CHAPITRE VIII

DERNIÈRES ANNÉES DE L'INDÉPENDANCE OCCITANE

I - CONSÉQUENCES DE LA GUERRE

Avant d'examiner les causes et les conséquences de ce désastreux traité, il faudrait essayer de comprendre ce que fut la vie du Languedoc dans ces années troublées, mais riches d'espérance qui suivirent la mort de Simon de Montfort.

Les cors et les trompes, les carillons et les cloches qui saluèrent à Toulouse la mort du conquérant retentirent dans des dizaines de villes, des centaines de châteaux qui, repris par les comtes, reconquis par leurs anciens propriétaires, saluaient leur liberté retrouvée.

Le poète de la "Chanson", qui arrête brutalement son récit au milieu des préparatifs du siège de Toulouse par le prince Louis, ne nous raconte pas l'épopée de ces années tragiques au cours desquelles le Midi ne sembla relever la tête que pour être mieux abattu. Mais il est le seul à nous avoir donné une image de ce que put être cette atmosphère de joie fiévreuse, de ferveur, de haine, d'angoisse et d'espoir dans laquelle les populations du Languedoc ont vécu les heures de leur incertaine libération.

Lui seul nous montre Toulouse se préparant à repousser Montfort et travaillant aux barricades tandis qu'à la lueur des flambeaux et des torches, tambours, timbres et clairons résonnent dans les rues et sur les remparts, et les filles et les femmes dansent sur les places en chantant des ballades. Le poète traduit et partage la tendresse exaltée du peuple pour ses comtes, le vieux et le jeune, et montre le peuple baisant à genoux les vêtements de Raymond VI et pleurant de joie, pour courir ensuite se saisir d'armes improvisées et se précipiter à la chasse aux Français, traqués dans les rues et égorgés. Il décrit l'acharnement terrible et presque joyeux des combats, et l'incessant flux et reflux de soldats triomphants ou repoussés, sur les remparts et les ponts, dans les fossés et dans les faubourgs. Il montre le saisissant tableau des armures brillantes, des heaumes et écus peints, vernis, étincelants au soleil, mêlés, au milieu du fracas des armes, à des pieds, des bras, des jambes coupés, des cervelles éclatées, jonchant le sol dans des ruisseaux de sang.

Témoin de ces jours terribles, il éprouve à les décrire une joie et un orgueil qui sont ceux d'un peuple tout entier, et il serait difficile de nier l'authenticité de ce témoignage, qui n'est partial que pour être trop véridique, et qui montre ce qu'est la liberté pour un peuple menacé de la perdre. Les premières années après la mort de Simon de Montfort, le pays dut vivre les mêmes heures, dans la même ivresse, dans le sang, la misère, les incendies et les feux de joie, les fêtes et les règlements de comptes.

Si les chefs du pays savaient quel danger représentaient encore les prétentions du roi et les anathèmes de l'Église, le peuple, débarrassé de ses oppresseurs, put croire que les mauvais jours étaient passés. Mais les comtes et les seigneurs légitimes rétablis dans leurs droits n'apportaient avec eux que "parage et honneur", et rien d'autre. La Provence et l'Aragon leur avaient fourni des renforts considérables en armes et en hommes, mais c'était encore le peuple du Languedoc qui avait eu à supporter les plus gros frais de la guerre.

Les bourgeois de Toulouse avaient donné sans compter de leurs biens et payé de leurs personnes, avec l'idée qu'il vaut mieux mourir que vivre dans la honte. Mais, après avoir triomphé de Montfort et du prince Louis, la capitale, une des premières villes d'Europe, se retrouvait avec ses maisons en ruines, ses coffres vides, son commerce ruiné, sa population mâle décimée - ce n'était pas pour rien que le pierrier qui lança le boulet qui tua Simon de Montfort était manié par des femmes. Une grande partie des milices toulousaines avait péri à Muret; nous ne savons quel fut le nombre des bourgeois tués dans les combats des rues lors de la révolte de Toulouse, mais il dut être grand puisque la chevalerie croisée avait lutté pendant deux jours contre un peuple mal armé dans une ville non fortifiée. Pendant les huit mois de siège, les milices qui formaient l'infanterie, l'artillerie et les services auxiliaires ont dû, comme dans tous les combats du moyen âge, subir des pertes infiniment plus lourdes que les chevaliers, protégés par leurs armures. Mais, les combattants mis à part, la population civile avait dû être sévèrement éprouvée par la faim, le froid, et les maladies par suite de la démolition de quartiers entiers, de l'impôt monstrueux prélevé par Montfort, et des privations exigées par le siège. Le comte Raymond y avait ensuite amené sa chevalerie et des troupes de mercenaires, et pendant le siège, ravitaillée du dehors, l'armée devait cependant vivre aux frais des Toulousains. Si la guerre enrichit certains commerces elle en paralyse d'autres, et pendant les années de croisade Toulouse (comme les autres grandes villes du Midi) avait cessé d'être le grand centre industriel et commercial qu'elle était avant 1209; fermée aux grandes foires, vidée de ses stocks de marchandises, elle avait besoin de plus d'une année de paix pour réparer ses pertes.

Si Narbonne avait été pratiquement épargnée, Carcassonne, dont tous les biens avaient été réquisitionnés par les croisés en 1209, avait retrouvé assez rapidement un semblant de prospérité, car Montfort qui s'y était installé avait intérêt à y encourager le commerce, et cette ville dut compter parmi ses bourgeois un grand nombre de profiteurs de guerre. Béziers, dévastée et brûlée, s'était relevée presque aussitôt, repeuplée sans doute par des personnes restées sans abri et des parasites de l'armée croisée, joints aux bourgeois qui avaient quitté la ville avant le désastre et étaient venus retrouver ce qui restait de leurs foyers; mais c'était désormais une ville ruinée, qui ne pouvait songer à reconquérir sa puissance et sa prospérité d'autrefois. Des villes comme Limoux, Castres, Pamiers avaient été données en fief à des compagnons de Montfort, qui ne s'étaient pas privés d'en exploiter les ressources au profit de la croisade et à leur propre profit. Les villes d'Agenais et du Quercy avaient souffert moins que les autres, et cependant Moissac avait subi un siège, Marmande avait été pillée et ses habitants massacrés, Montauban, fidèle aux comtes de Toulouse, avait pris une part active à la guerre et perdu bon nombre de ses soldats à la bataille de Muret. Même lorsqu'elles n'avaient pas subi les désastres de la guerre, les grandes cités du Midi, accablées de lourdes taxes par les évêques et les croisés, privées par la guerre d'une partie de leur activité commerciale, étaient considérablement appauvries.

Les grands châteaux, tels que Lavaur, Fanjeaux, Termes, Minerve, etc, qui étaient des centres d'une intense vie mondaine, spirituelle et intellectuelle, avaient souffert plus que les villes, et, pris d'assaut, dépeuplés, démantelés ou durement tenus par l'occupant, portaient le deuil de leurs défenseurs tués, dont les familles dispersées se regroupaient après la libération, comptant les morts et les disparus. Les bûchers de Minerve et de Lavaur, le puits où dame Guiraude avait été enfouie sous les pierres, le gibet d'Aimery de Montréal et de ses quatre-vingts chevaliers, les cent mutilés de Bram, et tant d'autres souvenirs tragiques qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous, mais devaient vivre dans la mémoire des contemporains, invitaient à la vengeance et à la haine plus qu'à la joie.

Le comte de Foix parle (dans la "Chanson de la Croisade") de tous les croisés "traîtres sans honneur et sans foi" qu'il avait eu la chance de tuer ou de mutiler: "De ceux que j'ai tués ou détruits il m'en vient joie au cœur; de ceux qui me sont échappés ou ont fui, il m'en vient mal137". Tel était le sentiment populaire. Peu de temps avant la prise de Lavaur un contingent de croisés allemands désarmés (ou en tout cas pris par surprise)138 avait été massacré par le comte de Foix et son fils: le croisé n'était pas un adversaire, mais une bête malfaisante qu'il fallait détruire par tous les moyens. Et si Baudouin de Toulouse n'avait été que pendu, les prisonniers de moindre rang, même chevaliers, étaient torturés et écartelés sur les places publiques sous les clameurs de joie de la foule. Raymond VII, à plusieurs reprises, se montra chevaleresque envers les vaincus. À Puylaurens, il laissa la vie sauve à la garnison et traita avec respect la veuve du bandit Foucaut de Berzy; lorsque Guy, le fils de Montfort, mourut prisonnier, le comte renvoya le corps à Amaury avec les honneurs militaires. Mais ni le peuple, ni les chevaliers faidits, ni même le comte de Foix n'avaient de ces scrupules, la croisade avait allumé dans le pays une haine implacable des Français, et une haine qui n'était pas près de s'éteindre.

Si la chevalerie occitane avait payé un lourd tribut à la guerre, ses pertes, comme nous l'avons vu, n'étaient rien à côté de celles des combattants à pied, bourgeois ou soldats de profession (sans parler des routiers dont la mort n'était un malheur pour personne, mais qui étaient un puissant instrument de combat), et de celles de la population civile. Car aux vingt mille (ou plus) civils massacrés à Béziers, aux cinq ou six mille de Marmande, il faut ajouter les innombrables victimes des hasards des sièges et des razzias; les armées, dont les routiers faisaient toujours partie, et dont les éléments réguliers étaient eux-mêmes composés de professionnels de la guerre et de fortes têtes, n'étaient jamais tendres pour les civils. La haine et le mépris du soldat pour le civil, qui s'étaient donné libre cours lors des grands massacres, ont dû se manifester dans mainte autre occasion; haïs, traqués, risquant leur vie dans chaque ruelle déserte, dans chaque sente isolée, les soldats croisés ne pouvaient guère se conduire en protecteurs de la veuve et de l'orphelin.

Si Napoléon Peyrat exagère à coup sûr lorsqu'il parle d'un million d'Occitans tués au cours des quinze années de guerre, il est certain que le pays avait dû subir des pertes en vies humaines dont aucune chronique ni aucun document ne rendent compte, et très supérieures aux chiffres qui ressortent du seul examen des textes. À cette époque où il n'y avait ni recensement régulier ni statistiques. Si les morts des chevaliers sont signalées, les foules de morts anonymes n'apparaissent çà et là que sous forme de cervelles jaillies ou de poumons arrachés traînant dans la boue. Les petites gens, même dans le malheur, n'ont pas d'histoire.

