CHAPITRE IV

LA CAMPAGNE DE 1209

En juin 1209 Raymond VI est flagellé à Saint-Gilles et fait sa réconciliation solennelle avec l'Église. L'armée des pèlerins-guerriers qui se sont levés à l'appel du pape a terminé ses préparatifs, se rassemble à Lyon et le départ est fixé pour la Saint-Jean (24 juin). Ayant perdu tout espoir d'éviter la guerre le comte joue sa dernière carte: il prend lui-même la croix.

La guerre, déclarée en fait au lendemain de la mort de Pierre de Castelnau, va entrer dans sa phase active: l'armée croisée est prête au combat et ne peut plus tarder à se mettre en marche. Les croisés prennent la croix pour quarante jours de campagne effective, les chefs de l'armée n'ont donc pas de temps à perdre.

Leurs adversaires, au cours de l'hiver 1208-1209, semblent ne pas trop croire à la réalité du danger et n'ont pas organisé de système de défense; bien au contraire, ils s'entendent mal entre eux, hésitent jusqu'au dernier moment sur l'attitude à prendre, espèrent toujours désarmer le pape et ses représentants par des promesses de soumission. Selon la "Chanson de la Croisade"51, le comte de Toulouse aurait vainement supplié son neveu, le vicomte de Béziers, "de ne pas lui faire la guerre, de ne pas lui mouvoir querelle, et que tous deux soient à la défense", et le vicomte aurait répondu "non par oui, mais par non"; les deux barons se seraient séparés en mauvais termes, fait qui n'a rien d'étonnant si l'on songe que les maisons de Béziers et de Toulouse étaient en état de désaccord et de rivalité permanente depuis des générations.

Les historiens qui n'ont pas manqué de déplorer cette absence d'union entre les dirigeants du pays devant le danger semblent oublier combien la situation de ces hommes était équivoque et difficile: en juin 1209, ils ne pouvaient prévoir la tournure que prendraient les événements; ils étaient attaqués, non par une puissance étrangère, mais par des soldats de Dieu; la guerre leur était déclarée par le chef de leur propre Église, leurs adversaires avaient des alliés puissants et nombreux sur leur territoire même. D'autre part, les rois d'Occident, leurs suzerains directs ou indirects, s'en tenaient à une attitude de neutralité plutôt énigmatique, et, s'ils ne faisaient rien pour seconder la croisade, ils ne semblaient pas non plus s'y opposer.

Il faut donc penser que l'attitude des barons méridionaux était le résultat d'une sorte de prudence élémentaire: bouger le moins possible, plier sous l'orage, afin de s'en tirer avec le minimum de dégâts. Le comte de Toulouse, qui semble avoir le mieux compris le danger que présentait une lutte ouverte contre l'Église, passe dans le camp de ses propres ennemis, et met ainsi ses domaines - foyer notoire d'hérésie - sous la protection de la loi qui déclare intangibles les biens des croisés. Les plus puissants de ses vassaux ne vont pas aussi loin dans la voie de la soumission et se préparent à la résistance. Ils s'y préparent en fait assez mal, non par manque de courage ni de moyens, sans doute, mais parce qu'une guerre déclarée à l'hérésie était encore quelque chose de trop imprécis, de trop incertain pour qu'il fût possible de compter sur la loyauté absolue de leurs vassaux, lesquels n'avaient déjà que trop tendance à désobéir et à se révolter au moindre prétexte.

L'armée croisée entra donc dans un pays qui ne voulait pas la guerre, n'y était pas préparé, et espérait jusqu'au dernier moment l'éviter en retirant à l'adversaire tout prétexte de se battre.

I - LA GUERRE MÉDIÉVALE

Mais les croisés étaient bien décidés à se battre.

Or, qu'était la guerre à cette époque qui ignorait les bombardements, les canons, et le service militaire obligatoire? Avant d'entreprendre de décrire ce que fut cette guerre-là, il faut essayer de nous faire une idée de ce qu'étaient les dangers qu'une guerre faisait courir à un pays, à son armée, à son peuple, à son économie et à l'ensemble de sa vie sociale. Si nos aïeux ne possédaient pas les moyens techniques de destruction dont nous disposons, ce serait leur faire injure que de croire que la guerre était moins cruelle à cette époque-là qu'elle ne l'est aujourd'hui, et qu'ils ne disposaient pas, pour terroriser leurs adversaires, d'armes plus efficaces encore que les nôtres.

Il est vrai que les batailles en rase campagne étaient infiniment moins meurtrières qu'elles ne le sont de nos jours, même si l'on tient compte de l'infériorité numérique des populations de ce temps-là, comparées à celles de notre époque. Une armée de vingt mille hommes était déjà une très grande armée; celle de la Ire Croisade en Albigeois ne devait sans doute pas compter beaucoup plus de combattants, probablement moins. L'imprécision dont témoignent la plupart des historiens de l'époque quant au nombre des effectifs militaires de telle ou telle armée vient du fait qu'ils évaluent le plus souvent une armée par le nombre des chevaliers; or, un chevalier constituait une unité militaire fort variable, et pouvait avoir avec lui aussi bien trente hommes que quatre. Chaque chevalier est accompagné d'une petite équipe de combattants à cheval et à pied, qui sont souvent ses parents ou ses amis, et en tout cas des vassaux d'une fidélité éprouvée. Écuyers ou sergents, ces hommes agissent dans la bataille de concert avec leur chef, et si la notion de discipline militaire est assez faible au XIIIe siècle, celle de la camaraderie de combat entre le chevalier et ses compagnons garde encore, surtout chez la noblesse du Nord, une valeur presque mystique; et bien des hommes totalement indifférents à la cause qu'ils défendent accompliront des prodiges de bravoure pour soutenir la réputation du seigneur dont ils sont les hommes-liges. La chevalerie est donc le corps d'élite de toute armée, dont la puissance est, de ce fait, évaluée autant par le nombre que par la qualité de ses chevaliers.

La guerre médiévale est une guerre ostensiblement aristocratique: le combattant qui compte est le chevalier, personnage qui est bien forcé de payer de sa personne, mais est, à cause de cela même, moins exposé au danger que les autres; son armure le protège si bien que flèches et même coups de lance et d'épée peuvent pleuvoir sur lui sans le blesser: ainsi le chroniqueur-poète Ambroise décrit-il le roi Richard revenant d'une bataille si couvert de flèches qu'il ressemble à un hérisson. Or, si légères que fussent ces flèches, une seule pouvait tuer un homme non pourvu d'une cotte de mailles, et la cotte de mailles était une pièce chère, relativement rare, réservée l'élite des combattants. Le haubert du chevalier recouvrait tout le corps, la cotte de l'écuyer n'arrivait pas au genou, le simple sergent d'armes portait une broigne, tunique faite de plaques de cuir, solide, bien entendu, mais qui ne résistait pas au tranchant de l'épée. Le valet de pied ne pouvait porter qu'un écu long de 1,5 m; l'équipement défensif du fantassin était assez sommaire. Peu meurtriers pour les chevaliers et même pour leurs hommes à cheval, les combats le sont pour le gros de l'armée, pour le combattant anonyme, le valet, le sergent, dont les cadavres recouvrent les champs de bataille et les alentours des villes assiégées.

À côtés des unités régulières, bataillons ou petites compagnies dont les chevaliers ont personnellement la charge, l'armée médiévale compte les troupes auxiliaires sur lesquelles repose le côté technique de la guerre; ce sont, tout d'abord, des professionnels, spécialisés dans les divers métiers militaires, archers, arbalétriers, sapeurs, mineurs, préposés aux machines, dont les plus qualifiés font leur métier aussi honnêtement que n'importe quel autre, servant ceux qui les paient avec une fidélité exemplaire.

Plus bas dans la hiérarchie militaire, mais élément de première importance dans la conduite des opérations, aussi bien dans les batailles rangées qu'au cours des sièges, les routiers (compagnies de mercenaires qui forment le gros des piétons de l'armée) sont l'arme la plus terrible dont puissent disposer les chefs militaires de l'époque, l'arme reconnue comme inhumaine, mise hors la loi et pratiquement employée par tout le monde. Si pour la chevalerie la guerre est avant tout une occasion de se couvrir de gloire ou de défendre des causes plus ou moins nobles, pour le peuple la guerre est la terreur du routier. Il est impossible de parler de la guerre au moyen âge sans s'arrêter un instant sur la grande misère et l'horreur sans nom qu'évoque la seule pensée de cet être sans Dieu, sans loi, sans droits, sans pitié et sans peur qu'est le routier. Craint à l'égal d'un chien enragé, il est traité comme tel non seulement par ses adversaires, mais souvent aussi par ceux qui se servent de lui. Son seul nom sert d'explication naturelle à toutes les cruautés, à tous les sacrilèges, il semble être sur terre l'image vivante de l'enfer.

