CHAPITRE VII

LE ROI DE FRANCE

I - VICTOIRE DE RAYMOND VII

La mort de Simon de Montfort fut accueillie dans le Languedoc avec des transports de joie; cette joie, faisant tache d'huile, se répandait dans le pays, redonnant des forces nouvelles à ceux qui depuis si longtemps se désespéraient de voir cet homme impitoyable triompher partout. Cette mort semblait être la fin d'un long cauchemar, le miracle tant attendu.

Montfort

Es mort

Es mort

Es mort!

Viva Tolosa

Ciotat gloriosa

Et poderosa!

Tornan lo paratge et l'onor!

Montfort

Es mort!

Es mort!

Es mort!

clame une chanson populaire du temps. Le Parage et l'honneur reviennent. Le tyran - car les peuples du Midi veulent espérer que tout le mal dont ils étaient accablés venait de Montfort - n'est plus qu'un cadavre couché dans un somptueux caveau de Carcassonne. Ses amis en font un martyr et le comparent à Judas Macchabée et à saint Étienne; par sa mort l'œuvre de la croisade est ruinée, il a beau avoir laissé dans le pays des parents et des compagnons d'armes courageux et encore redoutables, en perdant leur chef, ils ont perdu leur confiance en eux-mêmes.

Amaury de Montfort appelle à son aide le roi de France et le pape prêche une nouvelle croisade et presse Philippe Auguste d'envoyer une armée dans le Languedoc. Pendant ce temps, Raymond VII reconquiert l'Agenais et le Rouergue et remporte, devant Baziège, une victoire en rase campagne sur les troupes françaises.

Le prince Louis fait une seconde fois son apparition dans le Midi de la France: cette fois-ci, son père n'a pas fait de difficultés pour le laisser se croiser. Il amène 20 évêques, 30 comtes, 600 chevaliers et 10000 archers, armée redoutable qui eût dû, semble-t-il, effrayer des populations déjà épuisées par dix ans de guerre. Il fait sa jonction avec les troupes d'Amaury de Montfort devant Marmande et prend la ville, où un massacre terrible a lieu. Si la garnison et son chef Centulle, comte d'Astarac, sont épargnés (car on pense les échanger contre des prisonniers français), les vainqueurs s'acharnent sur la population civile: "...on court vers la ville avec des armes tranchantes, et alors commencent le massacre et l'effroyable boucherie. Les barons, les dames, les petits enfants, les hommes, les femmes, dépouillés et nus, sont passés au fil de l'épée. Les chairs, le sang, les cervelles, les troncs, les membres, les corps ouverts et pourfendus, les foies, les cœurs, mis en morceaux, brisés, gisent par les places comme s'il en avait plu. Du sang répandu, la terre, le sol, la rive sont rougis. Il ne reste homme ni femme jeune ou vieux: aucune créature n'échappe à moins de s'être tenue cachée. La ville est détruite, le feu l'embrase129".

L'auteur de la "Chanson" estime que la majorité de la population de la ville fut massacrée. Guillaume Le Breton reconnaît, de son côté, qu'on a tué à Marmande "tous les bourgeois avec les femmes et les petits enfants, tous les habitants jusqu'au nombre de 5000130".

On a pu voir dans ce massacre, exécuté de sang-froid (puisqu'il fut précédé d'une longue délibération au sujet du sort de la garnison), un effet de la colère d'Amaury, désireux de venger son père. C'était, plus probablement, une répétition consciente du massacre de Béziers qui, en terrorisant les populations, avait donné de si heureux résultats. Il est assez singulier de voir évêques et barons discuter sur le "déshonneur" qu'ils s'attireraient en mettant à mort des soldats, et lâcher ensuite leurs troupes sur des bourgeois sans défense, des femmes et des enfants. Il semble que (pour les chevaliers du Nord plus que pour ceux du Midi) les bourgeois aient été des êtres de race inférieure et dont le massacre tirait à peine à conséquence. Le pieux prince Louis ne fit rien pour empêcher cette odieuse manœuvre d'intimidation. Mais, de leur côté, les peuples du Languedoc, aguerris par dix ans de croisades, se gardèrent bien d'y répondre, comme ils le firent après Béziers, par des capitulations en masse. Le pays était depuis longtemps habitué à la terreur.

Lorsque après ce sanglant exploit, l'armée royale marche sur Toulouse, elle trouva une ville fortifiée et organisée pour la défense. Raymond VII s'y était enfermé avec mille chevaliers. Devant le danger, il fit un appel au peuple et fit exposer sous la voûte de la cathédrale les reliques de saint Exupère131; pour la troisième fois le peuple de Toulouse se préparait au siège dans l'enthousiasme.

Le siège, commencé le 16 juin 1219, est levé le 1 août; la grande armée du prince Louis, après avoir complètement investi et isolé la ville et donné de vigoureux assauts, constate que les assiégés ne sont nullement décidés à capituler. Venu dans le pays pour y semer la crainte due au prestige de la puissance royale, le prince comprend qu'il a affaire à forte partie et préfère, comme l'ont fait les troupes des croisés des premières années de la guerre, laisser Amaury de Montfort se maintenir dans le pays à ses risques et périls. Sa quarantaine à peine terminée, Louis lève le siège, en abandonnant ses machines de guerre.