Ses villes appauvries, son commerce ruiné, sa population décimée, le Languedoc libéré était, de plus, menacé par le fléau permanent du moyen âge: la famine. Ses terres, fertiles dans le Toulousain et l'Albigeois, pauvres dans les régions montagneuses, avaient été, des années durant, ravagées avec moins de méthode sans doute que lors de la campagne d'Humbert de Beaujeu en 1228, mais avec autant d'acharnement. Simon de Montfort avait, de 1211 à 1217, ravagé chaque année les vallées de l'Ariégeois espérant ainsi réduire le comte de Foix, et l'on se demande de quoi pouvaient avoir vécu, ces années-là, ces régions déjà pauvres. Dans le Toulousain, dans le Carcassès des vignes furent arrachées, des récoltes brûlées à plusieurs reprises; et l'on peut se rendre compte de ce que représentaient les vignes pour la population semi-bourgeoise, semi-agricole du Midi quand on voit les habitants de Moissac capituler en 1212 "parce que le temps des vendanges était venu". Les vignes peuvent être replantées et les blés repoussent, mais tant d'hommes avaient été tués, ou lancés par la misère sur les routes, devenus mendiants, voleurs des grands chemins ou soldats vagabonds; tant d'autres, épuisés par la faim et les maladies, ne pouvaient fournir le travail nécessaire pour une revalorisation des terres saccagées; il y eût fallu des années. Et, même au paysan le plus attaché à sa terre, la menace permanente d'une armée ennemie fait tomber la cognée des mains, de découragement.

Sans doute, si omniprésent qu'ait été Simon de Montfort, tous les champs et tous les vignobles du Languedoc n'avaient-ils pas été touchés par la guerre, et les peuples du Midi étaient, depuis des siècles, habitués à des désastres de ce genre, quoique à une moins vaste échelle. Il n'en reste pas moins vrai que la dévastation de la campagne toulousaine semble avoir produit le même effet de terreur que le sac d'une grande ville.

Cependant, si l'on se reporte encore une fois à l'auteur de la "Chanson", la politique des chefs était plutôt orientée vers les dépenses que vers l'économie. Dès le début de la reconquête, les Avignonnais disent à Raymond VI: "Ne craignez pas de donner ni de dépenser..." et les comtes et leurs amis devisent "d'armes, d'amours et de dons"139. Le comte promet à maintes reprises d'enrichir ceux qui l'ont soutenu, et Montfort lui-même se dépite de voir ses adversaires "si fiers, si braves, si peu regardants à la dépense". Montfort, dont l'esprit pratique n'était pas la moindre qualité, n'était guère dépensier, et se montrait surtout généreux sur le compte des pays conquis. Pour le comte de Toulouse, la grande gloire était de "donner" et il pouvait tout au plus reprendre sur les Français les domaines qu'ils avaient occupés et les rendre à leurs propriétaires, et encore ces domaines ne devaient-ils être récupérés qu'en assez triste état, et reconquis par la force des armes. Pour pouvoir donner largement il lui eût fallu rançonner ses propres terres, déjà si appauvries; et si grand que fût l'esprit de sacrifice des grandes cités de Provence, leur élan de patriotisme ne pouvait être de longue durée.

Il est évident que l'entretien de ses seigneurs légitimes constituait pour le peuple une charge moins lourde que celui d'une armée occupante; ils avaient intérêt à ménager le pays. Mais il ne faut pas croire que Raymond VII et son entourage de chevaliers allaient, après leurs premières victoires, adopter le genre de vie prescrit à la noblesse languedocienne par cette fameuse charte du concile d'Arles qui avait provoqué la révolte de Raymond VI; qu'ils ne se vêtiraient que de "chapes noires et mauvaises", et n'habiteraient plus "dans les villes, mais seulement à la campagne". L'étalage de richesses était lié aux notions d'honneur et de liberté; le retour de Parage devait être signalé par des fêtes, et si le peuple se contentait de danser en chantant des ballades et de faire sonner les cloches, les chevaliers organisaient des festins et offraient à leurs dames et à leurs amis bijoux et chevaux de race. L'évêque Foulques est loué par Guillaume de Puylaurens pour la façon magnifique dont il traita les prélats convoqués au concile de Toulouse "bien qu'il n'eût pas recueilli de gros bénéfices cet été"140. Et si les évêques, sur leurs diocèses ruinés, parvenaient à prélever assez de vivres pour éblouir leurs hôtes étrangers, les seigneurs ne pouvaient faire moins pour leurs alliés, et amis, car il y allait de leur prestige.

Les troubadours chantent le retour du printemps et de la liberté, et la gloire du comte Raymond. Des mariages princiers sont célébrés. Par des alliances, des dons mutuels, des liens de vasselage renouvelés et renforcés, la noblesse méridionale se regroupe après les années de dispersion qu'elle avait vécues pendant la conquête française. Une grande partie de la chevalerie avait été contrainte à s'exiler ou à fuir dans les montagnes, les seigneurs français établis à leur place avaient épousé des veuves et des héritières occitanes. Le vieux Bernard de Comminges, du haut des murs de Toulouse, avait visé et blessé son gendre Guy de Montfort que sa fille Pétronille avait été contrainte d'épouser: la politique des mariages préconisée par Montfort n'avait guère porté de bons fruits. La plupart de ces gendres et beaux-frères indésirables avaient été tués ou chassés du pays. La restauration de Parage et des traditions courtoises était le premier souci de cette société aristocratique et fière, pour laquelle la croisade avait été un déshonneur personnel en même temps qu'un affront national.

Dans cette guerre, le patriotisme de caste allait de pair avec le patriotisme tout court. Les bourgeois luttaient pour leurs privilèges, les chevaliers pour leur honneur et leurs terres, le peuple pour sa liberté, tous pour leur "langage", pour l'indépendance nationale. La noblesse, forte du prestige des victoires militaires et de sa position de classe dirigeante, avait réparé ses pertes plus rapidement que les classes moyennes et le petit peuple; d'ailleurs, elle continuait à se battre et avait sans cesse besoin d'argent pour la guerre. Mais, en fait, le pays résistait depuis longtemps au-delà de ses forces.

II - LE CATHARISME, RELIGION NATIONALE

L'Église qui, du temps des victoires de Montfort, avait bénéficié de la protection du vainqueur et s'était enrichie de multiples dons, en particulier des biens des hérétiques dépossédés, se trouvait à présent dans une situation plus critique qu'avant 1209, car les comtes et les chevaliers faidits cherchaient non seulement à lui reprendre les biens confisqués, mais encore à s'emparer de ceux que Raymond VI avait été forcé de rendre à l'Église. Encouragé par ses succès militaires, Raymond VII avait même repris le comté de Melgueil devenu fief direct de la papauté et tenu par l'évêque de Maguelonne. Les évêques intronisés pendant la croisade avaient dû fuir leurs villes; Guy des Vaux de Cernay, évêque de Carcassonne, était rentré mourir en France et avait été remplacé par son prédécesseur destitué (et partant populaire) Bernard-Raymond de Roquefort; Foulques, l'évêque de Toulouse excommuniée, n'ose reparaître dans cette ville qui le rend responsable de tous ses malheurs; l'évêque Thédise d'Agde, ex-légat et un des principaux artisans de la croisade, les évêques de Nîmes et de Maguelonne, avaient dû se réfugier dans la catholique Montpellier, avec le primat d'Occitanie, le vieil archevêque de Narbonne, Arnaud-Amaury. Là, à l'abri des émeutes populaires, ils menaient une intense campagne diplomatique, à coups d'excommunications et d'appels au pape, essayant tantôt de se concilier les comtes, tantôt d'attirer sur eux les foudres royales et pontificales.

L'ancien abbé de Cîteaux, après avoir soutenu Amaury de Montfort, jouait à présent la carte nationale, et semblait enfin comprendre le danger que la menace française représentait pour son pays, et peut-être pour l'indépendance politique de l'Église occitane: après avoir constaté que le roi ne voulait se charger de la croisade qu'à condition de s'annexer les provinces du Midi, Arnaud-Amaury s'était définitivement tourné vers Raymond VII et avait tenté de le faire reconnaître par l'Église comme seigneur légitime de ses terres. Fait curieux, l'ancien chef de la croisade fut à peu près le seul, parmi les évêques occitans, à avoir (peut-être) songé à autre chose qu'à l'extermination de l'hérésie et aux intérêts immédiats et matériels de l'Église. Mais ce prélat belliqueux et turbulent devait mourir en 1225, après avoir légué à l'abbaye de Fontfroide ses livres, ses armes et son cheval de bataille. En sa personne, le parti de l'indépendance perdait un allié sinon influent du moins énergique. Arnaud-Amaury fut remplacé par Pierre-Amiel, partisan déclaré de la croisade et de la royauté. Le clergé occitan représentait à présent un parti politique d'autant plus agressif qu'il était impopulaire, d'autant plus dangereux que chacun de ses échecs était ressenti à Rome comme une défaite de l'Église.

Que l'Église fût, dans le Languedoc, excessivement impopulaire, le fait n'a rien de surprenant: en approuvant ouvertement et violemment la croisade, évêques et abbés n'avaient pu que s'aliéner la confiance des catholiques eux-mêmes. Les troubadours unissent dans leurs malédictions les Français et les clercs, Francès et clergia, et la "Chanson" prête à maintes reprises aux seigneurs occitans des propos tels que: "Nous n'aurions jamais été vaincus, sans l'Église..." L'Église, pour ceux-là mêmes qui invoquaient les saints et vénéraient les reliques, était l'ennemi par définition. Faut-il en conclure qu'elle n'avait pas de partisans dans le pays?

Toute grande cité avait son évêque, lequel était un puissant seigneur, souvent co-suzerain de la ville, parfois suzerain unique. Béziers, Toulouse, prêtaient hommage à la fois au comte (ou au vicomte) et à l'évêque, et les prétentions d'un Arnaud-Amaury, en tant qu'archevêque, au duché de Narbonne, étaient contestables, mais non extravagantes. Même dans le cas - comme à Toulouse avant l'avènement de Foulques - où l'autorité de l'évêque était pratiquement inexistante, l'évêché disposait d'un vaste appareil administratif, judiciaire, fiscal, qui employait un grand nombre de personnes, des clercs pour la plupart, qui travaillaient pour lui et en vivaient. Avant la croisade, à l'époque où l'Église était affaiblie et déconsidérée, le Languedoc comptait beaucoup d'abbayes puissantes et prospères; la réforme cistercienne avait créé un renouveau de foi catholique, et le troubadour Foulques de Marseille, loin de se faire cathare, s'était fait moine à Fontfroide. Les couvents n'étaient pas tous pourris ou désertés en masse, les abbayes comme celles de Grandselve ou de Fontfroide étaient les centres d'une intense vie religieuse et les moines qui y vivaient dans le jeûne et la prière pouvaient rivaliser d'austérité avec les parfaits. Le nombre et la grande richesse de ces abbayes montrent que, malgré les lamentations des papes et des évêques, l'Église dans le Languedoc était loin d'être réduite à néant; la haine même qu'elle suscitait témoigne de sa relative puissance, et quand elle n'aurait eu d'autres partisans que les clercs eux-mêmes, ces clercs constituaient déjà, au sein du pays, une minorité numériquement assez faible, mais non négligeable.

Le seul fait qu'ils menaient une vie plutôt aisée et étaient, en tout cas, presque toujours à l'abri du besoin, leur conférait déjà une sorte de supériorité. Lettrés, ils étaient des auxiliaires souvent indispensables dans la plupart des actes de la vie civile. Secrétaires, comptables, traducteurs, notaires, parfois savants, ingénieurs, architectes, économistes, juristes, etc., ils formaient, même en un pays qui se sécularisait à vue d'œil, une élite intellectuelle dont on ne pouvait se passer.