Ces grandes compagnies n'avaient pas encore l'importance qu'elles allaient prendre pendant la guerre de Cent Ans; elles étaient déjà un fléau public, et un des principaux griefs adressés par le pape à Raymond VI portait sur le fait que le comte faisait appel aux routiers pour ses guerres privées. Raymond VI et ses vassaux manquaient de soldats: les routiers formaient une bonne partie des effectifs de leurs armées; les routiers, bandits d'autant plus redoutables qu'ils étaient soldats de profession, exerçaient un chantage perpétuel sur les barons qui les employaient, car s'ils n'étaient pas payés, ils menaçaient de piller les terres de ces mêmes barons. En cas de guerre ils pillaient le pays conquis, disputant le butin à l'armée régulière, et les victoires se terminaient souvent par des bagarres entre la chevalerie et les ribauds. Nous verrons que l'armée croisée, toute armée de Dieu qu'elle était, se servait elle-même de ces troupes de routiers dont on défendait l'emploi au comte de Toulouse.

Les chefs et les contingents les mieux entraînés de ces troupes se composaient en général d'hommes étrangers aux pays où ils faisaient la guerre, et en France les routiers les plus fréquemment employés étaient des Basques, des Aragonais et des Brabançons; mais à une époque où les guerres, les incendies et les famines lançaient sans cesse sur les grand routes des garçons décidés à se procurer leur subsistance par tous les moyens, les compagnies vagabondes recrutaient dans leurs rangs une bonne partie des têtes brûlées, des révoltés, des chercheurs d'aventure des pays par lesquels elles passaient.

Ces bandes d'hommes mal armés, souvent déguenillés, pieds nus, sans ordre, sans discipline, n'obéissant qu'à leurs propres chefs, présentaient, du point de vue militaire, deux avantages immenses: d'abord, ils étaient réputés pour leur mépris absolu de la mort; ces gens qui n'avaient rien à perdre se précipitaient au-devant du danger avec une frénésie que rien, n'arrêtait. Ils formaient des bataillons de choc, d'autant plus faciles à utiliser que personne n'éprouvait de scrupule à les sacrifier. Mais, surtout, ils inspiraient une terreur sans bornes à la population civile: ces hommes qui ne respectaient pas Dieu organisaient des orgies dans les églises et mutilaient des images saintes, et ne se contentaient pas de piller et de violer; ils massacraient et torturaient par pur plaisir, jouaient à rôtir à petit feu les enfants et à couper les hommes en morceaux.

En plus des chevaliers et de leurs milices, en plus des techniciens et des mercenaires de toutes catégories, l'armée comprenait un important personnel de non-combattants. Elle traînait avec elle de grands chargements de bagages: les caisses d'armes et; d'armures, les tentes, les cuisines, les outils nécessaires à l'établissement de fortifications, et à la construction des machines; l'armée avait ses femmes, blanchisseuses, ravaudeuses, filles de joie. De plus, les combattants les plus fortunés emmenaient parfois avec eux leurs épouses et même leurs enfants. Enfin, le passage d'une grande armée attirait une foule de vagabonds, mendiants, curieux, voleurs alléchés par l'appât du pillage, colporteurs, jongleurs, bref, une masse de civils dont l'armée n'avait nul besoin, mais qui espéraient vivre d'elle et en fait devenaient une charge supplémentaire pour le pays envahi.

Telle était à peu près la composition d'une armée en campagne. Pour peu qu'elle fut importante, sa seule présence dans un pays constituait déjà un facteur de désordre, car elle paralysait la circulation sur les routes, semait la panique, et, pour se procurer la nourriture et le fourrage, rançonnait les terres environnantes.

La guerre était en général une guerre de sièges plutôt que de batailles rangées; là, l'artillerie jouait un rôle prépondérant. Les tours et les murailles des villes étaient bombardées à coups de boulets lancés par des pierrières, ou par des trébuchets dont la portée pouvait atteindre quatre cents mètres et qui projetaient des boulets pesant jusqu'à quarante kilos; montés sur des échafaudages de bois ou des tours roulantes, ou chattes, ces engins de tir parvenaient souvent à ébrécher des murailles de plusieurs mètres d'épaisseur, sans parler des dégâts qu'ils causaient dans la ville assiégée quand l'assaillant parvenait à construire des tours de bois assez hautes pour dominer les murailles; sous le couvert des tirs d'artillerie, l'assaillant comblait les fossés; les mineurs creusaient des galeries souterraines et ébranlaient le fondements des tours; l'assaut était généralement donné à l'échelle, et réussissait rarement; la prise d'une place forte nécessitait d'abord la démolition des murailles. Or, cette démolition demandait un travail long et dangereux, et dans cette opération les assiégés avaient en général l'avantage, et parvenaient à incendier les tours roulantes et à décimer par leur tir des adversaires qui, eux, n'étaient pas à l'abri de murailles. En fait, la guerre de sièges était le plus souvent une guerre d'usure.

L'apparition de l'ennemi faisait fuir les gens des campagnes vers les châteaux et les villes fortifiées; villes et châteaux, qui risquaient déjà d'être assiégés, donc privés de leurs moyens normaux de ravitaillement, voyaient leur population augmentée d'un grand nombre de bouches inutiles, sans compter les bêtes. Le siège amenait donc la famine et les épidémies. D'autre part, une armée qui avançait en territoire ennemi ravageait les campagnes, pillait ou brûlait les récoltes, abattait les arbres fruitiers, quand leurs adversaires ne s'en chargeaient pas les premiers dans l'intention d'affamer l'agresseur. Les uns et les autres polluaient l'eau des puits, et les maladies, la disette faisaient plus de victimes que les armes, même dans une armée assiégeante. Il était très rare de voir une armée considérable se maintenir longtemps en territoire ennemi.

Le peuple, qui ne faisait pas la guerre, en souffrait plus que ceux qui la faisaient, par la famine surtout, et aussi par les exploits des routiers. Le Midi, habitué de longue date aux guerres et aux guérillas féodales, était devenu un pays de citadins, la plupart des bourgs et des villages étaient fortifiés et les fermes étaient des dépendances des châteaux; à la moindre alerte, le paysan courait se mettre à l'abri. Nous savons que les comtes de Toulouse, de Foix, les vicomtes de Béziers étaient perpétuellement en état de guerre; ces règlements de comptes entre voisins ne semblaient pas désorganiser profondément la vie du pays, qui s'en accommodait comme d'un mal inévitable. Les routiers dont on faisait de tels griefs au comte de Toulouse ne devaient être ni si nombreux ni si; redoutables, puisque plus tard ce même comte apparaîtra aux populations comme le symbole même de l'ordre et de la paix.

À cause de cela peut-être, la menace d'une croisade n'avait pas troublé outre mesure un peuple qui croyait savoir se défendre. Peut-être les Occitans s'attendaient-ils à une expédition militaire comme ils en avaient vu des dizaines, et envisageaient-ils de se défendre par les moyens ordinaires, ou de se soumettre, le cas échéant, pour la durée d'une guerre qui ne manquerait pas d'être brève.

Mais, au début de juillet 1209, lorsque la nouvelle de l'avance des croisés se répandit dans le pays, lorsque les premiers groupes de fugitifs commencèrent à remonter vers les villes, quand du haut de leurs tours de guet les sentinelles des châteaux dominant la vallée du Rhône purent voir se dérouler sur des kilomètres et des kilomètres le mouvant et interminable ruban composé de milliers d'hommes à cheval et à pied, lorsqu'ils virent le Rhône encombré par les files de barques portant les bagages et les provisions de l'armée, les populations des terres menacées par la croisade furent impressionnées par l'importance de l'armée ennemie, dont la "Chanson de la Croisade" dit qu'on n'en avait jamais vu de pareille dans le pays.

Témoignage de vaincu, sans doute; il devait cependant correspondre à la réalité. Les descriptions du chroniqueur donnent à penser que la vue de la multitude armée qui descendait la vallée du Rhône avait stupéfait les contemporains comme quelque chose de monstrueux. Quelle que pût être l'issue de la guerre, la seule présence d'une telle quantité de soldats étrangers dans le pays prenait déjà des allures de catastrophe nationale.

Cette armée, de loin, paraissait plus redoutable encore qu'elle ne l'était, car, en plus des bandes de gens sans aveu qui accompagnaient toute formation militaire en campagne, l' "ost" croisée était suivie, entourée, encombrée d'une foule de pèlerins civils partis avec l'intention de gagner les indulgences promises à tout homme qui prendrait la croix, et désireux, dans leur sainte simplicité, de participer à une œuvre pie en aidant à exterminer les hérétiques. La tradition du pèlerinage des croisés civils, solidement établie par un siècle d'expéditions en Terre Sainte, lançait vers la terre hérétique ces singuliers "pèlerins" qui partaient, non pour se recueillir devant des reliques vénérées, mais pour contempler des bûchers et prendre part à des massacres. Ces civils, qui n'étaient pas une force combattante, mais plutôt une gêne pour l'armée, pouvaient cependant contribuer à donner aux troupes croisées l'aspect formidable d'un flot d'envahisseurs déferlant sur le pays.