Ce brusque départ surprit les contemporains, qui l'ont attribué à une trahison des chevaliers français, ou à une entente secrète entre le prince et Raymond VII, ou encore à un calcul perfide de Louis qui, convoitant le pays de Toulouse pour lui-même, n'avait pas intérêt à le reconquérir au profit d'Amaury. Dans tous les cas, c'était la couronne de France qui subissait, par ce nouveau triomphe de Toulouse, un échec éclatant. La gloire du jeune comte ne cesse de grandir, et c'est à présent la noblesse du Midi qui fait la chasse aux barons du Nord installés sur ses terres, les dépossède de leurs domaines, leur retire les titres qu'ils avaient usurpés.

Ces barons, que Simon de Montfort avait placés dans les châteaux et places fortes conquis par lui pour s'assurer de leur fidélité, n'étaient pas, il faut le croire, de zélés serviteurs de la foi, car le catholique Guillaume de Puylaurens les dépeint ainsi: "Au demeurant, on ne doit ni ne peut raconter à quelles infamies ils se livraient (les serviteurs de Dieu); la plupart avaient des concubines et les entretenaient publiquement; ils enlevaient de vive force les femmes d'autrui et commettaient impudemment ces méfaits et mille autres de ce genre. Or, ce n'était pas, bien sûr, dans l'esprit qui les avait amenés qu'ils agissaient ainsi, la fin ne répondait pas au commencement132". Deux chevaliers, les frères Foucaut et Jean de Berzy (que, d'après la "Chanson", Amaury et le prince Louis tenaient pour si précieux qu'ils avaient épargné la garnison de Marmande pour pouvoir les libérer), étaient de véritables bandits, connus à la fois pour leur avarice et leur cruauté: Guillaume de Puylaurens affirme qu'ils mettaient à mort tous les prisonniers qui ne pouvaient leur payer cent sous d'or (somme exorbitante) et avaient une fois forcé un père à pendre son propre fils. Faits prisonniers par Raymond VII, ils furent décapités.

La garnison française de Lavaur est massacrée; Guy, le frère d'Amaury, est blessé et meurt prisonnier, et malgré les efforts du pape qui somme les comtes (le jeune Raymond et le comte de Foix) de se soumettre, les Français ne subissent plus que des revers. Alain de Roucy, le meurtrier du roi d'Aragon, est tué dans le château de Montréal qu'il tenait de Montfort. Les renforts amenés à Amaury par les évêques de Clermont et de Limoges et l'archevêque de Bourges n'empêchent pas Raymond VII de se soumettre entièrement l'Agenais et le Quercy. Amaury ne tient plus que dans le Sud où Narbonne et Carcassonne lui restent encore fidèles.

Le roi de France, malgré les demandes réitérées du pape, refuse de s'occuper de cette affaire. L'échec de son fils l'a découragé, comme il a découragé les grands barons français, et l'exemple de Simon de Montfort donnait à réfléchir à tous ceux qui pouvaient être poussés vers le Languedoc par un désir de conquêtes. Le jeune comte triomphait et redevenait, dans l'esprit de tous, le cousin, le neveu et le pair de la plupart des potentats - couronnés ou non - de l'Occident. Il fait, auprès du roi de France, des démarches en vue d'obtenir sa réconciliation avec l'Église, et lui offre son serment de vassal pour une terre que le roi avait, cinq ans plus tôt, accordée aux Montfort.

On ne sait ce que Philippe Auguste eût finalement décidé au sujet de ce vassal dépossédé par l'Église; Amaury de Montfort, voyant la partie perdue, lui avait offert ses domaines et le roi avait décliné cette offre: il préférait sans doute laisser les deux rivaux s'épuiser dans une guerre dont il n'aurait pas à faire les frais.

En août 1222, le vieux comte de Toulouse mourait à l'âge de soixante-six ans. Cet homme qui fut, sinon la cause, du moins le prétexte de la croisade, cet homme calomnié, humilié, traqué, spolié, haï par l'Église, vénéré de ses sujets, revenu en triomphe après la défaite la plus totale et accueilli comme un sauveur par son pays au moment où il ne possédait plus rien, ce souverain légitime dépouillé par l'Église et le roi et rétabli dans ses droits par la volonté du peuple, a pu croire, en mourant, que sa cause avait triomphé. Son fils, auquel il avait eu l'habileté de céder sa place, du moins officiellement, était déjà le chef du pays et pouvait continuer son œuvre; l'élimination d'Amaury de Montfort n'était plus qu'une question de temps; le Languedoc retrouvait, avec sa liberté, une union nationale qu'il n'avait jamais connue avant la croisade, et les comtes de Toulouse s'étaient acquis une popularité dont autrefois ils n'avaient jamais rêvé.

Cependant, le comte mourait excommunié, et malgré son désir et ses prières, il fut privé, à son lit de mort, des derniers sacrements. Son testament, ainsi que tous les témoignages (produits lors de l'enquête ordonnée par son fils) attestent qu'il est mort dans la foi catholique; il était affilié à l'ordre des Chevaliers de l'Hôpital, et avait exprimé le vœu d'être enterré dans l'hôpital de Saint-Jean-de-Jérusalem, édifice appartenant à cet ordre.

