CHAPITRE IX

LA PAIX DE L'ÉGLISE

I - L'ÉGLISE ET L'HÉRÉSIE

À la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, l'Église catholique ne pouvait prétendre au titre de catholique, c'est-à-dire d'universelle, que sur un plan théorique ou mystique; en fait elle était une des religions du monde occitendal, et en se voulant seule et unique elle tendait de plus en plus à devenir une secte puissamment organisée, plutôt que la patrie spirituelle de tout homme comme elle prétendait l'être.

Les grandes hérésies des premiers siècles avaient déjà enraciné en elle un profond esprit d'intolérance. Les grandes invasions, et les conversions en masse des barbares (certaines très tardives, comme celles des Saxons, des Scandinaves et des Slaves) avaient enrichi la chrétienté d'une masse hétéroclite de peuples encore à demi païens, qui en adorant le Christ et les saints les distinguaient assez mal de leurs divinités anciennes. L'Islam avait conquis l'Afrique du Nord, l'Orient méditerranéen, une grande partie de l'Espagne, et semblait moins que jamais décidé à renoncer à ses conquêtes. Sa combativité et son esprit de prosélytisme étaient au moins aussi grands que ceux du christianisme, et les croisades de Terre Sainte étaient des guerres défensives de la chrétienté contre un adversaire qui cherchait sans nulle équivoque à imposer sa foi par les armes. L'Église grecque, opposée depuis longtemps en esprit et en fait à l'Église romaine, dominait les pays d'Europe orientale soumis à Byzance ou influencés par sa culture, tels la Bulgarie, la Russie, et disputait le terrain à l'Église romaine dans les autres pays slaves qui, attachés à leur langue nationale, s'accommodaient mal du latin que la papauté leur imposait comme langue d'Église.

L'Italie, l'Espagne (qui se trouvait encore en partie sous la domination des Maures), la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, les Pays Scandinaves, la Hongrie, la Bohême, la Bosnie, étaient catholiques - à des degrés très divers suivant leur éloignement de Rome et l'ancienneté de leur conversion au christianisme. Tel pays, comme la Hongrie ou la Bosnie, étaient encore à moitié païens, et les Juifs et même les musulmans y rivalisaient d'influence avec les catholiques; le Sud de la Russie était païen, et le chef des Coumans ne se fit baptiser qu'en 1227. Les Pays baltes restaient païens malgré les efforts conjugués des Polonais, des Allemands et des Scandinaves pour les convertir de gré ou de force. En Allemagne et en Angleterre le catholicisme, religion d'État, était accepté par les peuples, mais les pouvoirs publics étaient sans cesse en conflit avec Rome. L'empereur était l'ennemi politique le plus redoutable du pape, et son influence dans le Nord de l'Italie était si grande que ce pays devait longtemps rester un des plus rebelles à l'autorité de l'Église. L'Espagne, obligée de défendre sa foi contre l'Islam, était une terre où le catholicisme était d'autant plus ardent qu'il était la foi nationale opposée à celle d'un oppresseur étranger, mais ce pays qui était en train de reconquérir son indépendance était lui-même sans cesse menacé par l'Islam.

La France capétienne était, pour Rome, le seul allié puissant et sûr; et cependant, la conduite de Philippe Auguste avait montré à la papauté qu'un roi de France n'est pas toujours ni forcément le paladin de l'Église. L'ambition d'un Grégoire VII, d'un Innocent III: la fondation d'un Empire chrétien ayant à sa tête le pape dont les rois seraient les lieutenants, était à la mesure du caractère autoritaire de ces grands papes, mais ne correspondait nullement à la réalité. Et si l'Islam et même l'Église grecque (malgré le coup que lui avait porté la croisade de 1204) restaient pour Rome une menace extérieure permanente, les pays officiellement catholiques voyaient surgir des mouvements de plus en plus nombreux d'opposition ouverte à l'Église, car toutes les hérésies avaient pour caractère commun une condamnation absolue et violente de l'Église de Rome.

Les pays balkaniques, le Nord de l'Italie et le Languedoc étaient les terres d'élection des hérésies, parmi lesquelles le catharisme était, aux XIIe et XIIIe siècles, de loin la plus puissante. Cependant, en France, en Allemagne, en Espagne, les foyers d'hérésie étaient également nombreux et actifs.

Au début du XIIIe siècle, l'Église romaine, devenue une grande puissance politique, était en train de perdre la confiance des élites laïques dans les pays mêmes où son orthodoxie n'était nullement contestée; et dans bon nombre de pays catholiques l'hérésie obtenait l'adhésion des foules et avait déjà ses traditions, son organisation, ses ministres et ses martyrs.

Vers 1160, l'Église cathare de Cologne comptait des adeptes dans plusieurs villes du Sud de l'Allemagne, en particulier à Bonn, et malgré la condamnation et le martyre de ses chefs elle inspirait au chanoine Eckbert de Schönau les craintes les plus vives à cause du nombre de ses croyants. En Angleterre, les cathares semblent n'avoir eu guère de succès, et pourtant des missionnaires partis des Flandres y firent vers 1159 un assez grand nombre de néophytes pour provoquer l'inquiétude du clergé, qui d'ailleurs ne les condamna pas au bûcher mais les fit marquer au fer rouge et les chassa dans la campagne où, n'étant pas secourus par une population hostile, ils moururent de froid; cependant, en 1210 encore, il y eut des cathares en Angleterre car l'un d'eux fut brûlé à Londres, et l'on prêche une croisade contre eux.

Dans les Flandres, les cathares étaient nombreux, et l'église cathare d'Arras était si puissante que l'évêque Frumoald, vers 1163, ne pouvait que s'en désoler sans essayer de la combattre, et en 1182 seulement les chefs de cette église furent jugés et brûlés. Mais les Flandres restèrent jusqu'aux temps de l'Inquisition un foyer d'hérésie.

En Champagne, les cathares comptaient plusieurs communautés secrètes mais activement recherchées par le clergé, durant la seconde moitié du XIIe siècle et la première moitié du XIIIe. Nous connaissons l'histoire de la jeune Rémoise qui paya de sa vie son attachement à la virginité; si elle et la vieille qui l'instruisit furent les seules hérétiques découvertes à Reims, il ne s'ensuit pas qu'il n'en existait pas d'autres: ces femmes intrépides devaient être capables de garder le secret. Mais c'est à Montwimer (Mont-Aimé) qu'il y avait surtout, depuis 1140 environ, une grande communauté cathare, qui ne devait être découverte que sous l'Inquisition: elle devait être importante, puisque cent quatre-vingt-trois hérétiques y furent brûlés par l'inquisiteur Robert le Bougre.

Près de Vézelay, dans le comté de Nevers, en 1154, un méridional, Hugues de Saint-Pierre, fonda une communauté hérétique à tendances sociales mais indubitablement cathares d'inspiration, qui groupa les habitants de la région désireux de s'affranchir de la tyrannie des abbés de cette ville; ils furent soutenus par le comte lui-même mais, convaincus d'hérésie, leurs chefs furent condamnés en 1167, ce qui n'empêche pas leurs doctrines de se répandre dans tout le Nivernais, ainsi qu'en Bourgogne où, dans la région de Besançon, ils s'attirèrent les sympathies du peuple à tel point que les prêtres qui les réfutaient risquaient d'être lapidés. Les deux chefs du mouvement furent convaincus d'hérésie par l'évêque et brûlés.

À la Charité-sur-Loire, l'évêque d'Auxerre, Hugues de Noyers, découvrit dès 1198 un foyer d'hérésie; le doyen du chapitre de Nevers protégeait lui-même les doctrines cathares, et l'hérésie était puissante jusque dans les milieux ecclésiastiques. Terric, le chef de la communauté locale, fut brûlé en 1199, mais les progrès de la secte forcèrent tout de même le pape Innocent III à envoyer un légat avec mission spéciale pour enquêter dans le Nivernais, et en 1201 le chevalier Évrard de Châteauneuf, disciple de Terric, fut brûlé à Nevers, tandis que son neveu, le doyen du chapitre Guillaume, parvenait à fuir et se réfugiait dans le pays de Narbonne, où il allait devenir un des chefs de l'Église cathare du pays sous le nom de Théodoric (ou Thierry). En dépit de ces persécutions, le catharisme ne désarme pas et en 1207 la secte cathare de la Charité provoquait encore les foudres des évêques de Troyes et d'Auxerre. En 1223 le fameux inquisiteur Robert le Bougre recevait l'ordre du pape d'exterminer l'hérésie en cette région.

Dans la France du Nord, les communautés hérétiques étaient peu nombreuses, et contraintes à s'entourer de mystère, la majorité de la population étant hostile à l'hérésie. Cependant, le succès des mouvements de Vézelay, d'Arras, l'existence de colonies puissantes comme celle de Montwimer ou de la Charité, fait penser que les cathares étaient plus nombreux que les pouvoirs publics et l'Église ne le soupçonnaient. En France, le catharisme ne représentait pas encore un danger sérieux pour l'Église au début du XIIIe siècle, les membres des diverses communautés ne pouvant former qu'une société occulte, donc assez peu combative. Il n'est pas certain que ce mouvement n'eût pas été capable de s'amplifier et de paraître au grand jour comme il l'avait fait en Italie et dans le Languedoc cinquante ans plus tôt, si l'Église n'avait pas concentré sur la lutte contre l'hérésie tous les efforts de sa politique extérieure et de son organisation interne. Si la France, le plus catholique des pays chrétiens, entretenait des foyers d'hérésie assez tenaces pour que la création d'une Église cathare de France ait été jugée nécessaire par les évêques (cathares) de Bulgarie et du Languedoc, c'est que dans les autres pays catholiques le catharisme songeait déjà à disputer à l'Église de Rome sa suprématie.

