CHAPITRE III

L'ÉGLISE DEVANT L'HÉRÉSIE

I - AVANT INNOCENT III

Il ne faut pas s'étonner si la réaction de l'Église catholique en face de la religion cathare a été celle d'une intolérance absolue et sans compromis. Le christianisme romain ne détenait pas le monopole de l'intolérance. Une religion forte, devenue religion d'État, opprime en toute bonne foi parce que toute contradiction lui paraît un sacrilège et une offense à Dieu. Une Église ne peut pas plus se débarrasser de ses fanatiques qu'un homme ne peut s'amputer lui-même d'un bras ou d'une jambe. Sans le fanatisme, peu de religions eussent réussi à survivre, du moins en Occident.

Saint François d'Assise a été l'ami de saint Dominique et saint Dominique l'ami de Simon de Montfort. Ce qui était enjeu - la vie même de l'Église - justifiait le fanatisme, et il faut se garder de prendre trop à la légère les sentiments qui ont poussé à la violence.

Dans le Midi de la France, l'Église cathare n'était un danger ni pour la moralité publique, ni pour la vie sociale, ni pour les autorités civiles; elle était un danger pour l'Église catholique. Nous avons pu voir qu'au XIIe siècle l'Église était un véritable État dans l'État, une puissance organisée, souvent despotique, et contre laquelle les rois eux-mêmes menaient une lutte incessante, plus ou moins ouverte, et rarement couronnée de succès. Elle n'en était pas moins une partie organique de la société médiévale. Mais la décadence progressive de l'Église dans les pays de langue d'oc au cours du XIIe siècle, liée au développement du catharisme, avait fini par créer un état de choses jusqu'alors impensable et inadmissible aux yeux de tout catholique sincère: au cœur même de la chrétienté, un pays de vieille tradition chrétienne, prospère, relativement puissant, centre de grand commerce, foyer d'une civilisation universellement admirée, était en train de devenir un pays qui non seulement pouvait se passer de l'Église catholique, mais semblait ouvertement rejeter son autorité au profit d'une religion nouvelle.

Or, ce qui était menacé par cette nouvelle religion, ce n'étaient pas seulement les intérêts matériels de l'Église, sa hiérarchie, ses privilèges, mais aussi sa vie spirituelle, péniblement conquise, mûrie au long des siècles, consacrée par les prières de milliers de saints connus et inconnus; une vie mystique tout entière basée sur le sacrifice quotidien de la messe, sur la présence permanente et réelle du Christ dans son Église. Elle avait assimilé et transfiguré les civilisations anciennes, elle avait protégé les pauvres et construit les cathédrales, créé les écoles, inventé ou redécouvert les sciences, produit des œuvres d'art d'une splendeur incomparable, mis Dieu à la portée des plus humbles et parfois abaissé les forts. Sa tradition reposait sur des bases qu'on ne pouvait plus ébranler sans mettre en péril tout l'édifice de la civilisation médiévale, et la croix et l'hostie n'étaient pas de simples accessoires, mais le cœur même de la foi chrétienne.

Une Église nouvelle qui niait non seulement les traditions les plus sacrées, mais jusqu'aux dogmes essentiels de l'Église catholique, ne pouvait en rester au stade d'une co-existence paisible, à une époque où l'homme n'admettait pas que la vérité pût avoir deux faces. Tolérer l'hérésie, c'était admettre implicitement que l'hostie n'est pas le vrai corps de Jésus, que les saints de l'Église ont été des menteurs et que les croix des églises et des cimetières ne sont guère mieux que des perchoirs à corbeaux. Il est des choses que l'on n'a pas le droit de tolérer: on n'appellerait pas tolérant un homme qui laisserait publiquement insulter sa mère.

L'indignation de l'Église catholique était donc légitime; d'autant plus légitime que ses adversaires étaient des hommes nourris de sa tradition, élevés sur un sol chrétien; qu'ils se servaient, pour l'attaquer, d'armes qu'elle avait elle-même mises à leur portée: qui d'autre que l'Église avait inspiré aux convertis hérétiques ces exigences de pureté et de charité chrétiennes au nom desquelles ils la condamnaient? L'Église de Rome, toute "Église du Diable" qu'elle fût, avait seule rendu possible l'expansion de la foi cathare; ses adversaires l'attaquaient au nom du Christ que depuis des siècles elle avait su faire aimer.

L'emploi de la force n'était pas scandaleux en soi: il faisait partie des compromis inévitables que toute Église établie est amenée à faire avec les pouvoirs temporels; il y avait dans tous les pays chrétiens une justice d'Église qui punissait les délits commis par les clercs, les délits de mœurs et aussi les crimes de sorcellerie et de commerce avec le diable.

Encore l'Église n'assimilait-elle pas a priori l'hérétique au sorcier, et se montrait parfois plus compréhensive que les pouvoirs publics. Ainsi saint Bernard, parlant des hérétiques massacrés à Cologne, écrit au pape: "Le peuple de Cologne a dépassé la mesure. Si nous approuvons son zèle nous n'approuvons nullement ce qu'il a fait, car la foi est œuvre de persuasion, on ne l'impose pas40". Au XIe siècle Wazon, évêque de Liège, proteste contre les cruautés commises par les Français qui, dans leur haine farouche de l'hérésie, s'étaient mis à massacrer toutes les personnes ayant le teint pâle: la réputation d'ascétisme des parfaits était aussi ancienne qu'universellement répandue.

L'Église d'avant l'Inquisition n'était pas plus intolérante que la société laïque; sans doute peut-on l'accuser d'avoir créé elle-même cet esprit d'intolérance dont elle réprouvait parfois les excès; cependant il serait vain de prétendre séparer la conscience de l'Église de celle des peuples chrétiens. Le catholicisme était autre chose qu'une administration internationale représentée par une armée de fonctionnaires soumis à l'archevêque de Rome.

