CHAPITRE II

L'HÉRÉSIE ET LES HÉRÉTIQUES

I - ORIGINES

L'existence des hérésies est inséparable de l'existence même de l'Église: là où il y a dogme, il y a hérésie; et depuis les origines, l'histoire de l'Église chrétienne est une longue suite de luttes contre diverses hérésies, luttes aussi âpres et aussi sanglantes que celles qui opposèrent les communautés chrétiennes aux non-chrétiens. Mais à partir du VIe siècle, l'Europe occidentale, mal remise du choc des grandes invasions et toujours menacée d'être envahie de nouveau, jouit d'une relative stabilité religieuse et l'autorité de l'Église est théoriquement respectée15.

Or, l'hérésie, ou plutôt les hérésies pullulaient partout. Les survivances de l'arianisme et du manichéisme vaincus resurgissaient sans cesse, tantôt sous forme de compromis tacite avec l'orthodoxie, tantôt sous forme d'opposition ouverte; de plus, les abus inévitables à l'existence d'une Église établie provoquaient sans cesse des protestations, des tendances réformatrices qui prenaient souvent le caractère d'hérésies, c'est-à-dire de divergences avec la doctrine officielle. Les hérésies apparaissaient dans les campagnes, où elles étaient peut-être une survivance à peine christianisée du mysticisme celtique; dans les couvents, où elles étaient le fruit de méditations de moines à l'esprit aventureux; dans les chaires de théologie; dans les villes, où elles prenaient le caractère de révoltes à tendance sociale.

Mais dans le Nord de l'Italie et dans le Midi de la France, Rome avait à faire face à une situation totalement différente: il ne s'agissait plus de manifestations d'indépendance locales et individuelles, mais d'une véritable religion rivale qui s'installait en plein cœur de la chrétienté et gagnait du terrain par son assurance d'être la seule vraie religion. Les moyens de persuasion traditionnels employés par l'Église contre ses fils égarés se heurtaient à un mur inébranlable: ces hérétiques-là n'étaient plus des catholiques dissidents, ils puisaient leur force dans la conscience d'appartenir à une religion qui n'a jamais rien eu à voir avec le catholicisme, à une religion plus ancienne que l'Église.

(Il ne faut pas, du reste, perdre de vue le fait qu'une bonne partie des hérétiques, tant Italiens qu'Occitans, se composait de vaudois et d'autres sectes à tendance réformatrice, que l'Église eût sans doute réussi, à la longue, à ramener dans son sein par une politique plus compréhensive. Mais comme ces mouvements de réforme un peu extrémistes ont fini par être confondus avec la grande hérésie, le catharisme, c'est de celui-ci que nous avons à parler avant tout).

La religion des cathares, ou des "purs" venait d'Orient. Les contemporains les traitaient de manichéens et d'ariens. En fait, la plupart des sectes hérétiques qui apparaissent en Europe occidentale à partir du XIe siècle sont traitées de "manichéennes". C'est une façon de parler, les hérétiques ne se réclament jamais de Manès, et il est certain que les diverses Églises de tendance manichéenne avouée qui s'étaient implantées en Espagne, en Afrique du Nord et même en France avaient depuis longtemps renoncé à cette redoutable filiation qui les vouait aux anathèmes et aux bûchers. Il n'y avait plus de manichéens, il n'y avait plus que des "chrétiens".

Des historiens modernes (F. Niel) sont allés jusqu'à dire que le catharisme n'était pas une hérésie, mais une religion qui n'avait plus rien de commun avec le christianisme. Il serait plus exact de dire qu'elle n'avait rien de commun avec le christianisme tel que dix siècles d'histoire de l'Église l'avaient formé. La religion cathare est une hérésie qui remonte au temps où les dogmes n'étaient pas encore cristallisés, où le monde antique confronté avec la foi nouvelle tâtonnait, cherchait, tentait par tous les moyens à sa portée de s'assimiler une doctrine étrangère, trop dynamique, trop vivante et dont les contradictions apparentes et réelles n'étaient pas faites pour rassurer des esprits avides de clarté.

Le gnosticisme, essai de synthèse entre la philosophie antique et le christianisme, niant la possibilité de la création par Dieu du mal et de la matière, fut de bonne heure condamné par les Pères de l'Église et ne devait jamais disparaître complètement; son esprit est toujours resté vivace dans les Églises d'Orient et son influence sur la tradition occidentale est plus grande qu'on ne le croit. Les gnostiques influencent la doctrine de Manès qui, héritier de la religion perse, croit à deux principes essentiels, le Bon et le Mauvais; Manès à son tour influence le gnosticisme; et, de ce fait, la grande tradition dualiste, qui pénètre, du reste, par des voies souterraines dans le christianisme orthodoxe, portera le nom de manichéisme.

Mais les manichéens proprement dits, après avoir été cruellement persécutés, après avoir essaimé des sectes puissantes à travers l'Europe et l'Asie et jusqu'en Chine, disparaissent, et le nom du Christ fait oublier celui de Manès. Les pauliciens, secte manichéenne qui tendait ouvertement à christianiser le manichéisme, étaient puissants en Arménie et en Asie Mineure; mais, vaincus par les Grecs en 872, ils durent se soumettre et beaucoup d'entre eux furent déportés dans la péninsule balkanique par l'ordre de l'empereur. C'est là que se formera le noyau de l'Église qui deviendra, plus tard, l'Église cathare.

Dès le VIIe siècle, un peuple venu d'Asie, les Bulgares, avait établi dans les Balkans un royaume au sud du Danube. C'est là que les pauliciens déportés exercent leur mission au moment où (au XIe siècle) les populations slaves de Bulgarie sont évangélisées à la fois par les Latins et par les Grecs. Et le catharisme, tel qu'il était connu dans le Midi de la France, apparaît au Xe siècle en Bulgarie sous le nom de bogomilisme.

Nous ne savons si le fondateur de cette religion s'appelait réellement Bogomil (Aimé de Dieu), si cette appellation était un simple surnom, ou si, suivant une tendance courante chez les Slaves, ce nom sert à désigner un personnage symbolique et collectif que, faute de renseignements précis, on a fini par prendre pour un homme ayant réellement existé. Les auteurs orthodoxes de l'époque parlent également d'un pope Jérémie. Les origines de la secte sont obscures, sa diffusion rapide, son dynamisme incontestable. Non seulement les bogomiles sont de plus en plus nombreux en Bulgarie en dépit des persécutions - car leurs tendances révolutionnaires inquiètent les classes dirigeantes, - mais ils envoient bientôt des missionnaires à travers tout le monde méditerranéen. La religion nouvelle gagne la Bosnie et la Serbie, où elle se maintient si bien qu'elle fait souvent figure de religion d'État et ne sera anéantie qu'au XVe siècle par l'invasion turque.

Au XIe siècle, les bogomiles ont répandu leur doctrine en Italie du Nord et dans le Midi de la France; nous ne savons quelles étaient, dans ces pays, les survivances manichéennes qui ont permis une assimilation aussi rapide du catharisme bulgare; mais la foi cathare a si bien gagné ces contrées, progressant à la manière du levain, que, dès le milieu du XIIe siècle, elle est devenue une religion semi-officielle (quoique persécutée), possédant dans le pays ses traditions, son histoire, son organisation hiérarchique. Le mouvement sort de plus en plus d'une clandestinité désormais inutile. En 1167, l'évêque bulgare Nikita ou Nicétas (appelé "pape" des cathares, ce qui est dû sans doute à une confusion avec le mot "pope", prêtre) arrive de Constantinople pour raffermir dans la vraie tradition les jeunes églises languedociennes et réunit un concile de ministres et évêques cathares à Saint-Félix de Caraman, près de Toulouse. Ce seul fait nous montre à quel point l'Église cathare tenait à proclamer elle aussi son universalité, son unité supranationale, face à l'Église de Rome. Ce n'était plus une secte, ni un mouvement d'opposition à l'Église établie, c'était une véritable Église.

Les pouvoirs publics, effrayés par l'ampleur de ce mouvement, tentent une manœuvre d'intimidation: le comte de Toulouse, Raymond V, songe même à une croisade où participeraient les rois de France et d'Angleterre, le pape Alexandre III envoie le cardinal-légat Pierre de Saint-Chrysogone à Toulouse, à la tête d'une importante délégation; se voyant impuissant à rechercher et à poursuivre les hérétiques, trop nombreux, le légat se contente de faire un exemple: il fait saisir et flageller publiquement un bourgeois de Toulouse connu par son amitié pour les hérétiques, Pierre Mauran, vieillard riche et vénéré de tous; exilé en Terre sainte pour trois ans, Pierre Mauran revient à Toulouse pour être triomphalement élu capitoul. La démarche des légats n'a fait qu'accroître la popularité de la foi nouvelle.

Il est facile d'expliquer le succès du catharisme par la carence des pouvoirs ecclésiastiques, par l'avidité des bourgeois et des nobles heureux d'un prétexte d'attaquer sans remords les biens de l'Église, par le goût des uns et des autres pour la nouveauté. Nous avons vu que le terrain était favorable à l'éclosion d'une religion nouvelle. Mais un terrain favorable n'explique pas grand-chose. Les raisons du succès extraordinaire de cette religion doivent être cherchées dans cette religion elle-même.

II - DOGME

Il ne s'agit pas ici d'examiner en détail les dogmes et la pensée de l'Église cathare; d'abord parce que même le peu de renseignements que nous possédons sur cette Église fournirait la matière de plusieurs volumes; ensuite, ces renseignements par eux-mêmes ne nous apprennent pas ce qu'était réellement cette religion disparue. Autant chercher à retrouver, d'après la forme des os d'un crâne, les traits d'un visage vivant. Quelques indications sommaires sont possibles et beaucoup de suppositions. Cette religion morte de mort violente a été, de plus, dénigrée, diffamée, discréditée d'une façon si systématique qu'à ceux-là mêmes qui n'avaient pas de préjugé défavorable à son égard, elle a fini par apparaître comme quelque chose d'un peu contraire au bon sens. C'est le cas de toutes les religions mortes et, d'ailleurs, la foi catholique des hommes du moyen âge nous est parfois tout aussi étrangère que celle des cathares.

Nous pouvons essayer, après un bref aperçu des dogmes essentiels, de tirer quelques conclusions de faits concrets parvenus jusqu'à nous et tâcher de nous faire une idée, si vague soit-elle, du climat spirituel où cette religion a pu se développer et mûrir.

Une question se pose tout d'abord: le catharisme comportait-il un enseignement ésotérique? Certaines indications, entre autres l'existence du château de Montségur et sa construction très particulière, le donneraient à penser. Mais si cette religion avait ses mystères et ses rites secrets, ils sont demeurés si bien cachés que même des parfaits convertis et passés dans les rangs de l'Inquisition, tel Raynier Sacchoni, n'en ont jamais soufflé mot. Certains points de la doctrine cathare, en particulier ce qui concerne leurs jeûnes et leurs fêtes, sont restés obscurs, pour la bonne raison que les inquisiteurs n'ont pas songé à interroger les hérétiques sur ce sujet. D'une littérature cathare abondante et variée ne subsistent plus que quelques documents échappés par hasard à la destruction16 et dont nous ne savons pas s'ils étaient des ouvrages importants et s'ils reflétaient fidèlement l'esprit de toute l'Église cathare. De plus, comme toute Église, cette Église-là comptait en son sein de nombreuses "hérésies" ou tendances divergentes; sans doute eut-elle aussi des sectes plus particulièrement ésotériques qui ont pu rester ignorées de la majorité des croyants.

Ce qui est certain, c'est que les cathares étaient de grands prédicateurs, et qu'ils ne faisaient nul mystère de leurs croyances. On les voit à plusieurs reprises soutenir des débats théologiques, prendre part à des réunions où leurs docteurs tiennent tête aux légats et aux évêques; et ces discussions publiques - du colloque de Lombers en 1176 à la campagne d'évangélisation menée de 1206 à 1208 par saint Dominique et ses compagnons - montrent que les cathares du Languedoc, en hommes de leur temps et de leur pays, étaient de grands orateurs, des raisonneurs passionnés et qu'ils ne cherchaient nullement à se retrancher derrière le prestige de mystères inaccessibles au profane. Bien au contraire, ils prétendaient fonder leur doctrine sur le bon sens, et reprochaient à l'Église catholique ses mystères qu'ils taxaient de superstition et de magie.

Mais il est également vrai que nous ne connaissons de cette doctrine que ce qui s'oppose aux enseignements de l'Église, c'est-à-dire, en quelque sorte, sa partie négative. (On peut dire aussi qu'étant donné le fait que le catharisme était en désaccord avec l'Église à peu près sur tout, le seul énoncé de ces oppositions peut donner une idée assez complète de sa position doctrinale. Ce n'est pas sûr: il est même plus que probable que toute la partie positive de cet enseignement nous échappe; et c'est elle, pourtant, qui a dû être la cause de son succès).

Nous connaissons donc de cette religion: 1°ses "erreurs", c'est-à-dire ses divergences avec l'Église catholique; 2°une partie de l'aspect extérieur de son organisation, de la vie et des mœurs de ses adhérents, de ses rites et de ses cérémonies. Et là nous nous trouvons à peu près dans la situation d'un homme étranger au christianisme à qui l'on décrirait la célébration de la messe sans lui en expliquer la signification spirituelle, émotionnelle et symbolique. Nous ne pouvons qu'y penser avec le respect dû à l'expression d'une profonde expérience mystique, et ne pas chercher à expliquer.

Les "erreurs" du catharisme sont nombreuses. Elles remontent à la tradition gnostique qui proclamait la séparation absolue de l'Esprit et de la matière. Manichéens, les cathares sont dualistes, et croient à l'existence de deux principes opposés, l'un bon et l'autre mauvais. Si certains théologiens cathares croient que les deux principes existaient dès le commencement, d'autres voient dans le principe mauvais une création secondaire, un ange déchu. Que l'origine du Mal soit placée dans le chaos, au-delà du temps, ou qu'elle soit le résultat du vouloir mauvais d'une des créatures d'un Dieu unique et bon, tous les cathares soutiennent que le Dieu bon n'est pas tout-puissant, que le Mal lui livre une guerre sans merci et lui dispute sans cesse une victoire que la consommation des temps finira tout de même par amener. Cette théorie n'était pas faite pour surprendre, à une époque où les hommes croyaient au Diable aussi fermement qu'à Dieu.

Ce qui, pour les chrétiens, est plus difficile à admettre, c'est l'assertion qui est comme la clef de voûte de tout l'enseignement cathare: le monde matériel n'a jamais été créé par Dieu; il est tout entier l'œuvre de Satan. Sans entrer dans les détails de cosmogonies extrêmement compliquées qui expliquent la chute de Satan et des mauvais anges et la création de la matière, nous pouvons dire que pour les cathares le monde sensible (y compris même, pour la plupart des sectes, le soleil et les astres) était un monde diabolique et une manifestation du mal.

Et l'homme? Il est, lui aussi, une création du Diable, en tant que créature de chair; mais l'esprit du mal, incapable de créer de la vie, aurait demandé à Dieu de l'aider, et d'insuffler une âme dans un corps fait d'argile; Dieu, par bonté, consent à venir en aide à ce créateur désespérément stérile, mais la parcelle d'Esprit divin insufflée dans la grossière enveloppe façonnée par Satan se refuse à y rester; après maintes ruses, le Démon réussit tout de même à la retenir prisonnière. Nos premiers parents, Adam et Ève, auraient été poussés par le Démon à l'union charnelle qui consomma leur enlisement définitif dans la matière. Selon la doctrine de certaines écoles, l'Esprit insufflé par Dieu se transmet par l'acte de la procréation aux descendants d'Adam, et, tel une flamme, se multiplie et se subdivise à l'infini. Mais l'interprétation plus généralement acceptée est celle-ci: le Démon, Lucifer ou Lucibel, aurait soit entraîné dans sa chute, soit fait descendre du ciel à l'aide de toutes sortes de séductions, une foule d'âmes créées par Dieu et vivant près de lui dans la béatitude. C'est de cet inépuisable réservoir d'anges déchus et prisonniers que proviennent les âmes humaines, appelées à une déchéance plus terrible encore par le revêtement d'un corps de chair. (Dans la cosmogonie cathare, le monde matériel n'est que l'aspect le plus bas de la réalité, le plus irrémédiablement éloigné de Dieu; il est toute une gradation d'autres mondes, où d'autres saluts sont possibles).