De beaucoup la plus faible numériquement, l'Église cathare, à la fin du XIIe siècle, commençait déjà à se donner l'allure et les prérogatives d'une Église universelle; son prestige moral était grand partout où elle avait quelque influence; elle avait sa doctrine, que l'on retrouve (malgré quelques différences de détail) singulièrement stable et cohérente, toujours la même, au XIe comme au XIVe siècle, en Bulgarie comme à Toulouse ou dans les Flandres, et cette unité de pensée est à elle seule une preuve de la force de cette Église. Elle avait son rituel immuable, sa hiérarchie, ses traditions, sa théologie, sa littérature, elle était déjà de taille à opposer son ordre à elle à l'ordre de l'Église établie.

Nous avons vu le crédit dont elle jouissait dans le Languedoc; ce ne serait pas sortir de notre sujet que de proposer un très bref aperçu de l'histoire des Églises cathares des autres pays où l'hérésie était déjà assez forte pour être officiellement ou officieusement reconnue. Seules la grandeur et la réalité du danger expliquent l'attitude de l'Église romaine, depuis la croisade et le concile de Latran jusqu'à l'établissement de l'Inquisition. On ne peut pas dire que la politique de tyrannie et d'oppression adoptée par l'Église ait été un simple abus de pouvoir; si elle fut, à la longue, désastreuse pour l'Église elle-même, elle n'en correspondait pas moins à une nécessité vitale. En brûlant les hérétiques, Rome n'accablait pas un ennemi désarmé, elle se défendait contre un adversaire redoutable, qui avait sur elle l'immense avantage d'apparaître comme le champion de la liberté spirituelle. Pour peu qu'elle soit combative et organisée, une Église persécutée est toujours moralement plus forte qu'une Église établie; Rome ne devait parvenir à détruire les cathares qu'en détruisant dans l'Église catholique une bonne partie de sa raison d'être. Sans doute eût-elle mieux défendu sa foi en cédant la place à l'ennemi et en rentrant dans les catacombes. Mais l'Église romaine, depuis longtemps, n'était plus seulement une Église, mais une caste, une classe sociale et une puissance politique.

L'Église cathare n'était encore rien de tout cela: elle n'avait à défendre que des intérêts spirituels. Elle avait beau jeu, en attaquant Rome: dans beaucoup de pays catholiques l'Église romaine ne représentait ni une puissance civilisatrice, ni une tradition nationale, ni une protection contre l'anarchie féodale, mais une religion étrangère imposée de force par les pouvoirs publics.

Les Slaves des Balkans et de Hongrie, chez lesquels le rite grec s'était déjà répandu grâce aux travaux des Bulgares Cyrille et Méthode (qui avaient traduit la liturgie et les Écritures en langue vulgaire), restaient pofondément hostiles au clergé catholique qui leur imposait le latin, et les moines des nombreux couvents qui existaient dans ces pays, au lieu d'être le soutien de l'Église, en étaient les adversaires les plus dangereux car, méprisés et opprimés par le clergé latin, plus proches des traditions populaires que de la culture imposée par Rome, ils avaient tendance à embrasser les doctrines hérétiques et à les répandre grâce à leur autorité de ministres du Christ. D'autre part, les évêques et prêtres catholiques étaient, dans les pays slaves, très peu nombreux, n'avaient aucune influence sur le peuple, et donnaient l'exemple de la plus scandaleuse corruption.

À l'époque d'Innocent III, la Hongrie, la Croatie, l'Esclavonie, la Bosnie, l'Istrie, la Dalmatie, l'Albanie (de même que la Bulgarie, la Macédoine et la Thrace, d'obédience grecque) étaient des pays où la religion cathare jouissait de la plus grande liberté et souvent de la protection officielle des chefs de l'État. À la fin du XIIe siècle, en Bosnie, le "ban" ou prince Kulin, gouverneur de cette province, était acquis à l'hérésie, ainsi que toute sa famille. En Dalmatie, le diocèse de Trugurium était un des grands centres du catharisme, connu non seulement dans les Balkans mais en Europe occidentale; dans les villes de Split, de Raguse, de Zara, presque toute la noblesse était hérétique. Non seulement la Bulgarie, pays d'origine du catharisme, mais Constantinople même avait un évêché cathare des plus importants. Dans ces pays les évêques eux-mêmes manifestaient de la sympathie pour les doctrines cathares, tels Daniel de Bosnie, ou Arrenger, de Raguse.

Dès l'avènement d'Innocent III les évêques des pays slaves, effrayés par les progrès de l'hérésie, tentèrent d'intimider les adversaires par des persécutions, puis par des appels aux princes. Le roi de Hongrie, fidèle au pape, tenta d'exercer une pression sur le ban de Bosnie, qui fit quelques concessions apparentes; mais son successeur Ninoslas protégea les cathares plus ouvertement encore et fit nommer un hérétique au siège épiscopal vacant par la mort de Daniel. La Bosnie devint officiellement hérétique, aucun service catholique ne fut plus célébré dans le pays, et à partir de 1221 cette province fut une des terres d'élection du catharisme et offrit refuge et secours aux cathares persécutés des autres pays.

Innocent III faisait cependant des efforts pour convertir les Bulgares, soumis à l'Église de Byzance et où les cathares ou bogomiles étaient particulièrement nombreux: après avoir couronné le tsar bulgare Kalojan, qui s'était soumis à Rome pour bénéficier de l'aide du pape contre les Grecs, Innocent III vit son protégé accorder sa protection aux seigneurs hérétiques de sa province; Jean Azen, tsar de Bulgarie à partir de 1218, laissa aux cathares pleine et entière liberté de prêcher et d'exercer leur culte.

En Hongrie, les rois Émeric, puis André II, sincèrement catholiques et poussés par les papes Innocent III, puis Honorius III, tentèrent à plusieurs reprises d'exterminer l'hérésie dans leur pays. Avec leur aide, les évêques et les légats menèrent une lutte serrée contre les cathares de Bosnie et, en 1221, le moine hongrois Paul fonda un couvent de Frères prêcheurs à Raab; mais dès leur première mission en Bosnie, trente-deux Dominicains furent noyés dans la rivière par la foule exaspérée par leur prédication. Et malgré l'apparente soumission du ban Ninoslas, l'hérésie resta si puissante dans cette province qu'en 1225 Honorius III fit prêcher une croisade; sans succès d'ailleurs. L'archevêque de Colocza donne deux cents marcs à Jean, seigneur de Sirmie, pour l'engager à prendre la croix, et encore ne parvient-il pas à l'y décider; seul le roi de Hongrie, Coloman (fils d'André II), tente une action militaire en 1227, sans grand résultat.

Pour contrebalancer, en Bosnie, l'influence de l'unique évêque (lui-même passé à l'hérésie), le pape institue un second évêché, où il place le Dominicain allemand Jean de Wildeshusen, lequel se rend vite impopulaire par ses violences. Pour réduire à l'obéissance le ban de Bosnie, le pape fait appel au duc Coloman d'Esclavonie, comme naguère, pour le Languedoc, il avait fait appel au roi de France; Coloman, à la tête d'une nouvelle croisade, obtient ou prétend avoir obtenu quelques succès (1238), mais l'hérésie n'en semble nullement ébranlée. Le pape envoie un nouvel évêque dominicain qui, deux ans plus tard, découragé, abandonne son poste.

Si dans les pays slaves l'hérésie était forte au point de faire (suivant les circonstances politiques et les convictions des souverains) figure de religion officielle, son succès s'explique par l'opposition naturelle des peuples slaves à l'emprise de Rome, par l'affaiblissement de l'autorité de l'Église grecque (qui, si elle était tout aussi stricte que l'Église romaine sur le chapitre de l'orthodoxie, était moins fortement organisée, menacée à la fois par l'Islam à l'Orient, par Rome à l'Occident, et était même dans un sens plus proche en esprit du manichéisme que ne l'était l'Église catholique). Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'hérésie ait rencontré un terrain particulièrement favorable dans ces pays à peine christianisés et soumis à tant d'influences diverses et rivales.

Ce qui paraît plus extraordinaire, c'est que l'Italie, patrie des papes et catholique de longue date, ait si longtemps été un pays aussi hérétique que l'était le Languedoc. Il y avait des communautés cathares à Rome même et, au XIIe siècle, on signale de puissantes colonies hérétiques à Milan, à Florence, à Vérone, à Orvieto, à Ferrare, à Modène et jusqu'en Calabre.

Pendant qu'une croisade dirigée contre les hérétiques plongeait dans la désolation le Midi de la France, les cathares d'Italie jouissaient d'une liberté presque officielle et formaient dans les villes des clans puissants qui parvenaient parfois à chasser les évêques et les seigneurs catholiques.

La Lombardie était tout particulièrement gagnée à l'hérésie; terre d'Empire où partisans du pape et de l'empereur s'affrontaient sans cesse dans des luttes sanglantes, ménagée à la fois par les deux grandes puissances dont elle dépendait et menacée par les deux, la Lombardie était un pays où les grandes cités commerciales étaient autant de républiques indépendantes et, en tout cas, jalouses de leur liberté. Plus que pour aucun autre pays chrétien, l'Église représentait pour les Lombards une puissance politique et, plus tard, les luttes entre Guelfes et Gibelins montreront qu'en Italie les passions religieuses cédaient le pas, et de beaucoup, aux passions politiques. C'est cet aspect de luttes pour l'indépendance nationale et l'émancipation sociale que prenaient les mouvements cathares d'Italie. Les évêques, féodaux puissants toujours prêts à défendre leurs privilèges par les armes, se heurtaient dans les villes à une résistance opiniâtre dont le zèle religieux n'était souvent que le prétexte. Et les catholiques se battaient moins pour leur foi que pour les intérêts de leur clan ou de leur parti politique.

C'est - assez paradoxalement - cet état de guerre civile permanente qui préserva, pendant longtemps, en Italie un climat de relative tolérance religieuse. Tant que les catholiques du pays prenaient eux-mêmes les armes pour combattre leurs compatriotes hérétiques, il existait un certain équilibre des forces qui obligeait les uns et les autres à certains ménagements; et le pape, qui tenait à garder son emprise sur la Lombardie, ne pouvait faire appel à l'empereur pour une croisade dont ce dernier n'eût que trop bien tiré profit. Si bien qu'en 1236, au moment où l'Inquisition à ses débuts déployait dans tous les pays catholiques une énergie allant jusqu'à l'excès, l'empereur pouvait accuser le pape de favoriser l'hérésie et de s'être laissé corrompre par l'or des hérétiques lombards. Le fanatique Grégoire IX ne pouvait pas être suspecté de vénalité; mais les cathares d'Italie, également hais par le pape et par l'empereur, durent à la rivalité politique qui séparait ces deux grands personnages leur relative sécurité.