Si sa mort fut assombrie par la douleur d'être privé des secours de la religion. Son corps, après sa mort, devait subir jusqu'au bout des humiliations réservées aux excommuniés: privé de sépulture en terre consacrée, le cadavre resta pendant des années enfermé dans un cercueil abandonné dans le jardin près du cimetière, et son fils devait pendant vingt-cinq ans implorer vainement le Saint-Siège et multiplier les enquêtes et les démarches sans obtenir satisfaction. Le corps, mal gardé, fut mangé par les rats, les ossements dispersés, le crâne fut ensuite tiré du cercueil et conservé par les Hospitaliers.

Après la mort de son père, le jeune comte (il a déjà vingt-six ans) continue la reconquête méthodique du pays. Les Français ne sont même plus les tyrans détestés de naguère, mais des étrangers indésirables qu'il faut chasser du pays au plus tôt. Les deux partis sont excédés par cette guerre qui ne leur apparaît plus comme une nécessité vitale. En mai 1223, une trêve est conclue entre le jeune comte et Amaury de Montfort, trêve devant servir de préliminaire à une conférence de paix qui siégera à Saint-Flour. Et si, à Saint-Flour, les deux adversaires ne parviennent pas à un accord, on constate néanmoins une détente, et Raymond VII manifeste même tant de bonne volonté à l'égard d'Amaury qu'il s'engage à épouser la sœur de ce dernier après avoir répudié Sancie d'Aragon.

Guillaume de Puylaurens133 raconte que durant cette trêve, le comte s'était livré à une plaisanterie d'un goût douteux en faisant croire, un jour qu'il se trouvait à Carcassonne chez Amaury de Montfort, qu'on l'avait fait arrêter; sa suite, épouvantée, s'enfuit et les deux comtes en rient ensemble. On nous dit que Raymond VII "aimait rire"; était-ce aussi le cas d'Amaury? La guerre dans laquelle leurs deux pères avaient usé leurs forces et laissé leur vie pouvait-elle déjà être un sujet de plaisanteries pour ces garçons de vingt-cinq ans? Raymond triomphait sans haine, Amaury se défendait sans désespoir, ils se connaissaient depuis l'adolescence et, vivant depuis près de quinze ans dans une atmosphère de sang, de cruauté, de trahison et de vengeance, ils devaient être las de haïr; et ils ne devaient pas être les seuls.

La trêve n'aboutit pas à une paix, les deux parties en appelèrent au roi de France et un concile se réunit à Sens. Mais Philippe Auguste, déjà gravement malade, devait mourir avant d'avoir pu s'y rendre, le 14 juillet 1223; et son fils, préoccupé par les tâches urgentes que lui imposait son accession au trône paternel, ne put rien décider et se contenta de faire envoyer à Amaury un subside de dix mille marcs d'argent. La guerre reprit.

La situation d'Amaury devient si critique que malgré l'aide que lui procure le vieil archevêque de Narbonne, Arnaud-Amaury (qui a oublié sa haine contre Montfort et a même engagé une partie des biens de son église pour permettre au jeune comte de Montfort de payer ses troupes), il ne peut retenir auprès de lui que vingt chevaliers, pour la plupart vieux compagnons d'armes de son père. Il a beau offrir en gage ses domaines de France, personne ne veut plus lui prêter d'argent, et pourtant il ne pense plus qu'à organiser son départ.

Trop heureux d'être enfin débarrassés de lui, les comtes de Toulouse et de Foix signent avec Amaury un accord (le 14 janvier 1224). Ils promettent de respecter les personnes et les biens de ceux qui, pendant la guerre, avaient pactisé avec Montfort, de ne pas toucher aux garnisons qu'Amaury laissait dans Narbonne, Agde, Penne d'Albigeois, Valzergues et Termes; Carcassonne, Minerve et Penne d'Agenais restent (en principe) à Montfort. Amaury de Montfort quitte Carcassonne en emportant les corps de son père et de son frère; il est tellement à court d'argent qu'il doit, en route, laisser en gage son oncle Guy et d'autres chevaliers à des marchands d'Amiens, pour la somme de quatre mille livres. Aussitôt après son départ, Carcassonne est reprise par les comtes et rendue au jeune Raymond Trencavel, fils du vicomte Raymond-Roger. Le jeune prince rentre en possession de ses domaines aux acclamations du peuple, et, quinze ans après le massacre de Béziers, les terres occitanes retrouvent leurs anciens seigneurs (ou du moins leurs fils) et les peuples peuvent se croire un instant revenus au temps de leur indépendance d'autrefois.

II - LA CROISADE DU ROI LOUIS

Il n'en était rien. Cette indépendance n'était plus qu'une ombre. Juridiquement elle était mise en question à la fois par l'Église et par la royauté capétienne. Pratiquement elle était à la merci d'une nouvelle guerre qu'un pays épuisé, saigné à blanc, ne pouvait plus soutenir.

