CHAPITRE XII

LE SIÈGE DE MONTSÉGUR

Au mois de mai 1243, Hugues des Arcis, avec une armée de chevaliers et de sergents d'armes français, vint planter ses tentes au pied du rocher de Montségur. Il allait recevoir des renforts, l'encerclement d'une montagne de cette dimension exigeait des effectifs importants. Cette place trop haut perchée ne pouvait, semblait-il, être réduite que par la faim et la soif. Il n'y avait qu'à l'empêcher de communiquer avec le dehors, et laisser le soleil d'été vider les citernes. Dans le château et dans les baraquements entassés sous ses murs logeaient plusieurs centaines de personnes: la garnison (entre 120 et 150 hommes), les familles des seigneurs et des hommes d'armes, et les hérétiques proprement dits, qui devaient être environ deux cents, hommes et femmes.

I - LE SIEGE

Le siège devait être beaucoup plus long que ne le furent tous les sièges entrepris par Simon de Montfort (si l'on excepte celui de Toulouse dont la situation était difficilement comparable à celle de Montségur). Carcassonne avait tenu quinze jours. Minerve et Termes quatre mois, Lavaur deux mois, Penne d'Agenais moins de deux mois, Montgaillard six semaines, etc. Toutes ces places étaient beaucoup plus fortes, militairement, que Montségur. Des châteaux tels que Termes et Minerve possédaient aussi des défenses naturelles qui les rendaient imprenables; ils avaient été réduits par la soif. Montségur, étant donné ses dimensions exiguës, était surpeuplé comme aucun des autres châteaux (à part Carcassonne) ne l'avait été au cours d'un siège.

Logiquement, il eût dû capituler à la fin de l'été, mais tint assez longtemps pour attendre les pluies; là, les assiégeants ne pouvaient plus compter sur le manque d'eau.

Ils n'avaient pas non plus à compter sur la faim; des dons abondants de croyants riches et pauvres avaient fait de Montségur un immense entrepôt de vivres; l'éventualité d'un siège était toujours à prévoir, et si en 1235 les croyants organisaient des collectes parce que les bons hommes de Montségur n'avaient rien à manger, en 1243 le ravitaillement de la place ne posait plus de problèmes: les dons affluaient, le petit village au pied du roc était devenu un marché où venaient tous les commerçants des bourgs voisins; du Toulousain et du Carcassès des convois de blé étaient acheminés sur Montségur. Et le meurtre des inquisiteurs n'avait pu que rehausser encore le prestige de la citadelle cathare, devenue de ce fait le refuge des héros de la liberté. Pendant le siège, le château continuait à être ravitaillé par des partisans venus de dehors qui parvenaient à forcer le blocus de l'armée assiégeante, et à monter jusqu'au sommet du roc d'importantes quantités de blé.

La garnison recevait le concours de forces fraîches; des hommes dévoués à la cause cathare traversaient de nuit les lignes ennemies pour grimper jusqu'au château et se joindre aux défenseurs. Tout le temps que dura le siège, les communications avec l'extérieur continuèrent: la montagne, longue, large, escarpée, énorme vague de blocs calcaires terminée au sommet par une roche nue descendant presque à pic dans la vallée, était très difficile à encercler complètement. L'armée assiégeante, dont les effectifs montèrent parfois jusqu'à dix mille hommes, ne pouvait contrôler de nuit et de jour tous les sentiers et pas de montagne par lesquels les assiégés sortaient, rentraient, ramenaient des amis, des provisions, des nouvelles du dehors. En fait, la difficulté du siège venait sans doute autant de la complicité inlassable et fervente de la population du pays avec les assiégés, que des merveilleuses défenses naturelles de la forteresse.

L'armée d'Hugues des Arcis, en se présentant au pied du roc formidable au sommet duquel le château semblait narguer l'adversaire, dut d'abord installer son camp au col du Tremblement, fermant ainsi aux assiégés l'accès le plus commode vers la vallée, et occuper le village; elle ne pouvait faire grand-chose d'autre, il ne restait qu'à attendre des renforts. L'archevêque de Narbonne envoya des milices recrutées parmi les bourgeois et les gens du peuple.

On ne possède aucun renseignement précis sur le nombre des chevaliers français amenés par le sénéchal: peut-être plusieurs centaines, car Hugues des Arcis s'était préparé à un siège sérieux et avait dû faire appel à une bonne partie des effectifs militaires dont il disposait. Aussi bien, les défaites toutes récentes de Trencavel et de Raymond VII laissaient-elles aux Français les mains libres; cette chevalerie, qui n'avait pas fait les campagnes de Simon de Montfort, ne possédait sans doute pas l'expérience nécessaire pour combattre dans un pays de montagne, mais elle constituait un corps d'armée discipliné et solide, capable de prendre l'ennemi par l'usure, au cas où l'escalade du pog s'avérerait impossible. Mais les Français, même avec leurs écuyers et sergents d'armes, n'étaient évidemment pas assez nombreux. Les armées locales, supérieures en nombre, étaient surtout composées de fantassins que, sur réquisition de l'archevêque, villes et bourgs équipaient et envoyaient à leurs frais; beaucoup n'étaient même pas soldats de profession. La plupart ne devaient pas avoir un grand désir de se battre contre leurs compatriotes et faisaient leur temps de service à contrecœur. Il formaient les détachements qui encerclaient la montagne et contrôlaient les routes, les passages et les gorges; tout au long du siège, malgré les efforts de l'archevêque, il y eut dans cette armée des désertions et, bien entendu, une complicité passive avec les assiégés. Ceux-ci traversaient sans cesse les lignes, parfois en groupes nombreux, et le blocus de la montagne, sur lequel Hugues des Arcis comptait pour réduire l'adversaire, se trouvait être pratiquement impossible. Ce nid d'aigle ne pouvait qu'être pris d'assaut, entreprise qui, à première vue, semblait désespérée.

On ne pouvait songer à tenter l'escalade du rocher, ni même celle de la pente découverte, encore assez raide, qui, du col du Tremblement, menait au château: le détachement qui se fût risqué sur cette pente eût été écrasé par les pierres jetées par les défenseurs bien avant d'avoir fait la moitié de la côte. Les Français étaient donc forcés de se tenir à une bonne distance du château, et ne pouvaient se servir ni de leurs armes ni de leurs machines.

La crête orientale, la seule qui pût être escaladée sans danger - si l'on peut dire - ne pouvait être atteinte que par des sentiers de montagne assez raides, des pistes forestières connues des gens du pays mais assez difficilement accessibles; et d'ailleurs, la crête elle-même, parcourue par des sentinelles et, de plus, séparée du château par une dénivellation d'une dizaine de mètres, ne donnait pas encore directement accès à la citadelle. Cette crête étroite, longue d'une centaine de mètres environ, constituait le seul point d'accès et était protégée par des fortifications en bois, d'où les défenseurs pouvaient aisément repousser les assaillants dans l'abîme.

Pendant cinq mois, assiégés et assiégeants restèrent sur leurs positions respectives, les uns perchés au sommet de la montagne, les autres éparpillés dans les vallées et sur les pentes des alentours; il semble qu'il y ait eu des tentatives d'escalade repoussées, car on sait que trois hommes de la garnison de Montségur furent mortellement blessés avant octobre 1243. C'était à peu près le seul résultat obtenu par cinq mois d'un siège coûteux et épuisant.

Qui étaient les défenseurs et les habitants de la place assiégée? Les registres des inquisiteurs nous révèlent les noms de trois cents personnes qui se trouvaient dans le château pendant le siège; plus cent cinquante au moins dont les noms sont restés inconnus parce qu'on n'a pas jugé utile de les interroger, nous verrons plus tard pour quelle raison.