L'Église était impopulaire en Italie, où le clergé était exceptionnellement combatif et même belliqueux et se mêlait avec ardeur aux guerres civiles; les prélats étaient avant tout soucieux de conserver les droits que les communes de plus en plus puissantes leur disputaient souvent avec violence. Toutes les sectes religieuses florissaient en Italie: les amaldistes, ou disciples du réformateur Arnaud de Brescia, les vaudois, les pasagiens ou judaïsants. Mais les cathares étaient les plus nombreux et les plus influents. Une grande partie de la noblesse leur était acquise, et ils se sentaient forts de l'appui des cathares du Languedoc et des pays slaves. Ils avaient des écoles, enseignaient sur les places publiques, engageaient des controverses avec les clercs, et la Lombardie au début du XIIIe siècle passait presque pour la terre de pèlerinage de tous les cathares d'Occident, qui s'y rendaient pour consulter des docteurs de leur secte et s'y faire accorder ou renouveler le consolamentum par des maîtres particulièrement vénérés.

À l'époque d'Innocent III, les Églises cathares étaient abondamment représentées en Italie, avaient un évêque à Sorano, un à Vicence, un à Brescia, et leurs fils majeurs gouvernaient les communautés d'autres villes; Milan était un centre officiel de toutes les Églises hérétiques, et les magistrats de cette ville, hostiles au clergé, protégeaient ouvertement toutes les sectes et accordaient refuge dans leurs murs à tous les hérétiques chassés d'autres pays. Dans des villes comme Vérone, Viterbe, Florence, Ferrare, Prato, Orvieto, les cathares dominent, et les évêques sont impuissants à sévir contre eux; à Faenza, Rimini, Côme, Parme, Crémone, Plaisance, ils ont des communautés florissantes; une grande Église cathare est établie dans la petite ville de Desenzano. À Trévise, les hérétiques sont protégés par les pouvoirs publics, à Rome même, ils ont des écoles où ils enseignent les Évangiles.

Les cathares d'Italie jouissaient au début du siècle d'une telle sécurité qu'ils pouvaient se permettre des divergences théologiques et des scissions au sein de leurs Églises: ainsi les évêques de Sorano et de Vicence suivaient-ils l'école de Trugurium ou d'Albanie, et celui de Brescia embrassait la doctrine des cathares de Bulgarie (les premiers affirmant que le principe du mal était éternel, les seconds que le Dieu bon avait été seul à l'origine). Les deux sectes se livraient, entre elles, à d'ardentes polémiques théologiques; et, vers 1226, la première se scinda elle-même en deux fractions, l'une étant représentée par l'évêque Belismansa et l'autre par son fils majeur Jean de Lugio.

Innocent III, épouvanté par les progrès rapides des hérésies dans la péninsule, commença par des menaces d'ordre administratif, telles que l'interdiction aux hérétiques des fonctions publiques; mais ces ordres ne furent pas souvent exécutés. L'excommunication, elle aussi, restait sans effet. L'action directe des émissaires du pape n'était guère plus heureuse: à Orvieto, le gouverneur Pierre Parentio, envoyé par le pape, est mis à mort par les citoyens hérétiques exaspérés par ses violences. À Viterbe, des hérétiques sont promus au rang de consuls malgré les menaces du pape, et ce dernier doit, en 1207, venir en personne dans la ville pour faire confisquer les biens et démolir les maisons des principaux membres de la secte. Après 1215, quand le concile de Latran eut confirmé et érigé en lois immuables toutes les mesures pratiquées par l'Église et l'État contre les hérétiques, la persécution devint plus serrée, à peine plus efficace; et ceci, malgré l'appui que l'empereur Frédéric II accordait à cette politique d'oppression. À Brescia, en 1225, catholiques et hérétiques en viennent aux armes, les premiers sont vaincus et les hérétiques incendient les églises et lancent des anathèmes contre Rome; et, malgré les menaces d'Honorius III, les cathares restent puissants dans la ville. À Milan, en 1228, les mesures les plus sévères sont décrétées par les évêques et jurées par les notables: expulsion des hérétiques, démolition de maisons, confiscation de biens, amendes, etc., mais ces mesures ne sont pas exécutées, et les plus riches bourgeois et notables donnent ouvertement asile aux cathares et créent pour eux des écoles et des maisons destinées au culte. À Florence, malgré l'arrestation et l'abjuration de l'évêque cathare Patemon, en 1226, la communauté reste puissante, et elle compte parmi ses fidèles bon nombre de prêtres, d'artisans, de gens du peuple, sans compter la noblesse. À Rome, les cathares sont si nombreux que leur influence reste grande dans cette ville malgré les menaces d'amendes, de pertes de droits, etc., et la création d'une milice de Jésus-Christ destinée à lutter contre l'hérésie.

Quand le pape eut recours à l'ordre des Frères prêcheurs qu'il chargea tout spécialement de combattre l'hérésie, plusieurs Dominicains doués d'une grande énergie et d'une éloquence remarquable, tels Pierre de Vérone, Moneta de Crémone, Jean de Vicence, parcoururent les villes lombardes, excitant les catholiques à la lutte, semant la terreur parmi les hérétiques et allant jusqu'à se mettre à la tête de troupes armées. Pierre de Vérone (cathare converti) fut assassiné en 1252, ce qui lui valut la canonisation et le titre de saint Pierre martyr. Les mouvements de réaction catholique se multiplièrent. À Parme est fondée une association de "chevaliers de Jésus-Christ". À Florence se fonda une congrégation de la Vierge, et le peuple s'enrôla dans des milices pieuses chargées de sévir contre les cathares; cependant, les hérétiques comptaient dans cette ville des partisans zélés parmi la plus haute noblesse, ainsi que dans le peuple; le clergé local n'osait rien entreprendre contre eux, malgré les efforts des inquisiteurs. Mais, à Milan, les menaces de l'empereur forcèrent les habitants à faire preuve d'orthodoxie et, en 1240, le podestat Oldrado de Tresseno fit brûler un grand nombre de cathares. À Vérone, Jean de Vicence fit brûler, en 1233, soixante personnes; en 1235, l'évêque cathare, Jean Beneventi, fut brûlé à Viterbe avec plusieurs de ses compagnons; à Pise, deux parfaits sont brûlés en 1240.

Mais l'exercice de l'Inquisition rencontra dans la plupart des villes une résistance de plus en plus grande; à Bergame, les magistrats de la ville restèrent sourds à toutes les menaces des légats, à Plaisance, l'inquisiteur Roland fut maltraité et chassé par la foule; à Mantoue, en 1235, l'évêque fut assassiné; à Naples, les hérétiques saccagèrent le couvent des Dominicains, etc.

À la mort de Grégoire IX, en 1241, les cathares sont aussi puissants en Italie qu'ils l'étaient un demi-siècle plus tôt: à cette date, on compte en Lombardie plus de 2000 parfaits, plus les 150 parfaits de l'Église française de Vérone. En 1250, la mort de Frédéric II déliera les mains au pape qui pourra concentrer tous ses efforts sur l'extirpation de l'hérésie en Italie du Nord, mais jusqu'au début du XIVe siècle les villes lombardes resteront de tenaces foyers de catharisme, et la lutte entre magistrats et évêques continuera avec la même violence, soutenue par les passions politiques et les rivalités de clans; les bûchers, de plus en plus nombreux, décimeront les rangs des parfaits, des inquisiteurs seront assassinés, de nouvelles hérésies surgiront pour remplacer le catharisme qui commencera à perdre du terrain, et les hérétiques français continueront à se réfugier en Lombardie pour y réorganiser leurs Églises persécutées.

Dans le Midi de la France, comme nous l'avons vu, l'expansion de l'hérésie n'avait pas donné lieu à des troubles sociaux, et seules quelques initiatives personnelles dans le genre de la Confrérie blanche de Foulques rappellent ce climat de guerre civile qui régnait en permanence dans les villes de Lombardie. Des catholiques italiens pouvaient prendre les armes pour le pape, en voyant en lui l'adversaire d'un empereur qui les opprimait. Il se trouve qu'en Languedoc à peu près tout le monde (sauf le clergé) était contre le pape, dès avant la croisade; les cités méridionales étaient patriotes et n'avaient guère de sympathie pour une puissance qui les exploitait sans leur fournir de compensation sur le plan politique ou social. Les évêques eux-mêmes, mondains ou cupides, ne servaient le pape que dans la mesure où ce dernier servait leurs intérêts et préféraient souvent laisser en paix les hérétiques parmi lesquels ils comptaient des parents et des amis. La croisade acheva de cimenter la profonde union du pays presque tout entier; mais elle avait créé, entre l'Église et la société laïque, une opposition qui allait toujours grandissant.

Frédéric II, ennemi et rival de la papauté, n'eût pas mieux demandé que d'exterminer par les armes les hérétiques de Lombardie pour occuper cette province, et le pape se garda bien de l'y inviter; le roi de France put occuper le Languedoc avec les encouragements et la bénédiction solennelle du pape, qui ne craignit pas d'identifier, pour ce pays, la cause de la France avec celle de Dieu. La croisade avait réussi à créer cet état de choses si rare au moyen âge: un pays où le peuple, la bourgeoisie, la noblesse, au lieu de s'entre-déchirer - ou tout au moins de vivre dans un climat de méfiance réciproque - formaient une véritable union nationale autour de leur souverain légitime; et si le malheur seul crée de ces situations privilégiées, elles ne peuvent se produire que chez un peuple déjà profondément uni et conscient de sa grandeur nationale.