Il est certain que, dans le malheur qui avait fondu sur leur patrie, beaucoup de clercs durent opter pour la cause nationale, mais c'était là un choix dangereux; hommes d'Église, ils ne pouvaient rompre ouvertement avec l'Église. Si, avant la croisade, on cite des curés, et même des abbés favorables à l'hérésie (ou tout au moins très peu fanatiques), si, plus tard, on verra des couvents abriter des hérétiques et des religieux assister aux sermons des parfaits, ces sentiments de tolérance ne pouvaient être ceux de la majorité ni, en tout cas, ceux des éléments combatifs du clergé.

De plus, abbés et évêques - si l'on excepte ceux qui avaient été imposés pendant la croisade - avaient dans le pays des parents, des amis, sans compter les personnes qui leur étaient liées par des relations d'intérêt: les commerçants dont ils étaient les meilleurs clients, les chefs d'entreprises qui travaillaient pour eux, etc. Nul doute que parmi tous ces gens, ils n'aient compté des partisans fidèles. Le parti de l'Église pouvait enfin compter sur le dévouement de ceux qui, pendant la croisade, s'étaient trop ouvertement rangés du côté de l'occupant, ceux qui avaient noué avec les Français des liens de famille ou d'amitié, et aussi des catholiques sincères ou fanatisés du genre de ceux qui, à Toulouse, avaient formé la Confrérie blanche de l'évêque Foulques. Nous allons voir qu'un mouvement puissant, né de la croisade et devenu en peu d'années une organisation internationale de réaction catholique, gagnait l'Église et aspirait à gagner les masses.

Dans un pays où la haine de l'occupant étranger semble avoir été à peu près générale, ces éléments ne pouvaient être qu'en minorité; mais la violence même des passions déchaînées par la guerre devait exaspérer leur désir de revanche. Il ne faut pas oublier que le patriotisme méridional était chose relativement récente, et que cinquante ans plus tôt les bourgeois de Toulouse eux-mêmes appelaient les rois de France et d'Angleterre pour les protéger contre leur comte.

Donc, malgré l'union nationale qui s'était faite dans le pays après la mort de Simon et le départ d'Amaury, le Languedoc ne pouvait jouir de la paix intérieure tant que l'Église continuait à menacer de ses foudres les suzerains légitimes qui avaient reconquis leurs territoires. La paix avec l'Église était nécessaire à Raymond VII, autant pour la tranquillité du pays que pour des raisons de politique extérieure. On ne sait s'il eût marchandé ou non sur le sort des hérétiques, car l'Église ne lui permit jamais de fournir des preuves de sa bonne volonté. Il ne devait être absous que pieds et poings liés.

À lire les historiens contemporains de la guerre du Languedoc, on pourrait se demander pour quelle raison l'Église mettait un tel acharnement à accabler un pays déjà épuisé et qui ne luttait, somme toute, que pour son indépendance. Car, dans les textes, il n'est pour ainsi dire pas question de l'hérésie, et cet adversaire dont on déplore de temps à autre les progrès est si anonyme, si insaisissable qu'on pourrait le prendre plutôt pour quelque mystérieuse épidémie que pour un vaste mouvement religieux et national. Les auteurs catholiques constatent que l'hérésie existe toujours, qu'elle se répand, que les autorités refusent de lutter contre elle; les auteurs languedociens n'en parlent pas du tout.

Rien de plus caractéristique à cet égard que la "Chanson de la Croisade": le poète de la liberté occitane ne mentionne les hérétiques que pour dire que le comte de Foix, le comte de Toulouse, etc., ne les ont jamais aimés ni fréquentés. Les accusations d'hérésie portées contre eux et leurs peuples sont calomnie pure et imagination de leurs ennemis. Les princes et les chevaliers qui luttent pour la libération de leur pays sont aussi bons chrétiens que les autres (et même meilleurs); ils invoquent sans cesse Dieu, Jésus-Christ et la Vierge; si ces chevaliers crient plus souvent "Toulouse!" que "Dieu avec nous!", les croisés de leur côté crient: "Montfort!" Et avec une égale conviction les deux camps disent qu'ils ne sauraient être vaincus puisqu'ils ont Jésus-Christ avec eux. Si les barons qui parlent de rétablir "Parage et Merci" ne ménagent pas leurs reproches à l'Église, on a plutôt l'impression d'entendre des catholiques fermes dans leur foi, mais scandalisés par la tyrannie politique du pape, que des hommes qui luttent pour une autre religion. Leurs adversaires se proposent bien d'exterminer "les hérétiques et les ensabatés" (c'est-à-dire les cathares et les vaudois); aucun des personnages du camp occitan ne se croit hérétique ni ensabaté. Pour les uns comme pour les autres, l'hérésie semble n'être qu'un prétexte.

Il en était certainement ainsi dans le feu du combat, et le poète-chroniqueur parle surtout des batailles et des sièges; son récit, aussi bien que les chansons des troubadours parvenues jusqu'à nous, a été rédigé et, en tout cas, recopié à une époque où sur le seul soupçon d'hérésie on risquait la prison perpétuelle, l'exil ou la ruine. S'il y eut, à l'époque, une littérature profane ouvertement favorable à l'hérésie, elle a été détruite pour des raisons compréhensibles. Si les siècles nous avaient transmis l'œuvre de quelque Pierre des Vaux de Cernay cathare, racontant les faits et gestes de ses chefs spirituels, les miracles de Dieu en leur faveur, et la grandeur de leur œuvre, sans doute la croisade nous fût-elle apparue sous un jour bien différent. L'histoire n'existe que par le document et, eût-on l'imagination d'un Napoléon Peyrat, on ne peut opposer aux figures parfois terribles, mais bien vivantes de Montfort, de Dominique, d'Innocent III, de Foulques, d'Arnaud-Amaury, etc., que quelques noms et des ombres.

Et cependant, pour abattre ces grands inconnus, il n'avait pas suffi de quinze ans de guerre et de terreur, et dans un pays affaibli et ruiné, ils représentaient encore pour l'Église un danger tel que le pape ne cessait de lancer des appels à la chrétienté, de harceler le roi de France, d'accabler les chefs du Languedoc de ses malédictions, bref, d'agir comme si le salut de l'Église avait dépendu de l'écrasement de l'hérésie albigeoise. Mais ce n'est évidemment pas uniquement pour favoriser les visées du roi de France, son plus fidèle allié, que le pape a cru nécessaire de détruire le Languedoc en tant que pays indépendant. Il l'a fait parce que l'hérésie, malgré la croisade ou grâce à elle, y faisait des progrès tels qu'un souverain autochtone, fut-il bon catholique, ne pouvait plus lutter contre sa diffusion, et qu'elle risquait d'aliéner définitivement à l'Église le pays tout entier.

Aliéné, il l'était déjà moralement. Il eût fallu à ce peuple beaucoup de force d'âme et une patience héroïque pour persévérer dans la foi d'une Église qui se présentait sous les traits d'un conquérant étranger et haï - surtout quand une autre Église existait déjà dans le pays et, persécutée, devenait par la force des choses l'Église nationale.

On dit communément que le moyen âge a été une époque de foi. Des généralisations de ce genre sont souvent abusives, et il serait plus exact de dire que les témoignages que la civilisation du moyen âge nous a laissés sont, le plus souvent, imprégnés d'un esprit profondément religieux. Comme toute culture, celle du moyen âge était née de sa religion; au XIIe siècle elle s'en affranchissait déjà, et la littérature et la poésie profanes font preuve d'une indifférence religieuse quasi totale. La politique des rois, des princes (parfois des prélats) obéissait aux lois éternelles dont Machiavel devait devenir le théoricien, et qui n'avait rien à voir avec la foi. Le peuple vénérait les saints comme autrefois il avait vénéré les divinités du soleil, du vent et de la pluie. L'Église était souvent détestée et raillée jusque dans les pays où les gens se signaient d'horreur au seul nom d'hérésie. Le moyen âge fut cependant une grande époque de foi, car il n'y existait aucune valeur, aucun système de valeurs qui pût être dignement opposé à la religion; toutes les aspirations, toutes les expériences véritablement profondes se confondaient dans la foi comme les fleuves dans la mer. Et si l'idéal chevaleresque et le mouvement social des communes étaient, en fait, étrangers à la religion, peu d'hommes songeaient à se passer d'une Église.

S'il y eut des sociétés sceptiques ou agnostiques - il semble que dans le Languedoc, ouvert à tous les courants intellectuels et affranchi en partie de la domination de l'Église, il y ait eu plus d'incroyants qu'ailleurs, - le scepticisme était rarement une raison de vivre, encore moins de mourir. Les malheurs de la croisade avaient créé dans le pays un élan de patriotisme ardent, mais ces hommes qui allaient mourir pour leur patrie criaient: "Jésus-Christ avec nous!" En accusant l'Église de leurs maux, ils ne pouvaient que s'associer de cœur à cette autre Église qui depuis si longtemps leur répétait que Rome était l'incarnation même de Satan.

Là, une équivoque subsiste qui ne nous permettra jamais de déterminer jusqu'à quel point le Languedoc, après la mort de Simon de Montfort, était réellement gagné au catharisme (et au valdisme, qui, d'après les témoignages, gagna en ces années-là beaucoup d'auditeurs). Quand les partisans du comte de Toulouse, voire l'auteur de la "Chanson" lui-même et les troubadours, parlent de Dieu et de Jésus-Christ, il est très probable qu'ils en parlent en cathares, et que leur Dieu à eux est le Dieu Bon de la foi manichéenne. Mais nous n'en savons rien. D'autre part, ces gens vont à l'église, vénèrent les reliques et la croix, et nous ne savons pas s'ils le font par tolérance et par coutume, ou par conviction profonde.

Devant la catastrophe qui s'était abattue sur le pays, il est probable que les parfaits cathares aient en quelque sorte pactisé avec les éléments catholiques qui leurs étaient favorables, et qu'ils aient toléré une espèce de foi nationale et patriotique qui s'accommodait aussi bien de la vénération du culte cathare que des manifestations traditionnelles de la foi catholique. Le pays avait ses saints à lui, ses sanctuaires à lui, voire ses évêques catholiques à lui141. Les cathares, qui honoraient la mémoire des évangélistes et des apôtres, pouvaient, par égard envers la faiblesse humaine, autoriser leurs fidèles à invoquer ces saints.

Bien que nous n'ayons aucun renseignement précis sur ce sujet, il est légitime de supposer que le catharisme des années 1220-1230 ait eu bien souvent ce caractère mitigé qui tendait à le rapprocher en apparence du catholicisme. Une phrase du rituel cathare (rédigé, il est vrai, vers la fin du XIIIe siècle) semblerait l'indiquer, car elle dit: "Cependant, que personne ne pense que par ce baptême (le consolamentum) vous deviez mépriser l'autre baptême ni tout ce que vous avez pu faire ou dire de chrétien ou de bon jusqu'à maintenant142". Or, ces paroles sont adressées au postulant déjà jugé digne de recevoir la vêture. Ceux qui ne prétendaient pas à cette dignité pouvaient donc être de bons croyants cathares, tout en restant attachés aux pratiques catholiques. Pour être croyant il suffisait de haïr Rome et les Français.