Le Démon, n'est autre que le Dieu de l'Ancien Testament, Sabaoth ou Jaldabaoth, grossier imitateur du Dieu bon, créateur d'un univers misérable où malgré tous ses efforts il ne parvient à rien créer de durable: les âmes des anges que leur faiblesse a fait descendre dans la matière restent absolument étrangères à cet univers et y vivent dans une souffrance sans nom, séparées de l'Esprit qui était en elles avant leur chute.

Ici encore, il y a des divergences entre les diverses sectes cathares, car certaines prétendent que le nombre de ces âmes perdues est limité, et qu'elles ne font que transmigrer indéfiniment d'un corps dans un autre, par une succession ininterrompue de naissances et de morts, ce qui se rapproche assez de la doctrine hindoue de la réincarnation et du karma. D'autres croient au contraire que chaque nouvelle naissance fait descendre, sinon du ciel du moins de la région intermédiaire entre le ciel et la terre, un de ces anges séduits par le Démon - d'où l'horreur bien connue des cathares pour la procréation, l'acte cruel entre tous qui attire par violence une âme céleste dans le monde de la matière. Quoi qu'il en soit, les cathares admettent généralement la doctrine de la métempsychose, telle que la professent les Hindous, avec la même rigueur mathématique des rétributions posthumes: l'homme qui mène une vie juste se réincarnera dans un corps plus apte à favoriser son progrès spirituel, le criminel, après sa mort, risque de renaître dans un corps chargé de tares et de vices héréditaires, ou même, dans les cas extrêmes, dans le corps d'un animal. Mais en dehors de ces perpétuelles et douloureuses renaissances, aucun espoir n'eût été permis aux âmes déchues, aucune possibilité de retrouver jamais leur vraie patrie, sans la descente d'un Messager du Dieu bon dans le monde de la matière.

Le Dieu bon est toute pureté et toute joie, mais s'il ignore le mal il sait que des âmes célestes sont séparées de lui et voudrait les ramener au ciel. Il ne peut rien faire pour les aider, un abîme les sépare de lui, il ne peut avoir aucun contact avec l'univers créé par le Prince du Mal, et il cherche parmi les êtres bienheureux qui l'entourent dans sa gloire un Médiateur qui pût rétablir le contact entre le ciel et les âmes déchues. Enfin Dieu envoie Jésus, qui est, selon les cathares, soit le plus parfait des anges, soit un des Fils de Dieu, le second, Satan ayant été le premier. Ce terme de Fils de Dieu n'implique pas l'égalité entre le Père et le Fils, Jésus est tout au plus une émanation, une Image de Dieu.

Jésus descend dans le monde impur de la matière, et ne répugne pas à ce contact immonde par pitié pour les âmes auxquelles il doit enseigner le chemin du retour dans leur patrie; mais la pureté ne peut avoir de contact réel avec l'impureté, Jésus n'aura donc que l'apparence d'un corps, il ne s'"incarne" pas, il s'"adombre". Il sera en quelque sorte une vision, s'il fait semblant de se soumettre aux lois terrestres, c'est pour mieux tromper la vigilance du Démon. Mais le Démon, ayant reconnu le Messager de Dieu, cherchera à le faire mourir, et les ennemis de Dieu, aveuglés par l'apparence, croiront que Jésus a réellement souffert et est mort sur la croix. En réalité, le corps non charnel de Jésus ne pouvait ni souffrir, ni mourir, ni ressusciter; il ne subira aucun outrage, et, après avoir enseigné à ses disciples le chemin du salut, il remonte au ciel. Sa mission est terminée, il a laissé sur la terre une Église qui possède en elle l'Esprit Saint, le Consolateur des âmes exilées.

Mais le Démon, qui est le prince de ce monde, a su si bien égarer les hommes, il a si bien détruit l'œuvre de Jésus, qu'une fausse Église s'est substituée à la vraie et a pris le nom de "chrétienne" alors qu'elle est en réalité l'Église du Diable, et enseigne exactement le contraire de la doctrine de Jésus, L'Église chrétienne authentique, celle qui possède le Saint-Esprit, est l'Église cathare.

L'Église de Rome est donc la Bête, la prostituée de Babylone; celui qui reste sous son obédience ne saurait être sauvé. Tout ce qui vient de cette Église est néfaste. Ses sacrements n'ont aucune valeur, bien plus, ce sont les pièges de Satan, car ils font croire aux hommes que des rites purement matériels, des gestes mécaniques peuvent apporter le salut. Ni l'eau du baptême ni le pain de l'hostie ne sauraient être des véhicules de l'Esprit, car ils sont matière impure. L'hostie ne peut être le corps du Christ, car, disent les prédicateurs cathares avec une ironie plutôt simpliste, si l'on réunissait toutes les hosties consacrées dans tous les pays depuis dix siècles, elles eussent formé un "corps" plus grand qu'une montagne.

La croix ne doit pas être un objet de vénération, bien au contraire: elle doit faire horreur, en tant qu'instrument de l'humiliation de Jésus; quand une poutre tombe et écrase le fils de la maison, on ne la met pas à la place d'honneur pour l'adorer et l'encenser. (Argument qui semble prouver que les cathares attachaient tout de même plus d'importance qu'on ne croit à la crucifixion, car pourquoi la croix ferait-elle horreur si Jésus n'avait pas, d'une façon ou d'une autre, réellement souffert?)

Si la croix est, par excellence, l'instrument du Diable, toutes les images, tous les objets que l'Église considère comme sacrés sont aussi l'œuvre du Malin, qui sous le nom de christianisme a instauré le règne du paganisme le plus abject: les images saintes sont autant d'idoles, les reliques encore bien moins que cela, des fragments d'os pourris, des bouts de bois ou de tissu ramassés n'importe où, et que d'habiles escrocs font passer pour des restes de corps bienheureux ou d'objets vénérés; ceux qui s'inclinent devant de tels objets adorent la matière, qui est œuvre du Démon. Du reste, les saints ont tous été des pécheurs, puisqu'ils ont servi l'Église du Diable, ils sont englobés dans la même condamnation que les justes de l'Ancien Testament, créatures et serviteurs du Dieu mauvais.

La Vierge n'a pas été la Mère de Jésus, puisque Jésus n'a jamais eu de corps; mais s'il a voulu, en apparence, naître d'elle, c'est qu'elle était, elle aussi, un être immatériel, un ange qui a pris les traits d'une femme. Elle n'est peut-être même qu'un symbole, le symbole de l'Église qui accueille en elle la parole de Dieu.

Ayant posé en principe la création du monde par l'esprit du mal, l'Église cathare ne pouvait que condamner d'emblée toutes les manifestations de la vie terrestre: tout ce qui n'est pas pur esprit est voué à la destruction totale et ne mérite ni amour ni respect. Si l'Église était la forme la plus visible du mal sur la terre, le pouvoir séculier était presque aussi coupable, puisqu'il fondait sa puissance sur la contrainte et souvent sur le meurtre (guerre et justice pénale). La famille est condamnable en tant que source d'attachements terrestres, et le mariage est de plus un crime contre l'Esprit, car il enlise l'homme dans la vie de la chair et risque de causer la perdition de nouvelles âmes en les précipitant dans la matière. Tout meurtre, fût-ce celui d'un animal, est un crime: celui qui tue enlève à une âme la chance de se réconcilier avec l'Esprit, et interrompt indûment le cours de sa pénitence: même logée dans le corps d'une bête, une âme a droit à des égards infinis car il lui reste peut-être une chance imprévisible de renaître dans une condition meilleure. Il ne faut donc jamais porter d'armes, pour ne pas risquer de tuer, même pour se défendre; il ne faut pas non plus manger de nourriture d'origine animale: celle-ci est essentiellement impure; même les laitages et les œufs, comme tout ce qui provient de la procréation, sont à éviter. Il ne faut jamais mentir, ni prononcer de serment; il ne faut pas posséder de biens terrestres. Mais même celui qui remplirait toutes ces conditions n'est pas sauvé pour autant: on ne peut être sauvé, c'est-à-dire réconcilié avec l'Esprit Saint, qu'en entrant dans l'Église cathare et en recevant l'imposition des mains d'un de ses ministres: là seulement l'homme renaît à nouveau, et peut espérer, après sa mort, entrer dans la béatitude divine, à moins que de nouveaux péchés ne le fassent tomber de nouveau dans les lacs du Démon.

Il n'y a pas d'enfer, puisque l'enfer n'est autre chose que la réincarnation dans un corps nouveau; mais une longue série d'existences mauvaises peut finir par ôter à une âme toute possibilité de salut. Il est aussi des âmes créées par le Démon, ce qui fait que certains êtres ne peuvent être sauvés; il est difficile de les distinguer des autres, mais on présume que les rois, empereurs, chefs de l'Église catholique font partie de ces hommes prédestinés à la damnation. Toutes les autres âmes doivent être sauvées et le supplice des réincarnations terrestres durera tant que toutes les âmes célestes n'auront pas trouvé la voie du salut. À la fin, le monde sensible disparaîtra, le soleil et les étoiles s'éteindront, le feu dévorera les eaux et les eaux éteindront le feu. Les âmes des démons périront dans le brasier et il n'y aura plus que joie éternelle en Dieu.

Ce résumé de la doctrine cathare tendrait à montrer que cette religion se séparait du christianisme traditionnel sur tant de points que l'on pourrait se demander comment des populations catholiques aient pu si facilement abandonner la foi de leurs pères pour une hérésie aussi manifeste.

Ici, deux remarques s'imposent: d'abord, le peuple, étant donné la carence de l'Église - dénoncée par les papes eux-mêmes - était souvent fort ignorant en matière d'orthodoxie religieuse. Ensuite, et c'est là un point sur lequel nous devons insister, les adversaires de la religion cathare avaient intérêt à souligner ses erreurs, et à leur accorder une importance qu'elles n'avaient peut-être pas aux yeux des cathares eux-mêmes, si bien que, sur beaucoup de points, il a pu s'agir de différences d'interprétation et d'expression plutôt que de véritables hérésies.

Il ne faut pas négliger le côté hétérodoxe de la religion cathare; mais il faut essayer de le remettre à sa vraie place. En examinant les faits, nous voyons que les erreurs les plus choquantes aux yeux des catholiques sont justement celles qui semblent découler logiquement de la doctrine orthodoxe de l'époque. C'est pourquoi elles étaient jugées si dangereuses.

En effet: le dualisme des cathares, que leurs ennemis ont exagéré à plaisir, n'était que le développement naturel de la croyance au Diable, dont l'importance était immense au moyen âge. Un manichéisme latent a toujours existé dans l'enseignement de l'Église. Le Diable est une réalité concrète, sa puissance est à tout moment attestée par les prédicateurs catholiques, qui ne manquent jamais de condamner comme œuvres du Diable toutes les manifestations de l'esprit profane, parfois les plus pures, telles la musique ou la danse. L'Église (du moins dans ses représentants les plus autorisés) était allée si loin dans ce sens que l'on ne voit pas ce que les cathares pouvaient encore y ajouter. La civilisation du moyen âge, civilisation de moines à son origine, n'avait que dégoût et mépris pour la matière; si elle ne la disait pas œuvre du Diable, elle agissait exactement comme si elle la croyait telle. Quand a-t-on vu, avant saint François d'Assise, un saint catholique chanter la beauté de la nature créée par Dieu? Quand voit-on les prêtres glorifier le mariage, s'extasier sur de petits enfants, vanter les joies terrestres? La plupart des fêtes et des coutumes religieuses où l'amour de la vie terrestre semble tenir une grande place sont des survivances, soit du paganisme, soit de la tradition hébraïque; l'apport purement chrétien à l'amour de la création est faible et purement théorique.

Telle n'est sans doute pas l'attitude de l'Église tout entière, mais celle de ses membres les plus purs, les plus vénérés, tel saint Bernard qui s'insurge non seulement contre la frivolité de la vie laïque, mais aussi contre la trop riche ornementation des églises: la beauté qui séduit les yeux ne sert qu'à détourner l'esprit de la méditation. À une époque où le besoin d'incarner, de matérialiser le sacré semble avoir été plus grand qu'à aucune autre, et où des villes et des régions entières se ruinaient pour édifier à la Vierge ou au saint local une maison à côté de laquelle les palais de rois étaient de pauvres masures, à cette époque même, tout catholique sincère estimait que le monde est irrémédiablement corrompu et qu'il n'y a d'autre voie de salut que le cloître. Entre un univers créé par le Diable et seulement toléré par Dieu, et un univers créé par Dieu mais entièrement corrompu, et dénaturé par le Diable, la différence n'est pas grande, du moins dans la pratique.

Les cathares condamnaient le mariage et la chair (à tel point qu'ils s'abstenaient de tout aliment provenant de la procréation). Nous allons voir que cette condamnation n'était pas absolue. Mais l'Église catholique elle-même avait à l'égard du mariage une attitude à peu près semblable: le mariage est interdit au prêtre, comme il l'est aux ministres cathares; il n'est toléré chez les fidèles que comme moyen de propagation de l'espèce et remède contre la concupiscence. Bien plus, à l'égard de la femme, l'attitude de l'Église catholique est bien plus dure que celles des cathares: quand on voit saint Pierre Damien vitupérer contre les concubines de clercs en les traitant d'"amorces de Satan, poison des âmes, voluptés de porcs gras, repaires d'esprits immondes", etc., on sent urne véritable horreur de la femme en tant que femme, éternel piège du Démon. Une condamnation à peine voilée et systématique de la chair et du mariage entraîne la négation implicite d'un monde où toute vie, à commencer par les herbes des champs, est soumise aux lois de la procréation. Quand les prêtres catholiques professaient, à l'encontre des cathares, qu'un homme peut être sauvé dans le mariage, ils ne le faisaient que par indulgence pour la faiblesse humaine. Or, nous allons le voir, il en était de même pour les cathares.

Si la vie, aux XIe et XIIe siècles, a connu un magnifique essor de l'art et de la civilisation, si elle semble avoir été, même parmi les pires misères, débordante d'intense et profonde joie de vivre (car les peuples étaient jeunes), on ne peut dire que la pensée consciente de l'Église ait été orientée dans ce sens. Comme le catharisme, le catholicisme était, de son propre aveu, une religion d'âmes, uniquement occupée à sauver des âmes. Si l'Église avait aussi un corps, matériel et trop matériel parfois, c'était sous la pression des circonstances et en contradiction avec sa propre doctrine.

Les dogmes catholiques qui choquaient le plus les cathares: ceux de la Trinité et de l'Incarnation, concernaient plutôt les théologiens et les philosophes que la masse des fidèles. Les cathares étaient, semble-t-il, réellement ariens, en ce sens qu'ils refusaient d'admettre l'égalité des trois personnes de la Trinité. Cependant, les mots du Credo: "et ex Patre natum ante omnia saecula", impliquent, malgré le consubstantialem, une certaine suprématie originelle du Père; pour les cathares aussi, Jésus était un Fils engendré avant tous les siècles, et nous ne savons si leurs adversaires ont exactement interprété leur pensée. Ce qui est certain, c'est que les cathares ont toujours manifesté une telle dévotion à la personne du Christ qu'aucun catholique ne pouvait aller plus loin; on peut douter de tout, sauf de leur "christianisme". En ce qui concerne l'Incarnation, la naissance miraculeuse de Jésus, la tradition apocryphe selon laquelle la virginité de Marie serait restée intacte après la Nativité, la Résurrection et l'Ascension n'étaient-elles pas propres à jeter le trouble dans les esprits? Les catholiques eux-mêmes semblaient reconnaître implicitement que le corps de Jésus était, d'une façon ou d'une autre, différent des corps humains.