Il serait difficile de croire que tout le peuple du Languedoc fût hérétique; il est à peu près certain qu'il était, en 1229, tout entier anticatholique, puisque l'Église était devenue l'ennemi national. Le traité de Paris met sur le même plan l'Église et le roi de France; qui donc pouvait, sans passer pour un traître, vénérer le pape, dans un pays où, depuis vingt ans, le nom de Français était devenu synonyme de bandit et de pillard? Le roi ne s'était pas montré plus magnanime que Simon de Montfort. Et il était plus difficile à éliminer.

Raymond VII, quand il eut signé le traité qui livrait le pays à la France, ne perdit pas sa popularité: il fut considéré comme une victime. Un pays mutilé et dévasté par la guerre accueillait des sénéchaux et des fonctionnaires étrangers qui venaient abattre les murs de ses places fortes, occuper sa capitale pour rendre impossible toute velléité d'indépendance de la part du comte, prélever sur des terres déjà ruinées des impôts assez lourds pour paralyser la vie économique du pays. Tout cela se faisait au nom et sur l'ordre de l'Église. Une grande partie des impôts exigés (la moitié) allait revenir aux églises et aux abbayes, et les évêques, plus puissants que jamais, allaient être libres de prélever les dîmes et les redevances dont les intendants royaux sauraient faire exiger le paiement. Le Carcassès, le Razès, l'Albigeois, le pays narbonnais devenaient terres du roi - ce qu'ils étaient déjà depuis 1226, mais cette fois-ci l'annexion semblait définitive; le Toulousain, le Quercy et l'Agenais dépendaient encore du comte de Toulouse, ce dernier étant sous la surveillance d'une garnison française installée dans la capitale. Revenu dans Toulouse invaincue et dont on allait de nouveau abattre les murailles, le comte était suivi par le cardinal-légat de Saint-Ange lui-même; le légat entendait bien faire comprendre aux Toulousains et à tout le Languedoc que cette paix était avant tout la paix de l'Église.

Mais ce n'était pas une Église victorieuse qui s'installait pour régner en maîtresse dans un pays conquis; c'était une Église vaincue. Les vrais vainqueurs - les croisés, le roi de France, et surtout la misère du peuple - avaient merveilleusement servi la cause de l'hérésie, et l'Église était si bien vaincue que seules les armes d'un occupant pouvaient lui faire partiellement sauver la face; il lui fallait à présent commencer lai reconquête de ce pays par d'autres moyens que le recours au bras séculier; et elle risquait fort de voir! son action réduite à des menaces impuissantes, a moins d'inventer un nouveau système de contrainte,; plus efficace que celui de la force armée.

La tâche n'était pas facile. Mais, depuis 1209, un profond mouvement de réforme à l'intérieur de l'Église lui avait permis de recruter parmi ses membres un grand nombre de lutteurs énergiques et décidés à tout pour faire triompher leur foi. Si leur activité allait ressembler davantage à celle de policiers qu'à celle de missionnaires, c'est qu'ils avaient affaire à trop forte partie, et qu'ils n'avaient plus guère le choix des armes. Pour désarmer la haine du peuple occitan, bonté, justice et modération ne leur eussent pas suffi; il leur eût fallu tout bonnement disparaître. Leur charité ne pouvait aller jusque là.

II - LE CONCILE DE TOULOUSE

En novembre 1229 le cardinal-légat de Saint-Ange arrivait à Toulouse pour inaugurer avec la pompe et l'éclat convenables l'ère nouvelle de prospérité et de paix qui commençait à présent pour le Languedoc; prospérité de l'Église catholique sous l'égide de la puissante et heureuse protection du roi de France, paix dans l'unité de la foi et dans la fidélité des seigneurs et du peuple à l'Église et au roi.

Une cérémonie solennelle eut lieu dans Toulouse même; le comte dut de nouveau faire publiquement acte de soumission au légat, qui ne lui imposa pas une seconde flagellation mais ne s'en donna pas moins des airs de souverain absolu accordant par bonté à un sujet rebelle et repentant le pardon et la restitution partielle de ses domaines. Le texte du traité fut lu à haute voix et rendu public devant l'assemblée des évêques et des nobles du pays, qui prêtèrent le serment d'en respecter fidèlement toutes les clauses.

Romain de Saint-Ange, dont la carrière en France se terminait par un si brillant succès, ne devait pas quitter Toulouse ni le Languedoc avant d'avoir établi sur des bases solides la nouvelle politique de l'Église dans ce pays. Les engagements pris par le comte, les serments prêtés par ses vassaux ne devaient pas, cette fois-ci, subir le sort de tous les engagements ultérieurs maintes fois pris par les maîtres du Languedoc, et restés au stade de bonnes intentions jamais réalisées et prétendues irréalisables. Voulant battre le fer tant qu'il était chaud, l'énergique légat fit réunir à Toulouse un concile où assistaient tous les prélats du Midi, et ayant pour objets: 1° la fondation ou plutôt la rénovation complète de l'Université de Toulouse (le légat Conrad de Porto avait déjà, pendant la croisade, jeté les bases de cette Université catholique); 2° une organisation solide et efficace de la répression de l'hérésie.

Il est curieux de lire la lettre circulaire rédigée lors de ce concile par les maîtres de théologie de la nouvelle Université et destinée à être envoyée dans les grands centres scolaires de l'Occident afin d'attirer à Toulouse de nouveaux étudiants. Romain de Saint-Ange avait amené avec lui les professeurs de théologie et de philosophie de Paris qui avaient quitté l'Université à la suite de la querelle qui avait opposé les écoles et le chapitre de Notre-Dame. La nouvelle Université ne manquait pas de fonds, le comte devant payer chaque année quatre mille marcs d'argent pour son entretien. À lire la lettre de propagande rédigée par les nouveaux professeurs, on pourrait imaginer que le pays où ils cherchent à attirer les étudiants est un havre de paix au milieu des troubles et des guerres qui sévissent dans toute l'Europe; les gens du pays sont doux et accueillants, la vie n'est pas chère, les logements nombreux, le climat agréable, etc. Enfin, là "où s'étaient développées comme une forêt les broussailles épineuses de l'hérésie", la nouvelle Université allait "exalter jusqu'aux cieux le cèdre de la foi catholique". Elle devait remplacer par les luttes pacifiques de la controverse les massacres de la guerre151. Bref, la réconciliation à l'Église du comte de Toulouse a apporté à son pays la paix, la victoire de la foi, et des promesses de prospérité et de bien-être.

Tel devait être, en effet, le désir non seulement des éléments catholiques du pays, mais aussi du comte lui-même et du peuple las de la guerre; une paix, même forcée, même cruelle, pouvait permettre au Languedoc de respirer, les paysans pourraient semer le blé sans craindre de voir leurs champs saccagés chaque année.

En vingt ans, Toulouse avait vu entrer dans ses murs en maîtres Simon de Montfort et le prince Louis, Foulques et les légats; elle pouvait espérer que le règne des nouveaux maîtres ne serait pas plus durable que celui des précédents. Le comte conservait une partie de ses pouvoirs et le légat allait bientôt rentrer à Rome.

Romain de Saint-Ange ne croyait évidemment pas avoir aboli l'hérésie d'un trait de plume, ni en être déjà au stade des "luttes pacifiques de la controverse", bien au contraire: jamais plus aucune controverse n'opposera dans ce pays l'hérésie à la vérité catholique; ce ne sera pas en chaire de théologie (ni dans aucun autre lieu, sinon la prison) que les hérétiques pourront produire leurs arguments pour être réfutés, et ces luttes pacifiques se réduiront à des monologues. Fort des termes du traité de Paris, le légat dresse une liste de règlements qui, s'ils ne sont pas, pour la plupart, une innovation en matière de législation ecclésiastique, seront pour la première fois appliqués de façon systématique et permanente.

La répression de l'hérésie entre dans le cadre des lois communes, obligatoires pour tous au même titre que le droit civil et criminel, et même plus strictes puisqu'elles doivent concerner tous les habitants du pays sans la moindre exception; et que, d'après ces règlements nouveaux, une fillette de douze ans qui, par suite d'une maladie ou d'une absence prolongée, aurait négligé de prêter serment de combattre l'hérésie (ou même n'aurait pas pu pour une raison quelconque se confesser à Pâques) pouvait devenir suspecte d'hérésie et passible de poursuites judiciaires!

Ce qui frappe, en effet, dans ces règlements, c'est leur caractère méthodique, pour ne pas dire bureaucratique; ils semblent - sur papier, du moins - instituer un véritable système de contrôle policier sur toute une population, et l'on se demande si l'Église possédait les moyens matériels de faire appliquer ces articles à la lettre. En tout cas, elle ne devait y parvenir qu'après de longues années d'efforts.

Voici les principaux articles de ce règlement:

Les archevêques et évêques doivent nommer, dans chaque paroisse, un prêtre et deux ou trois laïques de bonne réputation, qui visiteront chaque demeure, tous les lieux suspects, les souterrains, les greniers, etc., et en général tout ce qui pourrait servir de cachette aux hérétiques. S'ils y trouvent des hérétiques ils devront avertir de leur capture l'évêque et le seigneur du lieu ainsi que les bailes, pour procéder à leur jugement. Les mêmes recherches doivent être effectuées par les seigneurs et les abbés, dans les maisons, les villes, et surtout les forêts.

Quiconque serait convaincu d'avoir permis à un hérétique de demeurer sur sa terre la perdrait, et lui-même serait remis à la justice de son seigneur. Même si sa connivence avec les hérétiques n'était pas prouvée, il tombe sous le coup de la loi si les hérétiques trouvés sur sa terre sont nombreux. La maison où sera découvert un hérétique devra être brûlée, et la propriété sur laquelle elle se trouve, confisquée.

Tout baile qui se montre négligent dans la recherche des hérétiques perdra ses biens et sa place.

Nul ne sera puni comme hérétique ou croyant que par l'évêque du lieu ou un juge d'Église, et après jugement.

Chacun peut rechercher les hérétiques sur les terres d'autrui et les bailes du lieu doivent l'y aider. Ainsi les bailes du roi peuvent rechercher les hérétiques sur les terres du comte de Toulouse et vice versa.