Il serait téméraire d'affirmer que le Languedoc tout entier soit devenu cathare; il est, en revanche, plus que probable que ceux qui cherchaient sincèrement Dieu (et en cette époque de détresse ils devaient être nombreux) se tournaient vers l'Église cathare et non vers l'Église catholique.

Quand le pape, les évêques, le roi parlent de chasser les hérétiques, ils est bien entendu que ce terme ne désigne pas toutes les personnes qui adhèrent a une secte hétérodoxe. Les croyants, même jugés et condamnés pour fait d'hérésie, ne seront jamais des hérétiques; ce mot, dans le langage de l'époque, équivaut au titre de parfait, plus particulièrement de parfait cathare. Il est si bien compris dans ce sens que les inquisiteurs appellent "hérésiarques" les évêques cathares, pour les distinguer des simples parfaits. Si sur la grande masse des croyants nous ne savons à peu près rien - les personnes interrogées par l'Inquisition étaient, à titres divers, des membres actifs de la secte, donc une minorité, - nous sommes mieux renseignés sur les parfaits.

Mais ces renseignements sont extrêmement secs et monotones. Ils se réduisent à peu près à ceci: en telle année, en tel endroit, le diacre ou le parfait un tel a prêché devant telles personnes, ou accordé le consolamentum à telles autres. Il a été reçu dans la maison de tel croyant, a reçu des dons de tel autre. Des noms, des lieux, des dates. Encore les registres de l'Inquisition ne nous sont-ils pas tous parvenus, un grand nombre ayant été détruits à l'époque par les intéressés eux-mêmes, d'autres s'étant dégradés ou perdus dans les bibliothèques et les archives. Mais même incomplets ces documents donnent déjà une idée impressionnante de l'activité de l'Église cathare tant pendant la croisade que dans les années qui suivirent.

D'abord, nous pouvons constater que, malgré la guerre qui ravageait le pays, malgré les bûchers de Minerve et de Lavaur, les diverses églises cathares avaient continué leur activité et se trouvaient en 1225 aussi organisées qu'avant la croisade. En cette année le Languedoc comptait quatre églises ou plutôt diocèses, celui d'Albi, celui de Toulouse, celui de Carcassonne et celui d'Agen; et en 1225, au concile de Pieusse, fut créé un nouveau diocèse, celui du Razès, dont Benoît de Termes fut élu évêque. Les circonstances de la création de cet évêché montrent à quel point l'Église cathare faisait déjà partie organique de la vie du pays: les habitants du Razès, en effet, se plaignaient des difficultés occasionnées par le fait qu'une partie de leur province relevait de l'évêché de Toulouse, l'autre de l'évêché de Carcassonne; le concile résolut de donner satisfaction aux demandes de ces fidèles, et il fut décidé que l'évêque de Carcassonne choisirait parmi ses diacres le nouvel évêque, qui serait consacré par l'évêque de Toulouse. On imaginerait difficilement une situation semblable si l'Église cathare se fût composée d'hommes contraints à se cacher et tremblant d'être accusés d'hérésie.

Après la mort de Simon de Montfort, l'hérésie avait reparu au grand jour, et en 1225, année du concile de Pieusse, elle se préoccupe de questions hiérarchiques et administratives tout comme une Église officiellement reconnue. En 1223 le légat Conrad de Porto, en convoquant les prélats français au concile de Sens, écrit que les cathares de Bulgarie, de Croatie, de Dalmatie et de Hongrie viennent d'élire un nouveau pape, et que l'émissaire de ce pape hérétique, Barthélémy Cartès, est arrivé en Albigeois où il ordonne des évêques et attire des foules de fidèles. L'existence d'un "pape" bulgare est fort improbable, mais il est significatif de voir les cathares du Languedoc renouer leurs liens avec la plus ancienne et la plus vénérée des Églises manichéennes, et y puiser des forces nouvelles. Eux aussi avaient besoin de se sentir membres d'une fraternité universelle. Vers cette époque, craignant le retour des persécutions, beaucoup d'hérétiques commencèrent à s'assurer des lieux de refuge dans des provinces moins éprouvées où leurs églises jouissaient d'une paix relative: en Lombardie ou même en Orient. D'autre part, certains indices montrent que les cathares d'Orient n'oubliaient pas leurs frères persécutés.

Si les pouvoirs publics semblent ignorer l'Église cathare, s'ils nient même son existence, ils le font dans des buts politiques faciles à comprendre; s'ils ne font rien pour lutter contre elle, alors que leurs intérêts vitaux et l'indépendance même du pays sont enjeu, c'est que l'hérésie est beaucoup trop puissante et trop populaire, et que le triomphe de la cause nationale est aussi son triomphe.

Selon certains historiens catholiques, les cathares avaient eu l'habileté de confondre leur cause avec celle de la nation; il n'y fallait pas beaucoup d'habileté, et l'on se demande ce qu'ils eussent pu faire d'autre, à moins d'aller se livrer en masse aux croisés et de déclarer que leur religion méritait d'être détruite. Leur cause s'est confondue avec celle de la résistance, parce que le peuple avait choisi de les défendre au lieu de les exterminer. Il ne semble pas que la rancune populaire ait jamais fait payer à ces "bons hommes" le crime d'avoir attiré la guerre sur le pays; du moins les documents connus ne nous apprennent-ils aucun fait de ce genre.

Quinze ans durant le Languedoc s'épuisa dans une lutte à mort. Des deux côtés cruautés, trahisons, lâchetés, vengeances et injustices ne manquèrent pas; pas un nom de parfait ne fut jamais, de près ou de loin, associé à de ces actes qui rendent horrible la guerre la plus légitime. Les pires ennemis des hérétiques ne leur ont reproche rien d'autre que leur refus de se convertir. On comprend que pour des populations en détresse ces hommes traqués, inébranlables et pacifiques, soient apparus comme les seuls pères et consolateurs, la seule force morale devant laquelle on pût s'incliner.

En pleine croisade, les diacres cathares et les parfaits continuaient d'exercer leur ministère. Le diocèse de Toulouse eut même deux évêques: en 1215, alors que Gaucelm exerçait déjà cette fonction, Bernard de la Mothe fut élevé à la dignité épiscopale, sans doute parce que l'Église menacée avait besoin d'un plus grand nombre de pasteurs. Le diacre Guillaume Salomon tenait des assemblées clandestines à Toulouse alors que Montfort était maître de la ville; le diacre Bofils prêchait en 1215 à Saint-Félix; le diacre Mercier en 1210 voyait assister à ses sermons toute la noblesse du Mirepoix, etc. Cependant, c'est surtout à partir de 1220 que l'activité des ministres cathares devient plus intense, ou du moins plus facile à contrôler: les témoignages sur leurs réunions et les diverses étapes de leur ministère sont beaucoup plus nombreux. N'étant plus obligés de se cacher ils vont dans des maisons de croyants sans craindre de les compromettre, prêchent publiquement, ordonnent de nouveaux parfaits, consolent des mourants, président des repas liturgiques; si leur activité était encore semi-clandestine, elle n'était plus secrète. De grands seigneurs recevaient le consolamentum à leur lit de mort, et de riches bourgeois léguaient, en mourant, des sommes importantes à leur Église.

Dans les années de la reconquête du Languedoc par Raymond, on retrouve la trace d'une cinquantaine de diacres; les diacres, inférieurs aux évêques et revêtus de pouvoirs dont la nature exacte est difficile à déterminer faute de données précises, étaient les chefs des communautés, et le nombre de cinquante diacres fait supposer l'existence de plusieurs centaines au moins d'hérétiques revêtus, hommes et femmes. Les grands bûchers de 1210-1211 en avaient fait périr environ six cents (encore n'est-ce pas certain: il a pu y avoir parmi ces brûlés des croyants qui s'étaient fait "consoler" à la dernière heure plutôt que d'abjurer, tel ce G. de Cadro "brûlé (combustus) à Minerve par le comte de Montfort"143). Mais l'Église cathare avait dû se relever assez rapidement de ce coup terrible, puisqu'elle a gardé son organisation et sa hiérarchie, et un nombre considérable de parfaits.

Ce millier (à peine) d'apôtres ne pouvait être dangereux que par son ascendant sur les populations, et cet ascendant était énorme, si l'on en juge par le fait que dans un pays où ils étaient connus de tous l'Inquisition n'ait pu en venir à bout qu'après des dizaines d'années d'impitoyable terreur policière. Par la rigueur des mesures qui allaient être prises contre ceux qui les protégeaient, on peut voir à quel point le peuple leur était dévoué.

Ils étaient partout. Nous avons vu qu'ils organisaient des réunions jusque dans Toulouse soumise à Montfort; après la reconquête du pays par ses seigneurs légitimes - presque tous croyants eux-mêmes - rien ne pouvait plus freiner la diffusion de leur mouvement; il ne semble pas qu'ils aient joui de la même liberté qu'avant la croisade; les comtes avaient beau être favorables à l'hérésie (Roger Bernard de Foix l'était ouvertement, Raymond VII avec discrétion), le danger même qu'ils attiraient sur leur patrie forçait les parfaits à la prudence. À cette époque furent fondés des ateliers de tissage qui étaient en réalité des sortes de séminaires cathares, tel celui de Cordes, dirigé par Sicard de Figueiras, et visité par toute la noblesse de la région. Guilhabert de Castres (qui, de fils majeur, fut promu évêque de Toulouse vers 1223) tenait une maison et un hospice à Fanjeaux, près de Prouille où se trouvait le premier couvent dominicain. Or, le pape protégeait ouvertement le nouvel ordre des Frères prêcheurs dont l'illustre fondateur était mort en 1221. L'infatigable évêque cathare passait sa vie en tournées pastorales; il dirigeait les communautés de Fanjeaux, de Laurac, de Castelnaudary, de Montségur, de Mirepoix, sans compter Toulouse qui s'honorait de l'avoir pour évêque. À cette époque, il devait avoir près de soixante ans, puisque trente ans plus tôt il dirigeait déjà la maison de Fanjeaux, et qu'il devait mourir une vingtaine d'années plus tard. En 1207 il avait tenu tête à saint Dominique et aux légats lors de la conférence contradictoire de Montréal; de 1220 à 1240 on trouve des traces de son passage dans la plupart des villes et châteaux du Toulousain, du Carcassès, du comté de Foix. Il se trouvait dans Castelnaudary pendant le siège que la ville eut à soutenir contre Amaury de Montfort en 1222; plus tard, lorsque les cathares seront de nouveau en butte aux persécutions, c'est lui qui demandera à Raymond de Péreille, seigneur de Montségur, de mettre son château à la disposition de leur Église et d'y organiser le quartier général de la résistance cathare. La date et les circonstances de sa mort nous demeurent inconnues.

