VI

LE DEBAT D'IZARN ET DE SICART

Poème provençal du XIII e siècle, rédigé peu de temps après la prise de Montségur, à l'instigation des services de la propagande catholique, dans le but de discréditer le plus possible les militants cathares. Ce texte a été publié, traduit et annoté par Paul Meyer, en 1879, dans l'Annuaire-bulletin de la Société de l'histoire de France. On trouvera ici la version abrégée de sa traduction.

- Hérétique, je voudrais bien qu'avant que le feu te saisît, avant que tu sentisses la flamme, si tu ne te convertis pas ce soir, que tu dises ton sentiment, pourquoi tu refuses de croire notre baptême qui est bon et saint... Tu démens ton parrain et le chrême dont tu as été oint, car tu l'as renié et tu en as reçu un autre qui l'opère par l'imposition des mains, selon ta croyance... Tu dis quantité de mensonges dont je ne crois pas un mot... Tu fais croire à l'homme déçu, que tu as donné au diable le séparant de Dieu, qu'il passe de corps en corps, attendant le salut, croyant recouvrer ce qu'il a perdu. Tout lieu, toute terre qui t'a porté devrait périr, s'abîmer, pour le mal immense que tu as tissé, ourdi, semé, là où on t'a cru... Si actuellement tu ne te confesses, le feu est allumé, le crieur va par la ville, le peuple est assemblé pour voir le jugement s'accomplir, car tu vas être brûlé.

- Izarn, dit l'hérétique, si vous me garantissez et me faites garantir que je ne sois pas brûlé, ni emprisonné ni mis à destruction, je souffrirai avec résignation tous les autres tourments, pourvu que vous me sauviez de ceux-là. Et si je puis être assuré que vous ne me sépariez pas de vous, que vous me teniez honorablement, sans violence, vous en apprendrez si long sur nos missions, que, pour vous dire à vous qui maintenant me prenez par la douceur, Berit et P. Razolz217 n'en savent pas la valeur de trois dés en comparaison de ce que je vous dirai sur ce que vous demandez touchant les hérétiques et les croyants; mais je veux être à couvert, car, si je vous dis mes secrets, et qu'ensuite vous veniez à me trahir, à divulguer ma confession, si enfin vous ne me preniez pas sous votre protection, vous et les Prêcheurs, je serais volé. Et je vais vous dire pourquoi; je désire que vous le sachiez. C'est que j'ai sauvé, de ces mains-ci, bien cinq cents personnes que j'ai envoyées en paradis, depuis que je suis sacré évêque. Si je me sépare d'eux et les abandonne, j'enlève à ces cinq cents personnes le salut, et je les livre aux diables pour en faire leur volonté, plongés dans les peines de l'enfer et damnés, sans espoir pour aucun d'eux d'être jamais sauvé. Et que deviendrais-je, si ensuite j'étais rencontré par les amis de ceux-là, et si vous ne me receviez pas (parmi les vôtres), si j'étais raillé, tourné en dérision dans votre cour, si je perdais le lieu de Son où je suis installé, et ne pouvais plus y rentrer? Ce serait grande folie, et c'est pourquoi je voudrais qu'il y eût garantie, soit que je refuse, soit que j'accepte, dès l'instant que je suis venu avec sauf-conduit. Tout d'abord je veux que vous sachiez que ce n'est ni la faim, ni la soif, ni misère d'aucun genre qui m'ont amené à me présenter, sachez-le bien. Il est vrai que nous avons été prévenus de nous garder des traces de ceux qui ont été cités, qui n'obtiennent de conditions honorables et d'accord quelconque qu'en s'engageant, s'ils veulent être épargnés, à livrer à la cour tout hérétique qu'ils auront trouvé, en quelque lieu que ce soit. Cela produit des effets étonnants, plus grands que ce que vous pouvez croire: nos plus chers amis, ceux qui nous sont le plus inféodés, nous ont abandonnés, se sont faits nos adversaires, sont devenus nos ennemis; ils nous prennent, nous attachent, quand ils nous ont salués, pour obtenir leur acquittement au prix de notre condamnation. Ils croient ainsi racheter leurs péchés en nous vendant. Mais, avant d'être serré de près, j'ai pris mon parti: je suis venu à la cour de mon gré, non contraint; je vous ai fait une grâce qui, pour quiconque sait le bien-être dans lequel je vis, est plus grande que vous ne pensez! Je vais vous en dire quelque chose, si cela ne vous ennuie pas. J'ai nombre d'amis, riches et opulents, et il n'y en a pas un qui soit content tant qu'il ne m'a pas confié ses deniers ou son argent, s'il en a. Je suis largement fourni de biens meubles et de dépôts, au point que j'en tiens munis tous nos croyants; aussi en trouveriez-vous peu qui soient pauvres ni déguenillés. J'ai en abondance vêtements, chemises, braies, draps lessivés, couvertures, courte-pointes, à l'usage de mes amis privés, et il m'est bien aisé de les en servir quand je les ai invités. Si je jeûne fréquemment, n'allez pas me plaindre, car souvent aussi je mange d'excellente cuisine, des sauces au girofle, de bons pâtés. Le poisson vaut bien autant que de la mauvaise viande, et le bon vin à la girofle que du vin de barrique, le pain bluté que des miches de couvent. Être au sec aussi vaut mieux, à l'occasion, qu'être mouillé: tandis que vous passez les nuits au vent ou à la pluie, que vous arrivez trempés, je me tiens à couvert tranquillement et en paix avec nos confrères, mes adjoints, qui me cherchent mes puces et qui me grattent quand le désir m'en prend. Et si parfois il me vient une envie, que ce soit un cousin ou une cousine, le péché ne me coûte rien: je m'en donne l'absolution à moi-même, une fois démonté. Il n'y a impiété ni péché si mortel dont l'auteur, quel qu'il soit, ne soit sauvé, s'il vient à nous, croyez-le bien, par moi ou par le diacre que j'aurai près de moi. Telle est la bienheureuse situation dont je jouis. Si je consens à l'abandonner, reconnaissant que c'est péché, et si j'accepte la foi de Rome, je veux que vous m'en sachiez gré; je veux être reçu comme un homme honoré.

- Sicart, béni sois-tu: que ce Dieu droiturier qui a créé le ciel et la terre, les eaux, les tempêtes, le soleil, la lune, sans l'aide de personne, te donne d'être au nombre de ces ouvriers loyaux que Dieu mit en la vigne, donnant aux derniers venus, lorsqu'il les eut loués, autant qu'aux premiers arrivés. Tu seras un de ceux-là, si tu veux être sincère, si tu veux être envers la foi loyal et franc, autant que tu as été pervers et mensonger. Mais on ne peut guère espérer que des pénitents qui se convertissent par crainte soient jamais de bons ouvriers, qu'ils combattent hardiment contre leur conscience. Quand un homme a été hérétique, chef et celerier de la mauvaise semence dont le celier est rempli, il faudra qu'il soit bien habile le médecin, bien fourni le pharmacien qui saura donner un médicament capable de faire sortir la pourriture et la maladie, tant est dure la matière! Si tu n'es pas de ceux-là, Sicart, il te faut le montrer par des œuvres, et ne pas être lent ni faible de cœur, mais ferme et actif; il faut que tous les efforts soient à chasser l'hérésie. Et si tu veux être ferme, loyal, franc, dans l'œuvre du Christ que poursuit Frère Ferrier, bonne sera ta récompense, meilleur encore le salaire...


217 Deux enquêteurs au service de l'Inquisition.

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