Le seigneur du château, Raymond de Perella, s'était pour ainsi dire mis au service des bons hommes; il se trouvait être plutôt l'intendant et le premier défenseur que le propriétaire de la place. Il y vivait avec sa famille: sa femme Corba de Lantar, ses trois filles et son fils. Le fils, Jordan, devait être tout jeune, car il ne semble pas avoir pris une part active à la défense; des filles, deux étaient mariées: Philippa à Pierre-Roger de Mirepoix, Arpaïs à Guiraud de Ravat; la troisième, Esclarmonde, était infirme et s'était vouée à Dieu, de même que sa mère, qui n'était pas encore parfaite mais devait donner plus tard une preuve éclatante de l'ardeur de sa foi; elle était, elle-même, fille de Marquésia de Lantar qui vivait également à Montségur et était une hérétique revêtue. Pierre-Roger de Mirepoix, mari de l'aînée des filles du châtelain, était, comme nous l'avons vu, le chef de la garnison, et un des meilleurs chevaliers du pays; faidit, puisque les héritiers de Guy de Lévis occupaient à présent le Mirepoix, et issu d'une famille dévouée à l'hérésie: Fomeria, la mère de son parent Arnaud-Roger de Mirepoix, avait été une des parfaites qui séjournaient à Montségur en 1204; la fille de Fomeria, Adalays, avait également vécu au couvent des parfaites de Montségur et ses fils Othon et Alzeu de Massabrac se trouvaient parmi les chevaliers de la garnison. Une fille de cette même Adalays avait épousé Guillaume de Plaigne (déjà cité). Bérenger de Lavelanet, un des co-seigneurs du lieu, était le beau-père d'Imbert de Salas, sergent d'armes de la garnison, et une de ses sœurs était parfaite à Montségur. Les chevaliers et leurs écuyers appartenaient tous à la petite noblesse des environs et formaient pour ainsi dire une grande famille. Chacun comptait parmi ses proches parentes au moins une parfaite.

À ce propos, on peut se demander quel fut exactement le rôle joué par les femmes dans la religion cathare. Il est certain que beaucoup de femmes nobles, veuves ou même mariées mais déjà âgées, se retiraient du monde pour mener une vie de prière, en compagnie d'autres parfaites; ces austères matrones élevaient leurs enfants dans un dévouement total à leur foi, et la plupart des chefs de l'Église cathare devaient être, dès l'enfance, promis au sacerdoce par des mères ardemment croyantes (ce qui explique, sans doute, certains cas éclatants d'apostasie observés chez des parfaits). Mais aucune de ces femmes ne semble avoir joué un rôle comparable, même de loin, à celui des évêques et des diacres cathares; si certaines ont mené une vie clandestine très active, elles n'occupaient tout de même dans la hiérarchie cathare que des emplois subalternes; la plupart vivaient retirées dans des ermitages et dans des grottes, jeûnant et priant et engageant d'autres femmes à suivre leur exemple. Ce qui paraît évident, c'est que le catharisme, que l'on a accusé de vouloir détruire les affections naturelles, a été une religion très patriarcale, et dont la force résidait justement dans les liens de famille qui, de la grand-mère aux petits-enfants, du beau-père au gendre et des oncles aux neveux, avaient fini par gagner à l'Église cathare une société puissamment unie, solidaire dans sa foi comme dans la défense de ses intérêts. Et c'est pourquoi le rôle des femmes y était si apparent: gardienne de la famille, la femme était aussi la gardienne des traditions religieuses. Et les chevaliers et dames qui montaient à Montségur pour y célébrer les fêtes de Noël ou de la Pentecôte y venaient également pour rendre visite à quelque vénérable mère, tante ou aïeule et recevoir sa bénédiction.

À part les écuyers, qui étaient tous plus ou moins parents ou camarades d'enfance des chevaliers, la garnison comptait des soldats ou sergents d'armes, une centaine en tout; gens du pays pour la plupart, combattants redoutables et tout dévoués à leurs chefs. Certains d'entre eux avaient aussi leurs femmes dans la place. La femme et les filles de R. de Perella avaient près d'elles leurs servantes ou demoiselles de compagnie; les deux maîtres de Montségur - car l'autorité, dans le château, était en fait partagée entre le châtelain et son gendre P.-R. de Mirepoix, et les deux hommes ne s'entendaient pas toujours entre eux - avaient leurs bailes, chargés de la surveillance des domaines. De plus, à part les personnes appartenant à la maison des chevaliers, Montségur abritait aussi des hôtes qui s'y étaient réfugiés par crainte de l'Inquisition, tels Raymond Marty, frère de l'évêque Bertrand, ou G.-R. Golayran, qui avait pris une part active au meurtre d'Avignonet.

À l'époque du siège le nombre des personnes enfermées dans le château s'élevait, comme nous l'avons dit, à environ trois cents, plus les parfaits. Ceux-là étaient très nombreux - entre cent cinquante et deux cents - ce qui n'a rien d'étonnant, puisque Montségur était le refuge officiel et le lieu saint de leur Église. Les chefs de l'Église cathare du Languedoc qui s'y étaient établis depuis 1232 n'avaient pas jugé utile de changer de résidence en voyant l'armée française au pied du mont: ailleurs, ils risquaient encore davantage d'être pris; et il semble bien que Montségur ait déjà pris une telle importance aux yeux des hérétiques du pays que la fuite des bons hommes vers quelque autre lieu fût apparue comme une désertion. Ces hommes, qui niaient la réalité de toute apparence et de toute manifestation matérielle du sacré, voyaient leur sort mystérieusement lié à celui de ce vaisseau de pierre, de cette majestueuse cathédrale sans croix dressée sur un rocher en plein ciel: la force d'âme de leurs partisans venait peut-être du fait qu'ils défendaient autre chose que des vies humaines - leur temple, l'image terrestre de leur foi.

Le château était-il bien un temple? Sa construction, comme nous l'avons dit, semblerait l'indiquer; l'indiquer seulement, car personne n'a jamais parlé de cette forteresse comme d'une église. Les cathares qui, quoi qu'on en dise, ne faisaient nul mystère de leurs croyances, n'ont jamais prétendu détenir à Montségur quelque secret qui eût fait de ce lieu une exception à leur doctrine sur la matière. Ni Golgotha, ni Saint-Sépulcre, ni château du Graal.

Dans ce château fort qui possédait non pas une mais deux grandes portes et dont le donjon était percé (au premier étage) de fenêtres au lieu de meurtrières, le culte cathare devait évidemment être célébré avec plus de solennité qu'ailleurs. Mais ce que nous savons des rites cathares montre qu'ils étaient d'une extrême simplicité. Du reste, la salle du rez-de-chaussée du donjon - seul endroit où pouvaient avoir lieu les cérémonies et les prédications - était assez petite: cinquante mètres carrés environ, soit une surface qui, de nos jours, serait considérée comme à peine suffisante pour loger confortablement un jeune ménage. De telles dimensions ne se prêtent guère à de grandes solennités, ni à la réunion de foules d'auditeurs. Les prédications avaient peut-être lieu aussi dans l'enceinte pentagonale qui est en prolongement du donjon (600 m2); mais cet espace devait être en grande partie occupé par les entrepôts de vivres, les écuries, les réserves d'armes et de projectiles et aussi par les habitations des défenseurs. Bref, c'était un temple des plus modestes, sinon des plus inconfortables. Il semble que les cathares, logiques avec eux-mêmes, se fussent choisi comme capitale un endroit qui n'avait pour lui que sa beauté et son caractère inaccessible.

Ce haut lieu, voué par l'Église aux flammes de l'enfer, vivait d'une vie religieuse intense, et sans doute en grande partie étrangère aux vicissitudes terrestres; les bons hommes qui campaient dans leurs cabanes sous les murailles étaient probablement plus occupés à célébrer leur culte et à commenter les Évangiles qu'à suivre les progrès du siège. Cependant, la situation était grave: dès le mois de mai, le diacre Clamens, avec trois autres parfaits, était descendu de Montségur et était allé jusqu'à Causson, sans doute pour établir un contact avec des amis sûrs à qui l'on pourrait, le cas échéant, confier la garde du trésor. Clamens et ses compagnons revinrent à Montségur sans difficultés. Deux autres parfaits, R. de Caussa et son compagnon, descendirent également, à peu près à la même époque, pour se rendre au château d'Usson; ils pratiquèrent l'apparelhamentum et bénirent le pain; les hommes d'armes qui les accompagnaient revinrent seuls à Montségur.

