CONCLUSION

Cinq ans après la chute de Montségur, Raymond VII mourait, sans fils légitime, à l'âge de cinquante-deux ans. Le comté de Toulouse passait aux mains d'Alphonse de Poitiers, mari de la comtesse Jeanne, fille unique du comte. Le couple mourut en 1271, sans laisser de postérité. Ces deux morts rattachaient définitivement à la couronne de France un pays qui depuis vingt ans était déjà en fait une province française, dans le sens ancien et traditionnel du mot province: un pays d'importance secondaire, colonisé, exploité, administrativement et intellectuellement dominé par une métropole puissante et soucieuse de ses propres intérêts.

Alphonse de Poitiers, en vingt-deux ans, ne se rendit à Toulouse que deux fois: en 1251, le jour où il vint recevoir l'hommage de ses nouveaux vassaux, et en 1270, un an avant sa mort. Ce bon administrateur s'occupa surtout d'organiser un système fiscal serré et efficace qui lui permit de prélever sur ses domaines les sommes dont il avait besoin pour la réalisation de ses desseins politiques, ou plutôt de ceux de son frère: pour saint Louis, la reconquête de la Terre Sainte restait le premier objectif de la politique française. Il faut croire qu'Alphonse ne prit jamais vraiment au sérieux son titre de comte de Toulouse et ne fut qu'un exécuteur fidèle des volontés de son frère. Le peuple qui, en 1249, suivait en pleurant le cercueil de Raymond VII, de Millau à Fontevrault, savait qu'il pleurait la fin de son existence nationale.

Quelques mois avant sa mort, le comte avait fait brûler à Agen quatre-vingts hérétiques, ou personnes suspectes d'hérésie, après un jugement sommaire que les inquisiteurs eux-mêmes ne se fussent pas permis. Sans doute par cet acte de violence pensait-il gagner les bonnes grâces de l'Église; mais peut-être aussi voulait-il faire expier aux hérétiques le malheur qu'ils avaient attiré sur son pays. La mesure était comble; lassé par les persécutions, les humiliations, démoralisé par l'étouffement progressif des forces vives du pays, le peuple occitan - du moins ses classes privilégiées, celles qui avaient le plus à perdre - abandonnait la religion cathare et se rangeait, amer et résigné, du côté des vainqueurs.

Le Languedoc était réuni à la France; il est assez vain de se demander si cette réunion, commandée somme toute par la situation géographique et politique du pays, n'eût pas pu se faire d'une manière moins brutale. Existait-il réellement, entre les hommes du Nord et ceux du Midi, une telle incompatibilité d'intérêts et de pensée que seule la plus cruelle des guerres de conquête était capable d'amener cette union entre Français? Avant 1209, il y avait peut-être une incompréhension réciproque, mais pas de haine. Après la mort de Raymond VII, un peuple las de haïr et de souffrir se résigna peu à peu - quoique non sans mal, ni sans révoltes - à voir son langage devenir un patois.

Qui a jamais calculé ce que perd un peuple en perdant son indépendance, et comment tracer la limite entre les particularismes régionaux et les légitimes aspirations nationales? En définitive, la raison du plus fort finit toujours par paraître la meilleure, ce qui est étant toujours plus réel que ce qui eût pu être.

La royauté française sortait de l'épreuve plus forte, plus consciente que jamais de son droit divin; elle allait bientôt tenir tête à la papauté qui l'avait servie et s'était servie d'elle. Afin d'extirper l'hérésie, l'Église s'était exposée au danger de voir son trop puissant allié empiéter sur sa puissance temporelle.

Ce danger-là, l'Église catholique ne l'avait certes pas ignoré: ses luttes contre l'Empire et sa toute récente expérience avec Frédéric II le lui avaient fait mesurer pleinement; le péril que représentait à ses yeux l'hérésie était plus terrible encore. Mais si, grâce à l'Inquisition, la papauté finit par avoir raison du catharisme, puis des divers autres mouvements hérétiques qui surgirent aux XIIIe et XIVe siècles, cette victoire devait lui coûter cher. La gifle d'Anagni ne devait pas atteindre l'Église dans sa dignité essentielle, elle ne fut qu'un des épisodes de l'incessant combat que l'Église était obligée de mener pour la sauvegarde de son indépendance matérielle et morale. Mais le régime de terreur policière que l'Inquisition sut, pendant plusieurs siècles, imposer aux peuples d'Occident, allait saper de l'intérieur l'édifice de l'Église et amener un abaissement terrible du niveau moral de la chrétienté et de la civilisation catholiques.

Avant la croisade des Albigeois, avant l'Inquisition, des voix d'évêques et d'abbés s'élevaient encore pour protester contre les bûchers d'hérétiques, pour prêcher la miséricorde envers les frères égarés; au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin trouve, pour justifier ces mêmes bûchers, des paroles inadmissibles dans la bouche d'un chrétien. Des excès que l'on pouvait, autrefois, imputer à l'ignorance et à la rudesse des mœurs de l'époque, étaient à présent approuvés, consacrés en chaire de théologie par un des plus grands philosophes de la chrétienté. Ce fait est trop grave pour être minimisé: à partir du XIIIe siècle, il n'y eut plus, dans l'Église catholique, de saints ni de docteurs assez hardis pour proclamer qu'un homme qui se trompe en matière de religion est (comme le disait par exemple au XIIe siècle sainte Hildegarde198) une créature de Dieu, et qu'il est criminel de lui ôter la vie. L'Église qui oubliait aussi résolument cette vérité pourtant si simple ne méritait plus le nom de catholique, et dans ce sens on peut dire que l'hérésie avait porté à l'Église un coup dont celle-ci ne devait pas se remettre.

La victoire était trop chèrement payée: si même (ce qui n'est pas sûr) l'Église romaine, en sévissant comme elle l'a fait contre l'hérésie, a épargné à la chrétienté occidentale des troubles graves qui eussent peut-être amené la ruine de tout l'édifice social et culturel, elle n'y est parvenue qu'au prix d'une capitulation morale dont aujourd'hui encore elle subit les conséquences.

198 In Hildeg. Epist. 139.

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