CHAPITRE V

SIMON DE MONTFORT

I. UN CHEF DE GUERRE

En deux mois de campagne, les croisés ont remporté un succès tel qu'ils ne peuvent eux-mêmes l'expliquer que par une intervention divine. Mais le but véritable de l'expédition - l'extermination de l'hérésie - n'a pas été atteint; mieux que cela: à part le fameux "tuez-les tous", ils semblent n'avoir encore trouvé aucun moyen pratique d'atteindre ce but. Ils ont presque abouti au résultat contraire. Si l'on excepte quelques cas isolés d'hérétiques livrés par leurs compatriotes, à Narbonne, à Castres, les croisés n'ont pas encore véritablement affronté l'ennemi qu'ils cherchaient à combattre.

La terreur qu'ils inspirent dresse entre eux et la population des régions envahies un mur impénétrable, les ministres cathares les plus connus se cachent dans des abris sûrs, les parfaits changent leurs vêtements noirs contre des habits de bourgeois ou d'artisans, les seigneurs du pays protestent de leur fidélité à la foi catholique ou se retirent dans les montagnes, et l'hérésie devient plus difficile à combattre qu'elle ne l'était un an auparavant. Pour n'avoir pas fait la distinction entre catholiques et hérétiques à Béziers, les croisés se voient forcés à traiter tout le pays comme hérétique.

Forcée de renoncer à tout espoir de conquérir par la persuasion, l'Église ne disposait plus, en fait de forces armées, que d'un chef militaire jouissant d'un titre usurpé, et entouré d'une poignée de soldats. À combien de combattants effectifs pouvait correspondre le nombre de "environ trente" chevaliers que cite P. des Vaux de Cernay? Plusieurs centaines d'hommes, peut-être. Guère plus. Simon dispose de quelques mercenaires, peu nombreux, car il a du mal à les payer. Les villes conquises, les chevaliers soumis lui fournissaient des contingents d'hommes poussés par la peur ou l'intérêt, jamais très sûrs. Il ne pouvait, en fait, compter que sur sa petite équipe de Français.

Cette équipe, les faits vont le montrer, était sûre, dévouée corps et âme à son chef, composée de chevaliers de grande valeur. Certains sont des parents ou des voisins de Simon, tels Guy de Lévis, Bouchard de Marly, les trois frères Amaury, Guillaume et Robert de Poissy; d'autres sont des Normands, qui, étant tous de même nationalité, forment également une équipe homogène; Pierre de Cissey, Roger des Essarts, Roger des Andelys, Simon le Saxon; des Champenois: Alain de Roucy, Raoul d'Acy, Gobert d'Essigny; enfin, des chevaliers d'autres provinces du Nord de la France ou d'Angleterre, Robert de Picquigny, Guillaume de Contres, Lambert de Croissy, Hugues de Lacy, Gauthier Langton; plus tard, Simon de Montfort va également compter un auxiliaire précieux en la personne de son frère Guy qui quittera la Terre Sainte pour le rejoindre. La plupart de ces barons s'illustreront dans les campagnes de la croisade aux côtés de leur chef, beaucoup y trouveront la mort. C'est sur eux, tout autant que sur Simon de Montfort lui-même, que reposera la défense des intérêts de l'Église dans le Languedoc; ils sont moins des subordonnés que des collaborateurs actifs et avisés, et, comme les chroniqueurs nous le montrent à maintes reprises, Simon ne décide rien sans tenir un conseil et consulter ses barons. Par son unité, sa discipline librement consentie, cette équipe constituait, malgré sa faiblesse numérique, une force redoutable; dans la fortune comme dans les revers, ces hommes formeront jusqu'au bout un seul bloc, et montreront un courage à toute épreuve.

Ils ont, en effet, grand besoin de courage: ils ont contre eux, d'abord, tout le pays qu'ils ont à soumettre directement et dont Simon est, en principe le vicomte: le Razès et l'Albigeois comptent de nombreuses places fortes qui lui résistent et qui semblent imprenables. Au Sud, dans les monts de l'Ariège, le comte de Foix, Raymond-Roger, vaillant capitaine et grand protecteur des hérétiques, a encore toutes ses forces intactes. À l'Ouest s'étendent les domaines du comte de Toulouse, ex-croisé, inattaquable en droit, mais allié peu sûr, prêt à se changer en ennemi à la première occasion. Les seuls et véritables alliés de Simon, les légats, ne représentent pas une puissance militaire; le clergé local, encouragé par le succès de la croisade, relève la tête, mais lui non plus ne peut guère aider le nouveau vicomte qu'en lui apportant une aide financière; et encore les prélats ont-ils tendance à voir en lui, avant tout, un défenseur de leurs intérêts et de leurs bénéfices. Le roi d'Aragon ne voit pas d'un bon œil ce nouveau vassal, dont malgré l'insistance de ce dernier il différera longtemps de recevoir l'hommage.