En principe, les défenseurs du château eussent dû songer, avant tout, à mettre à l'abri les chefs de l'Église cathare, qui, en cas de prise du château, se trouveraient voués à une mort certaine. La chose était faisable, puisque pendant des mois on put sortir de la place et y rentrer et les parfaits, hommes endurcis à toutes les fatigues, ne devaient pas craindre de s'aventurer sur des sentiers de montagne. Or, la plupart restèrent à Montségur jusqu'au bout.

Parmi les grandes personnalités de l'Église du Languedoc qui se trouvaient à Montségur au moment du siège, on connaît l'évêque Bertrand Marty, Raymond Aiguilher, qui avait soutenu des controverses contre saint Dominique près de quarante ans plus tôt, élu en 1225 fils majeur de l'évêque du Razès; ces deux hommes devaient être fort âgés. Les diacres Raymond de Saint-Martin (ou Sancto Martino), Guillaume Johannis, Clamens, Pierre Bonnet - parmi eux, seul le premier était un personnage connu pour son activité de prédicateur. Par ailleurs, les aveux des témoins interrogés par les inquisiteurs montrent que huit diacres cathares au moins officiaient dans les différentes régions du Languedoc, après 1243; ces diacres n'avaient, semble-t-il, aucun rapport direct avec Montségur. Des quelque trente autres diacres dont les noms et l'activité ont été signalés par Jean Guiraud dans son ouvrage sur l'Inquisition, la trace se perd avant 1240-1242; les plus célèbres - Isam de Castres, Vigoros de Baconia, Jean Cambiaire - avaient été brûlés, le premier en 1226, les deux derniers en 1233 et 1234, Guillaume Ricard fut pris et brûlé en 1243 dans le Lauraguais. Les diacres Raymond de Saint-Martin, Raymond Mercier (ou de Mirepoix), Guillaume Toumier étaient, eux, de la circonscription de Montségur et y exerçaient leur activité depuis de longues années, mais il n'est pas certain que les deux derniers y eussent encore résidé pendant le siège. Raymond Mercier qui, déjà en 1210, jouissait dans le pays d'une immense popularité, était sans doute mort quelques années avant 1243; Guillaume Toumier était encore vivant en 1240, ainsi que l'évêque Guilhabert de Castres. En 1240, la trace de Guilhabert se perd également: il était probablement mort à Montségur, bien que nul document ne fasse mention de sa fin; dans tous les cas, à cette date, il devait avoir environ quatre-vingts ans, et continuait touours sa vie de chevauchées nocturnes et de réunions secrètes, de château en village et de forêt en forêt; la mort avait dû le surprendre en pleine action.

Donc, à part Raymond de Saint-Martin, l'évêque Bertrand et Raymond Aiguilher, aucune des grandes personnalités de l'Église cathare ne se trouvait à Montségur à l'époque du siège. La plupart étaient morts, ou continuaient leur apostolat dans une clandestinité de jour en jour plus dangereuse. Montségur n'était ni le dernier rempart ni le dernier espoir de cette Église; il en était le symbole vivant pour la masse des croyants.

Il est possible que les nombreux parfaits, hommes et femmes, retirés à Montségur, aient été dans leur majorité soit des personnes déjà âgées, soit des mystiques adonnés à la contemplation et à l'étude des Écritures, soit des néophytes faisant leur temps de probation. Montségur était un des derniers couvents et séminaires cathares.

En plein siège, pendant l'été 1243, ces cénobites et ces recluses vivaient dans l'étroit réduit qui leur était laissé sur la paroi rocheuse de la montagne, entre la haute muraille du château et les fortifications provisoires échafaudées le long de la petite terrasse inclinée qui entourait la forteresse. Le long édifice de pierre était entouré d'une ceinture de petites cabanes de bois, large par endroits de quelques dizaines de mètres, exposée sans défense aux intempéries, et n'ayant littéralement d'autre protection que l'altitude et la raideur de la pente du rocher: une telle cité eût été écrasée en quelques heures par des boulets, si elle s'était trouvée à portée d'une pierrière.

L'expression infra castrum182 qui se rencontre dans les dépositions de Bérenger de Lavelanet et de R. de Perella a pu faire croire à l'existence d'habitations souterraines auxquelles on eût pu accéder de l'intérieur du château: en effet, on a pu se demander pourquoi G. de Castres voulait obtenir de R. de Perella la permission d'habiter sous le château et non dans le château, et comment le chevalier R. del Congost a pu, pendant le siège, séjourner trois mois sous le château. Si l'état actuel des ruines ne permet de trouver aucune trace d'une ouverture conduisant à un passage souterrain, le nombre assez grand de cavernes et excavations que l'on rencontre dans le reste de la montagne permet d'envisager l'hypothèse d'une grotte souterraine assez importante, située sous l'emplacement même du château, et dont l'ouverture aurait été murée par les défenseurs à la fin du siège. Il serait téméraire, cependant, de supposer l'existence d'un véritable château souterrain, avec corridors, escaliers, salles d'armes, dortoirs, cellules et caveaux funéraires (comme le fit N. Peyrat): si la chose avait été vraie, elle eût été connue d'un grand nombre de personnes; or, aucun témoignage contemporain n'y fait allusion.

L'expression "habiter sous le château" s'explique probablement par l'existence des huttes et des baraques en bois édifiées autour des murailles: étant donné leurs dimensions et le fait qu'elles se trouvaient sur une pente assez raide et au-dessous des murs hauts de quinze à vingt mètres, on pouvait en effet dire qu'elles se trouvaient sous le château, et non pas à côté. C'est au grand air, dans des campements de fortune dont l'étroitesse et l'inconfort eussent effrayé les habitants des pires "taudis" de notre époque, que vivaient les ermites cathares, et non dans l'inaccessible labyrinthe d'un temple souterrain. Avant le siège, certains d'entre eux avaient probablememt des habitations sur la montagne même, dans les forêts, le long de la crête orientale; ils ont dû remonter vers le château, à l'approche des armées ennemies. Il est dit que telle parfaite, tel hérétique avait sa "maison"; dans ces maisons, les croyants, les hommes de la garnison, les femmes des châtelains, venaient parfois partager le pain bénit, "adorer" les bons hommes; on y apportait les mourants pour les consoler. Les maisons de l'évêque et des diacres se trouvaient sans doute à l'intérieur de l'enceinte de pierre, non celles des autres parfaits; jusqu'aux derniers mois du siège ces pauvres demeures purent être habitées, l'immense ceinture de vide qui s'étendait derrière les palissades de pieux les protégeait mieux qu'un rempart.

Ces hommes et ces femmes vivaient en général deux par deux, bien que (étant donné sans doute le manque de place) on cite des parfaites ayant eu plusieurs compagnes. Il est à présumer que le village - si l'on peut dire - des hommes était séparé de celui des femmes. La plupart des parfaits comptaient parmi les hommes de la garnison des parents, des amis intimes; pendant le siège surtout, la vie de Montségur dut être celle d'une communauté unie pour le meilleur et pour le pire.

On imagine assez mal ce que peut être la vie d'un groupe de plusieurs centaines de personnes, dont près de la moitié sont des candidats au bûcher; même dans l'Église primitive les martyrs restaient de glorieuses exceptions, des héros vénérés entre tous. Pour les parfaits, le martyre était, dans certaines circonstances, une obligation absolue et d'avance assumée. Même s'ils avaient des doutes sur l'issue du siège - ils ont dû espérer jusqu'au dernier moment, - en regardant du haut de leur montagne le grouillement des masses de soldats éparpillées sur le col et dans la vallée, ils ont dû, pendant des mois, se préparer à mourir. Rien ne nous dit qu'ils aient été de purs esprits inaccessibles à la crainte ou à la douleur; ce qui est certain, c'est que la plupart restèrent là-haut, préférant sans doute un danger affronté en commun dans la prière et la libre profession de leur foi aux risques d'une vie solitaire, traquée et humiliée, avec le même bûcher au bout de la route.