En fait, ce qui était, dans la doctrine cathare, absolument inadmissible pour les catholiques, c'était la négation de l'Église catholique elle-même. Mais, et c'est là un point qui n'a peut-être pas été assez souligné, ce que cette religion apportait à ses fidèles, c'était le Christ et l'Évangile: le livre, le seul et le vrai livre, livre qui tenait lieu de croix et de calice, était l'Évangile, un évangile lu en langue vulgaire, accessible aux petits comme aux grands, rendu plus proche par d'incessantes prédications et controverses. De l'interprétation de l'Évangile par les cathares nous ne savons que ce qui en a transpercé dans les polémiques. Mais les prédicateurs qui s'adressaient à des fidèles n'en étaient plus au stade de la polémique. Leur religion rapprochait le Christ des fidèles parce qu'elle écartait le voile de dogmes, de traditions et de superstitions dont les siècles avaient fini par envelopper l'enseignement primitif. Il suffit de lire, par exemple, La Légende dorée, rédigée au XIIIe siècle mais rapportant des traditions orales ou écrites bien plus anciennes, pour se rendre compte à quel point la piété populaire avait souvent peu de rapport avec le christianisme.

L'Église était mal armée contre ce danger: elle décourageait les tentatives de traduction des livres saints. Le catholique le plus irréprochable devenait suspect d'hérésie s'il manifestait le désir de lire l'Évangile en langue vulgaire; et le latin était parfois ignoré par les prêtres eux-mêmes. La décadence de l'Église dans le Midi était telle que les prêtres n'enseignaient plus la religion; s'ils le faisaient, on ne les écoutait plus. L'Église avait enlevé la clef de la connaissance et pouvait d'autant moins lutter que l'adversaire la combattait au nom du Christ.

Bien plus, les cathares se réclamaient d'une tradition plus ancienne, donc plus pure et plus proche de l'enseignement des Apôtres que ne l'était celle de l'Église de Rome, et prétendaient être les seuls à avoir gardé l'Esprit Saint envoyé par le Christ à son Église; il semble bien qu'en partie, du moins, ils aient été dans le vrai: le rituel cathare, dont nous possédons actuellement deux textes datant du XIIIe siècle, montre (ainsi que le prouve Jean Guiraud dans son ouvrage sur l'Inquisition) que cette Église possédait sans doute des documents fort anciens, directement inspirés des traditions de l'Église primitive.

En effet, ainsi que le prouve Jean Guiraud en comparant les cérémonies de l'initiation et du baptême des catéchumènes de l'Église primitive et celles de l'initiation des cathares, il y a entre les deux traditions un parallélisme si constant qu'il ne saurait être fortuit. Le néophyte cathare, comme le catéchumène chrétien, devait être reçu par l'Église, après un temps de probation et après le suffrage des chefs de la communauté; tout comme l'admission dans l'Église cathare, le baptême, dans l'Église primitive, n'était accordé qu'aux adultes en pleine possession de leurs facultés et n'était souvent demandé par les croyants qu'à leur lit de mort. Le ministre qui reçoit le néophyte dans l'Église est appelé l'Ancien (senhor), traduction évidente de presbyter. L'acte de renonciation des catéchumènes à Satan est parallèle à celui de la renonciation des cathares à l'Église de Rome. À part l'onction par l'huile symbolisant le Saint-Esprit et l'immersion dans la piscine baptismale (sacrement trop liés à la matière et rejetés par les cathares qui ne gardent que l'imposition des mains), l'admission du catéchumène dans l'Église primitive est, en tous points, semblable à celle du postulant cathare dans sa nouvelle Église. Il en est de même pour la cérémonie de la confession du fidèle à l'Église et de la rémission des péchés par l'assemblée des cathares.

Certains inquisiteurs, en particulier Bernard Gui, au XIVe siècle, ont été frappés par ce qu'il y avait de chrétien dans les rites de l'Église hérétique et ont cru qu'il s'agissait en quelque sorte d'une "singerie" du baptême catholique; mieux renseignés qu'eux sur les coutumes de l'Église primitive, nous devons admettre que les cathares n'avaient fait que suivre une tradition plus ancienne que celle même de l'Église et qu'ils pouvaient prétendre avec quelque raison que c'était Rome qui était tombée dans l'"hérésie" en s'écartant de la pureté originelle de l'Église des Apôtres.

Le texte même du rituel, tel qu'il existe aujourd'hui, remonte certainement à une époque très ancienne (bien que les deux versions que l'on en possède, l'une en occitan, l'autre en latin, datent du XIIIe siècle). Ce texte a-t-il été apporté d'Orient et traduit par des missionnaires bulgares? Où, et dans quelles conditions s'est-il conservé et quelle en est l'origine exacte? Il est composé en grande partie de citations des Évangiles et des Épîtres, assez brièvement commentées, se référant sans cesse au Père, au Fils et au Saint-Esprit et à des épisodes de l'Évangile; il eût pu être approuvé par n'importe quel bon catholique et, en le lisant, on a l'impression de reconnaître la saveur et la vigueur du christianisme primitif, plutôt que les spéculations théologiques d'une secte à laquelle on attribue les doctrines les plus hétérodoxes.

Or, ce rituel, ce livre de prière et d'initiation, n'était pas destiné au vulgaire; il était l'expression la plus formelle, la plus sacrée de l'Église cathare, la traduction en paroles du sacrement suprême de cette Église. N'y trouvant rien qui impliqua, fût-ce de loin, le dualisme manichéen, la négation de l'Incarnation et de l'Eucharistie, la théorie de la métempsychose; y rencontrant même des affirmations contraires à la doctrine cathare sur le baptême de l'eau, nous devons conclure que ces textes sont très antérieurs au catharisme proprement dit. Mais le fait même que les cathares (qui ne manquaient ni de hardiesse ni de goût pour la spéculation théologique) n'aient rien voulu y modifier, montre que ce rituel exprimait bien leur doctrine telle qu'ils la concevaient et que les "erreurs" que leur reproche l'Église catholique n'étaient peut-être que des aspects secondaires de leur enseignement: une cosmogonie et une philosophie de l'univers et de la vie, plutôt qu'une véritable matière de foi.

Si l'on juge une religion à ses prières et à ses rites (ce qui est encore le meilleur moyen de juger de son essence véritable), le peu que nous savons de la religion cathare ne peut que nous forcer à nous incliner devant sa simplicité, sa sobriété, son élévation spirituelle. Ce "rituel" échappé à la destruction par miracle a infiniment plus de poids en lui-même que tout ce qui a été dit et écrit sur les cathares depuis des siècles, sur les affirmations de leurs adversaires.

III - ORGANISATION ET EXPANSION

La religion cathare cherchait à appliquer à la lettre les enseignements de sa doctrine. La voie du salut est étroite, et semble n'être réservée qu'à une minorité d'élus. Mais là, l'Église cathare rejoint d'une façon inattendue l'Église catholique, à la fois dans sa mansuétude pour les faibles et dans sa foi en la valeur absolue des sacrements: les cathares, tout comme les catholiques, posent, comme condition nécessaire du salut, un acte de caractère sacramentel - la réconciliation avec l'Esprit par l'imposition des mains donnée par des ministres du culte qui ont déjà reçu l'Esprit. Il ne s'agit pas là d'un geste symbolique; le rite du consolamentum a bien, pour les cathares, une vertu surnaturelle, il fait réellement descendre l'Esprit Saint sur la personne qui en est la bénéficiaire. Quel que soit l'état de sainteté de l'officiant, c'est bien l'acte matériel de l'imposition des mains qui confère l'Esprit Saint, et c'est cet acte qui est la clef et le centre de la vie de l'Église cathare.

Que les cathares admettent ou non le principe de la succession apostolique, ils soutiennent que l'Esprit ne peut être transmis que par des mains pures; mais ils posent comme postulat la pureté de leurs ministres, et les cas sont rares où le consolamentum est jugé sans valeur par suite de l'indignité de l'officiant. L'Esprit descend réellement sur l'homme qui le reçoit, et cet homme, dès lors, devient un "chrétien" et meurt à ce monde pour renaître à la vie de l'Esprit. Il doit se soumettre sans restrictions ni compromis à toutes les obligations imposées par la religion nouvelle, et ces obligations sont plus dures que celles d'un moine qui reçoit les ordres sacrés. Seule une infime minorité de croyants pouvait se résoudre à gagner son salut de cette façon-là. Mais l'Église cathare admet également le consolamentum à l'article de mort, et l'on voit donc un grand nombre de personnes recevoir le sacrement sans autres garanties de la pureté de leur foi que la conscience d'une mort prochaine. Le sacrement pouvait donc être accordé à des gens qui ne seraient pas, à priori, des élus et des purs, et là, la religion cathare semble encourir le reproche qu'elle fait au catholicisme: celui de faire du sacrement une opération mécanique, indépendante de l'état spirituel de celui qui la reçoit. Si le principe est essentiellement le même, du moins les cathares ont-ils su conférer à leur sacrement la majesté nécessaire, en faisant de lui un don précieux et unique qu'à moins du sacrifice total de sa vie à Dieu un homme ne peut obtenir qu'au moment où les souffrances l'ont déjà détaché du monde.

L'Esprit une fois descendu sur le croyant, celui-ci est déjà une créature nouvelle, à partir de ce moment la faute la plus légère devient un sacrilège qui risque de lui faire perdre l'Esprit dont il est "revêtu". En pratique, on a pu citer des cas de "parfaits" consolés plusieurs fois dans leur vie, à la suite soit de quelque faute, soit d'un affaiblissement de leur foi. Ceci semble prouver que ce sacrement n'avait pas le caractère inexorable qu'on lui prête habituellement.

Le consolamentum, qui correspondait à la fois aux sacrements du baptême, de l'eucharistie, de la confirmation, de l'ordre et de l'extrême-onction, était une cérémonie très simple. Il était précédé d'une longue période de probation ou d'initiation, et le postulant devait rester quelque temps - un an, parfois deux ans - dans une maison de parfaits où sa vocation était longuement éprouvée; c'était une sorte de période de noviciat, et il arrivait qu'à la fin de cette épreuve préparatoire le postulant se voyait refuser l'accès au consolamentum, si ses maîtres n'étaient pas sûrs de sa persévérance. S'il était jugé digne, il était présenté à la communauté qui devait l'élire, et se préparait au jour de sa consécration par de longs jeûnes, des veilles et une incessante prière.

Le jour venu, le postulant était introduit dans la salle commune où se réunissaient les fidèles - les cathares n'avaient pas de temples, et officiaient dans des maisons de particuliers, mais dans les villes, ils avaient leurs maisons à eux, spécialement consacrées au culte, à l'enseignement et aux soins des malades; dans ces maisons ils vivaient en communauté, chaque parfait devant faire abandon de ses biens à l'Église. Les grandes villes comptaient en général plusieurs de ces "maisons des hérétiques".

La salle où les fidèles se réunissaient pour la prière ne contenait aucun signe extérieur du culte. Les murs devaient en être nus, généralement peints à la chaux, le mobilier aussi simple que possible: quelques bancs, une table recouverte d'une nappe d'une blancheur immaculée, sur laquelle est posé le Livre, c'est-à-dire l'Évangile. Des essuie-mains, blancs également, sont aussi disposés sur cette table qui sert d'autel, et sur une autre table où sur un coffre se dressent une aiguière et une cuvette pour le lavement des mains. Seul ornement de cette salle austère, d'innombrables cierges blancs sont allumés, pour symboliser les flammes du Saint-Esprit descendu sur les apôtres le jour de la Pentecôte. En présence d'une assistance composée de croyants fidèles, le nouveau postulant est mené vers la table devant laquelle se tiennent les ministres du culte chargés de le recevoir, diacres ou simples parfaits, vêtus de leurs longues robes noires, symbole de leur séparation du monde. Le parfait qui officie et ses deux assistants se lavent les mains, afin de pouvoir toucher le texte sacré. La cérémonie commence.

L'officiant explique au postulant les dogmes de la religion qu'il va embrasser et les obligations auxquelles il devra se soumettre. Ensuite, il récite le Pater, en commentant chaque phrase, que le postulant devra répéter après lui. Ensuite, le futur parfait doit abjurer solennellement la foi catholique dans laquelle il avait été élevé, et demande, en se prosternant trois fois, le droit d'être reçu dans la vraie Église. Il doit "se rendre à Dieu et à l'Évangile". Il promet de ne plus manger désormais de viande, ni d'œufs, ni d'aucune nourriture d'origine animale, de s'abstenir à jamais de tout commerce charnel, de ne plus jamais mentir ni prononcer de serment, et de ne pas renoncer à sa foi par crainte de la mort par le feu, par l'eau ou de toute autre mort. Ensuite, il fait publiquement l'aveu de ses fautes et demande le pardon de l'assistance. Une fois absous, il doit renouveler solennellement les engagements qu'il vient de prendre. Là seulement, il est prêt à recevoir l'Esprit.

Le sacrement s'accomplit au moment où l'officiant place le texte sur la tête du postulant et où lui et ses assistants imposent les mains sur le futur parfait en priant Dieu de le recevoir et de lui envoyer l'Esprit Saint. Cet instant fait de l'homme une créature nouvelle, il est "né de l'Esprit".

L'assistance récite à haute voix le Pater, l'officiant lit ensuite les dix-sept premiers versets de l'Évangile de Jean: "Au commencement était le Verbe..." Puis il récite de nouveau le Pater.

Le nouvel élu reçoit le baiser de paix de l'officiant d'abord, de ses assistants ensuite. Il transmet ce baiser de paix à la personne de l'assistance qui se tient le plus près de lui, et cette salutation fraternelle, tel un flambeau qui passe de main en main, fait le tour de toute l'assistance jusqu'au dernier des fidèles présents. Si le postulant est une femme, le baiser de paix est remplacé par un geste plus symbolique: l'assistante touche l'épaule de la nouvelle parfaite avec l'Évangile et lui touche le coude avec le coude.

Le nouveau "consolé" portera désormais l'habit noir de ses frères, il sera un "revêtu", il ne devra plus quitter cet insigne visible de sa nouvelle dignité; plus tard, lorsque les persécutions obligeront les parfaits à la prudence, la vêture sera remplacée par un cordon que les hommes porteront autour du cou, les femmes autour de la ceinture, sous leurs vêtements. Mais l'importance même accordée à cette "vêture" (les "revêtus" sera le nom sous lequel on désignera le plus souvent les hérétiques parfaits) montre le caractère sacramentel et sacerdotal du consolamentum. Le consolé entrait en religion dans tous les sens du terme admis par les catholiques. Il abandonnait tous ses biens à la communauté, et commençait, à l'exemple du Christ et des apôtres, une vie errante, consacrée à la prière, la prédication et les œuvres de charité.

Le diacre ou l'évêque local désignait au nouveau parfait un camarade, choisi parmi les autres parfaits, et qui allait devenir son socius (ou sa socia s'il s'agissait d'une femme), le compagnon dont il ne devra plus se séparer et qui partagera désormais ses travaux et ses peines.

On a pu dire avec raison que l'Église cathare proprement dite se composait de ceux qui avaient eu part au sacrement; que c'était, en somme, une Église uniquement composée de prêtres. Notre postulant, qui a reçu le terrible privilège d'être admis parmi les parfaits, est à présent un "chrétien" séparé des autres; partout où il ira, les simples croyants devront l'"adorer", ou plutôt lui témoigner leur respect, en s'agenouillant ou en s'inclinant trois fois devant lui avec les paroles rituelles: "Priez Dieu pour qu'il fasse de moi un bon chrétien et qu'il me conduise à une bonne fin". Le parfait priera Dieu, mais ne répondra pas: "Priez pour moi, pécheur". L'égalité théorique qui existe entre tous les chrétiens orthodoxes, du pape au dernier des criminels, semble être absente de cette religion réaliste. D'après leur propre doctrine, les parfaits constituent en quelque sorte l'échelon supérieur de l'humanité, l'Esprit qui leur a été conféré par le sacrement n'habite pas, et ne peut habiter les âmes des non-consolés. (Il faut évidemment prendre le mot "parfait" dans son sens étymologique de "parachevé", "complet": l'homme étant corps, âme et esprit, les parfaits étaient les hommes qui, par la vertu du sacrement, étaient parvenus à retrouver leur "esprit", la partie divine d'eux-mêmes dont la chute originelle les avait privés). Nous nous trouvons devant le fait paradoxal d'une Église puissante, qui gagne sans cesse du terrain, qui compte parmi ses adhérents une bonne partie de la noblesse du pays, de la bourgeoisie, des artisans, qui a soumis à son influence des châteaux, des bourgs, des régions entières, et qui passe pour ne compter que quelques centaines, tout au plus quelques milliers de membres effectifs.