Il est un peu déconcertant de constater que sur cet homme qui semble avoir été une des grandes personnalités de la France du XIIIe siècle (ainsi que sur les autres chefs du mouvement, tels Bernard de Simorre, Sicard Cellerier, évêque d'Albi, Pierre Isarn, évêque de Carcassonne brûlé en 1226, Bernard de La Mothe, Bertrand Marty successeur de Guilhabert, et tant d'autres), l'histoire nous apprenne si peu de chose, alors que nous n'ignorons rien de la correspondance d'Innocent III ou des colères et des élans de piété de Simon de Montfort. L'histoire des faits et gestes de ces apôtres persécutés eût peut-être été aussi féconde en inspiration et en enseignement que celle d'un saint François d'Assise; ils étaient, eux aussi, des messagers de l'amour de Dieu. Il n'est pas indifférent de penser que ces flambeaux-là ont été éteints à jamais, leurs visages effacés, leur exemple perdu pour ceux que, dans les siècles suivants, il eût pu aider à vivre.

Si rien ne peut réparer ce crime contre l'Esprit, du moins devons-nous, en avouant notre ignorance, reconnaître que quelque chose de grand a été détruit. L'histoire du moyen âge telle que nous la connaissons serait fausse sans cette grande place demeurée vide.

Devant la puissance grandissante de l'hérésie, l'Église du Languedoc ne semblait plus posséder de moyens d'intimidation suffisants; et si les évêques eux-mêmes avaient été obligés de se réfugier à Montpellier, que pouvaient les simples clercs et les curés? Malgré les offres réitérées du comte de Toulouse qui promettait d'expulser les hérétiques, le clergé ne pouvait se sentir en sûreté que sous l'autorité du roi de France; eût-il le plus fort désir de chasser les hérétiques, le comte n'eût pu le faire qu'à l'aide d'une armée étrangère, ce qu'il ne souhaitait évidemment pas.

Mais si, pendant les années de libération, l'Église était pratiquement impuissante, elle ne restait pas inactive. L'ordre des Frères prêcheurs, créé par saint Dominique et reconnu le 11 février 1218 par Honorius III, avait dès avant la croisade pris racine dans le pays toulousain sous le patronage de Foulques, alors qu'il n'était pas encore un ordre monastique indépendant, mais simplement une communauté de religieux plus particulièrement destinée à lutter contre l'hérésie.

Nous avons vu quels ont été les débuts de l'activité de saint Dominique dans le Languedoc. La fondation du monastère de Prouille à quelques kilomètres du grand centre cathare de Fanjeaux ne manquait pas de hardiesse à l'époque où les hérétiques étaient les maîtres de la région. Trois ans plus tard la croisade renversait la situation, et les ennemis de saint Dominique étaient persécutés eux-mêmes et privés de leurs terres; Simon de Montfort, qui vénérait le chanoine d'Osma, attribuait au nouveau monastère une partie des domaines confisqués sur les seigneurs de Laurac, maîtres de Fanjeaux. Les mêmes seigneurs devaient reprendre leurs terres après la victoire de Raymond VII. Mais les moines de Prouille jouissaient déjà de la protection toute spéciale de la papauté, et leurs frères avaient essaimé des communautés non seulement dans le Languedoc, mais à travers toute l'Europe.

Saint Dominique a été, incontestablement, un des chefs de la lutte contre l'hérésie dans le Languedoc, peut-être même le vrai grand chef spirituel; pendant la croisade, les légats étaient trop pris par la guerre et la diplomatie pour avoir le temps de s'occuper des hérétiques; parmi les évêques, le seul qui ait fait preuve d'énergie dans la lutte contre l'hérésie a été Foulques de Toulouse, et il a été, dès le début, aidé et peut-être inspiré par saint Dominique. Un historien éminent comme Jean Guiraud suggère même que ce dernier ne fut pas étranger à la création de la Confrérie blanche de Toulouse; l'évêque et le chanoine de Prouille étaient animés du même zèle pour la foi et du même esprit combatif.

Pendant dix ans, saint Dominique avait exercé dans le Languedoc un apostolat que les progrès de la croisade rendaient à la fois équivoque et moralement pénible; il est à supposer que les Frères prêcheurs se recrutaient parmi les plus fanatiques des catholiques et non parmi les hérétiques convertis. En tout cas, après avoir laissé Prouille sous la direction des Frères Claret et Noël, Dominique s'installa à Toulouse même, où il devint le plus fidèle auxiliaire de l'évêque. En juillet 1214, Foulques établit un acte par lequel, "pour extirper l'hérésie et éliminer le vice, enseigner la règle de la foi... nous établissons prêcheurs dans notre diocèse frère Dominique et ses compagnons144".

Dominique faisait partie de la suite de l'évêque forcé à l'exil, et nous l'avons vu, à Muret, se distinguer par l'ardeur avec laquelle il priait pour la victoire des croisés, invoquant Dieu avec des clameurs et des supplications. Le fougueux prédicateur, que sa mère dans un rêve prophétique avait vu sous la forme d'un chien aboyant (contre les ennemis de Dieu), ne pouvait rester inactif dans l'attente du triomphe des armées du Christ; il continuait son œuvre de prédication, et formait les cadres de son ordre futur; il groupait autour de lui des hommes ardents et intrépides, dévoués corps et âme à l'œuvre de prédication et d'extermination de l'hérésie.

Protégé par l'évêque de Toulouse qui lui confiait tout spécialement l'office de la prédication, il était, en outre, investi par le légat Arnaud du pouvoir d'inquisition, c'est-à-dire qu'il était reconnu pour une autorité compétente en matière d'orthodoxie; il lui appartenait de "convaincre" les hérétiques, et aussi de déclarer absous et réconciliés ceux qui se convertissaient; de leur imposer des pénitences et de leur délivrer des certificats prouvant leur retour dans le sein de l'Église. Si nous ne possédons qu'un seul de ces certificats (il y en eut peut-être davantage...), nous possédons des témoignages de diverses personnes converties pendant la croisade, en 1211, en 1214, en particulier dans la région de Fanjeaux. Ses biographes145 signalent un autre fait qui montre que saint Dominique était en rapports directs avec la justice ecclésiastique et qu'il procédait à l'interrogatoire de personnes inculpées d'hérésie; en effet, plusieurs hérétiques qui avaient, malgré les objurgations du saint, persisté dans leurs erreurs, devaient être livrés au bras séculier et, Dominique ayant regardé l'un d'eux, comprit qu'il pouvait être ramené à Dieu et intervint pour lui épargner le bûcher; et cet hérétique endurci devait réellement se convertir vingt ans plus tard146. Cet acte de clémence de saint Dominique nous fait supposer qu'il eût pu, s'il l'avait voulu, sauver du bûcher les autres condamnés, en espérant qu'ils se convertiraient un jour, dans cinq, dix ou vingt ans. Étant donné son caractère intrépide, il semble peu probable qu'il ait refusé d'intervenir en faveur de ces malheureux par crainte du légat ou par peur d'affaiblir l'autorité de l'Église. Pour excuser un homme qui a le pouvoir de sauver son prochain d'une mort atroce, et n'use pas de ce pouvoir dans toute la mesure du possible, on peut invoquer soit la lâcheté, soit une grande dureté de cœur, soit un fanatisme poussé à l'extrême; s'il est difficile d'excuser un tel homme, il est encore plus difficile de l'admirer.

Ce fut en lui, pourtant, que devait s'incarner la résistance catholique à l'hérésie, et son esprit devait dominer l'ordre des Frères prêcheurs qu'il avait créé et qui allait faire en quelques années des progrès foudroyants. À sa mort, en 1221, son ordre compte de nombreux couvents et jouit de la plus grande faveur du Saint-Siège. Nous aurons maintes fois l'occasion de revenir sur cet ordre, sur l'esprit qui l'animait et l'histoire de son développement. Un fait est certain: il est né de la croisade, et devait rester longtemps imprégné du souvenir de ces années sanglantes; il n'avait pas été créé pour apporter l'apaisement des esprits, et ne prêchait ni la charité ni le pardon.

La croisade du roi Louis avait plongé le Languedoc renaissant et encore meurtri dans un désespoir dont seules peuvent rendre compte les innombrables défections, les capitulations en masse, qui, en quelques mois, livrèrent à l'armée royale plus de la moitié du pays. Ce désespoir dut être de courte durée, la résistance se réorganisa rapidement, la mort du roi permit de nouveau tous les espoirs et les Français installés dans la place ne s'y maintenaient qu'à grand-peine, grâce aux renforts envoyés de France. Mais le légiste qu'était Romain de Saint-Ange avait eu le temps, au cours de la brève campagne de 1226, de réorganiser la conquête royale sur le modèle des statuts de Pamiers, en renforçant encore les mesures prises contre les hérétiques. Là où les Français ne sont pas les maîtres, ces nouvelles lois sont lettre morte; mais la chasse aux hérétiques a recommencé depuis 1226: l'évêque cathare de Carcassonne, Pierre Isam, est brûlé à Caunes et le diacre Gérard de La Mothe brûlé après la prise de La Bessède. La croisade a recommencé; et si le pays est plus décidé à résister qu'en 1209, il est trop épuisé pour tenir longtemps.

Grâce à la croisade, le Languedoc est devenu plus "hérétique" que jamais; du moins, la guerre l'avait-elle réduit à un état de faiblesse assez grand pour que la véritable répression de l'hérésie fût enfin possible. Le roi, ou plutôt la régente, songeait sans doute avant tout à s'annexer une province avec le concours de l'Église. Pour l'Église, l'hérésie représentait un tel danger qu'elle se souciait peu de l'incalculable dommage matériel et moral que cette annexion pouvait causer au pays. Le malheur des temps avait voulu que, suivant les douloureuses paroles de Dante au sujet de Foulques, les bergers fussent transformés en loups.

Et il semble bien que pour le Languedoc, l'Inquisition ait été un malheur plus grand encore que l'annexion royale.

III - LE TRAITÉ DE MEAUX

Après vingt ans de guerre, le Languedoc fut réuni à la France de la façon la plus traditionnelle, en apparence la plus légale du monde: par le mariage de l'héritière du comté de Toulouse avec un frère du roi de France. Si, au lieu d'une fille, Raymond VII avait eu un fils, la conquête française eût pu être encore longtemps contestée et la maison de Toulouse eût peut-être, avec le temps, réussi à recouvrer une partie de son indépendance. La maison de Saint-Gilles était trop populaire dans le pays, le droit d'héritage trop universellement reconnu comme sacré pour que la spoliation pure et simple des comtes de Toulouse fût possible; l'aventure de Simon de Montfort l'avait bien prouvé.

Raymond VII n'avait qu'une fille et la comtesse Sancie, depuis neuf ans, n'avait pas donné d'autre enfant à son époux. Si, en 1223, le comte songeait déjà à répudier l'infante d'Aragon pour épouser la sœur d'Amaury de Montfort, c'est qu'il savait sans doute que sa femme ne lui donnerait plus d'héritier. L'Église ne voulait pas consentir à un divorce qui eût favorisé les visées dynastiques de Raymond. (Les mariages princiers, à l'époque, se faisaient et se défaisaient au gré des intérêts politiques, mais l'Église seule avait le pouvoir de les annuler et n'approuvait que les répudiations qui pouvaient servir sa cause, ou qui, du moins, ne la gênaient pas).