Les défenseurs de Montségur espérèrent longtemps lasser la patience de leurs adversaires. L'hiver approchait; en montagne, octobre est déjà la mauvaise saison. Ce fut en octobre que les assiégeants purent enfin obtenir un succès qui sembla compromettre gravement les chances des assiégés. Hugues des Arcis engagea un détachement de routiers basques, montagnards hardis que le terrain de Montségur n'effrayait pas. Les Basques grimpèrent le long de la croupe de la montagne et prirent pied sur l'étroite plate-forme de la crête orientale, à quatre-vingts mètres en contrebas du château.

Il y eut sans doute des combats, car le sergent d'armes Guiraud Claret fut blessé mortellement fin octobre, et le chevalier Alzeu de Massabrac fut blessé également. Les Basques, assez nombreux, semble-t-il, tinrent bon, et les assiégés voyaient ainsi l'adversaire occuper une position avancée, presque à la hauteur du château, et contrôler la plus grande partie de la montagne et le seul chemin commode pour communiquer avec le dehors. (Il existait du reste d'autres chemins que les assiégés et leurs amis empruntèrent à maintes reprises, la paroi du mont, escarpée, rocheuse et couverte d'une forêt épaisse, étant pratiquement impossible à surveiller).

En novembre, l'armée assiégeante, dont le moral venait d'être quelque peu remonté par le succès des Basques, vit arriver de nouveaux renforts amenés par l'évêque d'Albi, Durand. Cet évêque était un prélat énergique, qui, par ses discours et son exemple, relevait le courage des soldats; de plus, et surtout, c'était un ingénieur habile, expert dans la construction de machines de guerre. Sous son impulsion, les soldats hissèrent, jusqu'à la plate-forme déjà occupée, des madriers et des poutres, et les tailleurs de pierre se mirent à l'œuvre pour préparer une provision considérable de boulets. La machine une fois montée, les Français purent bombarder la barbacane de bois qui, avançant sur la crête, protégeait les abords du château.

La situation des assiégés n'était pas encore désespérée: si l'ennemi pouvait, à présent, parvenir à hisser sur la crête des hommes et du matériel, et s'y établir solidement, l'espace qu'il occupait était étroit et dangereux, et ne permettait aucune manœuvre de grande envergure; les assiégés contrôlaient toujours le sommet de la montagne et pouvaient communiquer avec le dehors: ayant appris que l'évêque d'Albi avait construit une machine pour bombarder Montségur, les partisans des cathares - lesquels? la question a été discutée - dépêchèrent dans la citadelle assiégée un ingénieur, Bertrand de La Baccalaria, de Capdenac, qui, forçant le blocus, monta jusqu'au château et fit aussitôt élever, dans la barbacane de l'est, une machine qui pouvait répondre coup pour coup au tir de la pierrière de l'évêque. Sur le mince espace suspendu entre deux vides qu'ils occupaient, les uns et les autres, défenseurs et assaillants, étaient à peu près à égalité. Les assiégés avaient de plus l'avantage de pouvoir s'abriter dans le château, tandis que les Français campés sur la crête, autour de leur machine, souffraient du froid, de la neige et du vent, et il fallait sans doute beaucoup de courage à l'évêque Durand pour diriger le tir de sa machine et forcer ses hommes à tenir bon au milieu des bourrasques et des brouillards glacés. La fin décembre approchait, et les adversaires restaient toujours sur leurs positions d'octobre, les deux machines échangeant un tir plus ou moins serré de boulets.

Les croisés avaient sur les assiégés le considérable avantage de pouvoir sans cesse renouveler leurs effectifs de combattants; la garnison de Montségur avait déjà perdu plusieurs hommes; les renforts qu'elle recevait étaient minces - deux ou trois soldats de temps à autre; les hommes d'armes étaient harassés, excédés par un siège qu'ils soutenaient depuis des mois; si avantageuse que fût leur position, ils étaient une centaine contre six à dix mille; eux, personne ne pouvait les remplacer ni les relayer, ils étaient bloqués sur un espace ridiculement étroit, avec un grand nombre de femmes, de vieillards et autres non-combattants; et dans de telles conditions la vie en commun, même avec les plus saints hommes du monde, peut devenir intolérable.

Le courage de ces soldats n'était pas en cause, ils devaient tenir bon longtemps encore. Mais il faut croire que la lassitude commençait à les gagner; au cours de ces mois d'hiver P.-R. de Mirepoix envoya plusieurs fois des messagers au-dehors pour savoir "si le comte de Toulouse menait bien ses affaires183". La réponse, transmise, non par le comte, bien entendu, mais par des personnes qui étaient sans doute en rapport avec lui, était toujours affirmative. La garnison résistait. Ces "affaires" du comte désignaient-elles quelque future tentative de soulèvement qui permettrait à Raymond VII d'envoyer une armée pour dégager Montségur? S'agissait-il d'une négociation concernant plus précisément les hommes de Montségur? Toujours est-il que le comte demandait à ces hommes de tenir encore, bien que sa position officielle de persécuteur des hérétiques lui défendît tout rapport direct avec les assiégés.

Les parfaits, qui ne pouvaient faire grand-chose pour aider les soldats de la résistance desquels dépendait leur sort, faisaient, semble-t-il, leur possible pour adoucir un peu la rigueur de leur vie; du moins apprend-on que certains des chevaliers et même des sergents d'armes étaient invités dans les maisons des bons hommes, mangeaient avec eux, en recevaient des présents (ainsi la parfaite Raymonde de Cuq invitait chez elle Pierre-Roger de Mirepoix, le diacre R. de Saint-Martin recevait G. Adhémar, Raymond de Belvis, Imbert de Salas et l'ingénieur Bertrand de La Beccalaria; plus tard, l'évêque Bertrand Marty devait distribuer aux sergents du poivre et du sel184). Il est à supposer que même ceux des soldats qui n'étaient pas unis aux parfaits par des liens de parenté et d'amitié finissaient par se sentir rapprochés d'eux dans l'épreuve commune, et par les considérer un peu comme des membres de leur famille, et non comme des êtres supérieurs qu'il faut se contenter d'adorer: on ne peut "adorer" sans cesse des êtres que l'on côtoie vingt fois par jour. Certains des sergents de la garnison donneront plus tard une preuve décisive de leur attachement à la foi des bons hommes.

Certains, exténués par les rigueurs du siège, ont dû espérer le voir finir à n'importe quel prix: on sait qu'Imbert de Salas avait eu un entretien avec Hugues des Arcis lui-même, pourquoi, et dans quelles circonstances? Dans tous les cas P.-R. de Mirepoix le lui avait reproché, et pour le punir lui avait enlevé l'armure du chevalier Jordan du Mas, tué au cours d'un des combats près de la barbacane185. Le chef de la garnison avait ordonné à ses hommes de ne recevoir les croisés qu'à coups d'arbalète - ce qui prouve que les assaillants tentaient parfois d'établir des contacts, et n'étaient pas toujours mal reçus.

Le moral de la garnison était sérieusement atteint; il n'était cependant pas question de capituler, et la prise d'assaut semblait presque impossible. Vers la Noël, ou peu après la Noël, les assaillants marquèrent pourtant un progrès décisif: ils réussirent à s'emparer de la barbacane et se trouvèrent ainsi à quelques dizaines de mètres du château. En fait, le château lui-même leur demeurait presque aussi inaccessible qu'avant: pour y accéder il leur eût fallu passer sur un crête large de 1,5 m entre deux précipices. Mais du moins avaient-ils pu chasser les défenseurs de la barbacane, et y installer leur pierrière; à portée des boulets, les faces méridionale et orientale de la forteresse étaient exposées au tir, et les habitations qui les entouraient durent être évacuées. Les personnes qui les occupaient durent sans doute se réfugier à l'intérieur des murs, où elles n'avaient pratiquement pas de place pour se loger. Les assaillants contrôlaient à présent toute la montagne, ils étaient presque dans la place, la machine de l'évêque d'Albi battait le mur oriental sans répit ni trêve.