Nous reviendrons sur cette question des croyants et du rôle qu'ils jouaient dans cette Église qui, à priori, semblait leur accorder si peu d'importance. Il est certain qu'ici quelque chose nous échappe, car malgré cette distinction en apparence capitale entre le parfait et le simple croyant, nous verrons que la conduite de ces derniers est exactement celle qu'auraient eue de bons catholiques à l'égard de l'Église de Rome, et l'attitude des parfaits à l'égard des croyants ne diffère pas de l'attitude des prêtres soucieux de leurs devoirs envers leurs paroissiens. Dans le Languedoc, chaque province avait son évêque cathare, chaque ville ou localité importante son diacre: on n'institue pas des évêques et des diacres pour une poignée d'élus. Les évêques cathares se considéraient comme les pasteurs spirituels de grandes communautés, et montraient probablement plus de sollicitude envers leurs frères non encore initiés que ne le faisaient les évêques catholiques à l'égard de leurs fidèles, pour cette simple raison qu'une religion qui doit lutter pour son existence tient beaucoup plus compte de ses adhérents qu'une religion établie. Les croyants étaient loin de ressembler à un troupeau sans pasteurs, et ne devaient nullement se considérer comme privés de tout contact avec les choses spirituelles.

Mais il n'en reste pas moins vrai que ce sont les parfaits qui forment le noyau, l'âme vivante de l'Église cathare. Nous savons ce qu'ils ont été: des confesseurs, dans le sens où l'entend l'Église. Ces hommes triés sur le volet, choisis et ordonnés avec tant de circonspection que même dans une Église déjà prospère ils ne seront jamais qu'une infime minorité, ont forcé l'admiration de leurs pires ennemis. D'après le nombre des hérétiques brûlés pendant les années de croisade (on ne brûlait généralement que les parfaits), on peut juger qu'ils ont dû être plusieurs milliers dans le Midi de la France, en comptant ceux qui ont pu réussir à se cacher jusqu'au bout, ceux qui sont passés en Italie, ceux qui ont dû tomber victimes du hasard des massacres de la guerre. Or, dans toute l'histoire de la croisade et des années qui l'ont suivie, les historiens n'ont enregistré que trois cas d'abjuration de parfaits: encore le premier, le converti in extremis échappé par miracle au feu, n'était-il qu'un néophyte, non encore "consolé", le second, Pons Roger, converti par saint Dominique, n'est présumé avoir été un parfait qu'à cause de la rigueur de la pénitence imposée à lui par le saint. Le troisième est Guilhem de Solier, qui, en 1229, abjura pour ne pas être livré au bûcher, et acheta sa vie au prix de la dénonciation de ses frères. Si l'on songe à ce qu'est la mort par le feu, on est saisi d'étonnement quand on constate que sur des centaines d'hommes et de femmes menacés de cette mort, il ne se soit trouvé qu'un seul traître.

Mais les parfaits ne sont pas admirés pour leur courage, qui, avant la croisade, n'a pas encore donné sa pleine mesure. Leurs adversaires sont unanimes à reconnaître la pureté de leurs mœurs, et le pape et saint Dominique leur rendront un hommage éclatant le jour où ils décideront de lutter contre eux "avec leurs propres armes", et où le saint catholique s'en ira prêcher pieds nus et vivre d'aumônes, pour suivre le bon exemple donné par les prédicateurs hérétiques.

Les parfaits ne sont pas seulement les hommes austères qui gagnent l'admiration par leur mépris des biens de ce monde: le peuple leur a donné le surnom de "bons hommes", expression qui dans le langage actuel a perdu son vrai sens; c'étaient les hommes bons. Cette seule appellation semble apporter un démenti à ceux qui dépeignent le catharisme comme une religion triste, indifférente aux misères d'un monde qu'elle méprise. Ces maigres hommes vêtus de noir, avec leurs cheveux longs et leur visage pâle, ont frappé les imaginations moins par l'austérité de leurs mœurs que par leur bonté. Une austérité revêche et triste n'eût attiré personne. Ces hommes ou femmes qui s'en allaient, deux par deux, visiter villages, châteaux et faubourgs, provoquaient, partout où ils passaient, une vénération sans bornes; et le comte de Toulouse n'a fait qu'exprimer les sentiments répandus depuis longtemps dans le peuple le jour où, montrant un parfait mal vêtu et mutilé, il a dit: "J'aimerais mieux être cet homme-là que roi ou empereur17".

L'autorité morale de ces hommes est telle que l'Église n'ose que très timidement élever sa voix pour les accuser d'hypocrisie. Tout au plus les accuse-t-on de trop afficher leur ascétisme. Les bons hommes sont, en effet, des jeûneurs intraitables: ils ne se contentent pas de ne toucher à aucune nourriture "impure", d'observer trois carêmes par an durant lesquels ils jeûnent trois jours par semaine au pain et à l'eau, mais ils préféreront mourir plutôt que d'absorber fût-ce une miette d'un aliment défendu par leur religion. La pratique du jeûne, de tout temps répandue dans toutes les religions, mais beaucoup plus développée en Orient qu'en Occident, semble jouer dans la vie des parfaits un rôle tout particulier: en tout cas, pour le peuple comme pour l'Église, ils sont avant tout des hommes qui jeûnent. Kosma le Prêtre18 décrit déjà les bogomiles comme des gens au visage pâle, émacié, marqué par les privations.

Tels des yogis ou des fakirs, certains parfaits avaient une telle passion pour le jeûne poussé à l'extrême qu'on a pu les accuser de vouloir mettre fin à leurs jours: c'est ainsi que s'explique la légende de l'endura, ou mort volontaire par la grève de la faim (dont en fait on ne cite qu'un seul cas précis, au XIVe siècle, à l'époque où la religion cathare agonisante avait déjà perdu son vrai caractère). En réalité, les parfaits, qui avaient pour le meurtre une horreur si démesurée qu'on en a vu (tels ces hérétiques pendus en 1052 à Goslar, en Allemagne) qui ont préféré mourir plutôt que de tuer un poulet, ne pouvaient en aucune façon encourager le suicide: ces contempteurs de la vie terrestre avaient pour cette même vie un respect total, et ne permettaient pas à la volonté humaine, toujours mauvaise et arbitraire, d'intervenir par la violence dans le destin d'une âme en quête de son salut. Ces gens ne recherchaient pas le martyre, et leur courage devant la mort venait moins de leur indifférence à la vie que de l'ardeur de leur foi.

Les parfaits se distinguaient également par leur langage doux et grave et leur habitude de prier constamment et de parler sans cesse de Dieu; le même Kosma y voit une ruse habile et un trait d'orgueil: ils n'élèvent jamais la voix, ne disent jamais de paroles malsonnantes, ils n'ouvrent la bouche que pour des paroles pieuses, et prient en public en toutes occasions comme les hypocrites que dénonce le Seigneur. Ce sont des loups revêtus de peaux d'agneaux. C'est par leur piété indiscrète qu'ils séduisent les ignorants.

Il se peut que la pratique de la prière, chez les parfaits, ait obéi à des règles et des techniques particulières, probablement de tradition orientale. En tout cas, l'exemple souvent cité du parfait visité par Berbeguera, femme du seigneur de Puylaurens, qui restait sur sa chaise "immobile comme un tronc d'arbre, insensible à tout ce qui l'entourait"19, ferait penser à quelque saint homme hindou en extase. Mais il est évident qu'on ne conquiert pas les cœurs en restant assis immobile sur une chaise. Les parfaits étaient surtout réputés pour leurs œuvres de charité.

Pauvres eux-mêmes, ils disposaient des dons des fidèles pour secourir les malheureux; et quand ils n'avaient rien à donner, ils étaient là, apportant le réconfort de leur parole et de leur amitié, ne dédaignant pas la compagnie des plus déshérités. Ils étaient souvent médecins, ce qui semble paradoxal de la part d'hommes ayant un tel mépris du corps. Habile moyen de propagande, soit; mais on ne devient pas un bon médecin sans accorder quelque attention et quelque amour au corps que l'on soigne; la charité s'adresse au corps plutôt qu'à l'âme. Les procès de l'Inquisition citent le témoignage du chevalier Guilhem Dumier, qui, soigné avec dévouement par un médecin parfait, s'en vit abandonné le jour où il refusa d'abjurer la foi catholique. Le fait ne devait pas être très courant: des médecins qui auraient eu l'habitude d'agir ainsi eussent vite fait de perdre leur clientèle, et leurs futurs convertis du même coup.

Il en va de même pour le témoignage de la femme de Guillaume Viguier qui, bien que son mari veuille la convertir au catharisme "à coups de bâton20" (moyen de persuasion assez peu efficace), s'y refuse parce que les bons hommes lui ont dit que l'enfant dont elle était enceinte était un démon. Le mari et la femme devaient être assez ignorants et le "bon homme" ne péchait pas par excès de tact; mais il est évident que ce cas est une de ces exceptions qui confirment la règle: des prédicateurs qui tiendraient toujours un pareil langage à leurs paroissiennes ne se seraient pas acquis une réputation de bonté.

On reconnaît en général que la charité des parfaits ne s'adressait pas aux seuls adeptes de leur secte, et que c'était elle, au contraire, qui attirait les malheureux auxquels les ministres cathares venaient en aide. On peut tromper les grands et les savants, non le petit peuple: il n'accorde son amour ni à l'austérité ni à de belles paroles, mais à une bonté et une compassion qui viennent du fond du cœur.

Tous les témoignages s'accordent pour affirmer que c'est par leur exemple que les parfaits ont gagné les cœurs de leurs fidèles; du secret de leur vie spirituelle, du rayonnement de leur personnalité, rien ne nous reste que ce témoignage éclatant, mais imprécis, qu'est l'extraordinaire succès de leur apostolat.

Les causes secondaires qui ont favorisé l'expansion du mouvement cathare sont si nombreuses et si évidentes que leur seule énumération donnerait presque à croire que la nouvelle religion n'avait même pas besoin d'apôtres aussi admirables pour détourner les peuples du Midi de l'Église de Rome.

Son côté le plus spectaculaire, le plus révoltant pour le monde chrétien - le rejet absolu des dogmes de l'Église et même de ses symboles les plus sacrés, - a bouleversé jusqu'à l'horreur les pays où l'Église était forte et l'hérésie rare. Dans le Midi de la France les progrès de l'hérésie vont de pair avec la décadence de plus en plus grande de l'Église, et il est difficile de dire lequel des deux phénomènes détermine l'autre; ce que l'on sait des chefs de l'Église du Midi à l'époque de la croisade montre que de tels évêques eussent fait douter de la sainteté de l'Église les catholiques les plus fervents.

Voici ce que nous apprend Innocent III sur le clergé languedocien, et en particulier sur son chef, Bérenger II, archevêque de Narbonne: "Des aveugles, des chiens muets qui ne savent plus aboyer, des simoniaques qui vendent la justice, absolvent le riche et condamnent le pauvre. Ils n'observent même pas les lois de l'Église: ils cumulent les bénéfices et confient les sacerdoces et les dignités ecclésiastiques à des prêtres indignes, à des enfants illettrés. De là l'insolence des hérétiques, de là le mépris des seigneurs et du peuple pour Dieu et pour son Église. Les prélats sont dans cette région la fable des laïques. Mais la cause de tout le mal est dans l'archevêque de Narbonne: cet homme ne connaît d'autre Dieu que l'argent, il n'a qu'une bourse à la place du cœur. Depuis dix ans qu'il est en fonctions il n'a pas visité une seule fois sa province, pas même son propre diocèse. Il s'est fait donner cinq cents sous d'or pour consacrer l'évêque de Maguelonne, et lorsque nous lui avons demandé de lever des subsides pour le salut des chrétiens d'Orient, il a refusé de nous obéir. Quand une église vient à vaquer, il s'abstient de nommer un titulaire afin de profiter des revenus. Il a réduit de moitié le nombre des chanoines de Narbonne pour s'approprier les prébendes, et retient de même sous sa main les archidiaconés vacants. Dans son diocèse on voit les moines et les chanoines réguliers jeter le froc, prendre femme, vivre d'usure, se faire avocats, jongleurs ou médecins21". Ce tableau est si éloquent qu'il semble difficile d'y ajouter grand-chose; mais l'enquête menée par le pape révèle encore que l'archevêque a pour baile un chef de routiers aragonnais, c'est-à-dire un bandit des grands chemins. Le pape fulminera en vain contre Bérenger: cet intraitable vieillard, plus zélé pour la défense de ses intérêts que pour les affaires de son diocèse, tiendra tête aux légats pendant des années et ne se laissera déposer qu'en 1210, quand la croisade aura triomphé par la force des armes.

L'évêque de Toulouse, Raymond de Rabastens, issu d'un milieu hérétique, passe sa vie à guerroyer contre ses vassaux, et pour se procurer des ressources met en gage les terres du domaine épiscopal. Lorsqu'en 1206 il est enfin déposé pour simonie, Foulques de Marseille, abbé de Thoronet, son successeur, ne trouve dans la caisse de l'évêché que quatre-vingt-seize sous toulousains, et n'a même pas d'escorte pour mener ses mules à l'abreuvoir (l'autorité de l'évêque est si peu respectée qu'il n'ose pas envoyer ses mules à l'abreuvoir communal sans escorte armée). Il est littéralement traqué par les créanciers de son prédécesseur qui viennent le déranger jusque dans le chapitre. L'évêché de Toulouse, dit Guillaume de Puylaurens, "était mort".

Les conciles tenus dans le Languedoc à cette époque ordonnent aux abbés et évêques de porter la tonsure et le vêtement de leur ordre, leur défendent de porter des fourrures de luxe, de jouer aux jeux de hasard, de jurer, d'introduire à leur table histrions et musiciens; d'entendre matines dans leur lit, de causer de frivolités pendant l'office, et d'excommunier à tort et à travers. Il leur est recommandé de convoquer leur synode au moins une fois par an, de ne pas recevoir d'argent pour conférer les ordres, et de ne pas se faire payer pour célébrer des mariages illicites et casser des testaments légaux.

Quelle pouvait être l'attitude des laïques en face de prélats qui négligeaient leurs devoirs à ce point? On le sait: aucune personne respectable ne voulait plus destiner ses enfants à la prêtrise, et, d'après le témoignage de Guillaume de Puylaurens, "les fonctions ecclésiastiques inspiraient aux laïques un tel dédain qu'elles donnaient lieu à une forme de jurement, comme on le fait pour les Juifs. De même qu'on dit: "J'aimerais mieux être Juif", on disait: "J'aimerais mieux être chapelain que faire ceci ou cela". Les clercs, lorsqu'ils se montraient en public, cachaient leurs petites tonsures en ramenant vers le front les cheveux de derrière la tête. Rarement les chevaliers destinaient leurs enfants au sacerdoce: ils ne présentaient que les fils de leurs gens aux églises dont ils percevaient les dîmes. Les évêques tonsuraient ceux qu'ils pouvaient, selon le temps22..." Le bas clergé, recruté au hasard, négligé par les évêques, méprisé par le peuple, vivait dans des conditions si misérables que, d'après le témoignage d'Innocent III cité plus haut, les prêtres désertaient en masse le sacerdoce pour des métiers plus riches en possibilités.

Ce lamentable état de choses provoque les protestations indignées non seulement du pape mais aussi des abbés et évêques étrangers, en particulier de ceux qui sont de tradition cistercienne, tels Jean de Salisbury. Geoffroi de Vigeois ne ménage pas ses critiques au clergé régulier, il dit que les moines portent l'habit laïque, mangent de la viande, se disputent: "Je connais un monastère où régnent quatre abbés".

Quant à l'attitude des laïques, elle est plus sévère encore; les troubadours écrivent des sirventès pleines de colère et de railleries contre le luxe, la débauche, la vénalité des prélats. Leurs écuries, disent-ils, sont meilleures que celles des comtes, ils ne mangent que des poissons rares et des sauces aux épices coûteuses et offrent à leurs maîtresses des bijoux de prix. Ce sont des hypocrites qui s'indignent de choses aussi innocentes que la beauté des parures féminines et n'ont nul souci de charité ni de justice. Ils aiment le riche et oppriment le pauvre. Les attaques les plus violentes contre les mœurs de l'Église sont devenues un des lieux communs de la littérature satirique, et ceci dans les milieux ecclésiastiques eux-mêmes.