II - BÉZIERS

Conduits par le légat Milon, les croisés avançaient rapidement: partis au début de juillet de Lyon, le 12 ils étaient déjà à Montélimar; à Valence le comte de Toulouse les avait rejoints, la croix sur la poitrine, et avait pris sa place parmi les hauts barons chefs de la croisade. Avant le 20, les croisés s'arrêtent à Montpellier, ville amie, catholique par tradition, et terre du roi d'Aragon; ce sera leur dernière halte avant le commencement des hostilités. Dans le même temps une autre armée croisée, moins importante, pénétrait dans le Languedoc par le Quercy, commandée par l'archevêque de Bordeaux accompagnés des évêques de Limoges, de Bazas, de Cahors et d'Agen, du comte d'Auvergne et du vicomte de Turenne; cette armée prit la ville de Casseneuil où plusieurs hérétiques furent pris et brûlés.

Si Raymond VI n'est plus un ennemi de la foi, les croisés ne se sont pas dérangés pour rien, et les légats ont déjà désigné le premier adversaire à abattre, le premier en titre des "fauteurs d'hérésie" du Languedoc. Les domaines du vicomte de Béziers sont de longue date considérés comme terres hérétiques par excellence, et le jeune vicomte ne possède ni l'audace ni la duplicité de son oncle et suzerain le comte de Toulouse.

En ce mois de juillet 1209 Raymond-Roger Trencavel, vicomte de Béziers et de Carcassonne, se trouvait face à une armée "comme on n'en avait jamais vu", qui comptait dans ses rangs le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, une multitude de hauts barons et d'évêques, son propre suzerain le comte de Toulouse, et toute l'autorité de l'Église par-dessus le marché. Son autre suzerain, le roi d'Aragon, ne semblait pas décidé à le soutenir: roi catholique, il ne pouvait s'opposer officiellement à une entreprise conduite par l'Église. Devenu, par la force des circonstances, le champion déclaré de l'hérésie, le vicomte, voyant l'ennemi à ses portes, essaiera d'abord de négocier. Le vicomte se rend à Montpellier pour essayer de plaider sa cause auprès des légats: étant donné son âge, il ne doit pas être tenu responsable des faits qui ont eu lieu pendant sa minorité, lui-même n'a jamais cessé d'être catholique et est bien décidé à se soumettre à l'Église; langage purement conventionnel par lequel le vicomte, comme le faisaient toujours les barons du Midi, tente de couvrir de son nom les peuples des provinces dont il a la charge. Les légats refusent de l'entendre. Condamné à l'insoumission, le vicomte n'a plus qu'à présenter sa défense.

Or, le temps lui est étrangement mesuré: une forte armée, qui avait, en deux semaines, fait le chemin entre Lyon et Montpellier, n'est plus qu'à une quinzaine de lieues de Béziers, la première grande cité des domaines Trencavel; la route est ouverte, le vicomte ne dispose pas de forces qui puissent lui permettre d'arrêter ou même de freiner l'avance des croisés. Il se rend de Montpellier à Béziers, mais ne peut songer à s'y enfermer: cette ville, la première menacée, va être assiégée, et le vicomte, en tant que chef militaire du pays, ne peut courir le risque de se trouver coupé du reste de ses terres. Il promet donc aux consuls biterrois de leur envoyer des renforts, et va préparer lui-même la défense de Carcassonne, sa capitale. Il emmène avec lui quelques hérétiques et les Juifs de la ville.

Les bourgeois de Béziers, restés "marris et dolents" par le départ du vicomte, se préparent en hâte à la défense; ils ne disposent pour cela que de deux ou trois jours, l'armée ennemie est déjà en marche, par la voie romaine qui mène droit de Montpellier à Béziers; la garnison, aidée par la population civile, fait approfondir les fossés qui entourent les murs de la cité. Les murs sont solides, la ville ne manque pas de vivres et peut envisager sans crainte un siège assez long. Du reste, l'immensité même (encore exagérée par l'imagination populaire) de l'armée croisée rassure ses adversaires: une telle multitude de soldats peut être bientôt obligée de lever le siège, faute de ravitaillement.

Le 21 juillet l'armée croisée arrive devant Béziers et dispose ses tentes le long de la rive gauche de l'Orb; le deuxième suzerain de la ville, l'évêque de Béziers, va à son tour tenter de négocier avant le commencement des hostilités. Cet évêque (de nomination récente puisque son prédécesseur Guillaume de Roquessels a été assassiné en 1205), Renaud de Montpeyroux, revient du camp des croisés avec les propositions suivantes: Béziers sera épargnée si les catholiques de la ville consentent à livrer aux légats les hérétiques dont il a lui-même dressé la liste. Cette liste a été conservée; elle donne 222 noms, parmi lesquels, certains portent la mention val (valdensis). Ces 222 personnes (ou familles) sont de toute évidence soit des parfaits soit des chefs laïques de la secte, notables ou riches bourgeois.

L'évêque, qui tient conseil dans la cathédrale, s'adresse, bien entendu, aux catholiques; les hérétiques, à Béziers, sont nombreux et puissants, l'évêque ne croit donc pas qu'il soit possible de les forcer à livrer leurs chefs; il propose aux catholiques de quitter la ville en abandonnant les hérétiques, pour avoir la vie sauve.

Sait-on si ces mots cachent une menace précise, ou si l'évêque voulait parler simplement des dangers auxquels s'expose la population de toute ville qui soutient un long siège et des excès qu'entraîne toute prise d'assaut? Dans tous les cas, les consuls de Béziers rejettent le marché avec indignation et déclarent qu'"ils préfèrent être noyés dans la mer salée" plutôt que de livrer ou d'abandonner leurs concitoyens. Ils disent "que personne n'aura du leur un denier vaillant, pour qu'ils changent leur seigneurie contre une autre"52. Leur réponse est donc un acte de loyalisme envers leur vicomte et les libertés de leur ville. Béziers, qui avait déjà payé cher son amour de l'indépendance, n'entend pas se laisser imposer la volonté de l'envahisseur.

L'attitude des Biterrois montre aux croisés qu'ils n'ont pas à compter sur la population catholique du pays; en toutes circonstances, et envers et contre tous, les cités occitanes feront passer leurs intérêts nationaux avant tous les autres; et dès le premier jour cette guerre religieuse prendra ce caractère de résistance nationale qu'elle gardera jusqu'au bout. Pour ce pays, l'Église, même représentée par ses propres évêques, était déjà une puissance étrangère.

Renaud de Montpeyroux se retire donc, emmenant avec lui quelques catholiques plus zélés ou plus craintifs que les autres; ils ne devaient pas être nombreux, puisqu'on sait que des prêtres sont restés dans la ville.

Sous les ordres de l'abbé de Cîteaux l'armée croisée commence à investir la ville, s'installe sur les sables de l'Orb et procède aux préparatifs de l'assaut. Du sort de Béziers dépend le succès de la croisade, car si les forces des croisés sont immobilisées par un long siège, elles risquent d'épuiser rapidement leurs provisions de vivres et de laisser à Raymond-Roger et à ses amis le temps d'organiser leur défense. Or, cette armée si puissante est un colosse aux pieds d'argile, l'amitié ne règne pas entre ses chefs (le duc de Bourgogne et le comte de Nevers s'entendent fort mal entre eux), les troupes de routiers et de pèlerins risquent de se débander en quête de pillage, et du reste les chevaliers eux-mêmes ne sont là, en principe, que pour quarante jours. Il fallait frapper vite, et devant la ville imposante qu'était Béziers, avec ses fortes murailles, ses fossés, ses portes bien défendues, les hautes tours de sa cathédrale et de ses églises et celles de son château et des grands hôtels de bourgeois, les chefs croisés devaient se demander si le siège entrepris ne serait pas une simple démonstration de force, vouée à un échec plutôt humiliant. Il faut croire qu'ils étaient exaspérés outre mesure par l'attitude des bourgeois qui avaient l'air de se soucier si peu de leurs menaces: l'espoir d'épouvanter l'adversaire par une avance foudroyante semblait perdu, tout comme celui de pouvoir s'appuyer sur les catholiques du Midi.

Le 22 juillet, jour de la fête de sainte Marie-Madeleine, une tranquillité relative semble régner dans les deux camps: les assiégeants ne sont pas encore prêts pour l'assaut; les assiégés, bien à l'abri derrière leurs murailles, contemplent sans trop de frayeur, peut-être même avec quelque ironie, l'immense étalage de tentes, de bivouacs, les masses d'hommes, de chevaux, de chariots qui s'étendent le long de l'Orb et autour des murs de la ville; Béziers, domine de haut la vallée et peut facilement repousser un assaut, et ceux des croisés qui ont disposé leurs campements le plus près des murs de la ville ne paraissent pas bien redoutables: ce sont les troupes de "pèlerins" et les ribauds, qui, dangereux dans le corps à corps, font piètre figure quand on les regarde du haut des remparts. Il faut croire en tout cas que la vue de ces bandes de fantassins, désorganisées et dépenaillées, avait provoqué le mépris plutôt que la peur, autrement on ne pourrait s'expliquer l'étrange événement dont, par la suite, Arnaud-Amaury et les chroniqueurs catholiques devaient parler comme d'une faveur de la Providence divine.