Comment les croisés parvinrent-ils à atteindre ainsi la tour (ou barbacane) de l'est séparée de leur avant-poste par un chemin difficile et bien défendu? Selon G. de Puylaurens, ils empruntèrent un passage pratiqué dans le rocher même; les soldats furent guidés par "une bande d'alertes montagnards du pays, armés à la légère et connaissant bien les lieux186"; il s'agissait donc d'un chemin secret, puisque les Basques, tout bons montagnards qu'ils étaient, ne l'avaient pas trouvé; ce n'était pas un sentier, mais une série d'anfractuosités de la roche reliées entre elles, sans doute, par quelques marches creusées dans la pierre, et ce passage ne devait être connu que par un assez petit nombre de personnes appartenant soit au village de Montségur, soit aux escortes de guides qui avaient l'habitude d'accompagner les parfaits dans leurs déplacements. Encore ce chemin ne devait-il pas être utilisé souvent: il grimpait, dit G. de Puylaurens, au-dessus de "précipices horribles"; et les soldats qui le franchirent de nuit devaient avouer plus tard que jamais, de jour, ils n'eussent osé s'y engager. Après avoir ainsi escaladé une muraille de rocher presque verticale, ils étaient parvenus à la barbacane, défendue par les assiégés, qui les laissèrent approcher sans méfiance, trompés peut-être par la voix des guides et croyant avoir affaire à des amis.

La tour de l'est fut donc enlevé par surprise: les sentinelles avaient eu le temps de donner l'alarme, mais les hommes qui venaient de gravir le chemin secret devaient être assez nombreux et d'une bravoure à toute épreuve. On ne sait quel était le nombre des soldats qui gardaient la barbacane, mais ils furent probablement tous massacrés avant que leurs compagnons du château aient eu le temps de se porter à leur secours. À présent, les croisés étaient bien maîtres de toute la montagne et pouvaient faire monter des troupes sur la crête sans craindre d'être repoussés: l'étroit passage qui séparait le château de la barbacane protégeait les assiégés mais ne leur permettait aucune manœuvre offensive. Il semble bien que cette fois-ci les défenseurs de Montségur aient été victimes d'une trahison; d'une demi-trahison tout au moins, les guides (achetés sans doute à prix d'or par les croisés) ayant certainement été des gens qui jouissaient de la confiance des assiégés; autrement, on ne comprendrait pas que le passage secret n'ait pas été révélé aux assiégeants quelques mois plus tôt.

À partir de ce jour seulement les défenseurs de Montségur semblèrent se rendre compte que la partie était perdue, à moins d'un miracle: c'est après la prise de la tour que les hérétiques Matheus et Pierre Bonnet sortirent de la forteresse, emportant avec eux de l'or, de l'argent et une grande quantité de monnaie, pecuniam infinitam187: le trésor qui devait être mis à l'abri. Imbert de Salas, lors de son interrogatoire, révéla plus tard que les deux hommes bénéficièrent de la complicité de soldats de l'armée assiégeante qui montaient la garde devant le dernier passage encore accessible aux assiégés: ces soldats se trouvaient être des hommes de Camon-sur-l'Hers, du fief de Mirepoix. L'évacuation du trésor n'en fut pas moins une opération des plus risquées, le passage qu'il fallait emprunter étant encore beaucoup plus difficile et plus dangereux que celui par lequel les croisés étaient montés la nuit de l'escalade. Si les défenseurs de Montségur ont attendu de n'avoir plus que ce chemin-là pour songer à mettre leur trésor à l'abri, c'est qu'avant ce jour, ils avaient dû croire que la place ne pouvait être prise. L'or et l'argent - une somme sans doute très importante - fut enfoui par les deux parfaits dans le bois des montagnes du Sabarthès, en attendant le jour où une cachette plus sûre pourrait être trouvée.

Le siège continuait. Une tentative des Français pour surprendre les assiégés fut aisément repoussée. Le mur oriental, court et exceptionnellement épais, ne pouvait être démoli ni même sérieusement entamé par la pierrière; Bertrand de La Baccalaria montait en tout hâte une nouvelle machine. Le parfait Matheus revint dans la place vers la fin janvier, amenant deux hommes d'armes avec des arbalètes; le renfort était maigre, mais c'était mieux que rien. Par le passage de la cheminée du Porteil (voir, pour ce qui concerne les détails de ce siège, l'analyse qu'en fait F. Niel dans son ouvrage Montségur, la Montagne inspirée), seuls, pouvaient se risquer des hommes adroits et intrépides; et pour aller s'enfermer dans la forteresse à un tel moment, il fallait un dévouement sans bornes à la cause de l'hérésie. Le même Matheus redescendra encore une fois chercher des renforts: il ne ramènera qu'un seul homme et des promesses qui ne se réaliseront pas, sans doute à cause de la vigilance accrue des troupes qui encerclaient la montagne.

Cependant, les assiégés espéraient encore: les sergents amenés par Matheus étaient-ils, selon la déposition d'Imbert de Salas, envoyés par Isam de Fanjeaux qui faisait dire à Pierre-Roger que le comte de Toulouse lui demandait de tenir bon jusqu'à Pâques? Ces deux hommes auraient prétendu que le comte s'apprêtait, avec le secours de l'empereur, à lever une armée pour venir dégager Montségur. Pierre-Roger de Mirepoix pouvait-il croire à une promesse aussi vague et aussi peu réalisable? Il semble plutôt que les dires de Matheus et des deux hommes d'armes aient été destinés à relever le moral de la garnison. Mais le comte avait ses raisons pour demander aux hommes de Montségur de tenir le plus longtemps possible. La deuxième tentative de Matheus eût pu se solder par un succès réel: il avait persuadé deux seigneurs du pays, Bernard d'Alion et Arnaud d'Usson, de se mettre en rapport avec un homme capable de sauver la situation. Les deux chevaliers promirent cinquante livres melgoriennes à un chef de routiers aragonais, nommé Corbario, s'il amenait à Montségur vingt-cinq sergents d'armes; il devait s'agir évidemment d'un corps d'élite, de ces Aragonais rompus à tous les métiers de la guerre et dont chacun valait un chevalier. Ces hommes eussent été capables, avec l'aide de la garnison, de chasser les Français de la position avancée qu'ils occupaient et d'incendier leur machine. Mais Corbario ne put franchir les lignes toujours plus denses de l'armée assiégeante: cette fois-ci Montségur était bel et bien coupé du monde extérieur et n'avait plus à compter sur personne.

Le château tint encore tout le mois de février. G. de Puylaurens écrit: "On ne laissera aucun repos aux assiégés, ni de jour et de nuit188". La pierrière tirait toujours, rendant impossible la construction d'ouvrages défensifs sur le mur bombardé; à l'intérieur de la forteresse, le manque de place devait rendre intenable la vie de centaines de personnes littéralement entassées les unes sur les autres. Ce qui paraît curieux, c'est que jusqu'au bout la plupart des défenseurs - du moins parmi les chefs - aient eu leurs "maisons". Une grande partie de ces maisons devait encore se trouver en dehors des murs, sur les faces septentrionale et occidentale, inaccessibles au tir des boulets. Mais, tel que nous le voyons aujourd'hui, l'espace qui sépare le mur du château de la paroi verticale de la falaise est extrêmement réduit et descend en pente raide; il est vrai qu'aujourd'hui encore, on voit des villages de montagne perchés sur des parois presque verticales, mais à Montségur on ne trouve pas trace de maisons creusées dans le roc et de construction en pierre, à part des vestiges d'un mur d'enceinte assez rudimentaire qui servait sans doute à soutenir la palissade de pieux. C'est sur cette pente nue et glacée, dans de minuscule cabanes en bois sans doute impossibles à chauffer, ou dans le château où les quelques habitations collées aux entrepôts et à la citerne abritaient les vieux, les malades, les blessés, que les défenseurs de Montségur passèrent l'hiver, sous le fracas sans cesse renouvelé du boulet qui venait frapper la muraille.