L'Église disposait de pouvoirs trop grands pour ne pas céder à la tentation d'en abuser; mais le plus souvent elle se contentait de maintenir l'ordre public dans les domaines qui étaient de sa compétence, d'une façon plus ou moins brutale suivant les cas. Il n'est pas plus immoral de brûler un homme pour sorcellerie que d'en pendre un autre pour vol d'un jambon. Si l'Église assumait des fonctions de justice pénale, c'est qu'une grande partie des fonctions administratives était entre ses mains; elle n'avait pas eu à usurper ces fonctions: elle les avait assumées à une époque où personne d'autre n'était capable de s'en charger.

Les personnes qui professaient des opinions religieuses manifestement contraires aux enseignements de l'Église, et qui refusaient de renoncer à leurs erreurs, étaient donc passibles de la mort par le feu, de par les lois en vigueur. Mais l'arme véritable de l'Église dans la lutte contre les hérésies était, en principe, la persuasion. Une persuasion qui prenait le plus souvent le caractère de l'intimidation pure et simple: l'hérétique supposé risquait l'excommunication, avec toutes ses conséquences: retranché de l'Église l'excommunié était pratiquement mis au ban de la société. Dans un pays comme la France du Nord, où peuple et clergé étaient également fanatiques, le siège apostolique devait plutôt songer à freiner le zèle de ses évêques qu'à envoyer des missionnaires. Dans le Midi de la France, foyer notoire d'hérésie, les papes organisent des campagnes de prédication, et tentent de réformer les mœurs de l'Église.

Ces dernières tentatives n'ont guère de résultats, si l'on s'en remet au témoignage d'Innocent III sur le clergé occitan. La prédication n'a guère plus de succès.

Saint Bernard lui-même s'était pourtant fait l'apôtre de la foi catholique et était venu prêcher dans le Midi en 1145, en compagnie du légat Albéric, évêque d'Ostie, et de Geoffroy, évêque de Chartres. Son témoignage est formel: l'hérésie triomphe. "Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans honneur. Il n'y a plus que des chrétiens sans Christ. Les sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus solennisées. Les hommes meurent dans leur péché. On prive les enfants de la vie du Christ en leur refusant la grâce du baptême41". Ceci se passait soixante ans avant la croisade. Même en supposant que saint Bernard, dans sa pieuse consternation, ait exagéré l'étendue du désastre, ce qu'il dit prouve assez la décadence de l'Église dans les régions qu'il a visitées.

Dans la cathédrale d'Albi, le jour de son arrivée, saint Bernard prêche devant trente personnes. Il est vrai que le troisième jour l'immense église est déjà trop petite pour contenir la foule des auditeurs enthousiasmés par la prédication du saint; mais cet enthousiasme n'était sans doute qu'un feu de paille, et la prédication de saint Bernard resta sans effet.

La croisade de prédication envoyée par le pape Alexandre III en 1179 (malgré l'abjuration forcée et la spectaculaire condamnation de Pierre Mauran, dit "saint Jean l'Évangéliste") eut encore moins de succès: quelques hérétiques impressionnés se soumirent en apparence, mais après le départ des légats, le peuple, ému par cette intrusion brutale d'une puissance étrangère dans les affaires du pays, manifesta plus ouvertement son respect pour l'hérésie. L'année suivante le pape commence à songer à faire appel au bras séculier: au concile œcuménique de Latran (1179) il déclare: "Bien que l'Église, comme le dit saint Léon, se contente d'un jugement sacerdotal et n'emploie pas les exécutions sanglantes, elle doit pourtant recourir aux lois séculières et demander l'aide des princes, afin que la crainte d'un supplice temporel oblige les hommes à employer le remède spirituel. Donc, comme les hérétiques, que les uns nomment cathares, les autres patarins et les autres publicains, ont fait de grands progrès dans la Gascogne, l'Albigeois, le pays de Toulouse et ailleurs, qu'ils y enseignent publiquement leurs erreurs et tâchent de pervertir les simples, nous les déclarons anathèmes, avec leurs protecteurs et recéleurs42..."

Ceci est déjà un aveu d'impuissance: le pape constate que l'Église ne peut plus lutter contre l'hérésie par ses propres moyens. Dans le Midi de la France comme dans le Nord de l'Italie, Rome ordonne aux pouvoir tant ecclésiastiques que séculiers de mener une véritable campagne de répression policière contre les hérétiques. Le pape Lucius III, à la suite du concile de Vérone, enjoint aux évêques de faire visiter leurs diocèses pour rechercher les hérétiques, et prescrit aux seigneurs et aux consuls d'aider les évêques dans cette tâche sous peine d'excommunication et d'interdit. Le légat du pape, Henri, abbé de Clairvaux (plus tard évêque d'Albono), ne se contente pas d'organiser des conciles pour réformer les mœurs du clergé, il dépose l'archevêque de Narbonne, et parvient même à réunir un certain nombre de chevaliers catholiques du pays, qui viennent mettre le siège devant Lavaur, un des principaux foyers de l'hérésie en Languedoc (1181).

La tactique des grands féodaux du Languedoc à l'égard de Rome ne varie guère: elle consiste à promettre et à ne pas tenir les promesses. C'était, de leur part, la seule attitude possible. Si Raymond V, poussé par des considérations d'ordre politique, tentait encore de prendre ouvertement le parti de l'Église, son fils, constatant l'importance de l'élément hérétique dans le pays, fera son possible pour vivre en paix entre les deux religions rivales.

