Chapitre 7
Et voici que le soir encore tombait sur la baie de Casco, laissant traîner une longue lueur orangée là-bas vers l'ouest où la terre s'incline en une longue courbe, plongeant soudain au sud pour enrober comme un immense geste caressant le monde des golfes multiples et les îles de ce vaste cirque bleu de la mer où s'engouffre et vient se jeter par tous les courants du nord, aspirée, la provende bleu et argent des poissons.
Nids à poissons du monde que ces eaux, confluents des grands courants océaniques chaud et froid charriant ses immenses réserves de plancton, attirant le poisson, une infinie réserve pour les pêcheurs du monde depuis la nuit des temps.
Les Malouins y venaient dans leurs chaloupes bien des siècles avant que Christophe Colomb découvrît nos Antilles.
Le printemps faisait pulluler à la surface des flots, comme des fleurs ouvertes des nénuphars géants, les voiles blanches des vaisseaux.
Et plus la nuit tombait, plus Angélique voyait s'allumer des feux rougeoyants à travers l'étendue obscure, mais lointains et évanescents comme des étoiles.
– Y boit pas, bredouillait Aristide près d'elle... Qu'est-ce que vous pensez d'un marin qui boit pas ?
– De qui parlez-vous, mon garçon ?
– De ce satané Barbe d'Or... Y boit pas, sauf quand il prend une femme. Mais c'est pas souvent. Les femmes, on dirait qu'il n'aime pas ça... ni boire. Et pourtant, c'est un homme terrible. À la prise de Portobello, il a fait marcher les moines du couvent San Antonio en avant de ses hommes, comme bouclier. Les Espagnols de la garnison tiraient dessus en pleurant.
Angélique frissonna.
– Cet homme est un impie !
– Non ! Pas tant que vous pensez. On fait toujours la prière à son bord. Et les mauvaises têtes, il les envoie le temps de réciter vingt chapelets sur la hune de la civadière.
Angélique, mal à l'aise, croyait voir la barbe d'or du sanglant flibustier flotter dans la nuit. La pensée que le navire d'un tel individu avait mouillé une nuit au pied du promontoire, lorsqu'il était venu y abandonner ses mutins, lui donnait la chair de poule.
– Y reviendra, vous verrez, geignit le blessé.
Un nouveau frisson secoua Angélique et le râle du vent dans les cèdres lui parut sinistre avec un subit éclair de chaleur, là-bas, sur l'horizon.
– Dormez, l'ami.
Elle ramena les pans de son manteau autour d'elle. Elle voulait veiller jusqu'au milieu de la nuit, après quoi, le boucanier, le frère de la Côte, prendrait le quart. Il était là lui aussi, accroupi près du feu, massif, le cou dans les épaules, et elle l'entendait se gratter sa barbe inculte pour calmer les démangeaisons de sa chair irritée. Songeant à mille choses et le profil levé vers les étoiles, elle ne voyait pas qu'il la fixait de ses yeux luisants. Maintenant qu'il était un peu moins malade, il éprouvait de drôles de sensations à la regarder, cette femme. Immobile dans son manteau noir comme une statue, avec un visage qui émergeait comme un éclat de lune, mais elle avait toujours une mèche dorée qui lui balayait la joue et qu'elle écartait d'un mouvement de la main. Et ce geste seul évoquait sa beauté opulente cachée, la vigueur de ses formes, qu'il admirait.
– Moi, j'suis pas comme Barbe d'Or, fit-il à voix basse. Les femmes, j'aime bien ça.
Il se racla la gorge.
– Ça ne vous arrive jamais de prendre un peu de plaisir, m'dame ?
Elle tourna lentement la tête vers sa forme massive.
– Avec des gens de ton espèce ? Non, mon garçon.
– Qu'est-ce qu'ils ont, les gens de mon espèce, qui ne vous revient pas ?
– Une face de courge et beaucoup trop laide pour qu'on prenne plaisir à l'embrasser.
– On n'est pas forcés de s'embrasser si ça vous dit rien, fit-il, conciliant. On pourrait faire autre chose.
– Reste à ta place, lui intima-t-elle sèchement, voyant qu'il ébauchait un geste dans sa direction. J'en ai décousu d'autres pour beaucoup moins que ça. Et toi, je ne prendrais pas la peine de te recoudre.
– Ah ! Vous n'êtes pas commode, grogna-t-il en se grattant de nouveau avec frénésie. Pourtant, c'est une occasion que je vous offre. On est tout seuls, on a le temps. Je m'appelle Hyacinthe... Hyacinthe Boulanger. Vraiment, ça ne vous dit rien ?
– Non, sans t'offenser. C'est la prudence qui me fait parler, Hyacinthe, dit-elle légèrement pour ne pas s'en faire un ennemi. Les équipages qu'on abandonne sur les plages ne sont pas toujours de la première fraîcheur. Rien qu'à te regarder je parierais que tu es vérolé jusqu'aux moelles.
– Ah !Nnon, ça c'est pas vrai, je vous jure, s'écria le boucanier, franchement outragé, si j'ai une tête pareille, c'est à cause de vos satanées ruches que vous nous avez balancées en pleine tronche.