D'accord avec l'évêque Bertrand et Raymond de Perella, Pierre-Roger de Mirepoix décida d'effectuer une sortie nocturne, pour tenter de s'emparer de la barbacane, d'en déloger les croisés et d'incendier leur machine. Les hommes de la garnison réussirent, en rampant le long des pentes dominées par la crête, à s'approcher du campement de l'ennemi. Ils furent repoussés, la tentative était désespérée; dans ce combat engagé sur une pente raide au-dessus des abîmes, un grand nombre des assiégés durent périr, précipités en bas des falaises; les autres durent battre en retraite, sur le très étroit passage qui séparait la barbacane du château, traînant les blessés et repoussant l'ennemi qui tentait de profiter de la situation pour forcer les dernières défenses du château.

Pendant que les blessés et les mourants étaient déposés en toute hâte sur les premiers lits disponibles, dans les cabanes les plus proches, le reste de la garnison courait sur le mur et aux palissades pour repousser les croisés qui avaient déjà pris pied sur la plate-forme du château. Les femmes et filles de chevaliers - Corba, femme de Raymond de Perella, Cecilia, femme d'Arnaud-Roger de Mirepoix, Philippa, femme de Pierre-Roger, Arpaïs de Ravat, Fays de Plaigne, Braïda de Mirepoix, Adalays de Massabrac et d'autres - sollicitent en hâte la convenensa et courent aider les hommes à défendre le château189.

L'évêque et les diacres, dans le tumulte, le bruit des armes, les gémissements des blessés, n'avaient que le temps de passer d'un mourant à un autre pour administrer les derniers sacrements; Bernard Roainh, le Catalan Pierre Ferrier, le sergent Bernard de Carcassonne, Arnaud de Vensa moururent "consolés" cette nuit-là190. Dans un dernier sursaut d'énergie, la garnison réussit à repousser les assaillants, qui se replièrent vers la barbacane. Étant donné la situation de ce champ de bataille suspendu dans le vide, le nombre des morts dut être plus grand que celui des blessés qui purent atteindre le château.

Au lendemain de cette nuit tragique, le cor sonna sur le mur de la forteresse. Raymond de Perella et Pierre-Roger de Mirepoix demandaient à négocier.

II - LE BÛCHER

Les pourparlers commencèrent le 1 mars 1244. Après plus de neuf mois de siège, Montségur capitulait. Excédés eux aussi par ce siège trop long, les croisés ne discutèrent pas longtemps. Les conditions de la capitulation étaient les suivantes:

1° Les défenseurs garderaient la place pendant quinze jours encore et livreraient des otages.

2° Ils obtenaient le pardon pour toutes leurs fautes passées, y compris l'affaire d'Avignonet.

3° Les hommes d'armes se retireraient avec armes et bagages, mais devraient comparaître devant les inquisiteurs en vue d'une confession de leurs fautes. Ils ne seraient passibles que de pénitences légères.

4° Toutes les autres personnes se trouvant dans la citadelle demeureraient libres et ne seraient soumises qu'à des pénitences légères, moyennant abjuration de l'hérésie et confession devant les inquisiteurs. Celles qui n'abjureraient pas seraient livrées au bûcher.

5° Le château de Montségur serait rendu au roi et à l'Église.

En somme, ces conditions étaient bonnes; il eût été difficile d'en obtenir de meilleures: grâce à leur héroïque résistance, les hommes de Montségur échappaient à la mort et leurs proches à la prison perpétuelle. Les auteurs du massacre d'Avignonet se voyaient garantir non seulement la vie sauve mais la liberté.

Comment l'Église - en la personne de ses représentants qui participaient au siège - a-t-elle pu consentir à absoudre un crime aussi grand, alors que le châtiment des assassins de Guillaume-Arnaud devait lui paraître aussi important que celui des hérétiques? Il semble pourtant que si les deux parties étaient tombées d'accord si vite sur ce point, c'est que le terrain était déjà préparé. Les messages à plusieurs reprises échangés entre le comte de Toulouse et les assiégés de Montségur devaient concerner, entre autres, l'affaire d'Avignonet.

En effet, à l'époque du siège, le comte était en pourparlers avec le pape en vue de faire lever son excommunication qu'il avait encourue au lendemain de ce crime dont il se proclamait innocent. Ce fut vers la fin de 1243 que le pape Innocent IV révoqua la sentence d'excommunication de Frère Ferrier, en déclarant que le comte de Toulouse était son "fils fidèle et catholique". L'excommunication lancée par l'archevêque de Narbonne devait être levée le 14 mars 1244, deux jours avant la prise de possession de Montségur par l'armée royale. Cette coïncidence de dates est peut-être fortuite; mais il est possible qu'il ait existé un rapport étroit entre les démarches du comte et le sort des hommes de Montségur et, en particulier, de P.-R. de Mirepoix qui s'intéressait tant à la bonne marche des affaires du comte de Toulouse. Le comte aurait conseillé aux assiégés de tenir bon, non dans l'intention d'amener des renforts (il est évident qu'il n'y songeait guère), mais dans l'intention d'obtenir le pardon total de l'affaire d'Avignonet. Les dépositions des gens de Montségur devaient compromettre beaucoup de personnes du dehors (en plus du comte lui-même), et ces personnes ne furent jamais inquiétées.

D'autre part, les mérites personnels des défenseurs et la nécessité d'en finir avec un siège qui, si la grâce était refusée, pouvait durer encore, avaient pu engager Hugues des Arcis et ses chevaliers à faire pression sur l'archevêque et sur Frère Ferrier. Le crime politique qu'était le meurtre des inquisiteurs ne devait pas être réprouvé outre mesure par les Français, qui commençaient peut-être à comprendre la situation du pays et les sentiments de la population indigène. Les soldats de Montségur n'étaient plus que des hommes qui avaient vaillamment combattu et qui avaient droit au respect de l'adversaire.

Une trêve était accordée à Montségur; quinze jours, pendant lesquels la forteresse déjà rendue refusait encore à l'ennemi l'accès de ses portes. Quinze jours pendant lesquels, sur la foi de la parole donnée, les deux adversaires resteraient sur leurs positions, sans chercher à attaquer ni à fuir. La machine de l'évêque Durand s'était tue, les sentinelles n'avaient plus à guetter sur les remparts; les soldats n'avaient plus à vivre dans l'attente perpétuelle d'une alerte. Montségur allait passer ses derniers jours de liberté dans la paix - si l'on peut appeler paix une attente de la séparation et de la mort, sous le regard vigilant de l'ennemi posté dans sa tour à moins de cent mètres du château.

À côté des heures tragiques qu'ils venaient de vivre c'était, pour les habitants de Montségur, la paix; pour beaucoup, un dernier répit. On a pu se demander pourquoi les assiégés exigèrent ce délai, qui prolongeait inutilement une existence devenue intenable. Peut-être cette demande s'explique-t-elle par le fait que l'archevêque de Narbonne et Frère Ferrier ne pouvaient prendre sur eux la responsabilité d'absoudre les assassins des inquisiteurs et ont jugé nécessaire de s'en référer au pape? Il est plus probable que le délai ait été demandé par les assiégés eux-mêmes, dans le but de rester encore avec ceux des leurs qu'après la reddition du château ils ne devaient plus revoir. Il est très probable (comme le suggère F. Niel) que l'évêque Bertrand Marty et ses compagnons aient voulu, avant de mourir, célébrer une dernière fois la fête qui correspondait pour eux à celle de Pâques. On sait que les cathares célébraient cette fête, puisqu'un de leurs grands jeûnes précédait justement Pâques.

Faut-il croire que sous ce nom ils désignaient la fête manichéenne de la Bema, qui se situait à peu près à la même époque de l'année? Aucun document ne permet de l'établir avec certitude et, comme nous l'avons vu, le rituel cathare qui cite avec tant d'insistance et si abondamment les Évangiles et les Épitres, ne mentionne pas une seule fois le nom de Manès. Cette religion aurait-elle eu deux enseignements distincts et le consolamentum, tenu pour le sacrement suprême, ne serait-il qu'une manifestation de piété réservée aux non-initiés? Il semble assez difficile de l'admettre; le catharisme, manichéen par sa doctrine, était profondément chrétien quant à la forme et à l'expression de sa pensée. Les cathares vénéraient trop exclusivement le Christ pour pouvoir accorder dans leur culte une place importante à Manès. Cependant, on manque de données qui pourraient faire comprendre ce que représentait exactement pour eux la célébration de la fête de Pâques, ou celle de la Bema.