Raymond VI succède à son père en 1194. Quatre ans plus tard, Lothario Conti, cardinal-diacre, âgé de trente-huit ans seulement, mais issu de la haute noblesse romaine, et aussi populaire dans sa ville qu'estimé des milieux ecclésiastiques de Rome, est élu pape sous le nom d'Innocent III. L'admiration qu'inspirent ses capacités et son caractère est telle que malgré son âge, malgré l'éloignement des affaires où l'avait tenu son prédécesseur Célestin III (de la famille des Orsini, ennemie traditionnelle des Conti), malgré le fait qu'il n'a même pas encore été ordonné prêtre, la décision des cardinaux est presque unanime et le lendemain même de la mort de Célestin III le jeune cardinal-diacre se voit promu au rang de chef de la chrétienté.

Il assumera ce rôle avec une sincérité implacable: pendant les dix-huit ans de son pontificat il se conduira en véritable remplaçant de Dieu sur la terre dictant sa volonté aux rois et aux peuples sans égard pour les intérêts particuliers, sans hésitations devant les difficultés pratiques auxquelles ses ordres pouvaient se heurter. Homme d'action et théoricien, il pose comme postulat la suprématie absolue de l'Église, et se voit appelé à diriger les rois pour les forcer à servir les intérêts de Dieu.

Si Innocent III a su soumettre Philippe Auguste et Jean sans Terre, obtenir l'hommage direct du roi d'Aragon, lancer la chevalerie allemande contre les païens du Nord et la chevalerie franque contre les Sarrasins (croisade qui aboutira malgré lui à la prise de Constantinople, ce dont il profitera pour essayer d'étendre son empire sur l'Église grecque), s'il réussit à imposer partout ses légats comme des ministres chargés de diriger la politiques des princes, il est bien évident qu'il ne pouvait, encore moins que ses prédécesseurs, tolérer le scandale qu'était un pays où l'Église était publiquement bafouée par le peuple et les pouvoirs publics.

Cependant, Innocent III, le principal responsable de la croisade contre l'hérésie, n'était pas un fanatique. Ses lettres pastorales nous le montrent circonspect, soucieux d'agir avec justice et modération. Devant les cas d'hérésie que lui signalent l'évêque d'Auxerre ou l'archevêque de Sens, il doute, hésite, demande des preuves, des enquêtes et finit, dans l'incertitude, par conclure à l'innocence des accusés.

Quand il envoie ses légats en Languedoc, Innocent III, cherchant à s'attaquer aux causes plutôt qu'aux effets du désastre, commence par s'en prendre aux évêques du pays et aux pouvoirs publics. Il estime que c'est le mauvais exemple donné par le clergé qui autorise "l'insolence des hérétiques". Mais ce pape qui se flatte de réduire à merci les rois est mal obéi par ses propres subordonnés: l'autorité de l'Église est une arme à double tranchant. Il est vrai, Guillaume de Roquessels, évêque de Béziers, Nicolas, évêque de Viviers; Raymond de Rabastens, évêque de Toulouse; Bérenger, archevêque de Narbonne, sont déclarés suspendus de leurs fonctions par les légats. Mesure révolutionnaire et nullement propre à attirer au pape la sympathie du haut clergé; l'archevêque de Narbonne et l'évêque de Béziers refuseront d'obéir, allégueront l'incompétence des légats, feront traîner leurs procès en longueur; Bérenger ne sera déposé qu'en pleine croisade et Guillaume de Roquessels mourra assassiné, en 1205, avant la fin de l'instruction de son procès. Raymond de Rabastens, qui avait de si scandaleuse façon ruiné le domaine épiscopal de Toulouse, résistera pendant des mois. Mais la tentative de réforme engagée par le pape commence à prendre l'aspect d'une lutte entre deux clans rivaux: le clergé local et les ordres réguliers plus directement soumis au pape, en particulier les moines cisterciens. Ce sont eux qui, jusqu'au bout, mèneront le jeu.

Le pape n'a plus à compter sur l'appui des évêques, il doit donner carte blanche aux légats et les laisser agir selon leurs possibilités. Si auprès des prélats les légats se heurtent à une mauvaise volonté plus ou moins déguisée, auprès des pouvoirs publics les envoyés du pape ne rencontrent qu'hostilité et dérobades.

Seigneurs et consuls protestent de leur fidélité à l'Église et refusent de poursuivre les hérétiques. Le comte de Toulouse, déjà excommunié par Célestin III pour avoir persécuté des moines, a fait sa paix avec l'Église et, pardonné par le nouveau pape, continue à protéger les cathares, à dépouiller les abbayes et à transformer les couvents en forteresses. Le légat Pierre de Castelnau obtient de nouveau des engagements, des promesses formelles, aussi peu tenues que les précédentes. Un modus vivendi s'était établi dans le pays entre l'Église et l'hérésie, et les chefs cathares, théoriquement passibles des peines les plus sévères, ne craignaient pas de paraître en public à côté des évêques et d'entamer avec eux des controverses théologiques.

C'est sur la campagne de prédication que vont porter les efforts d'Innocent III au cours des premières dix années de son pontificat, surtout entre 1203 et 1208. Avec son assurance d'homme certain de posséder la vérité, il espère fermement ramener les égarés en dissipant l'ignorance où les avait tenus l'incapacité de leurs chefs spirituels. Tout comme ses prédécesseurs, Grégoire VII et Alexandre III, il cherchera à convertir ceux des présumés hérétiques qui lui paraissent s'écarter moins de l'orthodoxie que les autres. Ainsi, en 1201, donne-t-il aux Humiliés, précurseurs de saint François d'Assise, injustement accusés d'hérésie, des règles où l'on voit l'influence des pratiques vaudoises. En 1208, il prend sous sa protection Durand de Huesca, vaudois converti auquel il permet de fonder un ordre qui rappelle, pas son organisation, les communautés hérétiques; et ces "pauvres catholiques" dont le clergé continuera à se méfier seront encouragés par le pape, qui verra dans leur mouvement le germe d'une réforme profonde de l'Église par la prédication laïque ou semi-laïque.