La petite princesse Jeanne était donc destinée d'avance à devenir l'instrument de la conquête royale. Son père, soucieux de se donner un gendre qui pût devenir un allié, l'avait promise au fils d'Hugues de Lusignan, comte de La Marche, le plus puissant seigneur du Poitou et adversaire déclaré du roi de France. Sous les instances et les menaces de Louis VIII, le comte de La Marche dut, en 1225, renvoyer à son père l'enfant déjà confiée à sa garde.

Ce fut donc sur les bases d'une alliance matrimoniale que la régente conçut le traité de paix qu'elle fit proposer au comte par l'intermédiaire de l'abbé de Grandselve. C'est au deuxième fils de Blanche, Alphonse de Poitiers, que sera destinée la petite comtesse de Toulouse; en 1229, les deux enfants ont neuf ans chacun.

Pour rendre ce mariage possible, il faut une dispense du pape: Raymond VII est parent à la fois de Louis VIII (sa grand-mère paternelle, Constance, était la sœur de Louis VII) et de Blanche de Castille (sa mère, Jeanne d'Angleterre, était la sœur d'Éléonore, la mère de Blanche; toutes deux étaient filles d'Éléonore d'Aquitaine). Cette parenté assez étroite, si elle constituait, en principe, un obstacle canonique au mariage, semblait être, à première vue, une garantie pour l'avenir: le règlement de la question du Languedoc prenait presque l'aspect d'une affaire de famille; en sollicitant pour son fils la main de la princesse Jeanne, Blanche de Castille avait l'air de traiter Raymond en parent plutôt qu'en ennemi.

Cependant, les conditions proposées par la reine et transmises à Raymond VII par les bons offices de l'abbé de Grandselve étaient exceptionnellement dures, si l'on songe qu'outre ce mariage forcé qui apportait le Languedoc en dot à la couronne de France, on demandait au comte des garanties et des indemnités qui mettaient d'ores et déjà la province sous la dépendance de la royauté.

C'est à Baziège, vers la fin de l'année 1228, que Raymond rencontra Élie Guérin, abbé de Grandselve, qui lui transmit des propositions de paix; en tout cas, un acte daté du 10 décembre et signé par le comte déclare accepter la médiation de l'abbé et promet de "ratifier tout ce qui sera fait par lui et avec lui en la présence de notre cher cousin Thibaut, comte de Champagne". La lettre ajoute que la décision a été approuvée par les barons et les consuls de Toulouse. La personnalité dont le comte demandait la médiation et, en quelque sorte, l'arbitrage était, en effet, un parent à la fois de la reine et de Raymond VII, par sa grand-mère Marie de France, fille, elle aussi, d'Éléonore d'Aquitaine. Thibaut de Champagne, vassal plutôt récalcitrant de la couronne de France (bien qu'on le prétendit amoureux de la reine), était du nombre de ces grands féodaux qui hésitaient sans cesse entre l'obéissance au roi et des velléités d'indépendance. Cet homme versatile, mais brillant et cultivé, épris de courtoisie et de littérature, poète lui-même, était connu pour ses tendances libérales et même anticléricales. (On trouve dans ses chansons des vers qui flétrissent ouvertement la conduite de l'Église qui a "laissé les sermons pour guerroyer et tuer les gens". "Notre chef (le pape) fait souffrir tous les membres147!") Ce comte avait donc toutes les raisons d'éprouver de la sympathie pour Raymond VII, et déjà, en 1226, il n'avait participé à la croisade qu'à contrecœur. Mais, sans doute à cause de cela même, il n'était pas très bien en cour auprès de Blanche de Castille. Dans tous les cas, sa médiation semble n'avoir servi strictement à rien, sinon peut-être à donner à Raymond VII de faux espoirs.

Si Thibaut de Champagne n'obtint pas grand-chose, comme on va le voir, la reine devait cependant être très pressée de conclure la paix avec le comte, car déjà en janvier 1229, malgré les rigueurs de l'hiver et les difficultés du voyage, l'abbé de Grandselve revenait à Toulouse, porteur du projet de traité élaboré par la régente et le légat.

Par ce projet, le roi de France (en la personne de sa mère) reconnaissait pour siens sans réserves et sans discussions l'ancien domaine des Trencavel, c'est-à-dire: le Razès, le Carcassès et l'Albigeois; plus la ville de Cahors et les terres relevant du comte de Toulouse en Provence (au-delà du Rhône). Le roi "laisse" au comte l'évêché de Toulouse et lui "cède" ceux d'Agen et de Rodez (l'Agenais et le Rouergue méridional) et encore sur ces terres Raymond VII doit-il faire démanteler trente places fortes dont vingt-cinq sont nommément désignées (parmi elles des villes importantes comme Montauban, Moissac, Agen, Lavaur et Fanjeaux) et les cinq non nommées sont laissées à la discrétion du roi. Les biens des personnes "dépossédées" par la reconquête (c'est-à-dire des croisés de Montfort) doivent être restitués. Le comte doit livrer au roi neuf forteresses (dont les deux Penne, d'Agenais et d'Albigeois) pour une durée de dix ans.

De plus, le comte doit "livrer" sa fille, qui sera donnée en mariage à un frère du roi (non désigné) et qui deviendra l'unique héritière des domaines de Toulouse, à l'exclusion des autres enfants que son père pourrait avoir plus tard (sauf le cas où elle mourrait avant lui et qu'il ait des fils légitimes à cette date).

À ce prix-là seulement il pouvait être réconcilié avec l'Église, condition préliminaire du traité car, est-il ajouté, "si l'Église ne nous pardonne pas... le roi ne sera pas tenu d'observer cette paix, et si le roi ne l'observe pas nous n'y serons pas non plus obligé".

Dans ce projet de traité, publié par les hérauts dans les villes du Midi, il est à peine fait mention des hérétiques; l'obligation de les poursuivre est sans doute sous-entendue par le fait même de la réconciliation avec l'Église, mais il n'est pas explicitement parlé des mesures à prendre contre eux et qui semblent laissées à l'initiative du comte.

Si dur qu'il fût, ce traité ne fut pas jugé absolument inacceptable par les barons et les consuls que Raymond VII convoqua au Capitole de Toulouse pour leur soumettre les propositions royales. Il y fut décidé en tout cas que le comte se rendrait à Paris, accompagné d'une délégation de barons et de dignitaires des principales villes, pour essayer de négocier, sur les bases de ce projet, une paix plus avantageuse. L'abbé de Grandselve rapporta la réponse du comte à la reine, qui décida de convoquer, pour la fin mars, une conférence à Meaux (ville en quelque sorte neutre, puisqu'elle relevait du comté de Champagne) afin de fixer les conditions définitives de la paix.

Le traité n'était pas encore signé. Le fait même que c'était l'adversaire qui demandait à négocier et y mettait un empressement peu commun faisait sans doute croire aux barons du Midi que ce projet n'était qu'une manœuvre d'un partenaire décidé à marchander et commençant à dessein par des prétentions exorbitantes, pour se laisser la liberté d'en rabattre ensuite. Étant donné la terrible situation économique du pays, il eût été imprudent de repousser des offres de paix; il est donc certain que le comte se rendit à Meaux dans l'intention de négocier et de discuter, mais non de capituler sans conditions.

On peut se demander quelles considérations ont pu forcer Raymond VII à signer un traité beaucoup plus dur que celui qui lui avait été proposé et que ses conseillers et vassaux n'avaient déjà accepté que sous réserve. Si même un contemporain bien informé, et nullement suspect de fanatisme antifrançais tel que Guillaume de Puylaurens, ne comprend pas, nous le comprenons encore moins. La logique de l'histoire veut que le vainqueur écrase le vaincu jusqu'aux limites du possible, et il faut croire que le Languedoc, malgré d'appréciable succès militaires, se trouvait dans un état de misère dont les témoignages parvenus jusqu'à nous ne donnent qu'une faible idée. Il n'en reste pas moins vrai que ce fut un traité scandaleux, et plus cruel si possible que la dépossession pure et simple de Raymond VII par le concile de Latran.

Le comte de Toulouse arrivait en France à la tête d'une grande délégation, composée de représentants de la noblesse, de la bourgeoisie et du clergé languedociens.

Parmi ces personnalités se trouvaient vingt notables toulousains, consuls ou barons; entre autres, Bernard VI comte de Comminges, Hugues d'Alfaro, beau-frère (naturel) du comte, Raymond Mauran, le fils de ce Pierre Mauran qui fut flagellé et exilé en 1173, Guy de Cavaillon, Hugues de Roaix, Bernard de Villeneuve, etc. Le comte de Foix, Roger Bernard, n'accompagnait pas son suzerain: sans doute son penchant pour l'hérésie était-il trop notoire, et il pouvait craindre de faire échouer les négociations en se présentant en personne. Privée de l'homme qui était, plus que le comte de Toulouse lui-même, l'âme de la résistance du Languedoc, la délégation était en revanche bien représentée du côté du clergé: l'énergique Pierre Amiel, nouvel archevêque de Narbonne, le vieil évêque de Toulouse, les évêques de Carcassonne et de Maguelonne, les abbés de la Grasse, de Fontfroide, de Belleperche et naturellement l'abbé de Grandselve accompagnaient le comte bien décidés à défendre devant le concile de Meaux les droits de l'Église. Le cortège comprenait en outre les nouveaux seigneurs de l'Albigeois, les anciens compagnons de Montfort (ou les héritiers de ceux qui étaient morts entre-temps), Guy de Lévis le "maréchal", Philippe de Montfort, Jean de Bruyère, les fils de Lambert de Croissy, etc., qui tous venaient recevoir du roi l'investiture qui les confirmait dans leurs nouvelles possessions.

À Meaux, la reine avait fait réunir un grand concile, où étaient convoqués les évêques et abbés du Nord aussi bien que du Midi. L'assemblée était présidée par l'archevêque de Sens, assisté par les archevêques de Bourges et de Narbonne; mais le chef véritable de la délégation ecclésiastique était le cardinal-légat Romain de Saint-Ange, en sa qualité de légat des Gaules; il avait à ses côtés les légats d'Angleterre et de Pologne. À la tête des représentants de la couronne se trouvaient le connétable Mathieu de Montmorency et Mathieu de Marly (tous deux parents des Montfort), et le comte Thibaut de Champagne, le médiateur officiel de la paix qui allait être conclue.

Le comte de Champagne mis à part, Raymond VII se voyait donc, en arrivant à Meaux, dans une assemblée composée soit de ses pires ennemis, soit de puissances de l'Église qui ne pouvaient songer à discuter avec lui comme avec un égal, mais au mieux à le traiter en criminel repentant. Il était venu pour traiter avec le roi de France et se trouvait en quelque sorte traduit devant un tribunal ecclésiastique. Mais il est vrai que les pouvoirs laïques étaient représentés par une régente qui valait à elle seule dix évêques.