Pour réparer ses pertes le Languedoc aurait eu besoin de vingt, de trente ans de paix. Il ne lui fut laissé qu'un répit de trois ans à peine. Et ce n'était même pas un répit, car la perspective d'une nouvelle croisade était suspendue au-dessus de sa tête en permanence et, dès le début de 1225 (même pas un an après le départ d'Amaury), le pape Honorius III presse énergiquement le roi de France pour l'engager à se croiser. Les négociations qui ont lieu entre le roi et le pape font traîner en longueur les préparatifs de la croisade, mais ne sont plus guère que des marchandages par lesquels les deux alliés cherchent à délimiter leurs zones d'influence et où chacun veut obtenir de l'autre des promesses et des garanties pour l'avenir. Mais tous deux savent que l'œuvre si bien commencé doit être menée à bonne fin, et rapidement, avant que l'adversaire ait eu le temps de reprendre des forces.

Aux appels du pape le roi répond en posant des conditions: il demande des indulgences plénières pour ses croisés, exige l'excommunication pour tous ceux qui attaqueraient ses domaines en son absence, et même pour tous ceux qui refuseraient de le suivre ou de le soutenir financièrement; il demande à l'Église des subsides de soixante mille livres par an, pour une période de dix ans; le pape devra nommer légat l'archevêque de Bourges et, enfin, déposséder solennellement et définitivement les comtes de Toulouse et les Trencavel, et confirmer le roi dans la possession de leurs domaines.

Le pape hésite, se disant sans doute que le roi ne songe qu'à agrandir ses domaines aux frais de l'Église; un comte de Toulouse affaibli, d'ailleurs excommunié et sans cesse menacé à la fois par le roi et par l'Église, pourrait peut-être mieux faire le jeu de la papauté qu'un roi de France trop puissant: ce en quoi le pape ne se trompait pas; et si, pour l'Église, un roi de France tel que saint Louis devait être une chance inespérée, son petit-fils Philippe le Bel fera voir, à Anagni, qu'une France trop forte et trop centralisée ne se soucie pas de rester éternellement le "soldat de Dieu". Ce danger-là, si Honorius III le prévoyait, était moins imminent que celui de l'hérésie renaissante. Préoccupé d'ailleurs par le sort de la Terre Sainte, et ne voulant pas risquer d'immobiliser dans le Languedoc toute la chevalerie française disponible, le pape ne perd pas de vue le but véritable de la croisade albigeoise: il tente de forcer le comte Raymond à persécuter lui-même les hérétiques, en faisant peser sur lui la menace d'une nouvelle invasion française.

Le roi de son côté, voyant le pape disposé à traiter avec Raymond, déclare qu'en ce cas cette affaire d'hérésie ne le concerne plus. Le comte, reconnaissant, cherche à prouver sa bonne volonté au Saint-Siège et jure au concile de Montpellier (août 1224) de poursuivre les hérétiques, de chasser les routiers et de dédommager les églises spoliées ainsi que le comte de Montfort, si toutefois celui-ci s'engage à renoncer à ses prétentions.

Peu satisfait sans doute par les promesses de Raymond, et craignant de mécontenter le roi de France, le pape fait traîner les négociations, et finit par convoquer un concile, qui se tiendra à Bourges, et où les arguments des deux prétendants au comté de Toulouse seront entendus par une assemblée de représentants de l'Église; le 30 novembre 1225, quatorze archevêques, cent treize évêques et cent cinquante abbés de toutes les provinces de la France du Nord et du Midi se réunissent à Bourges; il est clair qu'un jury composé de prélats ne pouvait donner raison à Raymond VII, excommunié et suspect de favoriser l'hérésie; sa cause était donc perdue d'avance.

Présidé par le nouveau cardinal-légat, Romain de Saint-Ange, le concile se contenta de recueillir les dossiers des deux parties, et de renvoyer le comte de Toulouse en remettant la décision à une date ultérieure. Comme au temps où les légats refusaient d'entendre les justifications de Raymond VI, les prélats du concile de Bourges ne cherchaient qu'un moyen légal de condamner le comte sans l'entendre; il ne fallait pas lui permettre de donner publiquement les garanties que l'Église exigeait de lui, et qu'il était tout prêt à fournir. Les évêques doutaient de sa bonne foi, et le roi ne voulait pas risquer de perdre, avec les droits d'Amaury, ses propres droits sur le Languedoc.

Ce fut donc en l'absence des intéressés que fut prononcée la sentence d'excommunication (réitérée) contre Raymond VII, le comte de Foix et le vicomte de Béziers (28 janvier 1226). En même temps, Amaury de Montfort vendait au roi ses droits et titres; et, d'accord avec l'Église, le roi devenait enfin maître légitime du Languedoc, à l'exclusion des véritables suzerains.

Cette fois, il ne s'agit plus d'une croisade prêchée sur les parvis des églises et du haut des chaires des cathédrales; ce n'est une croisade que de nom, c'est le roi de France qui part en guerre pour conquérir une province, après une série de démarches diplomatiques plus ou moins laborieuses destinées à fournil un prétexte légal à cette conquête. Il est bien évident que tout ce trafic d'hommages reçus, offerts, refusés, vendus, acceptés, n'avait aucune valeur en soi et, même sanctionné par l'Église, n'avait d'autre justification que le droit du plus fort. Ce n'est pas sa haine pour l'hérésie qui pousse le roi à exiger le concours de l'Église, teint financier que moral, et à ne se croiser que le jour où il aura arraché à la papauté la reconnaissance formelle de ses droits à la possession entière et sans réserves des terres du Midi. Il se sert de l'Église comme l'Église se sert de lui.