Mais avec les hérétiques déclarés, cette politique conciliante n'était pas de mise. Le pape peut encore admettre que l'on condamne l'Église militante, non le dogme. Il est d'ailleurs presque aussi sévère envers les vaudois qu'envers les cathares.

Il envoie donc des prédicateurs. Ce sont, en premier lieu, les légats eux-mêmes. Ce sont des hommes à la foi éprouvée, moines cisterciens, membres de l'ordre réformé par saint Bernard; cet ordre représentait, dans l'Église, le parti de l'austérité, de la réforme des mœurs et de la discipline, le parti de l'intransigeance, la force agissante de l'Église. Les légats agissent, comme nous l'avons vu, mais ils cherchent aussi à convaincre: dans ce pays qui échappe à l'Église, les ministres plénipotentiaires du pape sont réduits au rôle de prédicateurs, et de prédicateurs mal écoutés.

Ils procèdent d'abord par la menace, mais depuis longtemps les menaces n'agissent plus. Ils se lancent alors dans la bagarre et, forcés de reconnaître ainsi le droit à l'existence de leurs adversaires honnis, les convient à des conférences pour discuter avec eux d'égaux à égaux.

Nous avons déjà évoqué la figure de Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelonne, moine à l'abbaye cistercienne de Fontfroide. Il avait pour compagnon Frère Raoul, de Fontfroide également. Enfin, pour donner plus d'autorité à leur mission, le pape leur a adjoint pour chef et compagnon l'abbé de Cîteaux lui-même, général de l'ordre et, de ce fait, une des premières personnalités de l'Église. Arnaud-Amaury, cousin des vicomtes de Narbonne, d'abord abbé de Grandselve, un des grands monastères cisterciens du Languedoc, était un homme du pays, et d'autant plus zélé à combattre l'hérésie qu'il la connaissait de près.

Comment un ordre raffermi par saint Bernard dans les pures traditions de l'austérité, de l'obéissance et de la prière a-t-il pu se choisir pour chef ce batailleur né, cet homme des mesures extrêmes, ce passionné aussi éloigné de la charité chrétienne qu'on peut l'être? S'il n'avait pas les vertus évangéliques capables de ramener à l'Église les brebis égarées, du moins sut-il organiser une grande campagne de prédication. Mais quel que fût leur zèle apostolique, que pouvaient ces moines déjà d'avance suspects au peuple, là où saint Bernard lui-même avait échoué?

Les légats mettent donc en jeu leur autorité personnelle. Les débats qu'ils organisent ont un succès considérable; pour exciter encore davantage l'intérêt des auditeurs, ils décident de faire choisir dans chaque ville où ils vont prêcher un jury composé d'arbitres chargé de décider de la valeur des arguments des deux partis. De détenteurs officiels de la vérité absolue, ils descendent au rang des modestes prédicateurs, obligés de convaincre et de prouver par des raisonnements l'excellence de leur doctrine. Le jury, composé moitié de catholiques, moitié d'hérétiques, a (en principe) le droit de leur donner tort et de donner la palme à leurs adversaires. Ils prétendent triompher par la seule vérité de l'orthodoxie.

En 1204, Pierre de Castelnau et Frère Raoul tiennent une de ces grandes conférences publiques à Carcassonne, en présence du très catholique Pierre II d'Aragon. Treize catholiques et treize cathares sont pris pour arbitres. Bernard de Simorre, évêque cathare de Carcassonne, prêche ouvertement et expose la doctrine de son Église. Si la présence du roi semble avoir fait pencher la balance en faveur des légats, il n'y eut pas de conversions. Ni Pierre de Castelnau ni Arnaud-Amaury ne devaient se faire beaucoup d'illusions: leur propagande attirait une foule de curieux, les gens du Midi étant grands amateurs de joutes oratoires, mais leurs discours ne parvenaient à convaincre que les catholiques; pour les hérétiques, ils restaient lettre morte.

Ces conférences n'exaspéraient même pas les passions populaires: il ne semble pas qu'elles aient donné prétexte à des bagarres entre partisans des deux religions. Les catholiques de ce pays-là manquaient décidément d'esprit combatif. Bien plus: les missionnaires du pape, entourés d'une brillante escorte, avec leurs superbes montures, leurs riches attelages portant leurs bagages et leurs provisions, faisaient un fâcheux contraste avec l'austère simplicité des ministres cathares. "Voyez, disait-on, les ministres à cheval d'un Dieu qui n'allait qu'à pied, les missionnaires riches d'un Dieu pauvre, les envoyés comblés d'honneurs d'un Dieu humble et méprisé43".

Cette mission d'avance condamnée à l'échec allait recevoir un secours inattendu en la personne de religieux espagnols qui, brûlant d'un zèle apostolique, revenaient de Rome, où le pape venait de leur refuser la permission de se rendre en Russie méridionale pour évangéliser les païens coumans. Sans doute, Innocent III pensait-il que ces aspirants missionnaires seraient mieux employés dans le Languedoc. En août 1205, les légats rencontrent à Montpellier l'évêque d'Osma, don Diego de Acebes, accompagné du sous-prieur de son chapitre, Dominique de Guzman. Le vieil évêque et son encore jeune compagnon (Dominique avait 35 ans à l'époque) offrent aux légats leur concours dans la lutte contre l'hérésie. Ils font mieux, ils leur donnent des conseils pratiques. Le conseil venait peut-être un peu tard, mais il était excellent en soi: les missionnaires espagnols conseillent aux légats et à leurs envoyés de descendre de cheval, de renoncer à leur escorte, de ne plus se faire recevoir et loger avec les honneurs dus à leur rang, mais d'aller à pied, de vivre d'aumônes, de ne garder comme signe de leur dignité que leur habit de moine, comme provisions de route que leur livre d'Heures et les ouvrages indispensables à la controverse.