Le zèle de Blanche de Castille pour la foi catholique est trop connu pour que l'on ait besoin d'insister là-dessus. Cette reine, loin d'imiter son aïeule Éléonore d'Aquitaine, de présider des cours d'amour et de mener une vie mondaine et brillante, consacrait à la prière et à l'étude le temps libre que lui laissaient ses devoirs de mère de famille: elle eut onze enfants, et si la légende qui veut qu'elle les ait allaités elle-même est fausse (on sait que saint Louis eut plusieurs nourrices) il n'en reste pas moins vrai qu'elle s'occupa personnellement de leur éducation, et garda sur eux toute sa vie une influence profonde. Très autoritaire, elle resta, même après la majorité de son fils, la véritable régente du royaume. C'est donc à elle plutôt qu'au cardinal-légat qu'il faut attribuer la responsabilité du traité de Meaux; mais elle était poussée elle-même par une autorité supérieure qu'elle servait avec un dévouement aveugle, encore qu'intéressé. Par un concours de circonstance exceptionnellement favorable, sa piété se trouvait être, dans l'affaire du Languedoc, au service de ses intérêts.

Sans doute était-ce un malheur pour Raymond VII d'avoir, en cette affaire qui décidait du sort de son pays, à traiter avec une femme. Un homme, fut-il Philippe Auguste lui-même, eût peut-être rougi de se rendre coupable d'un tel abus de pouvoir; il eût pu être retenu par le respect des traditions féodales, par la crainte du blâme public, par la nécessité de ménager l'adversaire dans l'espoir de s'en faire un allié. Dans l'attitude de Blanche, on croit sentir la dureté de la femme restée veuve avec des enfants sur les bras et obligée de "se défendre". Femme, elle est, de par la faiblesse de son sexe, en dehors des conventions tacites qui régissent les rapports des hommes entre eux. En politique, elle a la hardiesse (souvent heureuse) des amateurs, qui osent beaucoup par ignorance et par mépris des règles, plutôt que par calcul. Femme encore, elle se laisse dominer par ses sentiments et, farouchement catholique, elle ne voit aucun mal à écouter, dans une affaire d'État, les conseils des prêtres plutôt que ceux des laïcs. Son attachement au légat Romain de Saint-Ange prouve à quel point elle était acquise corps et âme au parti de l'Église.

Il importe assez peu de savoir s'il y eut entre eux ou non ces relations coupables que les contemporains leur ont attribuées (le légat était encore jeune et l'affection que lui témoignait la reine était trop évidente). Fière et dévote, onze fois mère, et accablée par les soucis d'une tâche écrasante, la régente avait-elle encore du temps et du cœur à gaspiller dans une intrigue amoureuse? La rumeur publique l'accusa comme elle devait accuser plus tard Anne d'Autriche, cette autre régente obligée de s'appuyer sur un prêtre pour régner. Ce qui importe, et ce qui est certain, c'est que l'influence de Romain de Saint-Ange fut très grande, et qu'en toutes circonstances la reine approuva son légat et lui laissa les mains libres.

Le programme de répression méthodique de l'hérésie, qui transformait le traité de Meaux en une véritable mainmise policière de l'Église sur le Languedoc, a été élaboré sous la direction du légat; mais la reine, elle aussi, professait une telle horreur de l'hérésie que, plus tard, saint Louis, son fils et fidèle disciple, devait conseiller à ses amis de plonger leur épée dans le ventre de quiconque tiendrait devant eux des propos entachés d'hérésie ou d'incrédulité. Elle ne pouvait qu'approuver sans réserve toutes les mesures que le légat devait prendre contre les ennemis de l'Église.

Il y avait, dans la base des négociations proposées à Raymond VII, un malentendu volontaire: d'un côté il était le chef d'un pays belligérant décidé à conclure la paix; de l'autre, il était un excommunié sans droits ni titres, qui avait commis le crime de disputer au roi des terres qui appartenaient à ce dernier de par la décision de l'Église. La mission de l'abbé de Grandselve s'adressait au comte de Toulouse; arrivé à Meaux, Raymond VII n'était plus que l'excommunié auquel on faisait trop d'honneur en recevant sa soumission inconditionnée. Les négociations préalables n'avaient donc été qu'un simulacre destiné à attirer le comte dans le piège.

Arrivé à Meaux, il n'avait plus d'autre alternative que d'accepter les conditions de ses juges, ou bien de rompre les négociations. Du reste, il n'est pas du tout certain qu'en cas de rupture ouverte le comte eût été libre de repartir et de recommencer la guerre: après la signature du traité de paix, il fut retenu prisonnier au Louvre; rien ne dit que, s'il avait refusé de signer, il eût été traité avec plus de ménagements.

Or, les modifications apportées par le légat aux préliminaires du traité étaient assez considérables.

D'abord, Toulouse devait être de nouveau privée de ses murailles, dont 500 toises (près de 1 km) devaient être rasées, et le château Narbonnais, résidence des comtes, devait être livré au roi de France; ensuite, les indemnités à verser pour dommages de guerre aux églises et aux abbayes (même à celles de Cîteaux et de Clairvaux qui, n'étant pas en Languedoc, n'avaient subi aucun dommage) s'élevaient à des sommes énormes ainsi que l'entretien de la garde du château Narbonnais pour le compte du roi (20000 marcs en tout, payables en quatre ans); ensuite, le traité prévoit la création d'une école de théologie à Toulouse, pour l'entretien de laquelle le comte doit également payer la somme de 4000 marcs, et qui sera dirigée par des maîtres imposés par le roi et l'Église; enfin, le comte s'engage formellement à combattre les hérétiques, à les faire rechercher par ses baillis, à payer 2 marcs d'argent à quiconque aura fait prendre un hérétique, à faire confisquer les biens des excommuniés qui n'auront pas fait leur paix avec l'Église dans le délai d'un an; à ne plus confier de charges publiques aux Juifs et aux personnes suspectes d'hérésie; à combattre tous ceux qui refuseront de se soumettre à ce traité, en particulier le comte de Foix.

L'héritière et l'héritage du comte passent, comme convenu, aux mains du roi de France; le roi hérite même au cas où son frère (l'époux de l'héritière de Toulouse) mourrait sans enfant et où le comte aurait d'autres enfants légitimes. Ce qui est contraire à la coutume et peu logique, puisque pour s'assurer la possession du comté de Toulouse le roi a tout de même besoin du prétexte légal qu'est ce projet de mariage. Il faut croire que Raymond VII, lui aussi, comptait sur la puissance du droit d'héritage: il n'avait que trente-deux ans, et avait amplement le temps de se remarier et de déjouer ainsi les plans trop ambitieux de la régente.

Plusieurs historiens, à commencer par dom Vaissette, lui ont fait grief de ce traité. Nous ignorons quelles pressions furent exercées sur ce prince; mais il est évident qu'à ses yeux, comme à ceux de ses contemporains, ce fut une "paix forcée"148, donc provisoire, et pouvant être dénoncée dès que les circonstances deviendraient plus favorables. Le précédent du concile de Latran était encore dans tous les esprits. Les vaincus ont de tout temps pratiqué la politique du chiffon de papier, le respect des traités n'est sacré que pour le vainqueur.

Les conditions du traité ayant été arrêtées par le synode de Meaux, il ne restait plus qu'à les faire confirmer solennellement par le jeune roi et la régente; la cérémonie devait avoir lieu le jeudi saint, qui tombait le 12 avril. Là seulement, le comte allait être enfin absous et réconcilié à l'Église, sur le parvis de Notre-Dame de Paris, en présence de la reine, des barons, des légats et des évêques, du parlement et du peuple de Paris.

Ce jour qui célébrait la paix entre le roi de France et un grand vassal du Midi devait être signalé par une pompe digne de l'événement. Cet acte de diplomatie devait en même temps être un grand spectacle, avec tribunes, gradins disposés autour du parvis de la cathédrale toute neuve encore, étincelante d'ors et de couleurs vives, et avec laquelle les vêtements somptueux des barons, des dames, des prélats, les bannières, les dais, les tapis, les armures des gardes royaux, les chevaux magnifiquement harnachés pouvaient rivaliser de splendeur. La reine et son fils, le jeune Louis IX, assis sur leurs trônes, avaient les prélats à leur droite, les barons à leur gauche; devant le roi était dressé un pupitre où était posé l'Évangile sur lequel le comte allait jurer d'observer le traité de paix.

À vrai dire, le comte doit apparaître dans cette cérémonie non comme un prince qui vient signer un traité, mais comme un vaincu mené en triomphe derrière le char du vainqueur. Quatorze ans plus tôt un traitement beaucoup plus indigne était infligé à Ferrand, comte de Flandres, traîné dans Paris sur une charrette, les fers aux mains et aux pieds, sous les quolibets de la foule; et le peuple, toujours heureux de l'humiliation d'un grand seigneur, voyait dans le comte de Toulouse un ennemi juré du roi de France justement puni de sa perfidie. Mais Raymond VII n'avait pas été vaincu dans une bataille ni fait prisonnier, et n'était coupable d'aucun manquement à la foi jurée; il était venu de lui-même pour conclure une paix plus avantageuse pour la France que pour son propre pays. S'il fallait à tout prix le présenter comme un vaincu auquel on ne fait grâce que par pure bonté, c'était (indépendamment du rôle joué dans l'affaire par l'Église) parce que la royauté capétienne était en train de devenir assez forte pour se croire de droit divin.

Devant le roi et la régente, et l'assemblée des prélats et des barons, le tabellion royal lit à haute voix le texte du traité, lequel est rédigé au nom du comte de Toulouse qui est, du reste, le seul à s'engager à quoi que ce soit, le roi et l'Église ne lui promettant absolument rien, sinon la libération du peuple de Toulouse des engagements pris envers le roi et les Montfort, engagements qui, de toute façon, n'avaient plus aucune valeur réelle. Le comte par le présent traité déclare: "Que tout l'univers sache qu'ayant soutenu la guerre pendant longtemps contre la sainte Église romaine et notre très cher seigneur Louis, roi des Français, et que, désirant de tout notre cœur être réconcilié à l'unité de la sainte Église romaine, et de demeurer dans la fidélité et le service du seigneur roi de France, nous avons fait nos efforts soit par nous-même, soit par des personnes interposées, pour parvenir à la paix. Que, moyennant la grâce divine, elle a été conclue entre l'Église romaine et le roi des Français d'une part, et nous de l'autre, ainsi qu'il suit149".

Il y a quelque chose de curieux dans ce traité où l'Église descend officiellement au rang de puissance belligérante assimilable au roi des Français; et jamais l'équivoque mélange des pouvoirs spirituel et temporel ne fut poussé plus loin. Tout se passait comme si l'Église, pour absoudre un excommunié, avait besoin de le faire d'abord déposséder par une tierce personne. Les sources de cette étrange situation remontent au concile de Latran: du point de vue de l'Église, le roi, légitime propriétaire (en tant qu'héritier des droits de Montfort), pouvait librement disposer du tout.

À moins de se déclarer contre l'Église, le comte et sa délégation n'avaient rien à répondre à de tels arguments qui, cependant, ne reposaient que sur une pure fiction juridique. C'est donc l'Église qui impose d'abord ses conditions: extermination des hérétiques par tous les moyens, restitution de biens d'Église, indemnisation des dommages faits aux églises et personnes ecclésiastiques, fondation de l'école de théologie, pénitence en Terre Sainte, etc.