Cette journée, qui devait être décisive pour l'histoire de cette guerre, et qui allait être l'une des plus tragiques de toute la croisade, commençait dans une atmosphère de presque insouciance; assiégeants et assiégés devaient croire les dangers et les travaux réservés aux jours, aux semaines à venir. La garnison organisait les dispositifs de défense; les chefs croisés avec leur chevalerie tenaient un conseil de guerre et se concertaient sur les préparatifs de l'assaut, qui vraisemblablement ne devait avoir lieu que le lendemain ou le surlendemain. Les soldats s'installaient pour déjeuner.

Pendant ce temps, une partie de la garnison - ou même des civils que l'exaltation du danger avait transformés en soldats d'occasion - effectue une sortie de reconnaissance par la porte qui donne sur le vieux pont et qui domine l'Orb dont elle est séparée par une pente escarpée. Guillaume de Tudèle ne peut contenir son indignation en parlant de l'imprudence de ces gens. Il décrit en détail la scène, qu'il doit tenir d'un témoin oculaire. Ce qu'il en dit montre qu'il ne s'agissait pas d'une véritable opération militaire, mais d'une simple parade destinée à narguer l'ennemi et à le tourner en dérision.

"Ô la mauvaise étrenne qu'il fit aux habitants de la ville, celui qui leur donna le conseil de sortir en plein jour! s'écrie le chroniqueur. Car sachez ce que faisait cette gent chétive, cette gent plus ignare et folle que baleine: avec les bannières de grosse toile blanche qu'ils portaient, ils allaient en avant, criant à perdre haleine, et pensant faire aux ennemis un épouvantail, comme on fait aux oiseaux dans un champ d'avoine, en huant, en braillant, en agitant leurs enseignes le matin, dès qu'il faisait clair53!"

Imprudence folle, dit l'auteur, qui vient de parler (pour la rime) d'une armée comparable à celle de Ménélas à qui Pâris enleva Hélène, et où "il n'y avait baron de France qui n'y fit sa quarantaine". L'armée ne comptait certes pas dans ses rangs tous les barons de France, et les bourgeois sortis de la ville n'avaient devant eux que des gens pratiquement désarmés, les autres campant à une certaine distance de la ville. Les deux camps devaient prévoir tout au plus quelques escarmouches inoffensives, des échanges de railleries et de défis, préliminaires fréquents des combats sérieux à une époque où la guerre excitait en chaque combattant le goût de la parade et du spectacle. Toujours est-il que les Biterrois sortis de la ville s'approchent assez près du campement des pèlerins, et qu'un "croisé français" s'étant avancé sur le pont pour répondre à leurs insultes, ils le tuent et le jettent dans l'Orb. Parmi les fantassins, toujours rapides à se mettre en marche, l'agitation grandit, et la parade commence à tourner en bagarre.

C'est alors qu'intervient, selon Guillaume de Tudèle, le roi des ribauds, qui devient ainsi le principal artisan de la victoire; le roi des ribauds est le chef des mercenaires français, personnage non négligeable puisqu'il commande les éléments les plus féroces et les plus intrépides de l'armée. Comprenant les avantages de la situation, il crie le signal de l'attaque, et les routiers se précipitent en avant, bousculant les agresseurs et les forçant à remonter la pente, vers les portes de la ville. "Ils sont, dit la "Chanson", plus de quinze mille, tous sans chaussures, tous en chemises et en braies, armés seulement d'une masse d'armes". Quinze mille est sans doute un chiffre trop fort, mais le détachement des Biterrois est de toute façon le moins nombreux et ne peut se sauver que par la fuite. La foule hurlante et forcenée des routiers escalade la côte en courant et atteint la porte de la ville en même temps que la garnison qui se replie.

Là, que s'est-il passé? Guillaume de Tudèle écrit que les routiers "se mettent en marche tout autour de la ville pour abattre les murs, ils se jettent dans les fossés et se mettent les uns à travailler du pic, les autres à briser, à enfoncer les portes54..." exploit qu'il est difficile d'attribuer à des hommes à demi nus, armés de gourdins. Il est plus vraisemblable de supposer qu'une partie des routiers a pe pénétrer dans la ville en même temps que les bourgeois qui se retiraient et s'est de cette façon emparée d'une des portes, pendant que le gros de l'armée se lançait à son tour à l'assaut avec des instruments de combat mieux appropriés à la situation. La bagarre fut, en effet, assez vive pour attirer l'attention des chefs, qui, comprenant qu'ils n'ont pas de temps à perdre, firent sonner l'appel aux armes. Avant que la garnison ait eu le temps de se ressaisir, elle vit toute l'armée au pied des murs et des bandes de routiers courant dans les rues et semant la terreur dans la ville.

Ainsi débordée, et d'ailleurs peu nombreuse, la garnison, commandée par Bernard de Servian, défend les murs où les croisés ont déjà accroché leurs échelles. Les combats sur les murs et autour des murs ne durent que quelques heures. La ville est pour ainsi dire envahie avant d'être prise, car pendant que les soldats se battent encore sur les remparts une panique folle règne dans les rues, et les routiers y font déjà la loi, rendant inutile la résistance des soldats débordés par un assaillant très supérieur en nombre et exalté par l'aubaine inespérée, "miraculeuse", qu'est cet assaut brusqué.

L'extrême brutalité de l'attaque transforme en quelques instants une ville relativement paisible en une ville perdue. "Les prêtres et clercs vont se vêtir de leurs ornements, font sonner les cloches comme s'ils allaient chanter la messe des morts pour ensevelir les corps des trépassés; mais ils ne peuvent empêcher qu'avant la messe dite les truands n'entrent dans les églises55..." Pour tous, catholiques et hérétiques, les églises sont les derniers refuges. Ceux qui ont eu le temps de quitter leurs maisons, où les routiers ont fait irruption, se précipitent, le long de rues étroites et encombrées, vers les églises de la ville, vers la cathédrale Saint-Nazaire, vers la grande église de la Madeleine et l'église de Saint-Jude, espérant y trouver un abri jusqu'à la fin de l'assaut. Les ribauds "sont déjà entrés dans les maisons, ils prennent celles qu'ils veulent, ils en ont large choix et chacun s'empare librement de ce qui lui plaît. Les ribauds sont ardents au pillage, ils n'ont pas peur de la mort; ils tuent, ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent56..."

Les cris de guerre des chevaliers et de la garnison qui résiste encore, les cris des blessés et des mourants, les hurlements de triomphe des ribauds, les hurlements d'horreur de leurs victimes, le glas funèbre de toutes les cloches de la ville, le bruit de ferraille des armes devaient former ensemble une clameur assez effrayante pour ôter tout sang-froid aux vainqueurs comme aux vaincus. Les portes des églises furent forcées, et toutes les personnes qui s'y trouvaient, prises au piège, furent massacrées pêle-mêle, les femmes, les malades, les enfants au berceau, les prêtres tenant le calice, brandissant le crucifix... Pierre des Vaux de Cernay affirme que dans la seule église de la Madeleine, sept mille personnes ont été massacrées; ce chiffre est sans doute trop fort, l'église ne pouvait contenir tant de monde, mais il importe peu: quel que fût le nombre des victimes tous les témoins affirment que le massacre fut général, et qu'il ne fut fait d'exception pour personne; et s'il y eut de rares rescapés, ils ne durent la vie sauve qu'à la fuite ou à des hasards absolument indépendants de la volonté des vainqueurs.

En quelques heures, la riche ville de Béziers n'était plus qu'une ville de cadavres sanglants et défigurés; ses maisons, ses rues, ses églises sont devenues les repaires des bandits, qui, piétinant dans le sang, se partagent et se disputent l'incalculable butin que constitue l'héritage de tant de morts.

"Tuez-les tous! Dieu reconnaîtra les siens". La phrase fameuse et trop fameuse attribuée à Arnaud-Amaury par l'Allemand Césaire d'Heisterbach est bien plus un commentaire de l'événement qu'un mot historique. Elle pourrait servir de devise à toute guerre idéologique ou prétendue telle. Qu'Arnaud ait réellement eu assez d'esprit pour inventer cette phrase, ou qu'il ne l'ait jamais prononcée, la consigne des croisées, lors de la prise de Béziers, semble bien avoir été: "Tuez-les tous", avec ou sans le souci de ce que Dieu ferait des âmes des victimes.

Guillaume de Tudèle est formel sur ce point: "Les barons de France, clercs, laïques, princes et marquis, entre eux sont convenus qu'en tout château devant lequel ils se présenteraient et qui ne voudrait point se rendre avant d'être pris, les habitants fussent livrés à l'épée et tués, pensant qu'après cela ils ne trouveraient personne qui tînt contre eux à cause de la peur que l'on aurait après avoir vu ce qui advint57". Si les "barons de France" avaient vraiment pris cette décision, le calcul était bon.

Arnaud-Amaury, dans sa lettre au pape, se félicite de cette victoire inattendue et miraculeuse, et annonce triomphalement que, "sans égard pour le sexe et pour l'âge, presque vingt mille de ces gens furent passés au fil de l'épée".