Quand un hérétique abandonne l'hérésie de son plein gré, il changera de résidence, il sera déclaré hors de tout soupçon; il portera deux croix d'une autre couleur que ses vêtements, cousues sur les deux côtés de sa poitrine; il n'exercera aucune charge publique, ne sera pas admis à rédiger des actes publics (à moins d'être réintégré dans ses droits par lettre du pape ou du légat). Tout hérétique qui serait revenu à la foi catholique non spontanément mais par crainte de la mort ou toute autre raison, sera mis en prison par l'évêque; ceux auxquels ses biens seront donnés seront tenus de pourvoir à son entretien; s'il n'a pas de fortune l'ordinaire y pourvoira.

Tout homme âgé de plus de quatorze ans et toute femme de plus de douze ans devra abjurer l'hérésie, jurer fidélité à l'orthodoxie et promettre de rechercher les hérétiques et de dénoncer ceux qui lui sont connus. On relèvera les noms de tous les habitants de la paroisse, et tous prononceront le serment devant l'évêque ou son mandataire; les absents le prêteront dans les quinze jours qui suivront leur retour. S'ils ne le font pas (ce qui sera facile à constater par l'examen des noms) ils seront suspects d'hérésie. Ce serment doit être renouvelé tous les deux ans.

Toute personne des deux sexes, arrivée à l'âge de raison, doit se confesser à son curé (ou à un autre prêtre avec la permission de son curé) trois fois par an. Elle communiera à Noël, à Pâques et à la Pentecôte, à moins qu'elle ne s'en abstienne ad tempo sur le conseil de son curé. Les prêtres rechercheront ceux qui s'abstiendront de communier, et qui encourront, de ce fait, le soupçon d'hérésie.

Les chefs de famille sont tenus d'assister à la messe les dimanches et jours de fête sous peine d'une amende de douze deniers, à moins qu'ils n'en soient excusés par la maladie ou autre cause légitime.

Nul ne pourra posséder un Ancien ni un Nouveau Testament, sauf peut-être le Psautier, le Bréviaire ou les Heures de la Vierge, mais en latin.

Aucune personne suspecte d'hérésie ne pourra exercer la profession de médecin. Le malade qui a reçu la communion sera mis en surveillance pour empêcher l'approche d'un hérétique ou d'un suspect d'hérésie.

Les testaments seront faits en présence du curé, ou, en son absence, d'une personne ecclésiastique ou laïque de bonne réputation; sinon ils sont nuls.

Il est interdit à tout seigneur, baron, chevalier, châtelain, etc., de confier à un hérétique ou à un croyant l'administration de ses terres.

Sera "diffamé" celui qui sera dénoncé par l'opinion publique et dont la mauvaise réputation serait constatée par l'évêque ou par des personnes dignes de foi152.

Ces décrets, comme on le voit, exigeaient pour être appliqués un personnel nombreux chargé d'en surveiller l'exécution. Sans doute chaque prêtre pouvait-il dresser la liste de ses paroissiens et même signaler ceux qui se seraient abstenus de prêter serment ou de communier, et les déclarer suspects d'hérésie. Il était déjà difficile de les faire tous traduire en jugement pour peu qu'ils fussent nombreux. La crainte de s'attirer des ennuis pouvait pousser beaucoup de fidèles à se conformer aux règlements; mais encore fallait-il que cette crainte, fut justifiée, à la longue, par la puissance effective de l'Église.

Il n'était peut-être pas difficile de trouver dans chaque paroisse deux ou trois laïques désireux de rechercher les hérétiques, mais encore fallait-il que ces deux ou trois personnes fussent soutenues par la majorité des habitants du lieu, sinon il leur serait difficile de s'emparer des hérétiques découverts.

L'intérêt pouvait pousser les seigneurs à confisquer les terres des personnes qui abriteraient les hérétiques; la peur de perdre leurs biens ou leurs places et de voir leurs maisons démolies pouvait forcer les gens à refuser aux hérétiques le droit d'asile. Mais encore fallait-il qu'il existât une autorité assez forte pour se charger de cette chasse aux hérétiques, pour démolir les maisons et confisquer les terres. Outre les désordres inévitables qu'un tel système de répression risquait de provoquer dans le pays, il était difficile de compter, pour l'exécution de ces mesures, sur le comte et ses vassaux, et même sur les fonctionnaires du roi, déjà assez pris par leurs autres obligations. Les évêques possédaient des milices armées; mais pour capturer les hérétiques il fallait d'abord les trouver, et ils étaient habiles à dépister les recherches. Et parmi les gens "diffamés" se trouvait un grand nombre de puissants seigneurs auxquels il n'était pas facile de s'attaquer, et qui du reste avaient prêté serment pour prouver leur orthodoxie.

Romain de Saint-Ange ne se contenta pas de faire promulguer les décrets: il voulut, avant son départ de Toulouse, frapper l'opinion par un procès éclatant, susceptible d'intimider ceux qui croiraient ses règlements inapplicables. Or, il avait sous la main deux hérétiques récemment découverts et arrêtés par les hommes du comte de Toulouse (qui, pour inspirer confiance au légat, avait tenu à lui donner cette preuve de bonne volonté). Ces deux hommes étaient des parfaits; l'un, Guillaume, est même mentionné par Albéric des Trois Fontaines153 sous le titre de "pape" (apostolicus) des Albigeois; peut-être s'agissait-il d'un évêque du diocèse d'Albi, en tout cas d'un vieillard particulièrement vénéré que, pour donner plus d'éclat à leur capture, ses adversaires auraient paré du titre de pape. L'autre parfait, prénommé également Guillaume - de Solier - était aussi un hérétique de marque, bien connu dans le diocèse de Toulouse.

Le prétendu pape des Albigeois marche au supplice avec la fermeté qui était de règle chez les ministres cathares, et fut solennellement brûlé à Toulouse devant le cardinal-légat. Mais Guillaume de Solier se convertit au catholicisme et devint ainsi le plus précieux auxiliaire de l'Église. Le concile le réhabilita, afin de pouvoir légalement recueillir ses témoignages. Cet homme dénonça un grand nombre de personnes qu'il savait appartenir à l'Église cathare. Il était bien placé pour les connaître, pour révéler leurs cachettes et leurs lieux de réunion. Il ne semble pourtant pas qu'il ait dénoncé ou fait découvrir beaucoup de parfaits, car les personnes citées sur ses dénonciations étaient de simples croyants.

L'évêque de Toulouse fit ensuite convoquer un certain nombre de personnes dont l'orthodoxie était reconnue et en obtint des témoignages contre ceux des hérétiques qu'elles connaissaient; ce qui, avec les dépositions de Guillaume de Solier, forma une liste impressionnante de suspects. Ces derniers furent cités pour comparaître devant le tribunal ecclésiastique.

Mais cette première enquête ne donna pas de résultats appréciables: interrogés, les suspects refusèrent de parler. Certains, plus courageux ou plus instruits que les autres, exigèrent les noms des témoins qui avaient déposé contre eux - ce qui était leur droit le plus strict; il ne pouvait y avoir de procédure juridique régulière sans confrontation des inculpés avec les témoins à charge. Mais il est bien évident que le cas était un peu spécial; les juges ne pouvaient donner les noms de leurs informateurs, par crainte de les exposer à la vengeance publique et de décourager ainsi les délations dans l'avenir. Le cardinal-légat ayant refusé de donner aux inculpés les noms de leurs accusateurs, ils le suivirent jusqu'à Montpellier où ils lui présentèrent de nouveau leur requête.

Romain Saint-Ange s'en tira par une ruse: il leur montra la liste de toutes les personnes qui avaient été citées lors de l'enquête, sans dire si elles avaient déjà déposé ni contre qui elles avaient témoigné, demandant aux accusés s'ils pouvaient indiquer dans cette liste les noms de leurs ennemis personnels. Désorientés, et ne sachant si les témoins cités avaient déposé en leur faveur ou contre eux ou même s'ils avaient accusé qui que ce soit, les inculpés n'osèrent récuser personne et s'en remirent à l'indulgence du légat. La ruse de Romain de Saint-Ange devait être, plus tard, largement utilisée par les tribunaux ecclésiastiques.

Ce ne fut pas à Toulouse même, mais à Orange, que le légat examina le procès de ces hérétiques; il tint concile à Orange pour promulguer, dans les États du Languedoc soumis au roi de France, les règlements qu'il avait déjà institués à Toulouse. L'évêque de Toulouse, Foulques, l'avait accompagné, et ce fut lui qui, de retour à Toulouse, se chargea d'imposer aux accusés les pénitences que le légat avait ordonnées. Romain de Saint-Ange quitta le Midi de la France pour retourner à Rome, où le pape n'allait pas tarder à le nommer évêque de Porto.

III - IMPUISSANCE DE L'ÉGLISE ET RÉACTION DOMINICAINE

À ce moment-là, le légat put croire que l'"Église avait enfin trouvé la paix dans ce pays" (G.Pelhisson). Mais son acte d'inquisition, malgré le bûcher du parfait Guillaume et la citation en masse de suspects, ne dut pas faire grande impression sur les Toulousains. L'évêque Foulques, auquel était confiée la tâche de la répression de l'hérésie, était si impopulaire qu'il n'osait pas se déplacer sans escorte armée et avait du mal à percevoir les dîmes qui lui étaient dues. Le comte, cela se comprend assez, ne faisait absolument rien pour défendre les droits de son évêque, et le vieux prélat s'en plaignait amèrement, disant, avec un involontaire cynisme: "Je suis prêt à être de nouveau exilé, puisque je n'ai jamais été mieux qu'en exil154". Foulques, du reste, n'occupera pas longtemps le siège épiscopal de Toulouse; âgé, fatigué, et surtout découragé par l'hostilité invincible que lui témoignent ses diocésains, il se retirera au couvent de Grandselve où il se préparera à la mort en composant des cantiques. Il mourra en 1231.