Beaucoup d'édifices religieux sont abandonnés, faute de prêtres desservants; dans certaines églises le peuple se réunit pour y organiser des danses et chanter des chansons profanes. Cet état de choses va d'ailleurs de pair avec l'importance grandissante de l'Église cathare et souvent les paroissiens qui abandonnent leur église vont écouter les sermons des bons hommes. Mais il faut tenir compte aussi d'un certain esprit d'indifférence religieuse qui avait fini par gagner le peuple, par suite de la négligence des clercs. Quant aux classes supérieures, quand elles n'étaient pas hérétiques, elles faisaient preuve d'une tolérance si grande qu'en cette époque de foi, elle ne pouvait que faire scandale. S'il y a eu dans cette société des catholiques sincères - ce qui est plus que certain, - leur catholicisme n'était pas celui du pape ni des légats ni celui de la masse des croyants des autres pays. Enfin, la noblesse surtout devait compter beaucoup de sceptiques ou d'indifférents qui, le plus sincèrement du monde, proclamaient que l'Empire de Rome et le pape ne sont rien à côté d'un baiser de leur dame.

Certes, il faut toujours se garder de prendre trop à la lettre les invectives des papes et des moines et les indignations des poètes satiriques: une Église qui pouvait encore se permettre un langage pareil et tolérer sans s'en émouvoir de telles attaques était une Église forte. Les diocèses du Languedoc n'étaient pas tous desservis par des évêques tels que Bérenger de Narbonne, les églises n'étaient pas toutes abandonnées et l'on peut soupçonner des chroniqueurs catholiques comme Guillaume de Puylaurens d'avoir un peu noirci le tableau pour montrer à quel point la croisade était nécessaire. On voit souvent un régime qui a triomphé par la force exagérer les tares de celui qui l'a précédé, et cela en toute bonne foi. Même à l'époque de la Croisade, le Midi de la France n'a pas dû manquer de paroisses paisibles desservies par de braves curés et les personnes qui assistaient à la messe dans les grandes cathédrales d'Albi et de Toulouse ne devaient pas être toutes remplies de mépris pour l'Église. Il n'en reste pas moins vrai que beaucoup de catholiques n'ont pas eu trop de mal à se détacher d'une Église affaiblie et discréditée.

Les faits cités plus haut montrent aussi que les populations touchées par l'apostolat des missionnaires cathares ne devaient pas posséder une instruction religieuse suffisante pour lutter contre les arguments de ces redoutables logiciens. On voit parmi les convertis des bourgeois, des nobles, parfois de grands seigneurs, des prêtres, des moines, des artisans, on n'y voit guère d'abbés, d'évêques, de théologiens, de docteurs de l'Église23. (Ceux-là, il est vrai, n'avaient guère d'intérêt à se convertir à l'hérésie, mais les conversions sont loin d'être toujours déterminées par l'intérêt). L'hérésie a triomphé autant grâce à l'ignorance religieuse d'une société laïcisée que grâce à la force de sa doctrine. Pour tout dire, cette hérésie manifeste pouvait apparaître à bien des catholiques sincères comme l'expression de l'orthodoxie la plus pure.

Enfin, quoi que l'on ait pu dire sur le caractère inhumain et aristocratique de cette religion d'élus, ses ministres étaient infiniment plus proches de leurs fidèles que ne l'étaient les pasteurs catholiques. Pauvres, ils se mêlaient à la vie du peuple et partageaient ses travaux; ils ne dédaignaient pas de s'asseoir devant un métier à tisser, ni d'aider les moissonneurs à ramasser le blé; ils redonnaient du courage aux plus pauvres par l'exemple d'une vie plus dure que celle du dernier des paysans. Ils représentaient pour leurs fidèles une force réelle, celle qui n'a pas besoin de pompe ni de cérémonies pour s'imposer. Ils étaient, comme ils le disaient eux-mêmes, l'Église d'Amour, ils ne faisaient violence à personne. Et leur Église devenait puissante et prospère dans le pays, parce que ceux qui se convertissaient à leur religion avaient le sentiment d'appartenir à une communauté plus riche de vie intérieure, plus vivante et plus unie que ne l'était l'Église catholique.

Nous savons peu de chose sur les "croyants" cathares; pas même leur nombre approximatif. Nous savons que la population de certains bourgs, de certains châteaux se composait entièrement d'hérétiques, que dans certaines régions, comme la vallée de l'Ariège, ils étaient nettement en majorité, que dans certaines corporations, ils étaient plus nombreux que dans d'autres - ainsi le mot de "tisserands" était-il un sobriquet populaire servant à désigner les hérétiques - mais tous comptes faits, cette masse croyante nous apparaît aujourd'hui comme quelque chose de beaucoup plus imprécis, de plus flottant, de plus désorganisé qu'elle ne l'était en réalité. La trace de l'organisation de cette Église ne trouve place dans aucun document officiel: la suite des événements montrera que ces gens n'avaient nul intérêt à se faire enregistrer officiellement comme hérétiques.

Cette organisation existait. D'abord, les provinces avaient chacune leur évêque, assisté d'un "fils majeur" et d'un "fils mineur"; avant de mourir l'évêque ordonnait son fils majeur pour lui succéder, le fils mineur devenait fils majeur, et l'assemblée des parfaits de la région élisait un nouveau fils mineur. Chaque localité importante avait son diacre, assisté d'un nombre plus ou moins grand de parfaits et de parfaites. On sait qu'ils ne furent jamais nombreux. Toute la partie administrative et financière de l'organisation de cette Église reposait sur les épaules de croyants qui vivaient encore dans le monde, depuis les riches commerçants auxquels étaient confiés les fonds nécessaires pour l'entretien des maisons communes, jusqu'aux hommes et femmes du peuple qui servaient de messagers, d'agents de liaison ou de guides. Partout où les bons hommes s'arrêtaient pour prêcher, ils trouvaient asile dans la maison d'un croyant fidèle, connu pour l'honnêteté de sa vie ou par son zèle pour sa religion. Quand on lit dans les procès verbaux de l'Inquisition que la maison d'un tel ou d'une telle avait reçu des parfaits, on peut supposer que les croyants jugés dignes de cet honneur n'étaient pas choisis au hasard et qu'ils constituaient déjà une certaine aristocratie dans la masse des fidèles.

Enfin, dans les maisons de la communauté vivait toujours un certain nombre de personnes désireuses de recevoir l'Esprit et dont la vie était consacrée à l'étude de l'enseignement de l'Église et à la prière; ceux-là, jeunes gens confiés aux parfaits par leurs parents souvent depuis la plus tendre enfance, ou convertis de tout âge, bien que non encore "consolés", n'entraient plus dans la catégorie des simples croyants. Il y avait aussi les croyants qui, tout en vivant dans le monde, observaient déjà une partie des règles imposées aux parfaits: la chasteté, le jeûne, la prière. Il y avait également - et c'était la majorité - ceux qui vivaient comme tout le monde et se contentaient d'assister au culte et de vénérer les bons hommes.

Ceux-là n'étaient, en théorie, soumis qu'à l'obligation de faire leur melioramentum ou vénération devant les bons hommes, cérémonie très simple qui consistait à s'incliner trois fois devant le parfait et de lui dire: "Priez Dieu pour qu'il fasse de moi un bon chrétien et qu'il m'accorde une bonne mort". Le parfait bénissait le croyant et disait: "Que Dieu fasse de toi un bon chrétien et qu'il te mène à une bonne mort". Le croyant n'avait pas d'autre obligation religieuse et pouvait même, par prudence, continuer à fréquenter les églises catholiques. Les croyants étaient des gens qui n'allaient plus à l'église, ou n'y allaient que par crainte ou par coutume. Et comme nous avons pu le voir, dans bien des paroisses ils n'avaient même pas besoin de le faire.

Ceux qui avaient une foi sincère, s'ils n'avaient pas de part au sacrement, faisaient régulièrement - en général une fois par mois - leur aparelhamentum ou mise au point: ils devaient faire publiquement l'aveu de leurs péchés et demander le pardon de Dieu. Ce n'était pas une véritable confession publique, mais une espèce d'acte de contrition rédigé en termes assez généraux pour comprendre tous les péchés, surtout ceux de paresse et de négligence à accomplir la volonté de Dieu. Le parfait officiant remet aux croyants leurs péchés et leur impose une pénitence faite de jeûnes et de prières. Les cathares prient beaucoup, mais leur prière consiste surtout à répéter le Pater en langue occitane (avec les mots "pain suprasubstantiel" pour "pain quotidien") et à méditer sur les commentaires de l'oraison dominicale. Il existe des prières cathares24, mais la vraie, la grande, la seule prière, celle qui est le centre du culte et la nourriture quotidienne du parfait comme du croyant, est toujours le Pater.

On voit donc que la vie du croyant cathare, malgré la non-participation aux sacrements, était une vie religieuse réelle, plus intense même, plus profonde que ne pouvait l'être la vie religieuse de la majorité des catholiques, grâce au simple fait que l'Église cathare était, sinon persécutée, du moins illégale et encore à moitié clandestine. Il est vrai que dans beaucoup de régions, elle ne l'était même plus; à l'époque de la Croisade, un grand nombre de personnes avait déjà dû se convertir au catharisme pour faire comme tout le monde et par intérêt. Mais la nouvelle Église gardait encore tout son caractère d'Église persécutée. L'homme qui se faisait hérétique par conviction pouvait retremper sa foi dans le souvenir de bûchers encore récents. À la fin du xiie siècle, la communauté cathare dispose de biens importants: non seulement les parfaits - hommes de milieux aisés pour la plupart - lui font abandon de leurs biens, mais beaucoup de croyants lèguent à leur lit de mort toute leur fortune à l'Église nouvelle; beaucoup de croyants riches et puissants font des donations aux bons hommes, et pas seulement des dons en argent, mais des terres, des maisons, des châteaux. Malgré la règle de pauvreté absolue qu'ils se sont imposée et dont ils ne dérogent pas, les parfaits acceptent tous les dons, qu'ils font administrer dans l'intérêt de leur Église. On les accuse même déjà de rapacité et d'avarice (leurs ennemis le font, du moins, leurs amis pas encore). C'est qu'en dehors des secours d'urgence aux pauvres, les communautés cathares doivent entretenir leurs "maisons", qui sont à la fois écoles, monastères et hôpitaux; ils fondent en outre des communautés ouvrières, en particulier de grands ateliers de tissage qui sont en même temps des centres d'éducation de la jeunesse et des maisons de préparation au noviciat. De plus, un très grand nombre de femmes nobles abandonnent leurs maisons et leurs biens à la communauté et fondent ainsi de véritables couvents où elles élèvent les filles de croyants nécessiteux et les filles de nobles qui veulent consacrer leurs enfants au service de Dieu. Dans les montagnes de l'Ariège se forment des ermitages où des veuves, des jeunes filles désireuses de garder une virginité perpétuelle et même des femmes mariées, qui se sont séparées de leurs maris pour mieux servir Dieu, se réunissent et vivent dans des grottes ou de petites cabanes isolées, s'abandonnant à la méditation et à la prière; et ces communautés de recluses acquièrent dans le pays une grande réputation de sainteté.

On a souvent remarqué l'importance du rôle joué par les femmes dans les communautés cathares. Ceci n'a rien de surprenant. D'abord, c'est là un fait constaté lors de l'apparition de toute religion nouvelle, un grand prédicateur déchaîne infailliblement une vague d'enthousiasme collectif - nous dirions presque hystérique - auquel les femmes sont plus sujettes que les hommes. Non seulement tout propagandiste zélé d'une nouvelle secte religieuse, mais même tout prêtre possédant une personnalité marquante, se voit aussitôt entouré d'un groupe de femmes exaltées et dévouées prêtes à accueillir tous ses discours comme paroles d'Évangile. N'oublions pas que, dans ce même Languedoc hérétique, ce sont les femmes, plus que les hommes, que la prédication de saint Dominique a touchées. Il en a été de même pour les parfaits cathares: les femmes ont, en général, été plus ardentes que les hommes dans leur acceptation de la nouvelle foi et ont souvent entraîné leurs maris, plus tièdes ou plus prudents.

De plus, dans le Midi de la France, la femme jouissait d'une indépendance morale plus grande que dans les pays du Nord. Si le respect de la femme était, depuis plus d'un siècle, un des lieux communs de la littérature, c'est que la femme avait su depuis longtemps se faire respecter. C'est du pays occitan que la tradition de l'amour courtois s'est répandue à travers toute l'Europe, et si les seigneurs du Midi n'étaient pas toujours chevaleresques dans leurs actes, ils l'étaient du moins en paroles. On se souvient de la fameuse phrase adressée par frère Étienne de Minia, compagnon de saint Dominique, à Esclarmonde, sœur du comte de Foix: "Allez filer votre quenouille, Madame, il ne vous sied pas de prendre la parole sur de telles matières25!" On imagine sans mal l'étonnement, le mépris indigné de cette très grande dame, souveraine sur ses terres, âgée, veuve, six fois mère, et parfaite vénérée de tous les croyants, remise ainsi à sa place par cette grossière apostrophe. Il fallait assurément être un étranger et un rustre pour se permettre un langage pareil. Les dames du Languedoc (pas plus que celles de France, d'ailleurs) ne tenaient nullement à être renvoyées à leurs quenouilles, elles étaient souvent plus cultivées que leurs maris. Il en était ainsi dans la société laïque; dans la société religieuse catholique elles étaient mineures par définition.

La religion cathare, en niant la réalité des sexes comme elle niait la réalité de toute vie chamelle, proclamait implicitement l'égalité de l'homme et de la femme. Il est vrai que le catholicisme ne la niait pas non plus, mais il restait, dans la pratique, une religion résolument anti-féministe. Le catharisme l'était infiniment moins: les femmes qui avaient reçu l'Esprit avaient, comme les hommes, le pouvoir de le transmettre par l'imposition des mains, bien qu'en général elles ne le fissent que dans les cas extrêmes, et beaucoup moins souvent que les hommes. On ne voit pas de femmes parmi les évêques et les diacres cathares; la part active de l'apostolat est réservée aux hommes, plus aptes à supporter les dangers et les fatigues d'une vie vagabonde. Les parfaites jouissent néanmoins d'une grande considération, et certaines sont considérées comme les véritables mères de leurs communautés.

Les femmes sont moins nombreuses que les hommes, parmi les parfaits; mais à peine moins. En parlant des hérétiques revêtus capturés par les croisés, les historiens de l'époque ne nous disent pas les chiffres exacts, mais il ne semble pas qu'il y ait eu une prédominance écrasante du côté des hommes. Ces "bonnes chrétiennes" exercent surtout leur apostolat auprès des femmes croyantes; comme nous l'avons vu, elles s'occupent beaucoup de l'éducation des filles, elles sont souvent aussi gardes-malades ou médecins, car les femmes, à cette époque, préfèrent être soignées par des femmes. Enfin, plus souvent que les parfaits, elles s'adonnent à la vie contemplative.

Les femmes simplement croyantes semblent en revanche avoir été plus nombreuses que les hommes, et en tout cas plus hardies. De la grande dame entourée de poètes et d'admirateurs à la veuve qui consacre sa vie aux prières et aux œuvres de bienfaisance, en passant par la femme du peuple qui sert les bons hommes à table et parcourt le pays en portant leurs messages, les femmes croyantes se font en général remarquer plus que les hommes, et ceci pour une raison assez évidente: les hommes, même croyants dans le fond du cœur, ont des obligations professionnelles, sociales, militaires, auxquelles ils ne peuvent renoncer. Dans une société où une grande partie des relations humaines reposait sur l'usage du serment, les hommes ne pouvaient professer trop ouvertement une religion qui défend le serment. Les femmes, plus libres sur ce point, pouvaient se consacrer à leur activité religieuse sans faillir à leurs autres obligations.