Pour cette guerre de conquête Louis VIII entend bénéficier de tous les avantages accordés par l'Église aux soldats de Dieu et des subsides de l'Église. Avec d'aussi puissants atouts le roi réussit à lever une armée considérable. Malgré son importance numérique, la valeur de ses chevaliers et la magnificence de son équipement, nous verrons que cette armée n'était ni très unie, ni animée d'un enthousiasme exagéré. L'affaire du Languedoc, devenue entreprise personnelle du roi, n'exaltait sans doute ni les fanatiques ni les grands ambitieux; pour obliger ses barons à se croiser, le roi est forcé d'imposer de lourdes pénalités à ceux qui se refuseraient à partir. Les clercs eux-mêmes sont mécontents, car on les oblige à verser pour la croisade le dixième de leurs revenus, qu'on leur prend d'office.

Le roi a pris la croix en janvier 1226, et en juin son armée se met en marche. Elle semble avoir été plus forte, numériquement, que celle qui descendit le Rhône en 1209 et marche sur Béziers. Elle était probablement moins redoutable. Mais son approche jeta les populations du Midi dans une consternation telle que le comte de Toulouse, bien que décidé à se défendre, dut se rendre compte que la partie était d'ores et déjà perdue.

Louis VIII, l'auteur de la boucherie de Marmande, ne pouvait inspirer aux Méridionaux ni confiance ni respect. Tout pieux et bénin qu'il fût, il devait jouir dans le pays d'une grande réputation de férocité car, à la nouvelle de son prochain départ, dès le printemps 1226, de nombreux seigneurs du Midi s'empressèrent de faire acte de soumission au roi: c'est le cas d'Héracle de Mondaur, de Pierre Bermond de Sauve (gendre de feu Raymond VI) qui vont jusqu'à se rendre directement à Paris; de Pons de Thézan, Bérenger de Puisserguier, Pons et Frotard d'Olargues, Pierre-Raymond de Comeilhan, Bernard-Othon de Laurac, Raymond de Roquefeuil, Pierre de Villeneuve, Guillaume Méchin, etc. Or, ces seigneurs appartenaient à la noblesse fidèle aux comtes de Toulouse; on voit leurs noms dans les listes de ceux qui accompagnèrent Raymond VI au concile de Latran, qui plus tard se révoltèrent contre l'autorité française sous Raymond VII; Bernard-Othon de Laurac (ou de Niort) était hérétique et devait, quelques années plus tard, subir maintes persécutions pour sa foi, et c'est pourtant lui qui écrira (ou fera écrire) à Louis VIII: "Nous sommes avides de nous placer sous l'ombre de vos ailes et sous votre sage domination". Il faudrait être assez naïf pour croire à la sincérité de ces protestations de loyalisme.

Les villes, apprenant que l'armée du roi s'est mise en marche, envoient des députations et protestent de leur fidélité au roi. Béziers d'abord, puis Nîmes, Puylaurens, Castres; puis, pendant le siège d'Avignon, Carcassonne, Albi, Saint-Gifles, Marseille, Beaucaire, Narbonne, Termes, Arles, Tarascon et Orange. Cette liste est assez éloquente en elle-même: la terreur seule pouvait provoquer cette grêle de soumissions spontanées; ces villes où les Français étaient haïs, et qui étaient farouchement jalouses de leur indépendance ne pouvaient avoir la moindre envie de se placer à l'ombre des ailes du roi. Elles se souvenaient de Béziers et de Marmande.

Le comte de Toulouse, loin de se soumettre, rassemble ses vassaux les plus fidèles et en premier lieu Roger-Bernard de Foix et Raymond Trencavel, et appelle à son aide son cousin germain Henri III d'Angleterre, et Hugues X de Lusignan comte de La Marche, au fils duquel il projette de marier sa fille unique. Ce dernier n'ose marcher contre le roi de France, et Henri III, menacé d'excommunication par le pape, se contente d'ébaucher un projet d'alliance. En fait, Raymond VII ne peut guère compter que sur Toulouse et sur une armée assez faible par suite de la défection d'un grand nombre de barons. Il compte aussi sur le temps qui lui ramènera ses sujets, le premier moment de terreur passé.

L'armée royale s'arrête devant Avignon qui, après avoir protesté de son obéissance, lui refuse le passage; le 10 juin, le roi, "pour venger l'injure faite à l'armée du Christ", prête le serment de ne pas bouger de place avant d'avoir pris la ville et fait dresser les machines de guerre. Le premier effroi passé, Avignon est décidée à tenir. De plus, ville d'Empire, elle n'entend pas se laisser faire la loi par le roi de France. Les murs de la ville sont solides et défendus par une milice nombreuse et une forte garnison de routiers. Avignon se défendit si énergiquement que pendant deux mois on put hésiter sur l'issue de la guerre. Mais pendant que ses soldats étaient exposés à la faim, aux épidémies, aux flèches et aux boulets des assiégés et aux attaques des armées du comte de Toulouse qui harcelaient les arrières de l'armée royale, le roi recevait les députations des seigneurs et des villes du Midi que la présence des croisés et la crainte de nouveaux massacres incitaient à la soumission. Les prélats, en particulier Foulques et le nouvel archevêque de Narbonne, Pierre-Amiel, négociaient ces capitulations anticipées, promettant de la part du roi paix et clémence.