La répression méthodique de l'hérésie, imposée par le traité de Meaux et solennellement inaugurée par Romain de Saint-Ange, s'avérait pratiquement irréalisable. Les mesures policières prises contre l'hérésie par un pouvoir ecclésiastique moralement isolé du reste du pays n'avaient, semble-t-il, servi qu'à créer chez les hérétiques et leurs partisans un esprit de dissimulation systématique et consciente; les lois nouvelles restaient sans vigueur, parce que toutes les personnes qui avaient affaire, de près ou de loin, à des gens d'Église, protestaient de leur orthodoxie, et qu'en fait la vie du pays échappait au contrôle d'une police ecclésiastique insuffisamment nombreuse et par conséquent peu redoutée.

"Les hérétiques et leurs croyants, dit le Dominicain Guillaume Pelhisson en parlant des années qui suivirent le traité de Meaux, s'armèrent de plus en plus, multipliant leurs efforts et leurs ruses contre l'Église et les catholiques. Ils firent à Toulouse et dans ses alentours plus de mal que pendant la guerre155".

Nous ne connaissons de l'activité des cathares durant cette période que des faits qui ont pu être constatés grâce à des procès, des enquêtes, ou ceux qui étaient de notoriété publique; même de ces derniers une grande partie a dû échapper à des juges qui ne pouvaient être omniscients et que personne ne se souciait de mettre au courant.

Les seigneurs de Niort, héros du long et spectaculaire procès sur lequel nous aurons à revenir, hébergeaient publiquement cinq parfaits dont ils ne voulaient pas se séparer malgré les injonctions de l'archevêque de Narbonne, organisaient des réunions d'hérétiques et accordaient asile à de nombreux suspects; leur mère Esclarmonde était une parfaite connue dans toute la région, et dont l'activité et l'influence étaient si grandes que ses chefs spirituels lui avaient accordé la dispense spéciale de manger de la viande et de mentir (au sujet de sa foi et de ses coreligionnaires) quand elle s'y trouverait forcée.

Chez le châtelain de Roquefort, en 1233, se tint une grande réunion d'hérétiques et de croyants qui étaient venus de tous les pays des alentours pour entendre la prédication de Guillaume Vidal. Fanjeaux restait toujours un centre officiel de l'Église cathare; toute la chevalerie du pays assistait aux réunions présidées par l'évêque Guilhabert de Castres; et la dame de Fanjeaux, Cavaers, avait, en 1229, solennellement convoqué dans son château de Mongradail toute la noblesse de la région pour l'"hérétication" de son neveu, Arnaud de Castelverdun. À Toulouse, la maison d'Alaman de Roaix (de la famille de ces Roaix qui avaient hébergé le comte de Toulouse chassé de son palais par l'évêque) était une véritable "maison d'hérétiques", où l'on recevait les parfaits et parfaites de passage et où se tenaient des réunions. Le château de Cabaret était la résidence du diacre Arnaud Hot; ce château, occupé cependant, en 1229, par les troupes françaises, était déjà deux ans plus tard un lieu de réunion pour les hérétiques de la région. Les parfaits et les diacres cathares parcouraient le pays sans même se cacher, accordaient le consolamentum, prêchaient, bref, exerçaient leur ministère d'une façon à peu près normale. On voit le parfait Vigoros de Baconia visiter ainsi tout le pays toulousain et les pays de l'Ariège; et il ne devait guère se cacher puisque des fidèles, à la nouvelle de son arrivée, accouraient des villes voisines pour entendre ses prédications et ses conseils.

La ferveur religieuse des cathares et de leurs croyants n'avait en aucune façon été ébranlée par les décrets du concile de Toulouse. En revanche, l'exaspération provoquée par la présence de troupes françaises, l'obligation de rendre à l'Église les biens confisqués pendant la guerre, l'obligation, pour le peuple, de payer régulièrement la dîme, l'obligation de rendre aux croisés de Montfort (ou à leurs descendants) les châteaux qu'ils avaient enlevés à leurs propriétaires légitimes - cette exaspération toute naturelle ne cessait de grandir; la paix de Paris, paix de spoliation, imposée au pays sans contrepartie et ne profitant qu'à l'Église, ne pouvait être considérée comme définitive.

La noblesse - surtout celle des vicomtés de Trencavel, - dépouillée et humiliée, et d'ailleurs belliqueuse par vocation et entraînée à la lutte par vingt ans de guerres, ne songeait qu'à comploter en attendant l'occasion de prendre sa revanche. Le pays n'avait déposé les armes que par manque d'argent pour poursuivre la guerre. Le comte, en dépit des engagements qu'il avait pris, ne songeait qu'à freiner les progrès que l'Église et les forces françaises pouvaient faire dans le pays grâce aux facilités que leur avait accordées la paix. Les seigneurs soumis disposaient de leurs terres en maîtres et songeaient d'autant moins à renoncer à leurs droits que leurs serments de fidélité devaient (en principe) les mettre à l'abri des soupçons de l'Église. Les autorités locales - bailes et viguiers des seigneurs - s'opposaient ouvertement aux recherches et aux arrestations des hérétiques, et ne sévissaient pas contre ceux qui prenaient les armes contre les fonctionnaires du roi.

Ainsi le sénéchal André Chauvet (ou Calvet) fut-il assassiné, en 1230, lors d'une battue qu'il avait organisée pour surprendre les hérétiques de La Bessède156; ce meurtre resta impuni et les seigneurs de l'endroit (les sires de Niort) et même le comte de Toulouse furent accusés de cet attentat. Les mêmes sires de Niort - de l'ordinaire de l'archevêque de Narbonne - avaient envahi, en 1233, les armes à la main, les terres de l'archevêché et, non contents d'avoir emprisonné une partie des serviteurs et enlevé le bétail, ils avaient pénétré dans la résidence de l'archevêque, l'avaient blessé, maltraité ses clercs, emporté le pallium (signe de la juridiction métropolitaine) et beaucoup d'objets précieux, et avaient ensuite incendié le pays. L'archevêque (Pierre Amiel) en avait porté plainte au pape, dénonçant lesdits seigneurs comme des hérétiques et des rebelles, et c'était le moins que l'on pouvait dire. Mais s'il pouvait protester auprès du pape, il ne parvenait pas à se faire rendre justice dans son propre diocèse, et cela malgré la présence des autorités françaises dans le pays.

Dans le Toulousain, la réaction de la population contre l'Église était d'autant plus violente qu'elle était soutenue presque ouvertement par le comte. Le Dominicain Roland de Crémone, ayant prêché dans la chaire de l'Université nouvelle contre les hérétiques et ayant accusé les Toulousains d'hérésie, les consuls avaient protesté hautement et demandé au prieur du couvent des Dominicains d'imposer silence au fougueux prédicateur. Le Frère Roland n'en continua pas moins de flétrir la conduite des gens de Toulouse, et provoqua le scandale dans la ville en faisant exhumer et brûler les corps de deux personnes mortes récemment: A. Peyre, donat du chapitre de Saint-Sernin, et Galvanus, ministre vaudois enterré au cimetière de Villeneuve; les deux hommes, bien qu'hérétiques ou du moins suspects d'hérésie, avaient joui d'une grande considération jusque dans les milieux catholiques. Ces actes accomplis "pour la plus grande gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, du bienheureux Dominique et en l'honneur de notre mère l'Église romaine" (G.Pelhisson), révoltèrent l'opinion publique et amenèrent les consuls à protester de nouveau auprès du prieur des Dominicains et à obtenir le renvoi du Frère Roland. Le même Pelhisson se plaint des chevaliers et des bourgeois de Toulouse qui ne cessaient de multiplier les attentats contre les personnes qui recherchaient les hérétiques. Ces recherches devenaient si dangereuses qu'il fallait aux autorités ecclésiastiques beaucoup de courage pour les continuer malgré tout et pour amener les suspects capturés dans les prisons d'Église où ils pouvaient être interrogés et jugés.

La difficulté n'était pas de découvrir les hérétiques, mais de parvenir à s'emparer de leurs personnes; les tribunaux en étaient le plus souvent réduits à condamner par contumace ou à arrêter des gens très peu suspects et contre lesquels rien de grave ne pouvait être prouvé, comme cette Peyronnelle, de Montauban, âgée de douze ans, élevée dans un couvent de parfaites et réconciliée à l'Église par l'évêque Foulques. Encore mieux: les bourgeois passaient parfois à l'attaque en se servant des arguments mêmes de leurs adversaires. Ainsi un certain P. Peytavi ayant, au cours d'une dispute, traité le fabricant de boucles Bernard de Solaro d'"hérétique" (et avec raison, semble-t-il), ce dernier porta plainte en diffamation. Peytavi fut convoqué devant le conseil de la ville et condamné par les consuls à plusieurs années d'exil, à des dommages-intérêts à Bernard et à une amende. La faute de Peytavi n'était pas d'avoir suspecté l'orthodoxie du fabricant de boucles, mais d'avoir trop ouvertement manifesté ses sentiments catholiques. Il se plaignit d'ailleurs aux Dominicains de Toulouse, en appela à l'évêque, et, devant le tribunal d'Église, soutenu par les Dominicains Pierre Seila et Guillaume Arnaud, il gagna son procès avec éclat et son adversaire dut s'enfuir en Lombardie. À ce sujet, G.Pelhisson écrit: "Bénis soient Dieu et son serviteur Dominique qui a su si bien défendre les siens157!" L'importance accordée par l'Église à une affaire aussi insignifiante (les deux Dominicains qui aidèrent Peytavi n'étaient autres que les deux futurs Inquisiteurs de Toulouse) montre en elle-même combien âpre et infructueuse était la lutte que menaient à ce moment-là les autorités ecclésiastiques contre le pouvoir consulaire. Ils en étaient réduits à louer Dieu parce qu'ils avaient réussi à faire casser un jugement qui donnait raison à un homme suspect d'hérésie, et encore n'avaient-ils pas convaincu les consuls mais seulement leur propre évêque.