De plus, même avant la croisade, la simple prudence pouvait engager les hommes à ne pas faire trop parade de leurs convictions: si le comte et la majorité des grands féodaux du pays étaient favorables à l'hérésie, cela pouvait ne pas durer et l'Église de Rome était toujours puissante, et détenait une partie des fonctions administratives du pays. C'est pourquoi on voit souvent les hérétiques reçus dans les maisons des femmes (telles Blanche de Laurac, Guillelmine de Tonneins, Fabrissa de Mazeroles, Ferranda, Serrona, Na Baiona, etc.). Les pères, frères, maris sont ainsi couverts devant la loi, l'hérésie n'étant que tolérée, non reconnue officiellement. Ainsi verra-t-on plus tard le comte de Foix, protecteur des hérétiques, mari et frère de parfaites, rejeter toute responsabilité au sujet des agissements de sa sœur Esclarmonde, hérétique notoire: "Si ma sœur fut mauvaise femme et pécheresse, je ne dois point périr à cause de son péché...26" Ce qui ne veut pas dire que les hommes, à l'occasion, manifestaient moins de zèle pour leur foi que les femmes.

IV - ASPECTS SOCIAUX ET MORAUX DU CATHARISME

Ce qui a été dit au sujet de la moralité ou plutôt de l'immoralité des croyants cathares est assez important pour que l'on s'y arrête plus longuement, car la plupart des adversaires de la religion cathare l'ont précisément attaquée sur ce terrain. La valeur profonde d'une religion étant jugée par ses effets sur le comportement de ses fidèles, ceux qui avaient à lutter contre le catharisme ne pouvaient pas proclamer que cette hérésie rendait ses adhérents charitables et vertueux. C'est pourquoi ils parlent sans cesse de l'hypocrisie des parfaits et des mauvaises mœurs de leurs croyants.

Pour ce qui est des parfaits, leur attitude devant la mort les lave à jamais de tout soupçon d'hypocrisie; et pourtant leur austérité a paru si étrange aux contemporains catholiques qu'ils ont été maintes fois accusés de vices secrets et honteux, et notamment d'homosexualité (accusation qui s'explique par le fait que les parfaits, hommes ou femmes, vivaient deux par deux et ne se séparaient jamais de leur socius ou socia). Même en admettant la pureté des mœurs des parfaits, les polémistes catholiques la trouvent peu naturelle, et attribuent à ces ascètes des sentiments d'aigreur et d'envie à l'égard de ceux qui n'ont pas renoncé aux joies du monde; ce qui donnerait à croire que la majorité des prêtres et des moines de ce temps-là étaient très loin de pratiquer la chasteté et la pauvreté, car s'il en était autrement les vertus des ministres cathares n'eussent étonné personne.

Or, dans une société où même les clercs ne donnaient pas, tant s'en faut, l'exemple des vertus (ainsi qu'en témoignent les écrits des papes, abbés, évêques, sans parler de la littérature profane), peut-on croire que les laïcs pratiquaient une morale plus austère? Ce qu'on a dit de l'immoralité de certains croyants cathares devait s'appliquer tout aussi bien aux catholiques de leur temps, et la vie privée des grands seigneurs (on ne connaît guère celle des simples particuliers) montre que la licence des mœurs était générale; la société médiévale (celle du Midi en particulier) était aussi peu hypocrite que possible, et la vanité, la cupidité et la luxure n'étaient pas des vices qu'on fût tenu de dissimuler.

D'autre part, le reproche (souvent adressé aux parfaits) de fréquenter des gens peu recommandables rappelle trop celui que les pharisiens faisaient à Jésus pour qu'il puisse être vraiment pris au sérieux. De plus, dans leur zèle apostolique, ils devaient - comme le font les missionnaires chrétiens dans les pays où la religion officielle est fortement organisée - s'intéresser tout particulièrement aux déclassés, aux parias de toute espèce, gens de moralité incertaine, et que leur prédication n'arrivait sans doute pas toujours à amender. Et, la charité des parfaits étant bien connue, nombreux devaient être les parasites qui, sous prétexte de conversion, cherchaient près d'eux un refuge contre la misère. Mais ce n'est pas à ses éléments les plus faibles et les moins désintéressés que se juge une communauté.

Or, pour ce qui est des vrais croyants, de ceux qui se dévouaient corps et âme à leur Église, qui assistaient aux consolamenta, et recevaient chez eux les ministres de la secte, le principal grief relevé contre eux semble être le fait qu'ils vivaient avec des "concubines", et que certains avaient des bâtards. En effet, on cite souvent des croyants assistant à une cérémonie hérétique en compagnie de leurs concubines (amasia: maîtresse), "Willelmus Raimundi de Roqua et Amauda, amasia ejus; Petrus Aura et Boneta, amasia uxor ejus; Raimunda, amasia Othonis de Massabrac, etc.27". Or, pour l'Église catholique, toute femme non mariée à l'église était automatiquement une concubine; et les croyants cathares pouvaient avoir des raisons pour ne pas se marier dans une Église dont ils méprisaient les rites, tel justement le jeune Othon de Massabrac, chevalier de la garnison de Montségur, de famille cathare depuis trois ou quatre générations et proscrit comme tel à l'époque de l'Inquisition. Dans tous les cas, le fait de ne pas se marier à l'église n'est pas en soi une preuve de mauvaises mœurs, et à la fin du siècle dernier on a vu des femmes fort austères revendiquer avec fierté le droit au mariage civil. On sait qu'en général les adeptes des religions nouvelles ont plutôt tendance au puritanisme qu'au relâchement des mœurs.

D'autre part, les Inquisiteurs sont unanimes à constater que pour les hérétiques le mariage est un état satanique: "...Ils déclarent que connaître charnellement sa femme n'est pas une moindre faute qu'un commerce incestueux avec sa mère, sa fille ou sa sœur". (Bernard Gui28). Est-il certain que les parfaits, dans leurs sermons, aient cherché à répandre dans le peuple des vérités aussi dangereuses? Et de telles déclarations pouvaient-elles encourager les fidèles à commettre l'inceste avec leurs mères ou leurs filles? Il est plus que probable que des propos comme en cite B. Gui (s'ils sont authentiques) ne s'adressaient qu'aux initiés, c'est-à-dire aux parfaits eux-mêmes et à ceux qui aspiraient à l'initiation, hommes pour lesquels le mariage, et un mariage béni par Dieu, eût été un scandale aussi grand que le mariage d'un moine ou d'un prêtre pour les catholiques. L'Église catholique elle-même a admis de tout temps que pour un moine, les plus coupables faiblesses, pourvu qu'elles fussent passagères et suivies de repentir, sont moins graves qu'une consécration officielle et sacrilège du péché par le mariage. C'est dans ce sens-là qu'ils faut comprendre le rigorisme des parfaits.

On a reproché aux bons hommes de condamner la procréation en termes souvent violents et de déclarer une femme enceinte en état de péché et d'impureté; mais (comme le prouve la cérémonie des relevailles) l'Église catholique, elle aussi, admettait l'impureté essentielle de la procréation et de l'enfantement. Cependant, pour l'Église catholique, l'enfant était une grâce de Dieu et non une malédiction, car sa théologie admettait l'inexplicable mystère de l'amour de Dieu pour une matière même corrompue. Mais cette sagesse, qui avait sa source dans le judaïsme antique et peut-être dans certaines traditions païennes, l'Église elle-même avait bien du mal à la faire entrer dans un système de valeurs cohérent; le moyen âge, époque rationaliste et éprise de logique, semblait nier la possibilité d'une quatrième dimension, même chez Dieu.

Le reproche d'immoralité adressé aux croyants est d'autant plus singulier que, pour beaucoup d'entre eux (des femmes surtout), le mariage était un symbole de réconciliation avec l'Église: Covinens de Fanjeaux, convertie par saint Dominique, "abandonna leurs erreurs et se maria". "Bernarda vécut trois ans dans l'hérésie, mais ensuite elle se maria et eut deux enfants29..." On ne nous dit pas que ces jeunes filles menaient une mauvaise vie avant leur mariage, mais simplement qu'elles gardaient leur virginité. Il en est de même pour la jeune hérétique champenoise brûlée à Reims en 1175 30, convaincue de catharisme pour le seul fait qu'elle voulait à tout prix rester vierge. C'est donc par leur pureté, plutôt que par leur libertinage, que les cathares sincèrement croyants se faisaient remarquer.

Ce n'était là, dira-t-on, qu'une élite; et les autres? Il est probable, en effet, qu'un certain nombre de personnes, ardentes dans leur foi mais trop faibles pour résister aux tentations, aient abandonné l'état conjugal pour renoncer au monde, et soient ensuite tombées dans des fautes qui ont provoqué le scandale et jeté le discrédit sur leur communauté. Même si les parfaits ne se détournaient pas de ces brebis égarées, ils ne pouvaient avoir intérêt à favoriser l'immoralité, puisque c'est justement la licence des mœurs qu'ils dénonçaient le plus violemment chez les catholiques.

(Le cas de la jeune Rémoise est d'ailleurs assez caractéristique du point de vue de la mentalité des adversaires des cathares: Rodolphe, abbé de Coggeshall en Angleterre, raconte que l'archevêque de Reims se promenait un jour avec ses clercs aux environs de la ville et qu'un de ses clercs, Gervais Tilbury, apercevant une jeune fille qui marchait seule dans les vignes, vint à elle et se mit lui tenir des propos galants ("bien qu'il fût chanoine"); propos fort explicites, il faut le croire, puisque la jeune fille, "avec modestie et sérieusement, osant à peine le regarder", répond qu'elle ne peut se donner à lui, car "si je perdais ma virginité, mon corps se corromprait aussitôt et je serais vouée sans remède à l'éternelle damnation". À ce langage, le jeune clerc reconnaît une hérétique et la dénonce comme telle à l'archevêque qui survient avec sa suite. La jeune fille (ainsi que la femme qui l'a instruite) est condamnée au bûcher et meurt avec un courage qui provoque l'admiration des assistants. On ne sait ce qu'il faut admirer davantage dans cette histoire, l'héroïsme de cette martyre anonyme ou l'inconscience des juges et du chroniqueur qui trouvent tout naturel qu'un clerc cherche à séduire une jeune fille et se serve de sa propre impudence comme d'un argument contre sa victime. À qui donc pouvait jeter la pierre une Église où une telle décadence de mœurs était possible?)

La majorité des simples croyants ne semble donc pas avoir vécu plus mal que les catholiques. Bien mieux, à voir les listes des familles nobles (ces listes-là sont les seules qui client subsisté) qui adhéraient ouvertement au catharisme, il n'apparaît nullement que cette religion ait cherche en quoi que ce soit à nuire à la vie familiale en condamnant le mariage et la procréation; c'est au contraire sur de grandes familles, et sur des traditions transmises de père en fils, que reposait en grande partie l'édifice social de l'Église cathare. Cette liste fait surgir l'image d'un milieu où les liens de famille étaient puissants et respectés. Les croyants les plus zélés - forcés par les persécutions à se "convertir" - reconnaissent tous avoir été élevés dans la foi par leurs mères, grand-mères, oncles, tantes, etc.; ils marient leurs fils aux filles d'autres croyants, ils se font "consoler" chez leurs frères, ou leurs beaux-parents. Telles grandes dames, comme Blanche de Laurac, faisaient figure de véritables chefs de clan, avec leurs innombrables fils, filles, petits-fils, gendres, belles-filles, petites-filles, tous élevés dans une même ferveur pour la foi cathare. Les seigneurs de Niort, de Saint-Michel, de Festes, de Fanjeaux, de Mirepoix, de Castelbon, de Castelverdun, de Cabaret, de Miraval, etc., étaient notoirement hérétiques, et les dépositions des témoins citent sans cesse les divers membres des familles de ces seigneurs, à tous les degrés de parenté, ce qui fait penser que dans ce milieu (comme dans tout milieu féodal) le sens de la solidarité familiale était très fort. L'action dissolvante de la religion cathare ne semble pas s'être exercée sur ces familles, qui comptent cependant parmi les plus solidement acquises à l'hérésie, et ceci depuis des générations. Il serait donc absurde de prétendre que cette religion ait été un danger pour la société comme facteur de désagrégation de la famille.

Il est vrai que certaines femmes très pieuses se retiraient dans des couvents du vivant de leurs maris; en général, elles le faisaient dans un âge avancé, quand leurs enfants étaient déjà grands et mariés; le plus souvent, elles attendaient de devenir veuves, comme Blanche de Laurac, ou Esclarmonde de Foix, qui toutes deux avaient eu de nombreux enfants.

Un autre reproche (moins fréquent), que les catholiques ont pu faire aux cathares, est celui de pousser leurs fidèles à l'anarchie par leur mépris pour les pouvoirs publics, leur refus de la violence et de l'usage du serment. Ce reproche-là semble à première vue plus fondé que le précédent. Les cathares prêchaient, en effet, que l'autorité temporelle avait été établie non par Dieu, mais par Satan. Cependant, ni les cathares du Languedoc ni les vaudois (dont la morale était proche de celle des cathares) n'ont manifesté de tendances révolutionnaires, comme l'ont fait les bogomiles. Si les vaudois insistaient sur l'obligation de pauvreté pour leurs croyants, ce n'était nullement le cas des cathares dont les adeptes les plus zélés se trouvaient justement parmi les classes aisées de la population. En tout cas, les cathares ne poussaient pas leurs fidèles à une révolte ouverte contre les pouvoirs publics, estimant avec logique que dans un univers gouverné par le prince de ce monde aucune organisation sociale ne saurait être satisfaisante.

Cependant, les croyants, tout en vivant dans le monde, professaient une religion qui niait tous les principes sur lesquels était basée la société où ils vivaient. N'était-ce pas inévitable que leur sens de la discipline, des obligations envers leurs seigneurs ou envers les lois, en ait été ébranlé? Les croyants sincères, fussent-ils d'excellents citoyens, devaient, semble-t-il, s'acquitter de leurs devoirs civiques avec la conscience de remplir une tâche inutile et tout à fait secondaire. Mais l'Église catholique n'enseignait-elle pas elle-même à ses fidèles que la patrie céleste est d'un prix plus grand que la patrie terrestre? Accusait-on l'Église catholique de semer l'anarchie par de tels propos?

On relève contre les croyants diverses accusations, maintes fois répétées, et si Pierre des Vaux de Cernay est un témoin extrêmement partial, il ne doit pas se tromper tout à fait en prétendant que les croyants (credentes) s'adonnaient "à l'usure, aux rapines, aux homicides, parjures et toutes sortes de perversités". Il parle, évidemment, des seigneurs et chevaliers cathares. Il ne faut pas oublier que ces mêmes reproches étaient adressés à la noblesse de pays nullement suspects d'hérésie; et l'hostilité permanente entre le clerc et le noble nous donnerait la plus sinistre idée de la chevalerie catholique si nous n'avions, pour la juger, que les écrits des gens d'Église: quelques soldats du Christ mis à part, les chevaliers apparaissent comme des hommes livrés aux pires instincts, pleins de brutalité, assoiffés de luxe et d'honneurs, ne trouvant leur plaisir que dans les guerres et les rapines. La littérature laïque, de son côté, ignore ou méprise les clercs; les évêques (quand ils ne fracassent pas les crânes des Sarrasins comme Turpin) y sont, au mieux, des figurants décoratifs; et dans les pays les plus profondément catholiques, nobles et ecclésiastiques semblent vivre dans des mondes à part, rivaux et plutôt hostiles. Or, la noblesse du Midi de la France, sans être pire que celle des autres pays, ajoutait à ses nombreux défauts celui de mépriser ouvertement la religion catholique; comment s'étonner qu'elle ait encouru, de la part de gens d'Église, des reproches dont les clercs étaient déjà si prodigues envers les nobles catholiques?