Il importerait tout de même de savoir si les intentions des croisés étaient bien telles que le croit Guillaume de Tudèle, et, dans ce cas, si l'événement n'a pas dépassé leur volonté. D'habitude, après un siège, lorsqu'il était question de passer les habitants "au fil de l'épée", il s'agissait de la population mâle, les femmes et enfants ne subissaient la loi de la guerre que par contrecoup, dans la fureur de la mêlée, rarement par décision des chefs. Si féroce qu'il fût, Arnaud-Amaury ne pouvait donner l'ordre de massacrer des prêtres. D'autre part, les routiers dont la "Chanson" dit, de façon pittoresque, qu'ils "n'ont pas peur de la mort: ils tuent tout ce qu'ils rencontrent", ont été les premiers à pénétrer dans la ville, et leur passion pour le meurtre est chose connue: ils ont été les principaux auteurs du massacre et ils n'avaient ni les moyens ni l'envie d'aller demander conseil au chef de la croisade. À ces hommes-là point n'était besoin de dire: "Tuez-les tous!" et ils se moquaient bien de la distinction entre catholiques et hérétiques.

Les historiens favorables à la croisade seront donc tentés de rejeter la responsabilité du massacre de Béziers sur ces bandes de pillards, ces "Basques et Aragonais" et autres professionnels du crime, hommes sans Dieu par définition et n'ayant donc rien de commun avec les croisés proprement dits. Mais d'abord, pourquoi l'"armée du Christ", comme l'appellent les chroniqueurs, se servait-elle de ces diaboliques auxiliaires? Ensuite, nous verrons que dans Béziers dévastée, lorsque viendra l'heure du partage du butin, les chevaliers se précipiteront sur ces mêmes "truands" et les délogeront de la place à coups de bâton; les ribauds ne s'étaient pas emparés de la ville tout seuls, ils n'y étaient pas seuls, ils étaient beaucoup moins bien armés et peut-être moins nombreux que les croisés français qui ont forcé les enceintes et escaladé les murs, car parmi ces hardis combattants aucun ne devait vouloir être le dernier à pénétrer dans la ville.

Il est évidemment plus facile de chasser à coups de bâton des soldats ivres et repus que d'arrêter un massacre, mais les croisés avaient mieux que des bâtons, et si leurs chefs leur en avaient donné l'ordre, rien ne les empêchait de mettre à la raison les routiers. Il est même difficile de croire qu'ils n'eussent pas eux-mêmes participé au carnage, car en présence d'une catastrophe de cette envergure on imagine mal que des soldats vainqueurs aient pu rester les bras croisés et ne pas être entraînés par la folie du meurtre, fussent-ils par ailleurs de braves gens.

Il ne faut pas oublier non plus la présence, dans l'"armée de Dieu", des pèlerins, gens du peuple excités par une propagande violente et vivant dans une naïve et superstitieuse horreur de l'hérétique; frères de ceux qui, un siècle plus tôt, croyaient voir Jérusalem dans toute ville étrangère, ces âmes simples pouvaient voir dans Béziers le repaire du Diable. Et si la chevalerie française (selon toute vraisemblance et selon les allégations des chroniqueurs) s'est plus ou moins contentée de laisser faire les routiers et la populace, c'est qu'elle savait que de cette façon le travail serait fait mieux et plus vite. Si elle n'a rien fait pour arrêter le massacre, c'est qu'elle l'a voulu total.

"Après cela", dit la "Chanson" - après cet incroyable déchaînement de la joie de tuer, car pour tuer tous les habitants d'une grande ville, même les routiers, même les fanatiques les plus féroces ont dû y mettre une bonne volonté exceptionnelle, - "après cela les goujats se répandent par les maisons, qu'ils trouvent pleines et regorgeant de richesses. Mais peu s'en faut que, voyant cela, les Français n'étouffent de rage: ils chassent les ribauds à coups de bâton, comme des mâtins58". Rien de plus cruel que ce détachement avec lequel le chroniqueur constate la dureté du soldat, qui ne s'émeut pas du massacre et "étouffe de rage" dès qu'il voit d'autres que lui s'emparer du butin. Ces croisés-là ne s'attardent pas à chanter des Te Deum comme après le sac de Jérusalem, ni encore moins à s'épouvanter de la vue des milliers de cadavres de vieillards, de jeunes filles, de bébés, de matrones, d'adolescents... La grande affaire est de sauver le butin. L'armée en a besoin pour continuer la guerre, et d'ailleurs l'occasion de s'enrichir est belle, et ce qui n'est pas permis au ribaud l'est au chevalier. Les soldats de fortune sont dépossédés de leurs biens nouvellement acquis et dans leur compréhensible indignation mettent le feu à la ville. La vue des incendies provoque la panique parmi les pillards, les croisés abandonnent la place et ses richesses, une bonne partie de la ville brûle, ensevelissant sous ses décombres les cadavres de ses habitants. "...Brûlée aussi fut la cathédrale bâtie par maître Gervais, de l'ardeur de la flamme elle éclata, se fendit par le milieu et tomba en deux pans...59"

Comme épilogue de cette terrible journée, le chroniqueur ajoute: "Les croisés sont restés trois jours dans les prés verdoyants et le quatrième ils partent tous, sergents et chevaliers, par la pleine campagne, où rien ne les arrête, enseignes levées et déployées au vent60". Il ajoute que sans les misérables truands (qui ont mis le feu à la ville) les croisés eussent tous été riches pour le restant de leurs jours avec le butin qui se trouvait dans Béziers. Cette allusion aux richesses gagnées ou perdues revient très fréquemment dans la "Chanson": le droit au butin était le privilège naturel du soldat, et le désintéressement n'était pas une vertu pour le chevalier.

On ne saurait trop insister sur les causes et les conséquences du sac de Béziers. Il ne faut pas s'arrêter sur les chiffres (plus ou moins grands suivant les historiens) et ranger cette cruelle histoire parmi les atrocités inévitables propres à toute guerre. Ce que nous savons de la cruauté des mœurs guerrières de ce temps-là - et de tous les temps, du reste - pourrait faire supposer, à priori, qu'une soldatesque déchaînée pouvait facilement se livrer à des exploits de ce genre; mais les faits nous montrent qu'il n'en est pas ainsi: les massacres comme celui de Béziers sont extrêmement rares, car il faut croire que même la cruauté humaine a des limites. Parmi les pires atrocités de l'histoire de tous les siècles, ces massacres-là sont des exceptions, et c'est à une "guerre sainte", conduite par le chef d'un des premiers ordres monastiques de la chrétienté romaine, que revient l'honneur d'une de ces exceptions monstrueuses aux règles de la guerre. C'est là un fait dont il faut se garder de minimiser la signification.

Pierre des Vaux de Cernay, apologiste de la croisade, trouve parfaitement juste ce châtiment collectif infligé à une ville hérétique, dont les habitants, du reste, avaient tué leur vicomte quarante-deux ans aupavarant (jour pour jour!). Il n'ajoute pas qu'ils en avaient été punis par le massacre de la population mâle de la ville, l'année suivante. Il se réjouit de cette miraculeuse coïncidence qui montre que ce châtiment avait bien été voulu par Dieu, d'autant plus que le jour fatal était justement la fête de sainte Madeleine dont les bourgeois de Béziers s'étaient permis de mal parler: et c'est dans cette même église de la Madeleine qu'on a massacré sept mille personnes61! Cet homme qui se fait une si singulière idée de Dieu ne devait pas être le seul à raisonner de cette façon-là; mais il semble voir dans le malheur qui a fondu sur Béziers une espèce de catastrophe d'ordre cosmique plutôt qu'une œuvre humaine. Il n'eût pas parlé autrement d'un tremblement de terre. Peut-être le vent de folie qui avait soufflé sur les agresseurs par cette chaude journée de juillet était-il dû en effet à une exaltation collective qui a dépassé les volontés personnelles des chefs les plus implacables...

Ces soldats qui arrivaient dans le pays occitan avec leurs forces toutes fraîches n'avaient même pas l'excuse d'être exaspérés par les souffrances d'un long siège. Leur colère était, pour ainsi dire, "pure", et plus que la rage des ribauds que l'on a lâchés comme on lâche des chiens, il faudrait rendre responsable du massacre la haine de l'hérétique, qui devait être, ce jour-là, autre chose qu'un prétexte à l'ambition et à la soif de pillage.

C'est donc bien dans une atmosphère de haine féroce que cette guerre commence, d'une haine telle que l'adversaire n'est même pas traité en être humain, mais en animal nuisible dont il faut se débarrasser et qui ne peut être utile que par les dépouilles qu'il laisse après sa mort; il est certain que les croisés ont dû regretter amèrement les richesses brûlées dans la ville. S'ils n'oseront pas faire subir le même sort à Carcassonne, c'est par crainte de perdre le butin. Une haine pareille dépasse notre imagination et nous sommes tentés d'expliquer la conduite des croisés par l'insensibilité du soldat, par la cruauté des mœurs de l'époque, par l'ambition militaire des chefs; par le mépris du guerrier pour le bourgeois, par l'antipathie éprouvée par les Français du Nord pour ceux du Midi... Il y avait certainement tout cela, il y avait surtout un enthousiasme religieux chauffé à blanc, et le désir d'arracher à Dieu "le grand pardon" par n'importe quel moyen.