Ceux qui avaient déjà vu l'abbé de Cîteaux entouré des honneurs dus à un prince de l'Église ont pu être étonnés de le voir changer de costume et l'accuser, non sans raison, d'être un "loup déguisé en agneau", car les missionnaires cathares n'avaient attendu les conseils de personne pour pratiquer la pauvreté. De la part du légat et des douze abbés qu'il avait ramenés en 1207 après réunion du chapitre de l'ordre, une telle attitude n'était réellement qu'un habile moyen de propagande: on verra plus tard qu'Arnaud-Amaury n'avait pas le moindre penchant pour l'humilité ni la pauvreté. Il n'en était pas de même pour les religieux espagnols.

Canonisé treize ans après sa mort, Dominique de Guzman jouissait déjà de son vivant d'une réputation de sainteté. Les renseignements que nous possédons sur sa vie nous ont été transmis par des disciples enthousiastes, donc enclins à exagérer les mérites de leur héros; mais il est certain que, dès sa jeunesse, Dominique avait dû impressionner ses frères et ses supérieurs par l'ardeur de sa foi et la vigueur de son intelligence. Avec son futur évêque, Diego de Acebes, il prend une part active à la réforme de l'office canonial dans son diocèse; en 1201, il est nommé prieur et chef du chapitre.

Nous avons vu qu'il rêvait de convertir à Dieu les âmes des païens, et que, seul, l'ordre formel du pape l'avait détourné de cette entreprise pour faire de lui le missionnaire des hérétiques. Certes, l'Église ne manquait pas de prédicateurs ardents, mais l'action de Dominique fut la seule à conduire à des résultats pratiques. Comme le dit Guillaume de Puylaurens: "Il a fallu que l'hérésie se manifestât dans notre temps et dans notre pays, afin d'y faire naître l'ordre vénéré des dominicains, qui a porté des fruits si abondants et si utiles, moins encore chez nous que dans l'univers entier44".

II - SAINT DOMINIQUE, SON APOSTOLAT ET SON ÉCHEC

Ce grand mouvement de réforme religieuse, auquel les événements devaient donner un caractère sinistre en l'associant à l'Inquisition, prit naissance sur les routes pierreuses du Languedoc, où deux hommes marchant pieds nus dans la poussière, sous un brûlant soleil d'été, allèrent un jour mendier le droit d'être écoutés en même temps que leur pain quotidien.

L'évêque d'Osma, âgé et fatigué, devait, un an après, rentrer en Espagne pour y mourir. Il accompagna pourtant Dominique dans la plupart de ses voyages et prit part aux conférences contradictoires de Servian, de Béziers, de Carcassonne, de Verfeil, de Montréal, de Fanjeaux, de Pamiers. Entre ces conférences publiques auxquelles étaient invités les chefs de l'Église cathare, Dominique parcourt inlassablement le pays, visite villages, bourgs et châteaux, donnant l'exemple d'une vie plus austère que celle des parfaits.

Il n'est pas toujours bien reçu, loin de là. "Les adversaires de la vérité, dit Jourdain de Saxe, se moquaient de lui, lui jetaient de la boue et de vilaines choses et lui attachaient de la paille derrière le dos". De tels traitements n'ont pas de quoi troubler une âme aussi ardente que celle de Dominique. Le même Jourdain rapporte la réponse que le saint fit à des hérétiques qui lui avaient demandé: "Que ferais-tu si nous nous saisissions de toi? - Je vous supplierais, répondit-il, de ne pas me mettre à mort du coup, mais de m'arracher les membres un à un, pour prolonger mon martyre; je voudrais n'être plus qu'un tronc sans membres, avoir les yeux arrachés, rouler dans mon sang, afin de conquérir une plus belle couronne de martyre45!"

La démesure tout espagnole de ce discours a dû décourager ses adversaires, qui, s'ils persistaient à voir en Dominique un envoyé du diable, pouvaient se rendre compte qu'ils n'avaient aucun pouvoir sur ce forcené. Il traversait en chantant les villages où hommes et femmes le poursuivaient de menaces et de quolibets; fatigué, il s'endormait sur le bord du chemin.

Mais même ses apologistes les plus fervents parlent davantage de ses miracles (peu convaincants) que du nombre des conversions qu'il a obtenues.

L'énumération des conférences contradictoires est en elle-même assez édifiante: saint Dominique et l'évêque d'Osma prêchèrent à Montpellier - sans succès. Ils prêchèrent à Servian, où les ministres cathares Baudoin et Thierry, voyant leur attitude humble et leurs pieds ensanglantés, consentirent à discuter avec eux; après huit jours de débats, les deux missionnaires catholiques se retirent sans avoir obtenu d'autre résultat que des marques de respect des catholiques locaux. À Béziers, les deux Espagnols prêchent, avec les légats, pendant quinze jours et discutent avec les parfaits sans obtenir d'autre résultat que la conversion de quelques croyants.

À Carcassonne, ils prêchent pendant huit jours sans rien obtenir. À Montréal, ils rencontrent Guilhabert de Castres, le plus grand prédicateur cathare de l'époque, fils majeur de l'évêque cathare de Toulouse, ainsi que les diacres Benoît de Termes et Pons Jordan et un grand nombre de parfaits. Le cathare Arnaud Hot soutint publiquement (selon Guillaume de Puylaurens) que "...l'Église romaine, défendue par l'évêque d'Osma, n'était ni sainte ni épouse du Christ; mais épouse du diable et doctrine des démons. C'était la Babylone que Jean appelait, dans l'Apocalypse, la mère des fornications et des abominations, ivre du sang des saints et des martyrs de Jésus-Christ. Son ordination n'était ni sainte, ni bonne, ni établie par le Seigneur Jésus-Christ. Jamais le Christ ni ses apôtres n'avaient ordonné ni posé la règle de la messe telle qu'elle est aujourd'hui". L'évêque d'Osma offre de prouver le contraire en s'appuyant sur le Nouveau Testament.