À Carcassonne, les consuls et le peuple, terrorisés, chassent le vicomte Raymond et le comte de Foix. Le comte de Provence vient devant Avignon assiégée solliciter la protection du roi. Narbonne, où le parti catholique fut toujours puissant; Castres, Albi se rendent avant l'approche de l'armée royale. Et cependant Avignon tenait bon et ses défenseurs allaient même jusqu'à attaquer le camp du roi. Dans l'armée croisée le mécontentement grandissait, et des barons tels que le comte de Champagne et le duc de Bretagne manifestaient leur désir de rentrer dans leurs pays.

Thibaut de Champagne quitta le roi bien avant la fin du siège, sa quarantaine terminée. Mais la ville, bloquée, commençait à souffrir de la famine, et le légat Romain de Saint-Ange négocia la capitulation. Après trois mois de siège, Avignon se rendit et dut accepter les conditions du vainqueur; livraison d'otages, destruction des remparts et des maisons fortifiées, lourdes contributions financières. Jamais encore cette grande cité libre, vassale de l'empereur et réputée imprenable, n'avait subi de traitement pareil.

Frédéric II devait d'ailleurs protester (assez inutilement) auprès du pape contre cette violation de ses droits. Le roi n'en tint pas compte et laissa dans là ville une garnison française. La capitulation d'Avignon fut un coup de chance pour l'armée royale: quelques jours après, une crue de la Durance noyait l'emplacement du camp croisé.

Une chance d'autant plus grande que les cités de l'Albigeois et du Carcassès, qui s'étaient contentées d'une soumission toute théorique tant que le roi était immobilisé devant Avignon, lui ouvrirent leurs portes, et acceptèrent sans discuter toutes ses conditions: la chute d'Avignon, une des plus grandes villes des Gaules, impressionna le pays presque autant que l'eût fait la chute de Toulouse.

Le roi occupe Beaucaire, puis toutes les grandes villes qui jalonnent la route vers Toulouse, de Béziers à Puylaurens, sans coup férir. Devant Toulouse, il s'arrête. La capitale du Languedoc n'avait envoyé aucun message, aucune députation, et le comte avec ses troupes, très inférieures en nombre à celle du roi, talonne l'armée royale, lui livre une guerre d'embuscades et d'escarmouches, tombant sur les traînards et les éclaireurs; et ces mêmes seigneurs qui, quelques mois plus tôt, avaient fait envoyer au roi des lettres où ils le saluaient comme un sauveur, "arrosant ses pieds de larmes et avec des prières larmoyantes" (lettre de Sicard de Puylaurens), loin de lui prêter hommage, se retirent dans les montagnes et se préparent à la défense.

Le roi rétablit dans leurs fiefs les anciens compagnons de Montfort, et Guy de Montfort, auquel il donne (ou rend) Castres; laisse des sénéchaux dans toutes les villes qu'il a occupées; et, des Pyrénées au Quercy, du Rhône à la Garonne, reçoit les clefs des villes soumises d'avance, et traîne une armée démoralisée, décimée par les maladies, mais tirant sa force de l'immense détresse d'un pays épuisé par quinze ans de guerre. En octobre 1226, l'armée royale n'avait ni la force ni l'envie d'entreprendre le siège de Toulouse: les chroniqueurs du temps sont unanimes à constater son découragement, sa fatigue, ses pertes nombreuses tant par la maladie que par la guerre; le roi, malade lui-même, mourra en route quelques jours après avoir quitté le Languedoc.

Si chaque ville avait résisté comme l'avait fait Avignon, la croisade royale eût tourné au désastre total. Mais le roi et le légat avaient bien calculé leur coup: ils attaquaient un blessé à peine convalescent et encore incapable de se tenir debout; Avignon n'avait pas souffert de la guerre au temps de Simon de Montfort. Encore les demi-vainqueurs se retiraient-ils épuisés eux-mêmes, la force de la résistance passive du pays étant encore assez grande pour rendre la campagne pénible et semée d'embûches. Le retour des croisés qui ramèneront, cousu dans une peau de bœuf, le cadavre du pieux roi, n'aura rien d'un retour triomphal.

Mort à trente-sept ans, Louis VIII laissait le trône à un enfant de onze ans, et la régence à une veuve obligée de faire face à la révolte des grands vassaux. Pour le malheur du Languedoc, cette veuve se trouvait être Blanche de Castille, femme douée de plus d'énergie et d'ambition que n'en eurent jamais son mari ni son fils. Si les Méridionaux ont pu se réjouir de la mort de Louis, ils allaient vite comprendre qu'ils étaient tombés de Charybde en Scylla; et les troubadours, plus tard, regretteront le "bon roi Louis134".