Cet évêque, intronisé depuis la mort de Foulques, était Raymond du Fauga - ou de Falgar - de la famille de Miramont, de la région de Toulouse. C'était un Dominicain fanatique et dur, qui, d'après Guillaume de Puylaurens, "débuta comme avait fini son prédécesseur, en poursuivant les hérétiques, en défendant les droits de l'Église, et en poussant le comte, tantôt avec énergie, tantôt avec douceur, à faire le bien158". Cet évêque devait, en effet, posséder beaucoup d'énergie, car il avait réussi à entraîner le comte (dont les catholiques déploraient la "négligence crasse" à persécuter les hérétiques) dans une battue à la tête d'une escorte armée, battue au cours de laquelle fut surprise une réunion nocturne dans un bois près de Castelnaudary. Dix-neuf hérétiques furent pris ainsi et parmi eux Pagan ou Payen de La Bessède, faidit et un des chefs de la noblesse cathare, chevalier réputé pour sa bravoure. Pagan et ses dix-huit compagnons furent aussitôt condamnés à mort et brûlés sur l'ordre du comte. On se demande de quels arguments put se servir l'évêque pour forcer le comte à cet acte de dureté qui était si peu dans son caractère et qui constituait une sorte de trahison à l'égard d'un vassal: les seigneurs faidits avaient toujours été les plus fidèles partisans de Raymond. En tout cas, ayant donné à Raymond du Fauga cette preuve indubitable de sa bonne volonté, le comte dut s'estimer quitte pour quelque temps et ne fit rien pour empêcher seigneurs et consuls de braver presque ouvertement l'autorité de l'Église.

L'agitation qui régnait dans le pays était si grande que le pape lui-même, par peur d'une révolte généralisée, adopta une politique de douceur relative à l'égard du comte de Toulouse: il recommanda, en 1230, au nouveau légat Pierre de Colmieu, de traiter le comte avec douceur "pour favoriser son zèle pour Dieu et pour l'Église". Il accorda au comte un délai pour le paiement des dix mille marcs de dommages-intérêts à l'Église, imposés par le traité de Meaux; il lui permit même, pour les payer, d'imposer des subventions sur les gens d'Église; enfin, il consentit à examiner le procès posthume de Raymond VI, que son fils se désolait de ne pouvoir enterrer en terre chrétienne selon ses dernières volontés (18 septembre 1230). Ce chantage sur la piété filiale de Raymond VII dura encore longtemps, puisque la sépulture chrétienne ne fut jamais accordée aux restes du vieux comte. Mais le pape n'en continuait pas moins à ménager le comte (du moins en apparence) car "il était utile, pour augmenter sa piété, de l'arroser bénignement comme une jeune plante et de le nourrir du lait de l'Église159". Cette attitude indulgente, que la conduite du comte ne justifiait que partiellement, ne s'explique probablement pas par le désir du pape de freiner les ambitions du roi de France, enfant de quinze ans dont sa mère avait déjà quelque mal à faire respecter l'autorité en dépit de son énergie. Dans la personne du comte le pape cherchait à ménager une opinion publique surexcitée et à protéger l'Église dans un pays qui lui était de plus en plus hostile.

Il semble bien que dans les pays qui n'étaient pas soumis à la suzeraineté du comte de Toulouse mais à celle des seigneurs français et des sénéchaux du roi, la situation de l'Église était pire encore, comme le montre la conduite des seigneurs de Niort à l'égard de l'archevêque de Narbonne. En tout cas, cet archevêque, dont la sécurité était si gravement menacée, se décida, en 1233, à intenter lui-même un procès à ses agresseurs, lesquels trouvèrent des défenseurs zélés jusque dans les rangs du clergé local. Encore ne put-il le faire que sur mandement exprès de Grégoire IX, qui désigna comme juges l'évêque de Toulouse, le prévôt de la cathédrale de Toulouse et l'archidiacre de Carcassonne. Pour obtenir la traduction en jugement de ces seigneurs, le prélat dut d'abord consulter le pape à Anagni, où Grégoire IX avait séjourné en 1232, puis se rendre à Rome, et le 8 mars 1233 une bulle papale fut remise à l'évêque de Toulouse, ordonnant de faire "exécuter les sentences portées contre les Niort par le concile de Toulouse".

Les seigneurs de Niort comptaient parmi les plus puissants féodaux du Languedoc, et possédaient des terres dans le Lauraguais, dans le Razès et le pays de Sault. Déjà excommuniés par le concile de Toulouse, ils le furent à nouveau en 1233; hérétiques notoires en dépit de leurs dénégations, ces personnages ne craignaient guère les foudres spirituelles de l'Église; et pour les réduire par la force il fallait l'accord et même le concours du comte de Toulouse, qui ne tenait pas à faire arrêter ses propres vassaux. Le pape dut donc recourir au roi de France (ou plutôt à la régente). Sous la double menace de la colère pontificale et d'une reprise des hostilités avec la France, le comte céda, et réunit un conseil d'évêques et de barons afin de promulguer une ordonnance contre l'hérésie (20 avril 1233). Il prenait les mêmes dispositions qu'avait déjà prises le concile de Toulouse en 1229; ces règlements, jusque-là du domaine de la justice d'Église, faisaient à présent partie du code pénal et relevaient de la justice du comte.

Les seigneurs de Niort (deux d'entre eux du moins, Bernard-Othon et Guillaume) convoqués par Guillaume Arnaud refusèrent de répondre et quittèrent le tribunal; le lendemain le sénéchal G. de Friscamps les arrêta et les jeta en prison. Seules les armes de l'occupant, avec l'accord forcé du comte, pouvaient en fait imposer la volonté de l'Église; et le procès de ces chefs laïques de la résistance cathare n'était possible que grâce à l'intervention d'un sénéchal français.

Le procès fut long et peu concluant. Bernard-Othon et Guillaume de Niort furent accablés par de nombreux témoins, ce qui à Toulouse était plus facile que dans leur pays, où ils étaient si puissants que leur mère Esclarmonde avait pu défier ouvertement et presque mettre à la porte l'archevêque lui-même. Des clercs et des prêtres vinrent déclarer que non seulement Bernard-Othon de Niort entretenait publiquement les hérétiques dans sa maison, mais faisait interdire l'entrée de ses domaines aux personnes qui recherchaient les hérétiques; qu'il avait, une fois, entré dans une église, imposé silence au prêtre pour faire prêcher à sa place un parfait; qu'il avait été complice du meurtre d'André Chauvet, etc. Chose curieuse, il y eut autant de témoignages de l'orthodoxie des Niort et en particulier du même Bernard-Othon, qui semblait avoir largement pratiqué la politique du double jeu; au dire de Guillaume de Solier (lequel, il faut le dire, montrait quelque répugnance à dénoncer ses anciens amis) l'inculpé passait dans les milieux cathares pour un "grand traître" et un homme à la solde du roi de France. Les Frères de Saint-Jean de Jérusalem, de la maison de Pexiora, parlèrent de l'inculpé comme d'un catholique sincère, qui avait même, par son zèle pour la foi, causé la mort de mille hérétiques; et l'archidiacre de Vielmoores, Raymond l'Escrivain, se présenta pour déclarer que Bernard-Othon était le plus fidèle partisan du roi et de l'Église, et que tout ce procès avait été obtenu "plus par haine que par charité".

En dépit de tant de témoignages favorables, Bernard-Othon fut reconnu pour hérétique et condamné à mort pour avoir jusqu'au bout persisté dans son obstination à ne rien avouer; son frère Guillaume et son fils Bernard, qui avaient fini par avouer, furent condamnés à la prison perpétuelle. La sentence de mort ne fut pas exécutée: les barons français établis dans le Midi (à l'exception toutefois de Guy de Lévis, fils du compagnon de Simon de Montfort) s'opposèrent à cette exécution qui, disaient-ils, risquait de provoquer des troubles graves dans le pays. Du reste Bernard-Othon et Guillaume recouvrèrent leur liberté peu de temps après, puisque trois ans plus tard ils étaient jugés de nouveau (Bernard-Othon par contumace). Le troisième des frères Niort, Guiraud, avait eu la prudence de ne pas comparaître à Toulouse, et s'était, au contraire, retranché dans ses terres où, avec sa mère, il continuait à servir avec le même zèle la foi cathare.

Si Bernard-Othon de Niort avait à plusieurs reprises pactisé avec les Français et s'était même battu aux côtés de Simon de Montfort, il n'en resta pas moins, même après sa condamnation, un fidèle serviteur de l'Église cathare. Son attitude équivoque s'explique par la nécessité de tromper l'adversaire, et de pouvoir ainsi plus efficacement aider les siens. Cependant, le jour où, grièvement blessé, il avait demandé le consolamentum, l'évêque Guilhabert de Castres lui avait amèrement reproché "tout ce qu'il avait enlevé à l'Église (cathare)" et exigé de lui une amende de mille deux cents sous melgoriens. L'Église cathare, elle aussi, savait se montrer dure et autoritaire quand il le fallait, et pouvait être aussi crainte par ses fidèles, bien que les châtiments dont elle disposait fussent d'ordre strictement spirituel. Rendue par les persécutions plus souple et plus tolérante sur quelques points de sa doctrine (comme le montre la permission donnée à certains parfaits de manger de la viande et de cacher leurs convictions au cas où les intérêts de leur Église seraient en jeu), elle devait s'être également durcie. Se voyant obligés d'exiger des fidèles des sacrifices plus grands, ne pouvant plus accorder leur confiance à n'importe qui, vivant de dons et de legs que les lois nouvellement établies rendaient illégaux, les parfaits devaient exercer sur leurs croyants une pression morale bien différente, certes, de celle qu'employait l'Église catholique, mais redoutable si l'on songe que pour bon nombre de Languedociens ces hommes étaient les seuls détenteurs de la Vérité, et le consolamentum la seule condition du salut.

Le mécontentement qui régnait dans le Languedoc avait pour cause première les dévastations qui en vingt ans de guerre avaient changé en pays pauvre et dépendant de l'étranger un pays libre et florissant.

Ai! Tolosa et Provensa!

E la terra d'Argensa!

Bezers et Carcassey!

Quo vos vi! quo vos vei!


se lamentait le poète Sicard de Marvejols.