("Ô douleur! s'exclame l'historien, chez des chrétiens les statuts de l'Église et de la foi catholique étaient tombés dans un tel avilissement que des juges laïques avaient à se prononcer sur de pareils blasphèmes46!" Constatation pertinente s'il en fut. Mais les juges qui devaient se prononcer sur ce débat se trouvèrent d'avis si contraires qu'ils se séparèrent sans avoir rien décidé).

À Verfeil, qui avait déjà mal accueilli saint Bernard, les envoyés du pape discutent avec les cathares Pons Jordan et Arnaud Arifat, les deux parties semblent avoir du mal à se comprendre, soit pour des raisons de difficultés linguistiques (certains cathares ne parlent pas le latin), soit par suite du manque de clarté dans les discours des orateurs: l'évêque d'Osma se retire, indigné, s'imaginant que les hérétiques se représentent Dieu comme un homme assis dans le ciel et dont les jambes sont si longues qu'elles occupent la distance entre le ciel et la terre! "Que Dieu vous maudisse, dit-il, grossiers hérétiques en qui je croyais vainement trouver quelque finesse d'intelligence47".

La dernière conférence eut lieu à Pamiers, sous le haut patronage du comte de Foix qui prête pour les débats son château du Castela. L'évêque d'Osma et Dominique y sont secondés par Foulques, le nouvel évêque de Toulouse et Navarre, nouvel évêque de Couserans. Les vaudois sont aussi nombreux à Pamiers que les cathares, les deux sectes délèguent leurs orateurs; la sœur du comte, Esclarmonde, parfaite elle-même et grande protectrice des hérétiques, prend part aux débats. Ici, la mission catholique a plus de succès qu'ailleurs, puisque le vaudois Durand de Huesca fait pénitence avec un certain nombre de ses amis. Mais, en général, le succès est plus que médiocre.

La mission se disloque. L'évêque d'Osma retourne en Espagne, le légat Raoul part également, Arnaud-Amaury est rappelé en France par les affaires de son ordre, Pierre de Castelnau (d'ailleurs très impopulaire dans le pays) est trop occupé par ses démêlés avec les féodaux pour se consacrer à la prédication. Dominique seul poursuit inlassablement sa tâche, prêchant sur les routes et dans les villages, été comme hiver, ne vivant que de pain et d'eau, dormant sur la terre nue, émerveillant le peuple par son endurance et par l'autorité enflammée de ses discours.

Quand on songe qu'il a commencé sa prédication en 1205 et qu'en juin 1209 l'armée croisée envahissait le pays, on peut regretter que cet authentique apôtre de l'Église ait disposé d'aussi peu de temps pour mener à bien une œuvre qui eût pu donner des résultats durables. Et pourtant - un Dominicain du temps de saint Louis, Étienne de Salagnac, attribue au fondateur de son ordre des paroles cruelles qui semblent montrer que la patience chrétienne n'était pas du nombre des vertus de saint Dominique: "Depuis plusieurs années, aurait-il dit à la foule réunie à Prouille, je vous ai fait entendre des paroles de paix. J'ai prêché, j'ai supplié, j'ai pleuré. Mais, comme on dit vulgairement en Espagne: Là où ne vaut la bénédiction vaudra le bâton. Voici que nous exciterons contre vous les princes et les prélats; et ceux-ci, hélas! convoqueront nations et peuples, et un grand nombre périra par le glaive. Les tours seront détruites, les murailles renversées, et vous serez réduits en servitude. C'est ainsi que prévaudra la force, là où la douceur a échoué". Or, que sont "plusieurs années" dans une œuvre d'évangélisation? Saint Dominique semble abandonner la tâche avant de l'avoir commencée.

Ce n'est pas de tels missionnaires que l'Église catholique avait besoin. Elle avait trop à se faire pardonner pour se permettre de menacer, si elle voulait reconquérir les cœurs des fidèles. Une parole comme celle que nous venons de citer risquait d'aliéner à jamais à saint Dominique la confiance de ceux que l'exemple de sa charité ou de son courage avait pu convertir. Les ministres cathares ne menaçaient pas de faire périr par le glaive ceux qui résistaient à leur prédication.

Étant donné ce que nous savons de la forte personnalité de saint Dominique, de son énergie, de sa foi, de son abnégation totale à son œuvre, nous pourrions être, à priori, étonnés du petit nombre de conversions qu'il réussit à obtenir, et ceci dans un pays chrétien, où les vérités qu'il prêchait devaient tout de même être proches du cœur de ses auditeurs. Si bref qu'ait été son apostolat, il semble que son influence personnelle eût pu lui attirer un grand nombre de prosélytes, et on cite à peine quelques noms: les jeunes recluses de Fanjeaux, Pons Roger; quelques femmes et enfants dont on ne sait rien. Il eût sans doute mieux réussi auprès des Coumans.

Mais ce fait paradoxal s'explique par la situation équivoque où il se trouvait: représentant d'une Église toujours prête à brandir le "bâton", il ne pouvait que décourager la confiance, et il fallait un courage presque surhumain pour se convertir librement à une religion qui prétendait s'imposer par la contrainte: au moment même où saint Dominique s'exposait avec allégresse aux railleries et aux injures de ses adversaires, le pape continuait à écrire au roi de France pour l'engager à l'action armée contre l'hérésie, les légats usaient de tous leurs moyens de pression sur le comte pour le décider à persécuter les hérétiques, et l'Église, tout en acceptant les débats théologiques avec les ministres cathares, ne renonçait pas à une législation qui, si elle eût été mise en vigueur, eût envoyé ces mêmes ministres au bûcher et ruiné et exilé leurs fidèles. Dans ces conditions-là, la prédication la plus sincère, la plus ardente ne pouvait qu'apparaître comme une odieuse hypocrisie.