L'armée, que le roi a laissée en Languedoc pour garder les territoires conquis, est plus importante que celle dont disposait Simon de Montfort en septembre 1209. Sa situation est moins précaire: lieutenant du roi, le sénéchal Humbert de Beaujeu ne dépend pas du bon plaisir des croisés de passage; le roi de France est tenu de lui envoyer des secours. Cependant, dès l'hiver 1226-1227, les comtes de Toulouse et de Foix reprennent Auterive, La Bessède et Limoux; la noblesse méridionale se regroupe, le peuple se soulève contre les Français; Humbert de Beaujeu demande des renforts de France, car, s'il est solidement établi à Carcassonne (qui, ayant pendant quinze ans servi de quartier général aux Montfort, était tout naturellement devenue celui de l'armée royale), les villes et les châteaux environnants sont revenus à leurs anciens seigneurs.

La régente, aux prises avec la coalition des grands vassaux - les comtes de La Marche, de Champagne, de Boulogne, de Bretagne, - a besoin d'argent, et songe à utiliser pour sa guerre féodale le décime accordé par l'Église pour la croisade en Albigeois; les prélats refusent de payer, malgré la colère du légat, Romain de Saint-Ange, qui prend ici parti pour la reine contre l'Église. Et, comme les évêques en appellent au pape, Blanche de Castille n'obtient l'argent qu'en envoyant des renforts à Humbert de Beaujeu. Et si, par des promesses ou des menaces, elle parvient à triompher rapidement de la ligue des vassaux, l'affaire du Languedoc est pour elle une source de graves difficultés; cette province dont son mari avait commencé la conquête, et que la couronne de France ne pouvait plus lâcher sans perdre la face, ne semblait pouvoir être réduite que par des expéditions armées importantes, renouvelées chaque année; avec la menace permanente que constituait l'Angleterre, la reine ne pouvait se permettre d'immobiliser ses forces dans le Midi. Et le pape la pressait sans cesse de reprendre la guerre sainte contre l'hérésie.

Blanche de Castille ne songe pas à profiter de son état de femme et de veuve pour se dérober à ses responsabilités: malgré les menaces qui pèsent sur elle dans le Nord, elle parvient à entretenir dans le Languedoc des troupes suffisantes pour harceler et affaiblir l'adversaire, sinon pour l'écraser. Avec les renforts envoyés au printemps 1227, Humbert de Beaujeu reprendra le château de La Bessède, dont il fera massacrer la garnison, et ravagera les campagnes dans la région du Tarn. L'année suivante, il avancera dans le comté de Foix (où Guy de Montfort sera tué devant Varilles) et, s'il perdra Castelsarrasin, il reprendra le château de Montech. Puis, avec de nouveaux renforts amenés par les archevêques d'Auch, de Narbonne, de Bordeaux et de Bourges, il marchera sur Toulouse, toujours imprenable. Le plan des Français n'est plus de remporter des victoires militaires, mais de ruiner le pays afin de le rendre peu à peu incapable de se défendre.

C'est ce que montre d'une façon très explicite Guillaume de Puylaurens, en décrivant les ravages que fait l'armé d'Humbert de Beaujeu devant Toulouse: conduits et animés par Foulques (l'évêque transfuge qui, ne pouvant rentrer dans sa ville, est rempli de sainte colère contre ses diocésains), les croisés se livrent à une destruction systématique des environs de la ville. En été 1227, les Français installent leur camp à l'est de Toulouse, et de là, jour après jour, ils organisent des expéditions contre les vignobles, les champs de blé, les vergers et, se transformant en cultivateurs à rebours, fauchent les champs, arrachent les vignes, démolissent les fermes et les maisons fortifiées.

"...Dès l'aurore, dit l'historien, les croisés entendaient la messe, déjeunaient sobrement et se mettaient en marche, précédés d'une avant-garde d'archers... Ils commençaient le dégât par les vignes les plus rapprochées de la ville, à l'heure où les habitants étaient à peine éveillés; ils se retiraient ensuite dans la direction du camp, suivis pas à pas par les troupes de bataille, tout en continuant leur œuvre de destruction. Ils agirent de même chaque jour, pendant trois mois environ, jusqu'à ce que la dévastation fût à peu près complète135".

L'historien, grand admirateur de Foulques, ajoute: "Je me souviens que le pieux évêque disait, en voyant revenir ces ravageurs qui semblaient des gens en fuite: "C'est en fuyant ainsi que nous triomphons de 'nos ennemis d'une merveilleuse manière'. En effet, on invitait de cette façon les Toulousains à se convertir et à s'humilier, en leur enlevant ce qui faisait leur orgueil. C'est ainsi qu'à l'égard d'un malade on agit sagement en éloignant de sa main ce qui pourrait lui nuire s'il en prenait trop. Le pieux évêque agissait comme un père qui ne châtie ses enfants que par affection".

Remarque assez cynique, si l'on pense que ce qui faisait l'"orgueil" des Toulousains, et ce dont ils risquaient de "prendre trop", était tout bonnement leur pain quotidien.

Le comte, occupé par la guerre, désireux de reconquérir sur les Français les places fortes et les points stratégiques, ne disposait pas de forces suffisantes pour s'opposer à cette dévastation de ses domaines. Ce ne sont pas des troupes de vagabonds, mais une armée puissante et bien organisée qui se livre avec méthode à cette guerre sans combat où les adversaires sont les blés, les ceps de vigne et le bétail.