Par ce coup de massue, l'armée croisée paralysait la volonté de résistance du pays. Elle s'enlevait également tout espoir de s'attirer la sympathie des catholiques du Midi. Cette croisade qui voulait s'imposer par la peur ne pouvait rencontrer d'autre complicité que celle de la peur. À peine sortis de Béziers, les croisés rencontrent à Capestang une députation de Narbonne, conduite par l'archevêque Bérenger et le vicomte Aimery. Les bourgeois de Narbonne promettent pleine et entière soumission à l'Église et prennent des mesures sévères contre leurs hérétiques.

De Capestang à Carcassonne, l'armée poursuit sa marche triomphale: en six jours les croisés sont déjà sous les murs de Carcassonne, et les seigneurs du pays viennent leur livrer leurs châteaux et protester de leur soumission; d'autres abandonnent leurs demeures et fuient dans la montagne ou dans les bois avec leur famille et leurs vassaux. En quelques jours les croisés ont conquis de cette façon une centaine de châteaux sans coup férir.

III - CARCASSONNE

Raymond-Roger Trencavel est décidé à se défendre. Carcassonne est une place plus forte que Béziers et passe pour imprenable. La cité telle que nous la voyons maintenant, reconstruite par Philippe le Bel et restaurée par Viollet le Duc, donne une idée de ce qu'elle était au début du XIIIe siècle. Dominant la vallée de l'Aude, entourée d'une enceinte de murs solides et flanquée de trente tours, cette impressionnante forteresse ne laissait guère aux croisés l'espoir de voir se répéter le "miracle" de Béziers: la présence du vicomte, entouré de ses meilleures troupes, est une garantie de sécurité relative pour la ville. Mais les bourgs - le Bourg au Nord, le Castellar au Sud - qui flanquent la cité proprement dite ne sont pas suffisamment fortifiés; de plus, les habitants des environs ont cherché refuge dans la ville à l'approche des croisés et y ont amené leur bétail; et un grand nombre de vassaux du vicomte ont rejoint leur seigneur à Carcassonne.

Même en comptant les bourgs, l'espace occupé par la cité de Carcassonne nous semble aujourd'hui étrangement exigu; déjà en temps de paix les citadins se contentaient d'un espace vital très réduit, et si les salles des palais étaient vastes, les maisons étaient entassées les unes sur les autres, les pièces petites et les familles nombreuses des gens de condition modeste ou moyenne logeaient dans une seule pièce. En temps de guerre la ville devenait une véritable fourmilière, et en août 1209 la ville de Carcassonne devait loger plusieurs dizaines de milliers de personnes (plus les chevaux et le bétail) sur quelque 9000, ou, avec les bourgs 15000 mètres carrés.

Les croisés arrivent devant Carcassonne le 1 août, exaltés par un succès aussi foudroyant qu'imprévu; le 3 août ils se lancent à l'assaut du Bourg, au chant de Veni Sancte Spiritus; ce bourg, le plus faible des deux, ne résiste pas à l'attaque malgré l'héroïsme du vicomte, et ses défenseurs et sa population sont forcés de l'abandonner et de se retirer dans la cité. Le Castellar, mieux fortifié, repousse l'assaut, et les assaillants mettent en marche les machines. Les mineurs parviennent à saper et à faire tomber un pan de la muraille du Castellar dont les croisés s'emparent le 8 août, mais ils se retirent pour la nuit et le vicomte reprend le bourg et massacre la garnison laissée sur place.

Pour la première fois, de véritables opérations militaires sont engagées, et les croisés ont affaire à forte partie. Le jeune vicomte est un vaillant guerrier et est entouré par l'élite des chevaliers du pays. Mais l'été chaud et sec fit bientôt surgir l'allié habituel des armées assiégeantes: la soif. Si la ville ne manquait pas de vivres, elle commençait à manquer d'eau. La ville et les fossés commençaient à s'encombrer des charognes dont la décomposition rapide, par ces chaudes journées d'août, répandait par toute la cité une odeur pestilentielle et des nuées de mouches noires.

Raymond-Roger se voit donc contraint d'entrer en pourparlers avec l'ennemi. Selon G. de Tudèle, il fait appel à la médiation du roi d'Aragon, son suzerain. Pierre II tente en effet d'intercéder, et, avec le comte de Toulouse, son beau-frère, va trouver l'abbé de Cîteaux, et plaide la cause du jeune Trencavel, qui, dit-il, est innocent des crimes de ses sujets. Arnaud-Amaury, lassé depuis longtemps de l'éternelle équivoque qui tend à faire absoudre tous les crimes des "sujets" par la prétendue innocence des chefs, répond par un ultimatum insultant: puisque le vicomte est lui-même innocent on lui accorde la vie sauve et la permission de sortir "lui treizième" (avec douze chevaliers de son choix) en laissant tous les habitants de la ville à la merci du vainqueur. Pierre II rentre dans la cité assiégée et transmet cette proposition au vicomte; celui-ci répond qu'il aimerait mieux être écorché vif. Le roi d'Aragon se retire, ulcéré par le peu de cas que les croisés ont fait de son intervention, et le siège continue. La situation des assiégés devient de plus en plus difficile.

"...L'évêque, les prieurs, les moines, les abbés s'écrient: "Au pardon! que tardez-vous?" Le vicomte et les siens sont montés sur le mur: ils lancent avec des arbalètes des carreaux empennés, et de part et d'autre il périt beaucoup de monde. N'eût été l'affluence du peuple qui s'était réfugié là, d'une année ils n'eussent point été pris et forcés, car les tours étaient hautes et les murs pourvus de créneaux. Mais (les croisés) leur ont coupé l'eau, et les puits sont desséchés par la grande chaleur et par le fort été. Par la puanteur des hommes qui sont tombés malades et du nombreux bétail qui a été écorché dans la ville, et qu'on y avait rassemblé de tout le pays, par les grands cris que poussent de toutes parts femmes et petits enfants dont ils sont encombrés... Les mouches, par la suite de la chaleur, les ont tant tourmentés que de leur vie ils ne s'étaient trouvés en telle détresse62".

Ici se place un événement très controversé, et même resté inexpliqué, et c'est pourtant, dans un sens, l'événement capital de cette première croisade. Selon G. de Puylaurens, "le vicomte Roger, frappé de terreur, proposa les conditions de la paix, que les citoyens sortent en braies, abandonnant la cité, le vicomte lui-même restant en otage jusqu'à ce que fussent accomplis les pactes". Guillaume de Tudèle, par contre, prétend que le vicomte serait venu dans le camp des croisées sur l'invitation d'un "riche homme de l'ost" (ce qui n'est pas encore en contradiction avec la version de G. de Puylaurens), mais qu'une fois arrivé devant le légat il aurait été retenu par force. C'et ce qui ressort, du moins, de la narration quelque peu confuse et réticente du chroniqueur. Il ne parle d'aucun traité, ni de négociations; il insiste sur le fait que le "riche homme" (non nommé, mais désigné comme parent du vicomte) donne à plusieurs reprises des garanties de sécurité. Puis le vicomte (qui amène avec lui cent chevaliers) va se placer sous le pavillon du comte de Nevers où se tient le parlement. À partir de ce moment il n'est pour ainsi dire plus question dé lui, sauf pour dire qu'il "s'était livré en otage de son plein gré; et il agit bien en fou...63" L'abus de confiance n'est pas explicitement formulé, mais suggéré de façon très nette.

Est-il vraisemblable que le vicomte, chef militaire du pays, aimé de ses sujets et jouissant malgré sa jeunesse d'une incontestable autorité morale, ait consenti à se livrer de son plein gré comme otage et de décapiter ainsi le mouvement de résistance à l'envahisseur? Le peu de précisions que nous possédons sur cet événement ferait croire que la bonne foi du vicomte a été surprise et qu'il n'y eut ni négociations régulières ni traité approuvé par les deux parties. Il est probable que le vicomte avait refusé les conditions qu'on lui proposait et qu'on ne l'a pas laissé retourner dans la ville.

Le vicomte fait prisonnier, la cité restait sans chef et dut capituler. À l'encontre de ce qui s'est passé à Béziers, les habitants purent sortir sains et saufs. Comment? Par une porte dérobée et par un souterrain, en profitant de l'inattention des croisés, selon l'Anonyme; ce qui paraît peu vraisemblable: la chose aurait été possible pour une garnison, mais non pour la multitude de civils, de femmes, d'enfants, de malades, qui se trouvaient enfermés dans la cité. Selon G. de Tudèle, "ils sortirent nus, en grande hâte, en chemise et en braies, sans autre vêtement. Ils (les croisés) ne leur laissèrent de rien autre que la valeur d'un bouton". La condition de la reddition de la ville devait donc être: la vie sauve pour tous les habitants et abandon de toutes les richesses, ce qui explique les mots "la valeur d'un bouton". Or, la ville comptait un grand nombre d'hérétiques déclarés et il a semblé étrange que les chefs croisés, dont le but était d'exterminer les hérétiques, n'eussent pas profité d'une si belle occasion de se saisir de ceux de Carcassonne.