L'Église était obligée de lutter, mais les forces en présence n'étaient pas égales: sainte, catholique et apostolique, forte de sa tradition séculaire de sagesse et d'autorité, l'Église romaine, dans le Midi de la France, commençait à prendre l'aspect d'une force policière et de plus étrangère, que l'on méprise, dont on se moque, que l'on espère tromper par une soumission simulée, bref, elle était devenue quelque chose de si pauvre qu'il y avait bien là de quoi faire verser des larmes de sang à tous ses fidèles. Ses efforts pour regagner le terrain perdu allaient la faire descendre plus bas encore, par suite de quel enchaînement implacable d'erreurs, de compromis, d'ambitions personnelles, de fidélités mal comprises, d'involontaires ou conscients abus de pouvoir? Le mal était si ancien qu'il serait cruel d'en faire peser la responsabilité sur Innocent III ou sur ses ministres trop zélés.

Si un saint comme Dominique a pu souffrir du scandale qu'était à ses yeux l'hérésie au point d'oublier que le bâton n'est pas une arme digne du Christ, comment s'étonner que des hommes moins forts se soient crus autorisés à défendre leur Église par les armes? Et si l'état des choses était tel que même un saint ne pouvait que jouer le rôle ingrat d'un policier déguisé, comment s'étonner de la légitime résistance des peuples du Midi à la prédication catholique?

Saint Dominique réussit cependant à faire au moins un converti de marque: ce Pons Roger, de Tréville en Lauraguais, auquel il impose les pénitences suivantes: pendant trois dimanches le pénitent marchera le dos nu, suivit d'un prêtre qui le frappera de verges, depuis l'entrée de son village jusqu'à l'église; il portera l'habit religieux, avec deux petites croix cousues des deux côtés de la poitrine; toute sa vie, sauf à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, il ne mangera ni chair, ni œufs, ni fromage; trois jours par semaine il s'abstiendra aussi de poisson, d'huile et de vin. Il observera trois carêmes par an, il entendra la messe tous les jours, il gardera une chasteté perpétuelle; une fois par mois il devra montrer sa lettre de pénitence, au curé de Tréville. En cas de désobéissance, il sera excommunié comme hérétique et parjure48.

À part ce cas de conversion authentique - le seul dont le souvenir ait été conservé - le résultat de l'œuvre de saint Dominique, en ces années qui précèdent la croisade, se réduit à la fondation du monastère de Prouille; cette fondation sera la préfiguration et le point de départ de l'ordre des Frères prêcheurs, qui prendra presque aussitôt une telle place dans la vie de l'Église.

Un soir de l'année 1206, saint Dominique était entré dans l'église de Fanjeaux pour y prier, après une prédication en plein air. Là, plusieurs jeunes filles vinrent tomber à ses pieds, lui déclarant qu'elles avaient été élevées par des parfaites dans la foi hérétique, et que les discours du saint homme les avaient fait douter de la vérité de leur religion. "Priez le Seigneur, dirent-elles, pour qu'il nous révèle la foi dans laquelle nous vivrons, nous mourrons et nous serons sauvées. - Soyez courageuses, répondit le saint, le Seigneur Dieu, qui ne veut la perte de personne, va vous montrer le maître que vous avez servi jusqu'à maintenant". L'une d'elles raconta plus tard qu'aussitôt le démon leur est apparu sous la forme d'un chat hideux49.

Que cette étrange vision soit due au pouvoir de suggestion de saint Dominique ou à l'exaltation des jeunes filles, il est difficile de prendre très au sérieux une conversion de ce genre. Peut-être la prédication du saint inspirait-elle plus de haine et d'horreur pour l'hérésie que d'amour pour les vérités de l'Église? En tout cas, les jeunes converties craignent que leur foi nouvelle ne faiblisse, et saint Dominique décide de créer pour elles un lieu de refuge où elles puissent vivre à l'abri des tentations.

Le couvent ne tarde pas à recevoir des dons: en 1207 l'archevêque de Narbonne accorde à la nouvelle fondation l'église de Saint-Martin de Limoux. Plus tard, les succès de la croisade enrichiront ce couvent des dépouilles des seigneurs hérétiques.

Nous aurons à revenir sur l'activité de saint Dominique pendant la croisade, et sur la fondation de l'ordre des Frères prêcheurs. Laissons-le dans ce Languedoc "infecté" par l'hérésie, où il poursuit sa mission d'autant plus difficile qu'il a pour adversaires des prédicateurs aussi ascétiques, aussi intrépides, aussi fermes dans leur foi qu'il l'est lui-même, et de plus connus et vénérés dans tout le pays. Il est à croire que les parfaits devaient, à son exemple, présenter sa foi et sa charité comme une tactique hypocrite, inspirée par le démon. Mais les campagnes d'évangélisation, si elles ne convertissaient guère d'hérétiques, servaient au moins à exciter le zèle d'une partie de la population catholique.

À Toulouse, depuis 1206, un homme prodigieusement actif et ardent était en train d'organiser, dans la ville même et les terres environnantes, un véritable mouvement de résistance catholique contre l'hérésie.