Il est vraisemblable aussi, et humain, qu'avant de se séparer à jamais, les uns et les autres aient voulu s'accorder ce répit suprême. Ce n'était vraiment pas trop. Et il était sans doute difficile d'obtenir davantage.

Des otages furent livrés, dans les premiers jours de mars. C'étaient, comme il ressort des interrogations, Arnaud-Roger de Mirepoix, vieux chevalier, parent du chef de la garnison; Jordan, fils de Raymond de Perella; Raymond Marty, frère de l'évêque Bertrand; d'autres dont on ignore les noms, la liste des otages n'ayant pas été retrouvée.

Certains auteurs ont cru que Pierre-Roger de Mirepoix lui-même se serait retiré du château avant la fin de la trêve, voire avant la signature de l'acte de capitulation. Cette supposition n'est guère vraisemblable, puisque d'après la déposition d'Alzeu de Massabrac, Pierre-Roger se trouvait encore dans la forteresse le 16 mars. On sait qu'ensuite il se retira à Mongaillard, puis on perd sa trace, pour dix ans. Le silence qui s'est fait autour de son nom a peut-être contribué à le faire accuser sinon de trahison, du moins de désertion? Il est pourtant logique de penser que les vainqueurs devaient trouver gênante la présence du principal auteur du coup d'Avignonet, et qu'ils lui aient demandé de s'éclipser avec le maximum de discrétion: l'homme qui avait manifesté un si vif désir de boire du vin dans le crâne de Guillaume-Amaud ne pouvait bénéficier que d'une grâce accordée pour ainsi dire à la sauvette. Onze ans plus tard, il est mentionné par les enquêteurs royaux comme "faidit et dépossédé pour avoir été fauteur et défenseur d'hérétiques au château de Montségur". Il ne devait réintégrer ses droits civils qu'en 1257. Il est donc difficile de croire que cet homme ait, d'une façon quelconque, pactisé avec l'ennemi.

Pierre-Roger de Mirepoix et son beau-père Raymond de Perella restèrent donc dans la place jusqu'à la fin de la trêve, avec la majorité de la garnison, leurs familles, et les hérétiques - ceux qui ne voulaient pas abjurer leur foi et devaient, suivant les clauses de la capitulation, être livrés au bourreau. Les quinze jours durent être consacrés à des cérémonies religieuses, à la prière et aux adieux.

De la vie des habitants de Montségur durant cette quinzaine tragique, nous ne connaissons que ce que les inquisiteurs ont bien voulu demander aux témoins qu'ils interrogèrent par la suite: des détails précis, dépouillés, dont la sécheresse voulue ne parvient pas à cacher l'émouvante grandeur. D'abord le dernier partage des biens de ceux qui allaient mourir: en reconnaissance pour son dévouement les hérétiques Raymond de Saint-Martin, Amiel Aicart, Clamens, Taparell et Guillaume Pierre apportèrent à Pierre-Roger de Mirepoix une couverture pleine de deniers. Au même Pierre-Roger, l'évêque Bertrand Marty donna de l'huile, du poivre, du sel, de la cire, et une pièce d'étoffe verte: cet austère vieillard ne possédait sans doute pas d'objets plus précieux. C'est encore à Pierre-Roger de Mirepoix que les hérétiques attribuèrent une grande quantité de blé et cinquante pourpoints pour ses hommes. La parfaite Raymonde de Cuq donna une arche de froment à Guillaume Adhémar, sergent d'armes (les provisions déposées dans la forteresse étaient donc bien considérées comme appartenant à l'Église cathare et non aux propriétaires du château)191.

La vieille Marquesia de Lantar donna tous ses effets à sa petite-fille Philippa, femme de Pierre-Roger. D'autres hérétiques donnaient aux soldats quelques sous melgoriens, de la cire, du poivre, du sel, une paire de souliers, une bourse, des braies, du feutre192... tout ce que les bons hommes possédaient encore; et certains de ces objets devaient sans doute avoir surtout une valeur de reliques.

Les dépositions relatent ensuite les cérémonies auxquelles les témoins assistèrent ces jours-là - les seules sur lesquelles on leur ait demandé des détails - les consolamenta. En ces jours où le fait d'entrer dans l'Église cathare signifiait une mort certaine et imminente, il se trouva au moins dix-sept personnes assez croyantes pour aspirer à cette faveur. Ils étaient six femmes, et onze hommes, tous chevaliers ou sergents d'armes.

L'une de ces femmes était l'épouse du seigneur de Montségur, Corba de Perella. Corba, fille de la parfaite Marquesia, mère d'une enfant infirme et probablement déjà "consolée", devait s'être depuis longtemps préparée à ce pas décisif; elle le franchit le dernier jour, l'avant-veille de la fin de la trêve, abandonnant son mari, ses deux filles mariées, ses petits-enfants, son fils, dont la présence l'avait sans doute retenue jusque-là et auxquels elle préférait à présent le martyre pour sa foi193. Ermengarde d'Ussat était une noble femme de la région, Guillelme, Bruna et Arssendis étaient des femmes de sergents (les deux dernières devaient monter au bûcher en même temps que leurs maris, eux aussi volontaires de la onzième heure); ce n'étaient pas de vieilles femmes, les sergents d'armes étaient en général jeunes. Guillelme de Lavelanet était peut-être âgée, puisqu'elle était la femme du chevalier Bérenger de Lavelanet.

Parmi les hommes qui avaient reçu le consolamentum pendant la trêve figuraient deux chevaliers: Guillaume de l'Isle - grièvement blessé quelques jours plus tôt - et Raymond de Marciliano. Les sergents d'armes Raymond-Guillaume de Tornaboïs, Brasillac de Calavello (tous deux avaient participé au massacre d'Avignonet), Arnaud Domerc (mari de Bruna), Arnaud Dominique, Guillaume de Narbonne, Pons Narbona (mari d'Arssendis), Johan Reg, Guillaume du Puy, Guillaume-Jean de Lordat, enfin Raymond de Belvis et Arnaud Teouli entrés à Montségur au moment où la situation de la citadelle était déjà désespérée, et qui semblent n'y être venus au prix de tant dangers que pour devenir martyrs. Tous ces soldats qui pouvaient quitter le château avec les honneurs de la guerre et la tête haute ont préféré s'en laisser chasser comme des bêtes pour être parqués sur des fagots de bois sec et brûler vifs à côté de leurs maîtres dans la foi.

Sur ces derniers, nous ne savons pas grand-chose - à part le fait que l'évêque Bertrand, Raymond de Saint-Martin, Raymond Aiguilher accordèrent le consolamentum aux personnes qui l'avaient demandé, et distribuèrent leurs biens. Les parfaits et les parfaites étaient au nombre de 190 environ, puisque l'on sait que les hérétiques brûlés à Montségur étaient près de 210 ou 215; et les noms des personnes que l'on peut citer de façon certaine sont presque tous des noms de simples croyants, de ceux qui s'étaient convertis au dernier moment.

Il est assez émouvant de constater que, de ce qui restait de la garnison, un bon quart étaient des hommes prêts à mourir pour leur foi, non pas dans un sursaut d'enthousiasme, mais après des jours et des jours de consciente préparation. Les martyrs d'une religion vaincue ne sont pas canonisés; mais ces hommes et ces femmes dont le nom ne fut enregistré que dans le but de porter sur la liste noire ceux qui assistèrent à leur initiation, méritent pleinement le titre de martyrs.