Certains historiens en ont conclu que Raymond-Roger avait acheté la vie des habitants de sa ville au prix de sa liberté. Il est plus vraisemblable de supposer que la capitulation a été décidée par les défenseurs restés dans la cité. Les croisés n'avaient pas à extorquer au vicomte le sacrifice de sa personne: de toute façon, leur premier objectif était d'épargner la ville, et la promesse de la vie sauve aux habitants était le seul moyen d'y parvenir.

Les habitants partis (il semble qu'ils aient évacué la ville avant l'entrée des troupes ennemies), les croisés s'y installent, en bon ordre, soucieux avant tout d'éviter la ruée de la piétaille et des ribauds qui risquerait de compromettre le profit que leur aura rapporté l'opération. La prise de Carcassonne se solde par un immense butin; l'armée en avait grand besoin.

Les croisés trouvent d'abord des réserves de vivres abondantes, puisque le siège n'avait pas duré longtemps (15 jours). Ils trouvent aussi des objets de valeur, or, argent, tant en monnaies qu'en joaillerie et orfèvrerie, vêtements, tissus, armes; en plus, des chevaux et mulets "dont il y a grande abondance" (ce qui ferait croire que la situation des assiégés n'était pas si désespérée que cela, et qu'il y eut bien trahison à l'égard du vicomte: le manque d'eau devait être très relatif, puisque beaucoup de chevaux et de mulets sont restés vivants). Bref, il y a tant de denrées utilisables et monnayables que l'armée n'a plus à craindre de se trouver à court de ressources. De plus, elle est maîtresse d'une place forte importante, presque intacte, où elle peut établir ses quartiers.

Cette fois-ci, les chefs procèdent à un triage méthodique du butin, en font l'inventaire et en confient la garde à des chevaliers armés, chargés de le protéger contre les convoitises des soldats. De droit, ces biens appartiennent à l'œuvre de Dieu et le pillage individuel est interdit. Arnaud-Amaury déclare, dans son discours: "Nous allons donner ces biens à un riche baron qui maintiendra le pays à la satisfaction de Dieu64". Bien des croisés venus dans l'espoir de s'enrichir durent être déçus, et même les chevaliers chargés de garder le trésor furent plus tard convaincus d'avoir détourné cinq mille livres.

La prise de Carcassonne est donc, pour la croisade, un succès incontestable. "Vous voyez, dit l'abbé de Cîteaux, quels miracles fait pour vous le roi du ciel, car rien ne peut vous résister65". Mais la grande chance des croisés est peut-être moins d'avoir pris la ville intacte que de s'être emparés de la personne de Raymond-Roger.

Nous avons déjà vu qu'il avait été fait prisonnier dans des circonstances pour le moins troublantes. Si la ville a capitulé, lui, le maître et le premier défenseur et responsable, est tenu à l'écart, tout se passe comme s'il n'existait plus. Il est traité non comme un homme qui a rendu une place, mais comme un butin de guerre. Il est enfermé dans un cachot, mis aux fers, et quand on songe qu'il s'agit du premier seigneur du Languedoc après le comte de Toulouse, un tel traitement ne s'explique que par le fait qu'il ne s'est pas livré de son plein gré.

Si un tel acte de déloyauté n'étonne pas de la part d'Arnaud-Amaury, homme sans scrupules et fort capable, en tant qu'ecclésiastique, de mépriser les droits d'un grand baron, est-il vraisemblable que les chefs laïques de la croisade aient pu traiter de cette façon un de leurs pairs? S'il en était ainsi, il faudrait croire 1°que les barons de la France du Nord tenaient en piètre estime la noblesse du Midi, 2°que l'enjeu était trop considérable et que, trop engagés dans la voie du crime, ils ne pouvaient plus reculer et ont dû passer outre à leurs scrupules (s'ils en avaient). Enfin, par fanatisme, ils pouvaient se dire que Raymond-Roger, en tant qu'hérétique, avait perdu le droit aux égards dus à son rang.

Le vicomte de Béziers était-il hérétique? G. de Tudèle le décrit de la manière suivante: "Aussi loin que s'étend le monde, il n'y a meilleur chevalier, ni plus preux ni plus large, plus courtois ni plus aimable... Lui-même fut catholique: j'en prends à témoin nombre de clercs et de chanoines... Mais par suite de sa grande jeunesse, il était familier avec tous et ceux de son pays, dont il était le seigneur, n'avaient de lui ni défiance ni crainte66". L'auteur de la "Chanson" n'a pas d'amitié particulière pour le vicomte et se fait ici l'écho d'une opinion universellement répandue; Raymond-Roger était extrêmement populaire. Mais le poète écrivait à une époque où l'on ne pouvait écrire librement, il ne faut donc pas le prendre à la lettre quand il se porte garant de l'orthodoxie de tel personnage dont il veut dire du bien. D'ailleurs, parmi les innombrables personnages de la "Chanson de la Croisade", on ne rencontre pas un seul hérétique. En fait, Raymond-Roger était issu d'une famille depuis longtemps favorable à l'hérésie; son père, Roger II, honorait à tel point les cathares qu'il avait confié à Bertrand de Saissac, hérétique déclaré, la tutelle de son fils; sa mère, Adélaïde, sœur du comte de Toulouse, avait défendu la place hérétique de Lavaur contre les croisés du légat Henri d'Albano; sa tante, Béatrice de Béziers, qui avait épousé le comte de Toulouse, s'était retirée dans un couvent de parfaites. Élevé dans un milieu où l'Église cathare était tenue en grand honneur, le jeune Raymond-Roger était probablement aussi hérétique que pouvait l'être un seigneur de son rang: c'est-à-dire, catholique par obligation et par coutume et cathare de cœur. Le fait devait être assez connu et les cathares vénéreront toujours le vicomte comme un martyr de leur foi. Cela explique en partie l'inadmissible manque d'égards dont il a été victime de la part de ses pairs, les barons de France.

En s'emparant du seigneur légitime du pays qu'ils veulent conquérir, les croisés ont donc atteint un des buts tracés par le programme du pape: ils peuvent donner à une terre infectée d'hérésie un maître catholique qui se chargera, par la force, de faire triompher la vraie religion. Dans Carcassonne occupée, légats, évêques et barons tiennent conseil pour choisir celui qui tiendra la terre, non en vertu de l'hommage féodal comme le veut la coutume séculaire, mais en vertu de l'autorité (révolutionnaire, il faut le dire) du chef spirituel de la chrétienté.

Or, la situation des barons consultés par Arnaud-Amaury est loin d'être simple: si dévoués qu'ils soient au pape et à la cause de l'Église (peut-être le sont-ils), ils savent bien que le pape n'est pas la seule autorité en matière de droit civil, ni même la plus compétente. Du reste, le vicomte de Béziers n'avait jamais fait publiquement profession d'hérésie. Quels que soient les mobiles qui font agir les grands barons que sont le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et le comte de Saint-Pol, il leur est difficile d'appuyer de leur autorité une entreprise qui viole, au profit de l'Église, le droit féodal.

C'est à eux, pourtant, que le légat offre d'abord, de la part du pape, la suzeraineté des terres enlevées à la maison des Trencavel. D'après la "Chanson", les légats se seraient adressés en premier lieu à Eudes de Bourgogne, puis à Hervé, comte de Nevers, puis au comte de Saint-Pol; ils ne pouvaient faire moins, sans manquer d'égards à ces puissants personnages. Les trois barons refusent, l'un après l'autre. Le chroniqueur leur prête même de nobles paroles: ils ne se seraient pas croisés dans le but de s'emparer du bien d'autrui, ils ont assez des terres à eux. "Il n'est personne, dit G. de Tudèle, qui ne croie se déshonorer en acceptant cette terre67".

Il y a du faux et du vrai dans cette interprétation de l'attitude des barons de France. On a pu dire qu'Eudes II, qui était arrivé le dernier au rendez-vous des croisés à Lyon pour s'être attardé à piller des convois de marchands (qui ne rentrèrent dans leurs biens que grâce à l'intervention du roi de France), ne devait pas dédaigner si fort les biens d'autrui. On oublie que, pour un féodal, le marchand n'est pas "autrui"; et tel seigneur qui se faisait gloire de dépouiller bourgeois et moines pouvait très bien considérer comme sacrés les biens d'un noble. Pour être hérétique, vaincu et prisonnier, Raymond-Roger n'en était pas moins le seigneur légitime des terres en question.