Foulques de Marseille, évêque de Toulouse, élu à la place du peu recommandable Raymond de Rabastens, aura, quatre-vingts ans après sa mort, le privilège glorieux de figurer dans le paradis de Dante sous l'aspect d'une âme pleine de liesse dont l'éclat, fulgurant comme celui du rire, frappe la vue tel un rubis exposé en plein soleil. Ce bienheureux est situé par le poète dans le ciel de Vénus, car il brûla d'amour plus que jamais ne fit Didon... "aussi longtemps que cela convint à la couleur de ses cheveux50". Ce bourgeois de Marseille, né à Gênes, riche commerçant devenu troubadour par vocation, avait joui, comme poète, d'un renom considérable et avait chanté dans ses vers les grandes dames qu'il avait aimées. Parvenu à l'âge des cheveux gris il oublia l'ardeur de ses passions pour une piété plus ardente encore et en 1195 fit profession à l'abbaye du Thoronet; dix ans après il est désigné pour l'épiscopat de Toulouse. Son zèle et son énergie sont connus de tous; de plus, Provençal, il n'a pas d'attaches dans le pays toulousain et ne sera pas enclin aux complaisances ni aux compromis; enfin, c'est un homme qui connaît le monde, un beau parleur, un écrivain réputé qui continue à enflammer son public par ses sirventès et ses chansons pieuses comme autrefois il le charmait par ses poèmes d'amour.

Arrivé en 1206 dans un évêché ruiné et pour ainsi dire inexistant, Foulques parviendra non seulement à payer les dettes, à rétablir l'ordre dans les affaires (il n'était pas pour rien issu d'une famille de marchands), il réussira à s'acquérir, dans sa ville, une réelle popularité personnelle, du moins parmi les catholiques. L'historien Guillaume de Puylaurens, qui fut notaire à l'évêché de Toulouse dès 1241, et fut de 1242 à 1247 chapelain des comtes de Toulouse, parle de l'évêque, mort depuis quarante ans au moins à l'époque où il rédige sa chronique, avec une vénération admirative: Foulques avait dû laisser un bon souvenir dans les milieux ecclésiastiques du Toulousain. (Il n'est que juste de rappeler cela, car ceux à qui il laissait un mauvais souvenir devaient être légion).

En fait, l'inquiétante figure de l'évêque-troubadour qui, parvenu à l'âge de quatre-vingts ans, mourra en écrivant un cantique sur la venue de l'aurore céleste, inspire plus d'étonnement que de respect. Nous le verrons agir avec une énergie qui est plutôt celle d'un chef de parti extrémiste que celle d'un évêque. Guillaume de Puylaurens le loue d'apporter aux citoyens de Toulouse "non une mauvaise paix mais une bonne guerre". Son éloquence de tribun incitait à une action réelle et concrète, et c'est à Foulques que revient le douteux honneur d'avoir été un des seuls à réussir dans la tentative de soulever les populations catholiques contre leurs frères hérétiques. Encore ne s'agit-il là que d'un assez petit nombre de militants fanatisés, et pour le peuple Foulques restera, comme le diront un jour les bourgeois de la Bessède, "l'évêque des diables".

À part les légats et leurs missionnaires, à part les évêques de nouveau style et récemment intronisés, tels que Foulques de Marseille et Navarre, évêque de Couserans, à part les évêques du Comminges, de Cahors, d'Albi, de Béziers et plusieurs autres dont la fidélité à l'Église ne faisait pas de doute, mais dont les efforts dans la lutte contre l'hérésie restaient tout platoniques, sur quel appui l'Église pouvait-elle compter dans les provinces occitanes?

Une partie de la noblesse devait être catholique: le légat Pierre de Castelnau avait réussi à former une ligue de barons destinée à combattre l'hérésie; il faut croire pourtant que ces barons n'agissaient ainsi que pour déplaire au comte de Toulouse, car on ne les verra pas prendre la croix. Les croisés du Midi venaient surtout de Provence, terre peu touchée par l'hérésie, ou du Quercy et d'Auvergne. Les évêques de Cahors et d'Agen réussiront à grouper quelques corps armés de pèlerins qui participeront à la croisade. Mais il semble que dans toute la région comprise entre Montpellier, les Pyrénées, jusqu'au Comminges au Sud et Agen au Nord, l'Église n'ait eu que des partisans isolés, et en tout cas peu actifs, plus conscients de leur solidarité envers leurs concitoyens hérétiques que de leurs obligations envers l'Église - du moins quand ces obligations allaient jusqu'à expulser et persécuter les hérétiques. D'ailleurs, ces derniers étaient assez forts pour se défendre. Le comte, l'eût-il voulu, ne possédait pas le pouvoir de provoquer une guerre civile.

L'Église, malgré la vigueur combative de ses éléments sains, malgré le fanatisme de certains de ses chefs, malgré les efforts de persuasion et d'intimidation tentés par le pape et malgré la puissance administrative et financière qu'elle possédait encore dans le pays, se voyait incapable de freiner les progrès de la religion nouvelle qui commençait à paralyser toute volonté de résistance chez la population restée catholique. Le pape et les légats ne voyaient plus d'autre moyen de lutter que la force armée. C'est à ce moment que le meurtre de Pierre de Castelnau donna le signal de la levée de boucliers. L'Église abandonnait sa tâche à la force du glaive.


40 Ép. CCCLXV.

41 Ép. CCXLI, Migne, P.L., t. 182, col. 434.

42 Cf. l'appendice IV.

43 B. Jordanis de Saxonia, Opéra, Fribourg, 1891.

44 Guillaume de Puylaurens, ch. X.

45 Jourdain de Saxe, Op. cit., p. 549.

46 Guillaume de Puylaurens, ch. IX.

47 Guillaume de Puylaurens, ch. VIII.

48 Balme et Lelaidier. Cartulaire de saint Dominique, t. I, pp. 186-188.

49 Humbert de Romans, L'Enquête de Toulouse pour la canonisation de saint Dominique, ch. XIII.

50 Dante, Paradis, chant IX.

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