenterai. Ensuite... Eh bien, chaque jour de gagné, c'est une victoire pour nous. Le Gouldsboro doit être revenu d'Europe, et de Nouvelle-Angleterre doivent arriver de petits navires côtiers bien armés, et encore d'autres mercenaires. S'il le faut, j'irai jusqu'à Québec avec ma flotte. Mais j'aborderai le prochain hiver dans la paix et dans la force, j'en fais serment. Après tout, si hostiles et opposés qu'ils me soient, ils ne sont que quatre jésuites pour un territoire plus vaste que les royaumes de France et d'Espagne réunis.

Angélique baissa la tête. Malgré l'optimisme et la logique rassurante des paroles du comte de Peyrac, il lui semblait que la partie allait se jouer en un lieu où chiffres, armes et hommes comptaient peu en rapport des forces mystérieuses et sans nom qu'ils affrontaient et, presque malgré eux, représentaient.

Et elle devinait qu'il le sentait comme elle.

*****

– Oh ! Mon Dieu, pourquoi lui avez-vous dit toutes ces sottises ? gémit Angélique.

– Quelles sottises, mon amour ?...

– Ces allusions aux petits démons qu'on trouve dans les mines ou aux théories de je ne sais quel moine de Prague d'autrefois...

– J'essayais de lui parler son langage. C'est un cerveau supérieur, admirablement doué pour l'étude. Il doit être dix fois bachelier et docteur, bourré de toute la science théologique et occulte dont nos temps peuvent s'enorgueillir. Seigneur ! Qu'est-il venu faire en Amérique ?... Les sauvages auront raison de lui.

Peyrac, qui semblait secrètement joyeux et, en tout cas, nullement ému, leva les yeux vers la voûte enténébrée des feuillages. Un oiseau invisible s'y agitait. La nuit était là, bleu sombre et duvetée, transpercée par les feux des bivouacs. Une voix héla derrière les ramures, conviant la compagnie à venir se restaurer.

Puis, dans le silence revenu, l'oiseau hulula, si proche qu'Angélique tressaillit.

– Un hibou, dit Joffrey de Peyrac, l'oiseau des sorcières.

– Oh ! Mon chéri, je vous en prie, s'écria-t-elle, jetant ses bras autour de lui et cachant son visage dans son pourpoint de cuir, vous m'effrayez !...

Il rit un peu et caressa avec douceur et passion sa chevelure soyeuse. Il eût voulu parler, commenter les paroles qui avaient été échangées, définir le sens de la conversation qu'ils avaient eue avec le jésuite. Et soudain il se taisait, sachant qu'Angélique et lui-même avaient pressenti, deviné, compris les mêmes choses à chaque instant de ce dialogue. Ils savaient tous deux que cette visite ne représentait rien d'autre qu'une déclaration de guerre. Un moyen aussi, peut-être, de s'en procurer les prétextes.

Avec la science extraordinaire des membres de son ordre, ce jeune jésuite avait réussi à lui faire dire, à lui, Peyrac, beaucoup plus qu'il ne voulait. Il fallait leur rendre cette justice qu'ils savaient manier l'être humain. Ils possédaient aussi d'autres armes, d'une sorte particulière, dont le comte ne mésestimait pas entièrement la puissance. Insensiblement, l'humeur légère de Joffrey de Peyrac s'assombrit et d'une façon assez inexplicable, c'était pour elle, Angélique, sa femme, surtout qu'il craignait. Il la serra plus étroitement contre lui. Chaque jour, chaque soir, il éprouvait cette soif de la tenir contre lui, l'entourant de ses bras pour s'assurer qu'elle était bien là, et que rien ne pourrait l'atteindre dans ce refuge de ses bras.

Il aurait voulu parler, craignait qu'en parlant l'appréhension ne touchât son âme, préférait se taire.

Il dit seulement :

– La petite Honorine nous manque, n'est-ce pas ?...

Elle acquiesça d'un mouvement de sa tête penchée, plus proche dans la tendresse que lui inspirait sa remarque. Un peu plus tard, elle demanda :

– Est-elle en sûreté à Wapassou ?

– Oui, mon amour, elle est en sûreté, affirma-t-il.

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