Parmi les parfaits enfermés dans la place au moment de la capitulation, trois au moins échappèrent au bûcher. Ce fait constituait une violation des accords conclus; il ne fut du reste connu qu'après l'occupation du château par les Français: dans la nuit du 16 mars Pierre-Roger faisait évader, au moyen de cordes suspendues au-dessus de la falaise occidentale, les hérétiques Amiel Aicart et son compagnon Hugo Poitevin et un troisième homme dont le nom est resté inconnu, peut-être un guide de montagne. Pendant que les croisés entraient dans Montségur, ces hommes étaient restés cachés dans un souterrain et échappèrent ainsi au sort de leurs frères; ils devaient mettre à l'abri ce qui restait dans le château du trésor des hérétiques, et retrouver la cachette où était enfoui l'argent qu'ils avaient évacué deux mois plus tôt. En effet, P.-R. De Mirepoix et ses chevaliers quittèrent le château les derniers, après les parfaits, et après les femmes et les enfants; ils devaient donc, jusqu'à un certain point, rester maîtres de la place. L'évasion, semble-t-il, réussit pleinement, puisque ni les trois hérétiques ni le trésor ne furent découverts par les autorités.

"Lorsque les hérétiques sortirent du château de Montségur qui devait être rendu à l'Église et au roi, Pierre-Roger de Mirepoix retint dans ledit château Amiel Aicart et son ami Hugo, hérétiques; et dans la nuit pendant laquelle les autres hérétiques furent brûlés, il cache lesdits hérétiques; et il les fit évader; et cela fut accompli afin que l'Église des hérétiques ne perde pas son trésor qui était caché dans les forêts; et les fugitifs connaissaient la cachette...194" B. de Lavelanet dit aussi que l'on aurait descendu sur des cordes A. Aicart, Poitevin et deux autres, qui étaient restés cachés sous terre pendant que les croisés entraient dans le château. Montségur tombé, l'Église cathare continuait la lutte.

À part ces trois (ou quatre) hommes chargés d'une importante et dangereuse mission, aucun des parfaits ne put et peut-être ne voulut fuir le bûcher. La trêve expirée, le sénéchal et ses chevaliers accompagnés par les autorités ecclésiastiques, se présentaient à la porte du château. L'archevêque de Narbonne était rentré chez lui avant la fin de la trêve. L'Église était représentée sur les lieux par l'évêque d'Albi, et les Frères Ferrier et Duranti, inquisiteurs; la tâche des Français était terminée, ils avaient promis la vie sauve aux combattants; le sort des défenseurs de Montségur ne dépendait plus que du tribunal ecclésiastique.

Raymond de Perella, en livrant la place, livrait aux bourreaux sa femme et sa plus jeune fille; la loi qui depuis des siècles vouait au feu les hérétiques impénitents était si bien acceptée par tous que les pères, époux, frères ou fils qui devaient être séparés des leurs d'une façon aussi brutale ne pouvaient y voir que l'effet d'une aveugle fatalité, le résultat logique d'une défaite. Comment se fit le triage de ceux pour lesquels il ne pouvait y avoir de pardon? Ils se désignèrent probablement eux-mêmes, se séparant des autres. Dans les circonstances où ils se trouvaient il était bien inutile de les faire passer par des interrogatoires serrés dans le but de leur faire avouer ce qu'ils n'avaient nulle intention de nier.

Guillaume de Puylaurens écrit: "On les invita vainement à se convertir195". Par qui et comment y furent-ils invités? Il est probable que les deux cents et quelque hérétiques formaient un groupe à part, que les inquisiteurs et leurs aides firent sortir du château afin de les admonester, au moins pour la forme. La veille, Philippa de Mirepoix et Arpaïs de Ravat, les filles de Corba de Perella, firent leurs adieux à leur mère, qui venait d'accéder - pour un temps si court - à la dignité de parfaite. L'une des jeunes femmes, Arpaïs, sans oser entrer dans les détails, laisse deviner l'horreur de ce moment où sa mère, avec tous les autres, fut emmenée vers la mort: "...ils furent brutalement chassés du château de Montségur...196"

À la tête des condamnés se trouvait évidemment l'évêque Bertrand Marty. Les hérétiques furent enchaînés et traînés sans ménagements le long de la pente qui séparait le château de l'endroit où avait été préparé le bûcher.

Devant Montségur, sur la face sud-ouest du mont - la seule qui soit d'accès praticable - se trouve un espace découvert appelé aujourd'hui le champ des "Cramatchs" ou des crémats (des brûlés). Cet endroit se trouve à moins de deux cents mètres du château, et la pente à descendre est assez raide. G. de Puylaurens dit que les hérétiques furent brûlés "tout près au pied de la montagne", il est probable que ce fut au champ des Cramatchs.

Pendant que là-haut les parfaits se préparaient à la mort et disaient adieu à leurs amis, une partie des sergents du camp français avait été employée pour le dernier travail de ce siège: l'élévation d'un bûcher suffisant pour consumer les corps de deux cents personnes - le nombre approximatif des condamnés devait être connu d'avance. "On éleva, dit G. de Puylaurens, une palissade de pals et de pieux197", ceci pour délimiter le bûcher; à l'intérieur, d'innombrables fagots de bois, peut-être de la paille et de la résine, car au mois de mars le bois mort devait être humide et difficile à faire flamber. Pour une telle quantité de victimes on n'avait probablement pas eu le temps de dresser des poteaux pour y attacher les condamnés un par un; en tout cas G. de Puylaurens se contente de dire qu'on les enferma dans la palissade.

Les malades et les blessés durent être simplement jetés sur les fagots, les autres purent peut-être chercher à se rapprocher de leurs socii, de leurs parents... peut-être la dame de Montségur put-elle mourir aux côtés de sa vieille mère et de sa fille malade, les deux femmes de sergents d'armes à côté de leurs maris. Peut-être l'évêque put-il, au milieu des gémissements, du bruit des armes, des cris des bourreaux qui allumaient le feu aux quatre coins de la palissade, du chant des cantiques entonnés par les clercs, adresser à ses fidèles quelques dernières exhortations. Une fois les flammes bien prises, bourreaux et soldats durent se retirer à une certaine distance, pour ne pas souffrir de la fumée et de la chaleur répandues par l'immense bûcher. En quelques heures les deux cents torches vivantes entassées dans la palissade ne furent plus qu'un amas de chairs noircies, rougies, sanglantes, se calcinant toujours les unes contre les autres, et répandant une atroce odeur de brûlé dans toute la vallée et jusqu'aux murs du château.

Les défenseurs restés dans la citadelle pouvaient voir, d'en haut, les flammes du bûcher monter, grandir, et s'éteindre peu à peu faute de nourriture, et les épaisses fumées noirâtres couvrir la montagne; la fumée, âcre, nauséabonde, devait épaissir pendant que les flammes diminuaient. Dans la nuit le brasier devait encore achever de se consumer, lentement; éparpillés sur la montagne les soldats, assis autour des feux devant leurs tentes, devaient encore voir, de loin, frémir les braises rouges sous la fumée. Cette nuit-là, les quatre hommes dépositaires du trésor descendaient sur des cordes le long de la paroi rocheuse, presque en face du champ où se mourait l'immense feu nourri de chair humaine.


182 Doat, t. XXIV, 44, déposition de R. de Perella; Ibid., f° 58,

183 Doat, t. XXIV, pp. 170-171, 181.

184 Doat, t. XXIV, p. 180.

185 Id., p. 174.

186 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXXVI.

187 Doat, t. XXIV, p. 172, déposition d'Imbert de Salas.

188 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXXVI.

189 Doat, t. XXII, p. 263, t. XXIV, pp. 202-203, 207.

190 Doat, t. XXIV, p. 80; t. XXII, p. 255; t. XXII, p. 247; t. XXIV, p. 207.

191 Au sujet de ces dons, voir Doat, t. XXIV, p. 173.

192 Au sujet de ces dons, voir Doat, t. XXIV, pp. 180, 200.

193 On croit que Corba, à cette date, était peut-être malade, et déjà mourante. Parmi les hommes d'armes, il y avait sans doute aussi des blessés graves.

194 Témoignage d'A.-R. de Mirepoix, sur les dires d'Alzeu de Massabrac, Doat, t. XXII, p. 129.

195 Guillaume de Puylaurens, ch. XLVI.

196 Déposition d'Arpaïs de Ravat. Doat, t. XXII, p. 259.

197 Guillaume de Puylaurens, ch. XLVI.

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