Aristide se plaignit :
– Cessez donc de vous disputer ainsi pardessus ma tête, comme si que déjà j'étais un maccab.
Le silence retomba.
Angélique se disait qu'il n'y avait pas de quoi en faire un drame. Elle en avait vu d'autres. Mais dans l'état d'anxiété latente où elle se trouvait, le désir de ce sinistre individu, dans la nuit lugubre de cette côte abandonnée battue par les flots, lui causait un malaise et un effroi insurmontables. Elle avait les nerfs à vif et éprouvait l'envie irrésistible de prendre ses jambes à son cou. Elle s'imposa de ne pas bouger aussitôt et de garder une attitude indifférente pour qu'il ne la sût pas effrayée. Puis elle choisit le premier prétexte pour se lever, recommander au boucanier de surveiller le feu et son frère de la Côte, et retourna vers la cabane. Toute penchée, dans l'éclat des braises, miss Pidgeon semblait quelque menue sorcière occupée à ses philtres.
Angélique s'inclina vers l'enfant Sammy, toucha son front tiède, palpa ses bandages, puis ayant adressé un sourire à la vieille demoiselle, elle ressortit et alla s'asseoir derrière la cabane, près de l'Indienne Maktera.
La lune à demi pleine surgissait des nuages. C'était une nuit où l'on ne pouvait pas dormir. Le cri hoquetant et précipité des grillons semblait soutenir d'une note aiguë, syncopée et lancinante, les chants mêlés du vent et de la mer.
Le vieux médecins man apparut drapé dans son ample manteau qui ne laissait visibles entre le col et le rabat de son chapeau que les gros verres de ses bésicles où un reflet de lune alluma subitement deux étoiles aiguisées. L'Indien le suivait comme une ombre, enveloppé lui aussi dans sa couverture de traite rouge et tenant le tromblon couché entre ses bras.
– Cette fois, dit Shapleigh, je m'en vais cueillir la verveine sauvage, l'herbe sacrée, l'herbe aux sorciers : une larme de Junon, une goutte de sang de Mercure, la joie des simples. Il faut la cueillir vers le temps où l'étoile Sirius se lève, au moment où ni le soleil ni la lune ne sont au-dessus de l'horizon, pour assister à ce geste, et la nuit est proche où les signes se conjoignent. Je ne peux plus attendre... Je vous laisse deux charges de poudre pour votre mousquet, et de quoi droguer vos malades pour les rendre moins dangereux... Prenez garde à cette racaille !
Elle murmura en anglais : Merci, mister Shapleigh.
Il fit quelques pas, se retourna pour tendre l'oreille à la tendre voix étrangère qui avait murmuré dans la nuit : Thank you, mister Shapleigh.
Il l'observa. Les yeux verts d'Angélique, à la clarté de la lune, avaient un éclat insoutenable. Un rire sardonique étira sa bouche édentée.
– Irez-vous au Sabbat ? demanda-t-il, enfourcherez-vous votre perche ? C'est la nuit ou jamais pour une femme comme vous. Par cette lune, vous rencontrerez le démon aux pattes d'oie...
Ne l'avez-vous pas, la baguette enduite de l'onguent du Sabbat ? Vous connaissez la recette ? Cent onces d'axonge ou graisse humaine, cinq de haschisch, une demi-poignée de fleurs de chanvre, une demie de fleurs de coquelicot, une pincée de racine d'ellébore, de la graine de tournesol concassée...
Comme il parlait en anglais, elle ne saisissait pas le sens de tout ce qu'il disait, mais il lui répéta la formule en latin, et elle eut un geste effrayé. La vieille Indienne, ample et lourde, accompagna Shapleigh le long de la presqu'île jusqu'à la lisière des bois, puis revint de son allure solennelle. Angélique s'interrogeait sur la place que Maktera tenait près de ce vieux fou d'Anglais. Les Indiennes se plaçaient rarement comme servantes. Avait-elle été sa compagne ? Ce qui expliquerait mieux l'ostracisme dans lequel ses compatriotes tenaient le savant, car pour eux la peau rouge n'est que déchéance. Un jour, Angélique connaîtrait l'histoire de ce couple étrange qui vivait à l'extrême pointe sauvage de la baie de Maquoit, celle d'une jeune Indienne, dernière survivante de la tribu exterminée des Péquots et que quarante années plus tôt on avait menée pour être vendue comme esclave sur la place de Boston. Achetée pour ses maîtres par un jeune « engagé » anglais, tout frais débarqué avec son diplôme d'apothicaire dans la poche. La tenant par ses liens, il s'était mis en route en la tirant derrière lui, et c'est alors qu'en regardant sa fragilité de biche et ses yeux noirs comme la source, dans l'ombre il avait senti l'obscure passion du bien et de la folie qui hante tous les fils de Shakespeare s'emparer de lui. Et, au lieu de revenir vers la maison, il avait marché tout droit vers la forêt. Et c'est ainsi qu'ils avaient pénétré ensemble dans le royaume maudit des réprouvés.