Donc, les barons peuvent fort bien craindre le "déshonneur". Mais si même leur cupidité passait par-dessus cette crainte, ils n'ont pas grand intérêt à accepter l'offre des légats. D'abord, les terres du vicomte dépendaient, par lien d'hommage, du roi d'Aragon et du comte de Toulouse, lui-même vassal du roi de France. S'ils ne craignent guère Raymond VI, ils savent que l'offre qui leur est faite empiète sur les droits du roi d'Aragon. D'autre part, comme le leur fait dire la "Chanson", ils ont "assez de terres à eux", donc ils ne peuvent se permettre de se priver d'une bonne partie de leur chevalerie et de leurs troupes pour tenir des terres ennemies aussi grandes que leurs propres domaines. Ils ne veulent pas non plus accepter le titre sans accepter les charges, pour voir ensuite leurs bannières renversées et leurs garnisons massacrées. Ce qui leur est offert n'est pas, malgré l'incroyable rapidité de leurs premiers succès, une terre conquise, mais une terre à conquérir.

Donc, par prudence ou par honnêteté, les trois grands barons refusent le titre de vicomte de Béziers et de Carcassonne. Ces féodaux n'avaient sans doute pas pris la croix par ambition politique: aucun d'eux ne cherchera à revendiquer un droit quelconque sur les terres conquises, ni en 1209 ni plus tard. Le choix d'Arnaud-Amaury se portera sur un candidat moins riche en terres, donc plus intéressé par cette occasion d'en acquérir de nouvelles, et plus susceptible d'obéir aux ordres du chef spirituel de la croisade.

Une commission composée de deux évêques et de quatre chevaliers désigne Simon de Montfort, comte de Leicester en Angleterre. Ce seigneur, vassal direct du roi de France, tient entre Paris et Dreux un fief important qui s'étend entre la vallée de Chevreuse et la vallée de la Seine et compte de nombreux châtelains d'Ile-de-France parmi ses vassaux. À côté du duc de Bourgogne ou du comte de Nevers ce n'est, bien entendu, qu'un assez petit seigneur, mais il est loin d'être un homme sans fortune. Ce n'est pas non plus un inconnu: de vieille et bonne noblesse, il s'est déjà distingué en 1194 dans les armées de Philippe Auguste, puis en 1199 lors de la 4e Croisade: il a été de ceux qui ont refusé de se mettre à la solde des Vénitiens et s'est acquis un solide renom en Terre Sainte où il s'est battu pendant un an.

Âgé de cinquante ans environ (peut-être de quarante-cinq) c'est un guerrier éprouvé, et connu pour la sûreté de son jugement et ses qualités militaires. De plus, pendant le siège de Carcassonne il s'est distingué (d'après Pierre des Vaux de Cernay) par une action héroïque: lors de l'assaut contre le Castellar, au moment où les croisés battaient en retraite, Simon, seul avec un écuyer, s'était précipité dans le fossé, sous la grêle de pierres et de flèches qui tombaient des murs, pour ramener un blessé68. Un tel geste, de la part d'un capitaine déjà chargé d'ans et de renommée, suffisait à prouver aux légats que cet homme-là avait bien les qualités d'un chef.

Simon de Montfort, lui aussi, commence par refuser l'offre qui lui est faite. À la fin, il n'accepte qu'après avoir fait jurer aux chefs de la croisade de le soutenir si jamais il avait besoin de leur aide. Précaution sage et nécessaire: Simon voyait les barons charger sur ses épaules un fardeau qu'ils trouvaient trop lourd pour eux, et craignait de les voir se dérober à leurs responsabilités une fois le nouveau chef dûment reconnu. En déclinant ce titre dont personne ne semblait vouloir, Simon de Montfort ne devait pas jouer la comédie, l'honneur était à la fois douteux et périlleux.

Enfin, tenté ou non par la perspective de jouer un grand rôle, Simon accepte de se dévouer à la cause de l'Église et de devenir, de ce fait, vicomte de Béziers et de Carcassonne. "Élu" vicomte par les chefs d'une armée étrangère victorieuse, il n'est, malgré l'approbation des légats puis celle du pape, que le représentant de la raison du plus fort, et ce n'est que par la force qu'il peut espérer se maintenir. Or, la formidable armée qui a semé la terreur dans les régions envahies n'y est qu'un hôte de passage, et va bientôt plier ses tentes. Les légats voient approcher la fin de la quarantaine, et les quarante jours passés, aucune obligation ne retient plus ces volontaires qui seront libres de retourner dans leur pays le jour où il leur plaira. L'ennemi, pour terrorisé qu'il soit, sait fort bien que ces barons, ces chevaliers, ces pèlerins guerriers et civils n'ont nullement l'intention de passer leur vie dans le Languedoc, et que l'armée croisée se réduira bientôt à des garnisons insignifiantes.

Simon de Montfort se hâte donc de consolider sa position: il commence par distribuer largement des dons à ceux des éléments du pays sur lesquels il croit pouvoir compter: les confréries religieuses, et en particulier les moines de Cîteaux; puis il lève, par décret, un cens de trois deniers par feu, dont il fait hommage au pape. Il s'avance dans ses nouveaux domaines en triomphateur; après la chute de Béziers et de Carcassonne, villes et châteaux ouvrent leurs portes et font fête aux vainqueurs. Fanjeaux, Limoux, Alzonne, Montréal, Lombers sont occupés et les croisés y laissent des garnisons. Castres livre ses hérétiques. Fort de son nouveau titre Simon de Montfort s'empresse de recevoir les hommages des châtelains, des vicomtes, des consuls; toute la région comprise entre Béziers, Limoux et Castres lui est officiellement soumise, il a à peine le temps de recevoir les innombrables protestations de fidélité, seules les ailes lui manquent pour se déplacer plus vite d'un château à un autre. Triomphe précaire, mais auquel, en bon féodal, il attache une importante considérable: il veut s'assurer, dans une aussi faible mesure que ce soit, de la fidélité de ses nouveaux sujets.

Cependant, l'armée se disloque: le comte de Toulouse s'est retiré, une fois sa quarantaine terminée, après avoir assuré le nouveau vicomte de ses bons sentiments et avoir même proposé son fils en mariage à une fille de Simon. Le comte de Nevers, qui s'entend si mal avec le duc de Bourgogne qu'on "craignait chaque jour qu'ils ne s'entretuassent"69, est furieux de se trouver sous les ordres de Simon, lequel avait pris la croix sous les bannières du duc de Bourgogne. Ses quarante jours terminés, Hervé IV de Nevers abandonne la croisade.

Le duc de Bourgogne reste encore quelque temps; découragé par l'échec du siège de Cabaret il se retirera à son tour. Grands et petits seigneurs, milices conduites par les évêques, pèlerins pillards, routiers quittent le pays, séparément ou par groupes, en un reflux rapide et ininterrompu; les indulgences gagnées tant bien que mal, l'enthousiasme dissipé. Et une armée qui eût pu triompher en quelques mois de la résistance d'un pays mal préparé à la guerre s'évanouit en fumée, ne songeant même pas à profiter d'un succès reconnu par tous pour "miraculeux". "...Les montagnes sont sauvages, les passages étroits, et ils ne veulent pas être occis dans le pays70". Peut-être la plupart des croisés se sont-ils simplement rendu compte que l'hérétique n'était pas discernable du catholique à la couleur de sa peau, et que cette guerre sainte n'était pas plus exaltante que toute autre guerre. Et il suffisait de quarante jours pour gagner le pardon promis.

En septembre 1209 Simon de Montfort n'a plus avec lui que vingt-six chevaliers. C'était peu pour dominer un pays dont une partie n'a été conquise que par la terreur qu'inspire la présence d'une armée réputée invincible, et dont la plus grande partie reste encore à conquérir. On serait presque tenté d'absoudre Simon des crimes qu'il a pu commettre par la suite, tant la situation dans laquelle il se trouvait placé - pas tout à fait par sa faute - semble désespérée. Seule une peur ineffaçable, incontrôlable, plus forte que la raison et l'instinct de conservation, la peur inspirée aux populations du Midi par les premiers exploits des croisés, peut expliquer le fait qu'avec une poignée d'hommes et des renforts intermittents et capricieux, Simon de Montfort ait pu se maintenir et même triompher dans un pays qui lui était farouchement hostile. Et où il était condamné à ne régner que par la peur.


51 Op. cit., ch. IX, 193-202.

52 "Chanson de la Croisade", ch. XVII, 395-400.

53 Op. cit., ch. XVIII, 430-440.

54 Op. cit., ch. XIX, 450-455.

55 Op. cit., ch. XX, 467-471.

56 Op. cit., id., 471-476.

57 Op. cit., ch. XXI, 481-489.

58 Id., 500-505.

59 Op. cit., ch. XXII, 523-526.

60 Op. cit., ch. XXIII, 532-536.

61 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XVI.

62 "Chanson de la Croisade", ch. XXX, 685-702.

63 Op. cit., ch. XXXII, 742-743.

64 Op. cit., ch. XXXIII, 774-776.

65 Id., 769-770.

66 Op. cit., ch. XV, 343-352.

67 Op. cit., ch. XXXIV, 796.

68 Pierre des Vaux de Cernay, ch. XVII.

69 Pierre des Vaux de Cernay, Op. cit., ch. XXI.

70 "Chanson de la Croisade", ch. XXXVI, 826-828.

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