La paix royale ne vient qu'après: le mariage de la fille du comte avec un des frères du roi. Jamais cadeau plus magnifique ne fut reçu avec autant de mauvaise humeur: "Espérant, dit le traité, que nous persévérerons dans notre dévouement à l'Église et notre fidélité pour sa personne, le roi nous fait la grâce de recevoir notre fille que nous lui livrerons pour la donner en mariage à l'un de ses frères, et de nous laisser Toulouse et son diocèse sauf la terre du maréchal que le maréchal tiendra du roi; de manière qu'après notre mort la ville et le comté reviendront à notre gendre, ou à leur défaut, au roi..." De cette façon, le classique droit d'héritage est transformé en une faveur royale, un prétexte inventé par le roi pour laisser au futur beau-père d'un de ses frères l'usufruit de ses anciens domaines. Cependant, Raymond VII, petit-fils lui-même d'une fille de France et d'un roi d'Angleterre, n'a pas à considérer comme une "grâce" le mariage de son héritière avec un frère du roi.

La lecture publique de ce traité équivoque se poursuit, avec l'énumération des villes à démanteler, des indemnités à payer, des serments de fidélité à exiger des vassaux, jusqu'à la dernière clause, la seule qui fasse mention des obligations du roi. (Le roi décharge les habitants de Toulouse et tous les peuples du pays des engagements contractés soit envers lui, soit envers son prédécesseur, soit envers le comte de Montfort). La lecture terminée, le comte et le roi apposent leur signature au bas du traité.

Une fois le traité dûment signé, et après que le comte eut donné la promesse de laisser vingt otages (choisis parmi les personnes de sa suite) comme garantie de sa loyauté, Raymond VII va être, enfin, réconcilié à l'Église. Mais il ne le sera qu'après avoir subi l'humiliation publique infligée à son père vingt ans plus tôt sur le parvis de l'église de Saint-Gilles. Dépouillé de ses vêtements, la corde au cou, il sera introduit dans la cathédrale par le légat R. de Saint-Ange et les légats de Pologne et d'Angleterre, et mené jusqu'à l'autel où, agenouillé, il sera frappé de verges par le cardinal-légat. "C'était pitié, écrira Guillaume de Puylaurens, de voir un si grand prince qui, pendant si longtemps, avait résisté à tant et de si puissantes nations, conduit pieds nus, en chemise et en braies, jusqu'à l'autel150". Le chroniqueur était lui-même du diocèse de Toulouse et attaché à ses princes; sa douleur n'était sans doute pas partagée par la majorité de l'assistance, pour laquelle le comte de Toulouse était l'étranger, l'ennemi de la France, un autre Ferrand de Portugal.

On a pu se demander pourquoi Blanche de Castille avait consenti à exposer son parent, déjà assez injustement traité, à cet affront sanglant et nullement nécessaire. Raymond VI, le jour où il fut flagellé à Saint-Gilles, était soupçonné d'un crime capital commis sur ses terres et dont il endossait la responsabilité en tant que chef d'État; il était châtié par le légat sur ses propres domaines; c'était une affaire d'Église, et aucun souverain étranger n'était là pour assister à son humiliation. Paris n'était pas le seul endroit où l'Église de Rome pût manifester son autorité (en principe, du moins).

Or, Raymond VII n'était pas accusé du meurtre d'un légat, et son catholicisme n'avait jamais été mis en doute; s'il avait pris les armes contre Simon de Montfort, ses prétentions étaient si légitimes que, même en l'écrasant, ses adversaires ne pouvaient lui refuser le titre de comte de Toulouse. De plus, il s'était soumis de son plein gré, et cédant aux sollicitations empressées de ses adversaires. Il semble que l'Église, au lieu de le fustiger, eût dû rendre hommage à son esprit de conciliation. Cette humiliation publique d'un prince méridional sur le parvis de la cathédrale de Paris semble être plutôt un triomphe de la politique royale qui, par l'intermédiaire de l'Église, abaissait un grand féodal.

Blanche de Castille, avec plus de hardiesse que son beau-père Philippe Auguste, orientait la monarchie capétienne vers un véritable culte de la personne du roi et vers cet absolutisme qui devait, quatre siècles plus tard, conduire à la quasi-déification d'un Louis XIV. Prenant pour modèle la papauté, la reine agissait comme si le seul fait de s'opposer à la volonté royale constituait un sacrilège. Elle avait de bonnes raisons pour agir ainsi: l'insoumission et les intrigues des grands barons mettaient sans cesse en péril un royaume exposé depuis près d'un siècle à la menace anglaise, et le jeune Louis IX était encore un enfant incapable de se faire craindre. Il fallait donc, non seulement réduire à l'obéissance le vassal insoumis, l'adversaire toujours dangereux qu'était le comte de Toulouse, mais l'humilier, afin de frapper les esprits par cette manifestation éclatante du pouvoir royal. Les verges que maniait Romain de Saint-Ange symbolisaient la victoire future de la monarchie sur la féodalité.

Après la douloureuse cérémonie du Jeudi saint 1229, le comte de Toulouse resta encore six mois prisonnier au Louvre, tant on se méfiait de lui, tant on craignait que sa présence n'empêchât l'exécution des clauses du traité. Il ne devait revenir dans sa ville que le jour où elle serait privée de ses murailles et occupée par les émissaires du roi.

Du mois d'avril jusqu'au mois de septembre Raymond VII restera incarcéré au Louvre, avec les notables et les barons toulousains qu'il avait amenés avec lui. Une lettre royale prétend qu'il est "resté en prison sur sa propre demande". En fait, on pourrait croire que la reine et le légat supposaient que, laissé libre, il eût aussitôt dénoncé le traité et leur eût fermé les portes de Toulouse, au risque d'une guerre à mort. Le traité, qui prévoyait la livraison d'otages, ne stipulait nullement que le comte se livrerait en otage lui-même.

Pendant que le comte restait enfermé dans une tour du Louvre, les commissaires de la reine et du légat - Mathieu de Marly et Pierre de Colmieu, vice-légat des Gaules - se rendaient en Languedoc pour prendre possession des territoires qui étaient concédés au roi et faisaient procéder à la destruction des murs de Toulouse et à l'occupation du château Narbonnais, puis au démantèlement des murailles des places fortes désignées par le traité. Il ne leur fut pas opposé de résistance: la paix était signée, le comte retenu en otage, et c'était sous la garantie de sa signature qu'agissaient les mandataires du roi. Les deux infantes d'Aragon, Éléonore et Sancie, belle-mère et femme de Raymond VII, furent expulsées de leur résidence du château Narbonnais pour céder la place au sénéchal du roi, et la petite princesse Jeanne fut enlevée à sa mère (qu'elle ne devait plus revoir) pour être conduite en France.

Les grands vassaux du comte de Toulouse vinrent prêter hommage aux émissaires du roi. Le comte de Foix refusa d'abord de se soumettre; le traité signé n'était pas celui auquel il avait donné son accord de principe. Au mois de juillet, cependant, il consentit à une entrevue à Saint-Jean-des-Verges (à une lieue au nord de Foix); ses vassaux eux-mêmes le pressaient de conclure la paix. Ce grand chef méridional eut tout au moins la chance de se soumettre sur ses propres terres, entouré de ses vassaux et de ses soldats; et de le faire avec les honneurs de la guerre. Il promit ce qu'on exigeait de lui: les libertés de l'Église, la restitution des dîmes, la poursuite des excommuniés, l'expulsion des routiers, etc. On n'osa pas lui demander des engagements trop précis au sujet de la répression de l'hérésie, son adhésion à la foi cathare étant trop notoire; par son courage, il sut la faire respecter. Cet accord signé, il se rendit lui-même en France et fut reçu par la reine.

Pendant ce temps le comte de Toulouse, toujours prisonnier, accompagnait Blanche de Castille et le jeune roi qui allaient recevoir des mains du sénéchal de Carcassonne la princesse Jeanne. Désormais, la fille du comte de Toulouse n'allait plus connaître d'autre mère que l'austère régente et, en vingt ans, son père ne la reverra que deux fois. Ce précieux otage livré, le père put jouir d'une demi-liberté, et fut même armé chevalier par le jeune roi Louis. (Sans doute considérait-on que son excommunication l'avait en quelque sorte privé du titre de chevalier).

Étrange faveur pour le héros de Beaucaire et de Toulouse, le guerrier éprouvé qu'était Raymond VII, que de se voir donner l'accolade rituelle par un enfant de quatorze ans. Du point de vue des canons de la chevalerie, l'inverse eût été plus logique, le plus modeste chevalier étant supérieur à un jeune homme sans expérience, ce dernier fût-il roi. Les personnes de sang royal étaient-elles (déjà!) en train de devenir les "enfants des dieux" dont parle La Bruyère? Quoi qu'il en soit, le comte accepta de bonne grâce ce douteux honneur, il en avait vu bien d'autres.

Le comte de Foix, arrivé à Paris pour faire ratifier l'accord signé à Saint-Jean-des-Verges, dut comprendre qu'il est plus difficile de négocier en pays ennemi que sur ses propres terres, car la reine réussit à lui extorquer la remise aux forces royales du château de Foix pour une durée de cinq ans. Après quoi, elle lui alloua une pension de mille livres de Tours sur les revenus des domaines confisqués sur l'héritage du comte de Foix dans le Carcassès.

Après avoir reçu l'hommage du dernier baron insoumis du Languedoc, la reine laissa les deux comtes repartir dans leur pays.


137 Op. cit., ch. CLXV.

138 L'affaire de Montgey fut le seul véritable massacre en masse de croisés et de "pèlerins". D'après Catel (cité par Dom Vaissette, éd. de 1879, t. VI, p. 355) "il y en eut mille de tués". En représailles, le bourg et le château de Montgey furent détruits de fond en comble.

139 Op. cit., ch. CLIV, 3812.

140 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXX.

141 Tel, par exemple, Bernard-Raymond de Roquefort, déjà cité, dont la mère et le frère étaient notoirement cathares.

142 Rituel cathare. P. Dondaine, Un traité manichéen du XIIIe siècle. Le "Liber de duobus principiis", suivi d'un fragment du"Rituel cathare", Instituto storico domenicano, S. Sabina, Roma, 1939.

143 Liste des seigneurs faidits. Dom Bouquet, Recueil des historiens des Gaules et de France t. 24.

144 Op. cit., ch. CLIV, 3812.

145 Thierry d'Apolda et Constantin d'Orvieto.

146 Constantin d'Orvieto nous apprend que cet homme s'appelait Raymond Gros. En 1236 un parfait de ce nom se convertissait et dénonçait à l'Inquisition un grand nombre de croyants. Il ne s'agit peut-être pas de la même personne.

147 Thibaut de Champagne. Œuvres poétiques.

148 Bernard de La Barthe, "...patz forsada..." Cf. Dom Vaissette, éd. 1885, t. X, p. 337.

149 Texte du Traité de Meaux.

150 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIX.

Загрузка...