Les barons du Nord ne respectaient pas toujours leurs serments et saisissaient la moindre occasion pour se révolter contre des suzerains qu'ils avaient juré sur l'Évangile de servir fidèlement. Ceux du Midi, quand ils étaient croyants cathares, donc adeptes d'une religion qui tenait tout serment pour illicite, devaient considérer les serments qu'ils étaient obligés de prêter comme de simples formalités, vides de toute valeur morale (ou du moins étaient-ils plus libres de le faire quand cela servait leurs intérêts). Peut-être ont-ils été plus souvent "parjures" que les hommes du Nord? Mais, d'autre part, leur religion condamnait toute espèce de mensonge, ce qui impliquait l'obligation de garder dans sa conduite une certaine droiture. La religion ne devait pousser à se parjurer que des gens qui l'eussent fait de toute façon. Cependant, même les plus honnêtes étaient souvent obligés d'entretenir des rapports avec l'Église catholique qui détenait une grande partie des fonctions officielles et administratives du pays, il y avait donc là forcément un encouragement à l'hypocrisie. Il est juste de dire que beaucoup de petits seigneurs avaient franchement et complètement rompu tout lien avec l'Église établie: dans le Toulousain, dans l'Ariège, le Carcassès, des villages, parfois des régions entières, avaient depuis longtemps abandonné le culte catholique; tous les habitants y recevaient le consolamentum à leur lit de mort, les parfaits célébraient leur culte dans les églises abandonnées, et l'on cite l'exemple du château de Termes où (avant l'arrivée des croisés) aucun service religieux n'avait été célébré depuis plus de vingt-cinq ans. Les seigneurs faidits (ceux qui abandonnèrent leurs terres à l'arrivée des croisés) étaient des croyants trop intransigeants pour simuler une soumission à l'Église; ils étaient nombreux. Il est logique de supposer que des hommes capables de sacrifier à leur foi leurs biens et leur sécurité n'étaient pas des gens adonnés à l'usure, aux rapines et à la débauche.

Les bourgeois des villes du Midi semblent avoir été des gens combatifs; les chevaliers, riches ou pauvres, quand ils ne passaient pas leur temps à la cour et aux fêtes, ne restaient pas les trois quarts de l'année à cultiver leur jardin, car la gestion de leurs domaines exigeait une lutte armée permanente contre les voisins, les bandits, voire des vassaux ou des bailes insoumis. Pas plus que l'Église catholique, l'Église cathare n'avait pas transformé les loups en agneaux; mais sans doute proclamait-elle avec plus de violence son horreur du meurtre: le croyant cathare ne pouvait jamais avoir la conscience de se battre pour une cause sainte. Il en fut du moins ainsi dans les premières années de la croisade.

Les cathares avaient la plus haute idée de la valeur et la dignité de la vie: ainsi, ils n'admettaient pas que le Dieu de l'Ancien Testament ait pu être bon, puisqu'il avait noyé tous les peuples de la terre lors du Déluge, fait périr le Pharaon et son armée, les habitants de Sodome, etc.; qu'il approuvait les meurtres et ordonnait aux Israélites de massacrer les populations de Canaan. Pour les catholiques, la mort des méchants ne semblait poser aucun problème; la morale des cathares était plus exigeante et plus nuancée. En se basant sur l'Évangile, ils condamnaient absolument la peine de mort et même toute peine afflictive et prétendaient que les criminels ne devaient pas être punis, mais soumis à un traitement qui pût les rendre meilleurs. Sans doute leur était-il facile de parler ainsi puisque la justice était entre les mains de leurs adversaires. Il n'en est pas moins troublant de constater que des doctrines aussi humaines étaient dénoncées par l'Église comme scandaleuses. Il est également compréhensible qu'elles aient pu séduire beaucoup de personnes, en un siècle qui apparaît, de ce fait, moins cruel et primaire que les observateurs superficiels ne le croient d'habitude.

Ceux qui écoutaient les sermons des parfaits devaient avoir une conscience de la solidarité humaine que n'avaient pas les chevaliers qui croyaient gagner le paradis en pourfendant des Sarrasins; il n'était pas immoral de proclamer que le meurtre d'un Sarrasin est un crime aussi grand que le meurtre d'un père ou d'un frère; ce n'était pas immoral, c'était peut-être imprudent. Nous verrons par la suite que la guerre forcera les parfaits à se départir de leur intransigeance et à permettre à leurs fidèles de se battre, sans doute même à les y encourager. Mais il n'est pas impossible que leur pacifisme n'ait été une des causes de la mollesse relative de la résistance des Occitans au début de la guerre.

V - LUTTE CONTRE "BABYLONE"

Ces quelques considérations nous montrent que la doctrine cathare pouvait présenter certains dangers du point de vue social, bien que l'examen objectif de la situation soit pratiquement impossible faute de données concrètes. Mais ce qui est certain, c'est que, dans le Languedoc, les pouvoirs publics, aussi bien que les princes et les barons, que les consuls et les grands bourgeois, ont été d'une manière générale favorables à l'hérésie. En fait, le caractère anarchique de cette religion inquiétait si peu les grands seigneurs et les consuls qu'ils y adhéraient eux-mêmes ou y faisaient adhérer leurs femmes et leurs sœurs. Si la religion cathare était combative, ce n'était pas contre les pouvoirs temporels, mais contre l'Église.

L'Église était, comme nous l'avons indiqué plus haut, la rivale et souvent l'ennemie de la noblesse, et ceci depuis des siècles. Si, au moyen des croisades, l'Église avait su mobiliser en partie à son profit l'ardeur guerrière et conquérante de la chevalerie, la noblesse non croisée était, dans tous les pays, à l'affût des biens de l'Église qu'elle convoitait par le droit du plus fort; l'Église, de son côté, enrichie de siècle en siècle par les donations, les testaments, les impôts de plus en plus nombreux qu'elle prélevait sur les villes et les campagnes, s'était en grande partie sécularisée. Elle gérait d'immenses domaines et entretenait des milices pour les défendre (on a vu que certains évêques, tel Bérenger de Narbonne, allaient jusqu'à faire ramasser leurs impôts par des capitaines de routiers; si ces cas étaient rares, ce seul détail indique que l'Église ne plaisantait pas sur le non-payement des dîmes). Par ces impôts, prélevés sur des populations déjà pauvres, l'Église faisait concurrence aux seigneurs; par ses richesses en terres et en châteaux elle irritait leur ambition, les hommes de guerre n'ayant souvent que mépris pour les tonsurés. Partout où ils le pouvaient les seigneurs entraient en procès ou même en guerre contre les évêchés ou abbayes. Les prélats (à la fin du XIIe siècle) commençaient à abuser des excommunications, qui restaient toujours un grave ennui d'ordre administratif mais ne provoquaient plus la terreur, et qui, bien souvent, demeuraient sans effet pour avoir été fulminées sans discernement.

Si dans des pays où nul ne cherchait à mettre en doute la doctrine de l'Église, il existait un antagonisme chronique entre la noblesse et l'Église, dans des pays où l'hérésie était puissante, cet antagonisme prenait l'aspect d'une guerre ouverte. Faut-il croire que c'est par intérêt et pour s'emparer des biens de l'Église que tels grands seigneurs étaient devenus hérétiques? Il est certain que les hauts barons du Languedoc et, en premier lieu le comte de Toulouse, étaient grands spoliateurs de biens d'Église. (Raymond VI reconnaît lui-même, en 1209, s'être livré à des actes de violence contre des moines et des abbés, avoir emprisonné l'évêque de Vaison, déposé l'évêque de Carpentras, confisqué des châteaux et des bourgs aux évêques de Vaison, de Cavaillon, de Rodez, aux abbés de Saint-Gilles, de Saint-Pons, de Saint-Thibéry, de Gaillac, de Clarac, etc.; ce qui prouve tout autant la rapacité du comte que l'extrême richesse des évêchés et des abbayes31). La noblesse, tout autant que le peuple, reprochait à l'Église sa richesse excessive et hors de proportion avec les services qu'elle rendait.

Les comtes de Toulouse et de Foix, les vicomtes de Béziers confisquaient les biens d'Église pour s'enrichir; d'autre part, ils faisaient des donations importantes à des églises et des abbayes. Cette façon d'agir semble dictée plutôt par des questions d'intérêts locaux et de relations personnelles que par une politique bien définie. Mais ce que l'apparition du catharisme (et plus tard du valdisme) avait provoqué ou plutôt révélé dans le Languedoc, c'était une haine profonde et active de l'Église catholique, haine qui trouvait un écho dans toutes les couches de la population.

Il serait faux de croire que la propagande des parfaits ait provoqué cette haine, qui devait être déjà assez forte puisque les attaques les plus violentes contre l'Église ont pu être favorablement accueillies par un grand nombre de catholiques. Bien plus, on a pu voir dans le caractère anticlérical de la prédication des cathares une des grandes raisons de leur succès, et cette explication (qui constitue en elle-même le plus terrible jugement qu'on puisse porter contre l'Église,) a été proposée par certains historiens catholiques, donc nullement suspects d'anticléricalisme. Mais si l'Église était, dans le Languedoc, impopulaire et incapable de remplir sa tâche, il faut dire que la propagande de ses adversaires fournissait parfois des armes aux passions les plus basses et provoquait des désordres et des scandales.

Telles confiscations de terres d'Église par de grands ou petits seigneurs pouvaient, somme toute, n'être qu'une réaction légitime contre les trop vastes appétits de certains prélats. Mais pour les pauvres gens qui poussaient un soupir de soulagement à l'idée de ne plus payer la dîme et les multiples redevances exigées pour les sacrements, l'abandon de l'ancienne foi ne pouvait être une question de sous; ceux qui se détournaient d'une Église en laquelle ils avaient cru, même vaguement et de mauvaise grâce, étaient poussés par une propagande souvent indiscrète à des actes odieux que les parfaits n'eussent sans doute pas approuvés, mais dont ils portent en partie la responsabilité. La foi nouvelle, après avoir pris racine dans le pays, y avait suscité un véritable fanatisme, qui n'était sans doute pas le fait de la majorité des croyants (puisqu'en général catholiques et hérétiques s'entendaient fort bien entre eux), mais qui ne saurait pas non plus être attribué aux seuls bandits des grands chemins.

Pierre des Vaux de Cernay cite le cas d'un nommé Hugues Faure, qui profana de la façon la plus grossière l'autel d'une église, le cas d'hérétiques de Béziers attaquant un prêtre et lui arrachant le calice pour le souiller32; les registres de l'Inquisition rapportent le cas d'un B. de Quiders urinant sur la tonsure d'un prêtre33; de tels faits devaient être rares, car les adversaires des hérétiques auraient eu intérêt à les signaler et n'en citent en fait que très peu. Mais le même Pierre des Vaux de Cernay nous raconte comment le comte de Foix, en litige avec les moines de Saint-Antonin, seigneurs de la ville de Pamiers, y envoie deux de ses chevaliers pour venger l'affront fait à une noble parfaite expulsée de la ville par les moines; ces chevaliers coupent un chanoine en morceaux, arrachant les yeux à un autre; après quoi, le comte lui-même fait irruption dans le monastère, fait la fête dans les locaux du couvent et y met le feu. Il en fait autant dans les locaux du couvent de Sainte-Marie après avoir assiégé les moines et les avoir réduits à se rendre par la faim et pillé l'église. Dans une autre église, il fait arracher bras et jambes à un crucifix et ses soldats s'en servent pour piler des épices; un de ses écuyers perce un crucifix de coups de lance en lui criant de se racheter34.

S'agit-il seulement de calomnies? C'est possible, mais si le catholique Raymond VI a pu être accusé d'avoir brûlé une église avec les personnes qui s'y trouvaient, de la part du comte de Foix de telles violences n'ont pas de quoi surprendre; dans ce cas, une telle conduite montre moins de brutalité que de véritable passion anticléricale; de tels actes sont inspirés par la haine la plus vive de l'Église catholique. Et si, plus tard, Raymond-Roger de Foix protestera devant le pape de son orthodoxie, il ne le fera sans doute que pour obéir à un mot d'ordre des siens; cet infatigable lutteur, cet ennemi redoutable des croisés devait être le représentant le plus marquant d'une certaine noblesse cathare, ardemment croyante, combative et fanatique.

Si des seigneurs comme le comte de Foix avaient le pouvoir de faire beaucoup de mal à l'Église, des croyants moins puissants mais aussi zélés ne brûlaient pas les couvents, ne les confisquaient pas pour y installer des parfaits, mais maltraitaient les prêtres et saccageaient églises et cimetières. À ceux-là, se joignaient sans doute un grand nombre de soldats vagabonds ou simplement d'énergumènes toujours heureux d'un prétexte de faire des dégâts; se prétendant hérétiques, ils pouvaient le faire sans encourir le blâme public. Les autorités, favorables à l'hérésie, ne réprimaient pas ce genre de délits; le peuple, fanatisé ou simplement hostile aux clercs, les approuvait. Les témoignages des contemporains sont formels: non seulement des régions entières étaient acquises à l'hérésie, mais dans celles qui passaient pour catholiques, il n'y eut pas de mouvements de révolte contre les sacrilèges commis par des hérétiques faux ou vrais.

La haine toute spéciale que les cathares professaient pour la croix (instrument du supplice de Dieu) et pour la messe (sacrilège suprême, puisqu'elle prenait pour le corps de Dieu une parcelle de vile matière destinée à se corrompre dans les entrailles des fidèles) les entraînait à des attaques violentes contre les dogmes les plus sacrés de l'Église catholique; et le seul fait que ces attaques ne semblaient plus révolter personne prouve à quel point l'Église était, dans ce pays, unanimement méprisée. Les villes restées catholiques n'ont pas cherche à défendre leur foi par des croisades locales et des massacres, ce qui est tout à leur honneur, mais montre surtout que dans le Languedoc c'était l'Église cathare qui était en fait la plus forte. Parmi les évêques et les abbés beaucoup étaient de familles hérétiques et montraient de l'indulgence pour l'hérésie. Curés et chanoines fraternisaient avec les croyants, même avec des parfaits, soit par opportunisme soit par sympathie pour une doctrine dont ils reconnaissaient la force morale. Et cependant, pour les cathares, l'Église était l'ennemie par excellence, Babylone et prostituée, siège de Satan et lieu de damnation, et ils ne pouvaient en aucune façon tolérer ce qu'ils appelaient ses superstitions et ses erreurs grossières.

Tous les témoignages concordent sur ce point: dans un pays catholique, où une importante partie des pouvoirs, des terres, des richesses était aux mains de l'Église, où tous les actes de la vie privée et publique étaient contrôlés et sanctionnés par l'Église, le peuple était soit indifférent, soit hostile à la religion catholique, et une nouvelle Église y était installée, favorisée, tolérée par tous, faisant déjà partie intégrante de la vie du pays, gagnant du terrain sans guerre civile, sans désordres spectaculaires; et cette Église avait pour but avoué la destruction de l'Église établie. Celle-ci, seule visée, seule menacée par ce puissant mouvement à la fois populaire et mystique, perdait peu à peu tout contact avec la vie profonde du pays et se cantonnait toujours davantage dans son rôle de caste sociale, préoccupée avant tout par la défense de ses intérêts.

À la veille des événements qui ont amené sur le Languedoc la catastrophe qui allait lui coûter son indépendance, l'Église ne représentait ni la justice, ni l'ordre, ni la paix, ni la charité, ni Dieu; elle représentait la papauté. La situation véritablement tragique où elle se trouvait placée allait l'amener à la plus effrayante confusion de valeurs et lui faire subordonner toute idée de morale à la défense de ses intérêts temporels.

Les historiens catholiques (aussi bien ceux du XIIIe siècle que ceux du XXe) ont tous insisté sur le fait que l'hérésie représentait un grave danger pour les pays qu'elle avait "infectés". Ce qui est parfaitement vrai et confirmé par les événements: ce danger n'était autre que la croisade elle-même. Ce danger était la menace d'une réaction violente de l'Église contre le péril qu'elle courait; car il ne faut pas oublier que, malgré ses nombreux abus de pouvoir, l'Église faisait partie intégrante de la société, qu'elle en était un des rouages principaux, de mauvaise qualité peut-être mais pratiquement irremplaçable. Même en confisquant ses richesses, princes et consuls se servaient d'elle et ne songeaient nullement à la supprimer; et, en même temps le sentiment populaire, alimenté par la foi cathare, la minait, la harcelait, la privait de plus en plus de sa raison d'être. Il serait faux de dire que l'esprit de tyrannie, d'intolérance, de sectarisme était uniquement du côté des catholiques: deux partis en lutte ouverte se contaminent mutuellement et progressivement. Les parfaits certains d'entre eux - n'en étaient qu'aux violences verbales; mais ils étaient déjà assez influents pour attirer à eux des fanatiques.