Et cependant, la lutte a retrouvé son âpreté de naguère et, en réponse au massacre de la garnison de La Bessède, les comtes mutilent atrocement les prisonniers (non chevaliers) capturés dans une bataille près de Montech et les lâchent dans la forêt, yeux crevés et mains coupées. Humbert de Beaujeu et les croisés et évêques qui l'accompagnent savent donc que le pays ne se soumettra jamais de bon gré à l'autorité royale; et ces terres ne comprendront "leur véritable intérêt", comme dit Guillaume de Puylaurens, que le jour où leur peuple cessera d'exister en tant que nation.

Le jour approche où le comte de Toulouse commencera à comprendre la nécessité d'un répit, fût-ce au prix d'une capitulation. D'un répit qui pût permettre au pays de panser ses blessures et de préparer sa revanche. Mais si, en consentant à des pourparlers en vue d'un traité de paix avec le roi, Raymond VII espérait procurer à son peuple une chance de retrouver pour quelque temps le repos et un minimum de prospérité, il sous-estimait l'intelligence et surtout le manque de scrupule de ses adversaires. La paix qu'il allait signer devait se révéler plus cruelle qu'une guerre; et sans avoir été vraiment vaincu, il allait se voir imposer des conditions qu'aucun monarque n'imposa jamais à son ennemi, même après la plus écrasante des victoires.

Si la lecture des clauses de ce traité nous stupéfie encore et si nous sommes tentés d'en chercher l'explication dans la rudesse des mœurs de l'époque, nous ne devons pas oublier que les contemporains en ont également été stupéfaits, et que ce triomphe non déguisé de la cause du plus fort était absolument contraire aux lois féodales. On peut se demander par quel étrange malentendu le comte, qui semble n'avoir manqué ni de bon sens ni de courage, a pu signer ce traité; il faut chercher l'explication de ce fait dans l'extrême misère où le peuple était réduit par la guerre.

La croisade royale n'avait fait qu'exaspérer la haine, et que pouvait-on attendre de bon d'un suzerain qui mettait tout son effort à ravager les terres et à déraciner les arbres? En 1229, le comte résiste encore, mais ses plus fidèles vassaux, tels les frères de Termes et Centulle d'Astarac, déposent les armes par crainte de voir leurs domaines subir le sort des environs de Toulouse. La capitale est menacée de famine. Les défaites infligées à des soldats ennemis, qui ne se battent pas sur leur propre sol et sont libres de retourner chez eux quand ils le veulent, paraissent dérisoires à côté des ravages que les combats font subir au pays depuis vingt ans.

Les Français ont perdu, en trois ans, le roi, l'archevêque de Reims, le comte de Namur, le comte de Saint-Pol, Bouchard de Marly, Guy de Montfort, pour ne compter que les chefs. Les pertes en hommes d'armes sont évaluées à vingt mille rien que pour la campagne de 1226, et bien que les historiens du temps n'aient pas pu dresser de statistiques exactes et aient sans doute exagéré les chiffres, il semble bien que les pertes de l'armée française aient été très lourdes. Et la reine et le légat (dont l'énergie ne pouvait cependant pas être mise en doute) se voyaient reprocher par le pape leur lenteur à sévir contre l'hérésie.

Le pape Grégoire IX, élu à la place d'Honorius III mort en 1227, n'est autre qu'Ugolin, cardinal-archevêque d'Ostie, grand ami de saint Dominique; ce vieillard, parent d'Innocent III, était doué d'un tempérament plus intransigeant et plus dominateur encore que celui de son cousin et prédécesseur. Et la régente, quelles que fussent son ambition politique et son zèle pour la foi, devait sans doute ressentir de l'amertume devant les exigences et les menaces dont l'accablait ce pape au moment où elle avait déjà tant de peine à faire respecter en France les droits de son fils mineur.

Bref, ce fut du côté français que vinrent les propositions de paix adressées à Raymond VII, par l'intermédiaire d'Élie Guérin, abbé de Grandselve. Les hérétiques, bien entendu, allaient faire les frais de cette paix, et là-dessus ni le comte ni ses amis ne pouvaient se faire d'illusions. Mais ils ne prévoyaient pas un traité de paix qui serait une annexion pure et simple de leur pays, un traité dont chacune des clauses à elle seule, constate Guillaume de Puylaurens, étonné, eût suffi pour la rançon du comte s'il avait été fait prisonnier. Cet ecclésiastique raisonnait encore en féodal, et jugeait selon des notions de droit que les tendances totalitaires des grandes monarchies et de l'Église allaient rendre de plus en plus fragiles. "C'est à Dieu et non aux hommes qu'il faut attribuer ce traité136", conclut le chroniqueur, avec plus de mélancolie sans doute qu'il ne veut l'avouer.


129 Op. cit., ch. CCXII, 9306-9321.

130 Guillaume Le Breton, Bouquet, XVII, 11 d.

131 Évêque de Toulouse qui protégea la ville contre les Vandales au Ve siècle.

132 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIII.

133 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIV.

134 Cf. Dom Vaissette, op. cit. Le chap. 65 du 1. XXIII: Poètes provençaux, dans le t. VI de l'éd. 1879. p. 556-559.

135 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXVIII.

136 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIX.

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