Il est bien vrai que personne n'interdisait les cours d'amour et les réjouissances populaires, que l'on célébrait toujours des mariages et des baptêmes, que les cités commerciales continuaient à attirer, dans la mesure du possible, des clients et des fournisseurs de l'étranger; mais, ruinée, la noblesse n'avait pas plus d'argent pour les fêtes que pour la guerre; la présence dans les villes d'une autorité étrangère et d'une police ecclésiastique beaucoup plus active que par le passé créait un climat de méfiance et de rancune; dans les campagnes ravagées erraient des routiers affamés contre lesquels il devenait difficile de lutter: en forçant le comte et ses vassaux à licencier les mercenaires le traité avait à la fois privé les seigneurs occitans d'un moyen de se défendre et de faire la police sur leurs terres, et lâche dans le pays des bandes armées qui, n'étant plus payées par personne, se payaient elles-mêmes.

Et un peuple qui avait si longtemps lutté dans l'espoir de jours meilleurs, pour se voir imposer une paix qui le laissait non seulement plus pauvre que jamais mais encore soumis à l'étranger, vivait dans un état d'amertume croissante, et rendait responsable de ses malheurs moins encore les Français que l'Église. Le clergé était plus intimement lié à la vie du pays que ne l'étaient les fonctionnaires du roi et les seigneurs qui tenaient les terres de par le droit des conquêtes de Montfort; le clergé était partout, chaque village avait son curé, chaque ville des couvents, des chancelleries, des milices ecclésiastiques, le clergé était dans sa majeure partie composé de Méridionaux, que beaucoup de leurs compatriotes étaient, enclins à considérer comme des traîtres (et dont un certain nombre, du reste, s'opposaient par patriotisme à la politique de l'Église).

Ces hommes qui, d'un pays très appauvri, prétendaient tirer des bénéfices plus grands qu'autrefois, qui vivaient dans la richesse ou du moins dans l'aisance et recouraient aux armes des Français ou aux menaces de sanctions dès qu'on leur refusait le paiement des impôts; ces hommes qui passaient pour les grands profiteurs d'une guerre dans laquelle tant de vies, de forces et d'enthousiasme avaient été gaspillés en vain, s'étaient attiré une telle hostilité que Guillaume Pelhisson avait sans doute tort d'accuser les seuls hérétiques quand il écrivait qu'"ils firent dans Toulouse et ses environs plus de mal que pendant la guerre". Dans tous les cas les efforts du pape pour ménager le comte se révélaient inutiles: dans ce pays, toute politique de tolérance et de modération ne pouvait mener qu'à la ruine de l'Église.

Le pape ne pouvait faire appel à une nouvelle croisade, le Languedoc étant déjà en partie propriété directe du roi de France, en partie héritage futur d'un frère du roi; et la régente ne se souciait pas de recommencer une guerre longue et coûteuse qui eût compromis les accords du traité de Paris: elle se contentait de menacer de temps à autre Raymond VII, qui se hâtait de donner des gages de sa soumission.

Or, ce n'était plus le comte qu'il s'agissait de soumettre, mais un peuple, ou du moins une forte majorité de ce peuple. Quatre ans après le traité de Meaux l'affaire de l'Église en Languedoc semble plus compromise que jamais.

La répression de l'hérésie - et, tout autant que de l'hérésie, de l'anticléricalisme pur et simple - était difficile parce qu'elle n'était pas organisée, qu'elle dépendait de législations différentes, celle de l'ordinaire de l'évêque étant assurée par une force armée insuffisante, celle du comte peu énergique et suspecte de sympathies pour les hérétiques. Même les seigneurs français avaient, semble-t-il, autre chose à faire que d'entretenir d'incessantes guérillas sous prétexte de rechercher les hérétiques.

Lorsque le Pape décida de confier la répression de l'hérésie à une organisation spéciale, et à des hommes dont le métier d'"inquisiteur" serait l'unique fonction, il ne voulait pas simplement adjoindre un auxiliaire de plus à l'évêque, dans le but de décharger ce dernier d'une partie de ses responsabilités. Il est bien vrai que les évêques avaient déjà tant de soucis et d'obligations diverses qu'ils ne pouvaient consacrer leur vie au pourchas des hérétiques; et pourtant Raymond du Fauga, évêque de Toulouse, ainsi que Foulques, son prédécesseur, ou Pierre-Amiel de Narbonne, n'avaient manqué ni de zèle ni d'énergie dans la défense de la foi. L'Inquisition spéciale que Grégoire IX institua par sa lettre circulaire du 20 avril 1233 devait être, dans l'esprit du pape, un instrument de terreur, ou elle n'avait pas de raison d'être.

Le terme d'inquisition n'avait rien de nouveau, et s'appliquait depuis longtemps à la procédure juridique qui consistait à dépister la présence d'hérétiques dans un pays, et à leur faire reconnaître leurs erreurs. Tous les évêques procédaient périodiquement à des Inquisitions, et faisaient interroger et juger les personnes suspectes d'hérésie; les décrets des conciles de Vérone, de Latran, de Toulouse instituaient en quelque sorte des Inquisitions permanentes, puisqu'ils imposaient non seulement aux évêques mais aux pouvoirs civils l'obligation de rechercher et de punir les hérétiques. Pour la première fois, cependant, Grégoire IX prévoyait la création de dignitaires de l'Église dont le seul rôle serait d'exercer l'Inquisition, des hommes qui porteraient le titre officiel d'inquisiteurs, et qui, en tant qu'inquisiteurs, ne relèveraient pas de l'autorité de l'évêque, mais du pape lui-même. C'était, en soi, une mesure révolutionnaire, puisqu'elle mettait - dans l'exercice de ses fonctions, du moins - un simple moine sur un pied d'égalité avec l'évêque, et l'élevait même en quelque sorte au-dessus de ce dernier. Nous allons voir que les prérogatives de l'inquisiteur allaient être telles que l'évêque ne devait pouvoir ni l'excommunier, ni le suspendre, ni même s'opposer à ses décisions à moins d'un ordre formel du pape.

Le pouvoir accordé à ces hauts commissaires du pape allait être pratiquement illimité. Encore fallait-il choisir des hommes capables de justifier une telle confiance. Cette institution nouvelle n'eût sans doute pas été possible si le pape n'avait eu sous la main une milice religieuse toute neuve, farouchement combative et dont il connaissait bien la force et les possibilités.

Saint Dominique - il ne portait pas encore le nom de saint à l'époque mais allait être canonisé incessamment - était mort en 1221, âgé de cinquante et un ans. Il avait exercé son ministère dans le Midi de la France pendant plus de dix ans (de 1205 à 1217), luttant contre l'hérésie par la patience, par la prédication, puis par la violence, rassemblant autour de lui les éléments catholiques du pays; en 1218, il avait obtenu d'Honorius III la reconnaissance officielle de son mouvement de prédication et de pauvreté sous le titre des "Frères de l'ordre des prêcheurs". L'ascendant de sa personnalité et aussi le profond besoin de réforme et de réaction catholique avaient été tels qu'à la mort de Dominique il existait déjà dans toute l'Europe soixante couvents de Frères prêcheurs. À la mort de son successeur Jourdain de Saxe (1237) il en existait trois cents. Ces couvents avaient essaimé non seulement en France, en Italie, en Espagne, mais jusqu'en Pologne, en Grèce, dans les Pays Scandinaves, au Groenland et en Islande.

Les Frères prêcheurs, ou mendiants, constituaient donc bien un grand mouvement de missionnaires, de combattants de la foi catholique. Leur vie, austère jusqu'au dénuement, héroïquement vagabonde, consacrée à une ardente et inlassable prédication, séduisait les hommes jeunes et énergiques avides de se donner au service de Dieu; et leur mission était non seulement de donner l'exemple de la pauvreté volontaire et de la prière, mais encore et surtout de convertir des âmes à Dieu, en combattant soit l'hérésie, soit les religions païennes ou l'Islam.

Né en pleine croisade, parmi les batailles, les massacres et les bûchers, cet ordre ne pouvait être - dans les pays hérétiques du moins - que cruellement fanatique. C'est ce qui ressort en tout cas de la conduite des Dominicains qui vivaient dans le Languedoc et, en particulier, des inquisiteurs; et cependant, avant l'institution officielle de l'Inquisition, il ne semble pas qu'ils aient eu à déplorer des martyrs, et saint Dominique lui-même, parcourant presque seul des régions où les hérétiques étaient les maîtres, n'eut à subir d'autres mauvais traitements que des quolibets et des cailloux lancés sur lui par des paysans. La croisade avait fait renoncer les partisans des hérétiques à cette attitude de tolérance relative dans laquelle leurs ennemis voyaient déjà le comble de l'intolérance; mais le fanatisme religieux des Méridionaux n'était réellement pas meurtrier car, même lors des émeutes populaires les plus violentes, les moines seront parfois frappés et injuriés, rarement tués (sauf quelques cas dont nous aurons à parler plus tard). À côté de leurs adversaires, les Dominicains dont l'histoire nous a transmis les noms apparaissent comme des hommes d'une trempe tout à fait particulière. Il est évident qu'en s'adressant au prieur des Dominicains de la Province (France méridionale), le pape comptait sur ce dernier jour pour choisir des hommes exceptionnellement zélés pour leur foi; cependant, l'évêque Raymond du Fauga, qui devait se signaler par son fanatisme, n'était pas un inquisiteur; mais il était un Dominicain.

Si le pape avait confié à cet ordre la répression de l'hérésie, c'est qu'il savait pouvoir y trouver des hommes plus ou moins capables de tout.


151 Marcel Fournier, Les Statuts et Privilèges des Universités françaises avant 1789, t. I, p. 439.

152 Voir appendice IV.

153 Recueil des historiens des Gaules, t. XXI, p. 599.

154 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXX.

155 G.Pelhisson, Chronicon, éd. Douais, p. 84.

156 Guillaume de Puylaurens, ch. XL.

157 G.Pelhisson, op. cit., id., p. 92.

158 Guillaume de Puylaurens, ch. XLXI

159 Lettre au légat Gautier de Tournay, 18 février 1232.

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