Peut-on imaginer, pour un instant, quelque pape animé de sentiments évangéliques qui eût, par une bulle, destitué et dépossédé abbés et évêques, les eût forcés à distribuer aux pauvres les biens de l'Église, à vivre d'aumônes et à prêcher sur les routes? À part ce remède radical qui eût entraîné les plus terribles désordres s'il avait pu être appliqué, par quel moyen pouvait-on réformer une Église dont le mal intérieur venait de sa puissance temporelle? La force des cathares venait en partie de leur relative pauvreté et leur irresponsabilité à l'égard des affaires publiques; et l'Église catholique était un administrateur, parfois dur et intéressé, mais expérimenté, contraint de faire face à des difficultés pratiques dont ses adversaires ne soupçonnaient même pas l'existence.

Le plus grand reproche que l'on puisse faire aux cathares est celui qu'à juste titre on a fait à leurs ennemis: celui d'intolérance religieuse. Ils n'ont pas traduit leurs adversaires en justice ni allumé de bûchers (ils n'en avaient ni les moyens ni le désir), mais ils ont dénigré et tourné en dérision une foi qui méritait en elle-même leur respect, et souvent sans discernement et de façon abusive. Sans doute, la faute en incombe-t-elle à la mauvaise conduite des prélats et des prêtres, à la dureté de l'administration ecclésiastique, au tempérament fougueux des gens du Midi; même aux temps du paganisme, les Pères de l'Église blâmaient parfois ceux qui insultaient le culte païen et profanaient les images des dieux.

Les cathares formaient, dans le Languedoc, une Église semi-officielle, une société qui n'était plus ni secrète ni clandestine, et comptait parmi ses adeptes de hauts barons et des gens du peuple. Leur Église n'était pas la seule Église hérétique de ce pays. En voulant renseigner ses lecteurs sur le Languedoc avant la croisade, Pierre des Vaux de Cernay reconnaît que certains des hérétiques du Midi, les vaudois, étaient "mauvais, mais beaucoup moins mauvais que les autres" et que "sur beaucoup de points, ils croient comme nous35". Les vaudois, moins nombreux que les cathares, gagnaient en général la faveur du petit peuple (bien qu'une des sœurs du comte de Foix ait été vaudoise). Leur prédication - ainsi que l'indique le témoignage cité ci-dessus - tendait à séduire des personnes révoltées par les abus de l'Église, mais restées fidèles au catholicisme. Elle était beaucoup moins révolutionnaire que celle des cathares, quant au dogme, mais professait une égale aversion de l'Église, de son organisation et de ses rites.

La secte des vaudois était d'origine récente: son fondateur, Pierre Valdo, commença sa prédication vers 1160, à Lyon; c'est pourquoi leur mouvement fut souvent désigné sous le nom de "Pauvres de Lyon" ou "Léonistes". Pierre Valdo, riche marchand de Lyon, était un homme pieux qui, désirant mieux connaître les saintes Écritures, en fit faire une traduction par un de ses amis, Étienne d'Anse; puis, Étienne étant mort dans un accident, Pierre Valdo en fut si bouleversé qu'il décida de se consacrer au service de Dieu: il vendit ses biens pour donner le produit de la vente aux pauvres, et ne vécut plus que pour la charité et pour la prédication; d'autres personnes l'imitèrent et une société pieuse se fonda ainsi, groupant des laies dont le but était de pratiquer la pauvreté absolue à l'exemple des apôtres et de prêcher la parole de Dieu au peuple.

Valdo eut de nombreux disciples qu'il envoya prêcher dans les bourgs et les villages des environs de Lyon, sur les places pupliques et jusque dans les églises. L'archevêque de Lyon, Jean de Bellesmains, s'inquiéta des progrès de ce mouvement populaire; c'était, en effet, un scandale que de voir de simples laïcs, peu instruits, idiotae et illiterati, et n'ayant reçu le mandat d'aucune autorité ecclésiastique, prendre sur eux de commenter à leur guise les saintes Écritures. À cette époque, le mouvement avait déjà gagné beaucoup d'adeptes. Lorsque, en 1180, l'archevêque interdit à Pierre Valdo et à ses disciples de prêcher, ceux-ci répondirent qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes et rappelèrent l'exemple de saint Pierre devant le sanhédrin. Ils continuèrent à prêcher et en appelèrent au pape, Lucius III, qui confirma la condamnation prononcée par Jean de Bellesmains. Trois ans plus tard, les Pauvre de Lyon sont déjà mentionnés comme hérétiques à côté des cathares, dans la constitution Ad Abolendam promulguée par ce pape à Vérone36.

De catholiques réfractaires aux autorités, les disciples de Pierre Valdo se trouvaient donc mués en hérétiques, et, de ce fait, leur "hérésie" ne fit que croître: peu à peu ils passèrent à la révolte ouverte contre les institutions de l'Église, puis contre son principe même. "Les hérétiques, écrit Bernard de Fontcaude dans son traité contre les vaudois, sont ceux qui adhèrent à une ancienne hérésie ou en fabriquent une nouvelle. Tels sont ceux qui déclarent qu'on ne doit obéissance ni aux prêtres ni à l'Église romaine quod dictu horribile est! mais uniquement à Dieu". La position des vaudois est ici clairement définie: ce sont des hommes qui ont fabriqué une hérésie nouvelle (contrairement aux cathares, assimilés aux manichéens) et leur hérésie consiste à ne pas obéir à l'Église romaine, mais uniquement à Dieu.

Les vaudois condamnaient l'Église en se basant sur ce principe que, les chefs de l'Église, étant corrompus, ne pouvaient être les véhicules de la grâce; rejetant le principe du sacerdoce, ils rejetaient également les autres sacrements, y compris le baptême et l'eucharistie. Ils en vinrent à nier tout le culte catholique, en même temps qu'une grande partie des dogmes: pas plus qu'à la présence réelle du Christ dans le sacrifice de la messe, ils ne croyaient à la communion des saints, ni au purgatoire; on ne devait prier que Jésus, seul Médiateur à l'exclusion des saints, et il ne fallait pas prier pour les morts, l'homme étant, dès l'instant où il quitte la terre, soit sauvé, soit damné. (Or, le culte des saints et les prières pour les morts tenaient au moyen âge une place immense, difficilement imaginable aujourd'hui37). Les vaudois se refusaient donc à célébrer les fêtes religieuses; toutefois, ils observaient les dimanches, les fêtes de la Vierge, celles des apôtres et des évangélistes.

Leur religion était donc une religion chrétienne, en partie orthodoxe, mais très simplifiée. Tout comme les catholiques, ils croyaient à l'inspiration divine de l'Ancien Testament; ils croyaient aux dogmes de la Trinité, de l'Incarnation, à la réalité de la Passion et de la Résurrection du Christ, à l'enfer, au jugement dernier; bref, à tous les articles du Credo qu'ils acceptaient suivant l'interprétation traditionnelle de l'Église (bien qu'ils ne récitassent pas le Credo, comme ils ne récitaient aucune prière adoptée par l'Église, à l'exception du Pater). Ils déclaraient que l'Église catholique était tombée dans l'hérésie par la faute du pape Sylvestre qui aurait été le fondateur de l'Église romaine, et que tout ce que l'Église avait promulgué et établi depuis le IVe siècle était faux et sans valeur.

L'hérésie des vaudois, malgré leur négation de certains dogmes fondamentaux tel celui de l'eucharistie, consiste ainsi presque uniquement dans le rejet absolu de l'Église romaine. Ce sont des réformateurs trop zélés plutôt que des hérétiques, ils ne semblent pas avoir inventé de doctrines nouvelles; bien qu'ils aient eu leurs professions de foi, leurs prières et leur littérature apologétique, leur pensée n'était ni aussi cohérente ni aussi constructive que celle des cathares. Leur succès fut grand surtout auprès des classes laborieuses qu'ils séduisaient par leur prédication de la pauvreté, leur amour du travail, et leur piété qui paraissait à bien des catholiques plus authentiquement chrétienne que celle de certains prêtres. Bien qu'ils fussent, depuis 1184, officiellement catalogués comme hérétiques, ils s'attiraient, même au début du XIIIe siècle, les sympathies de personnes catholiques qui voyaient en eux les "pauvres de Dieu", leur faisaient volontiers l'aumône et les laissaient chanter dans les églises38. Cependant, les papes dénonçaient les vaudois comme des hérétiques dangereux, aussi détestables que les cathares.

Le fait est que, dans le Languedoc du moins, ces deux mouvements hérétiques qui se ressemblaient si peu et s'affrontaient à l'occasion dans d'ardentes polémiques furent souvent si bien confondus qu'il est difficile de déterminer à quels hérétiques les autorités avaient affaire, dans telle ou telle localité (du moins en ce qui concerne les simples croyants). Cette confusion venait de ce que 1°les deux hérésies étant également hostiles à l'Église, celle-ci les mettait sur le même plan; 2°les vaudois, dont l'origine était récente, ont eu tendance à calquer leur organisation et leurs mœurs sur celles des cathares.

Tout comme ces derniers, les vaudois avaient leurs parfaits et leurs croyants; les parfaits étaient élevés à cette dignité par une cérémonie également appelée consolamentum, et qui consistait en l'imposition des mains, et était suivie de l'abandon des biens à la communauté, du vœu de pauvreté et de chasteté; sans avoir leurs évêques, les communautés de vaudois étaient dirigées par des supérieurs, des diacres et des prêtres, et leur organisation rappelait celle des ordres religieux. Elles avaient leurs maisons, qui ressemblaient à des couvents, où les parfaits vaudois pratiquaient le jeûne et s'adonnaient à l'étude et à la prière; leurs abstinences n'étaient pas aussi rigoureuses que celles des cathares ni fondées sur des bases dogmatiques; cependant, tout comme les cathares, les vaudois passaient pour de grands ascètes.

Ils consacraient leur vie à la prédication et surtout à l'interprétation des Écritures, qu'ils mettaient à la portée du peuple en faisant circuler un grand nombre de Bibles traduites en langue vulgaire. Bien qu'on eût reproché à certains d'entre eux leur ignorance, ils étaient avides d'instruire le peuple, et tout comme les cathares ils avaient leurs écoles, où ils expliquaient aux enfants les Évangiles et les Épîtres39.

Les parfaites vaudoises prêchaient également, le droit à la prédication étant reconnu à tout chrétien, en cela les vaudois étaient plus révolutionnaires que les cathares; chez ces derniers, en effet, les femmes semblent n'avoir exercé que très rarement l'office de la prédication.

Comme chez les cathares, leur principale et presque unique oraison était le Pater, qu'ils récitaient un certain nombre de fois (parfois trente à quarante fois), plusieurs fois par jour; à la différence des cathares, pour lesquels la confession n'était pratiquée que sous forme d'absolution publique des péchés par l'assemblée de l'Église, les vaudois pouvaient se confesser à un de leurs frères, et être absous.

Comme les cathares, enfin, les vaudois étaient très sévères pour l'Église romaine (qu'ils appelaient Babylone) et ne manquaient aucune occasion de flétrir ses "superstitions" et ses abus. En cela, du moins, ils faisaient cause commune avec les hérétiques, dont on les distinguait cependant dans le pays en leur donnant le sobriquet d'ensabatés (ensabatatz). Et il est fort probable que dans le Languedoc, où les cathares dominaient (les vaudois étaient surtout nombreux dans les Alpes et en Lombardie), les communautés vaudoises avaient fini par se laisser pénétrer par les idées et les coutumes des communautés cathares.

Dans le peuple des campagnes et parmi les artisans, il y eut sans doute beaucoup de vaudois; il y en avait moins dans les classes dirigeantes: à titre d'exemple, sur la liste des deux cent vingt-deux personnalités hérétiques dressée à Béziers en 1209, une dizaine de noms seulement sont accompagnés de la mention val (valdenses). Et si leurs adversaires eux-mêmes reconnaissent qu'ils étaient "beaucoup moins mauvais" que les autres, il ne semble pas que, lors des persécutions, une différence ait jamais été faite entre les cathares et les vaudois. L'Église cathare, la plus forte et la plus organisée, avait fini par couvrir de son ombre la petite Église vaudoise du Languedoc, et la guerre allait cimenter leur union dans le martyre commun.

À l'époque de la croisade, il semble bien qu'une grande partie de la population du Languedoc ait été hérétique ou du moins ouvertement sympathisante à l'hérésie. Encore n'est-ce pas sûr: elle n'était peut-être que tolérante; il n'était pas nécessaire d'être un adepte de la religion cathare pour se battre contre les croisés, ils suffisait d'être un honnête homme. Cette guerre de religion ne fut pas une guerre civile.

Notre dessein n'est pas de discuter de la valeur en soi de la religion cathare, mais uniquement de présenter une situation concrète: les faits, tel que nous les connaissons, montrent les progrès d'une religion jeune, forte de sa position de mouvement semi-clandestin, habile à s'implanter dans une société dont elle peut librement dénoncer les tares, n'y étant pas associée, face à une religion établie, sûre de ses privilèges, corrompue et discréditée par les compromis auxquels la défense de ses intérêts l'a depuis trop longtemps habituée.

L'Église de Rome ne pouvait pas plus s'empêcher de frapper l'hérésie aussi durement qu'elle l'a fait, qu'un homme dont les vêtements sont en flammes ne peut s'empêcher d'éteindre le feu par tous les moyens à sa portée. Il est vrai que même dans ce cas-là tous les moyens ne sont pas légitimes. Mais nous allons voir que l'Église, devenue au cours des siècles et sous la pression des circonstances une puissance totalitaire, donc oppressive, avait déjà tendance à ne considérer comme légitime que ce qui servait ses intérêts temporels.


15 Le schisme qui entraîna en 1054 la séparation définitive de l'Église de Byzance de celle de Rome ne fut que la constatation d'un état de fait: malgré l'identité des dogmes, les deux Églises, politiquement et historiquement séparées, n'avaient plus aucune raison de dépendre l'une de l'autre. Pour l'Occident, Rome était à présent le seul juge en matière de vérité religieuse; ce qui équivaut à dire qu'elle détenait le monopole de la vérité.

16 Interrogatio Johannis ou Cène secrète, document publié dans la Coll. Doat, vol. XXXVI, fos 27 et suiv. et Liber de duobus principiis (Un traité manichéen du XIIIe siècle, "Liber de duobus principiis", publ. par le P. Dondaine, Instituto Storico Dominicano, S. Sabina, Roraa, 1939).

17 Pierre des Vaux de Cernay, ch. IV.

18 Prêtre bulgare du xe siècle, auteur d'un Traité contre les Bogomiles (édité par le P. Joseph Gafort, Theologia antibogomilistica cosmae presbiteri. Rome, 1942).

19 Douais, Les Albigeois, p. 10.

20 Bibl. de Toulouse, ras. 609, f° 239.

21 Innocent III, Épître, t. VII, p. 79.

22 Guillaume de Puylaurens. Prologue.

23 Cependant, un des prédicateurs cathares les plus renommés en Languedoc à l'époque de la croisade était Guillaume, qui fut doyen du chapitre de Nevers (connu sous le nom de Théodoric).

24 V. infra, appendice III.

25 Guillaume de Puylaurens, ch. VIII.

26 "Chanson de la Croisade", CXLV, 3292-3293.

27 Doat, t. XXIV, pp. 59-60.

28 Bernard Gui, Practica Inquisitionis, p. 130.

29 Bibl. de Toulouse, ms. 609. Doat, T. XXII, p. 15.

30 Dom Bouquet, "Chronicon" de Rodolphe, abbé de Coggeshall, t. XVIII, p. 59.

31 Dom Vaissette, "Histoire du Languedoc", éd. Molinier, t. VI, p. 227.

32 Pierre des Vaux de Cernay, ch. 4.

33 Bibl. de Toulouse, ms. 609, f° 130.

34 Pierre des Vaux de Cernay, ch. 46.

35 Pierre des Vaux de Cernay, ch. II.

36 Mansi Concil, t. XXII, col. 477.

37 Il ne faut pas oublier que l'administration des sacrements (baptême, mariage, extrême-onction) et surtout les messes pour les morts, constituaient une des grandes sources des revenus de l'Église.

38 Douais, t. II, p. 109.

39 Bernard Gui, Practica Inquisitionis, t. I, p. 63.

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