Il est bien vrai que Simon de Montfort avait pour lui la complicité d'une partie de la noblesse du pays qui lui avait prêté serment et, surtout, la menace toujours présente de nouvelles croisades. Sa situation n'en était pas moins incertaine et précaire et ses forces ridiculement insuffisantes pour l'ampleur de la tâche qu'il avait à accomplir. Et pourtant, les haines qu'il aura inspirées suffisent à prouver le rôle de tout premier plan qu'il devait jouer dans la conquête du pays; pendant des années la cause de l'Église dans le Languedoc s'est identifiée avec la personne et l'activité de Simon de Montfort.

Quel était cet homme auquel la papauté, par l'intermédiaire de ses légats, avait confié la défense de l'Église dans le Midi de la France? Les jugements portés sur lui par les historiens de son temps varient suivant les convictions personnelles de ces historiens, le héros sans peur et sans reproche de Pierre des Vaux de Cernay devient un tyran féroce et sanguinaire pour le continuateur de Guillaume de Tudcle, tandis que ce dernier décrit Simon comme "un riche baron preux et vaillant, hardi et belliqueux, sage et expérimenté, bon chevalier et large, preux et avenant, doux et franc71..." et Guillaume de Puylaurens loue la conduite de Simon au cours des premières années de la guerre, pour l'accuser ensuite de rapacité et d'ambition; tous sont unanimes à reconnaître sa bravoure et surtout l'immense prestige, fait à la fois de crainte et d'admiration, dont il jouissait même auprès de ses ennemis. Cet homme valait à lui seul une armée. Vivant il était entré dans la légende, Judas Macchabée ou fléau de Dieu; il avait su, avec des forces insignifiantes, se grandir jusqu'au rôle d'un de ces tyrans dont le seul nom fait courber les têtes. Ce n'est pas là un mince mérite pour un chef de guerre.

Les contemporains nous le représentent comme un chevalier magnifique, de haute taille, doué d'une force herculéenne, "merveilleusement exercé dans les armes"; son panégyriste, Pierre des Vaux de Cernay, vante d'une façon quelque peu conventionnelle l'élégance et la beauté de sa stature, ainsi que son amabilité, sa douceur, sa modestie, sa chasteté, sa prudence, son ardeur à l'action... "infatigable, pour achever, et tout dévoué au service de Dieu72".

Ce qui frappe surtout, quand on lit l'histoire des campagnes qu'il mena pendant près de dix ans, c'est sa faculté de se trouver partout en même temps, l'extrême rapidité de ses décisions; l'audace calculée de ses attaques; ce soldat paie de sa personne presque au-delà des limites du raisonnable, comme on l'a vu lors du siège de Carcassonne, et comme on le verra plus tard lors du passage de la Garonne près de Muret, lorsqu'il retraversera le fleuve en crue pour ne pas abandonner une partie de son infanterie, restera là plusieurs jours et ne rejoindra le gros de l'armée que lorsque le dernier des fantassins aura gagné l'autre rive de la Garonne.

Maint autre passage, aussi bien de l'Hystoria73 que de la "Chanson", montre le chef de la croisade comme un homme animé d'une véritable passion pour le métier de la guerre et très dévoué à ses soldats.

Les historiens parlent de ses mœurs austères, de sa grande piété. Piété intéressée, si l'on veut, puisqu'il doit tout à l'Église et n'attend du secours que d'elle. Piété sincère, car cet homme de guerre est assez redouté pour n'avoir nul besoin d'afficher une piété factice. Il se considère en toute bonne foi comme un soldat du Christ; il le croit même si bien que, lorsqu'il subit des revers, il accuse Dieu d'ingratitude ou de négligence. Le récit fait par P. des Vaux de Cernay de la dernière messe jamais entendue par son héros semble tiré de quelque pieuse chanson de geste; s'il est véridique, il est assez émouvant. Des messagers pressent le comte (Montfort) de courir à l'assaut, il ne se détourne pas, il dit: "Souffre que j'assiste aux divins mystères et que je voie d'abord le sacrement, gage de notre rédemption"; et comme un nouveau messager le presse encore, disant: "Hâtez-vous, le combat s'échauffe, les nôtres ne peuvent plus longtemps en soutenir l'effort", le comte répond: "Je ne sortirai pas avant d'avoir contemplé mon Rédempteur". Puis, devant le calice levé, il tend les bras et récite le Nunc dimittis et ajoute: "Allons, et s'il le faut, mourons pour celui qui a daigné mourir pour nous74". Cette scène a pu être inventée après coup par un narrateur qui savait que Simon allait, en effet, mourir quelques intants plus tard. Elle n'a rien d'invraisemblable - pour un soldat la veille de chaque bataille est une préparation à la mort. On peut dire que la piété d'un homme tel que Simon de Montfort peut plutôt paraître comme un outrage à la religion; il est difficile de nier la force de cette piété.

Ceci dit, il faut admettre que les soldats du Christ pouvaient difficilement se choisir un chef moins digne du nom de chrétien.

En 1210, après la prise de Bram, qui lui a résisté trois jours, Simon de Montfort se saisit de la garnison - plus de cent hommes en tout - et leur fait arracher les yeux et couper le nez et la lèvre supérieure; un seul garde un œil: Simon le charge de conduire ses compagnons aveuglés à Cabaret, afin de semer la terreur parmi les défenseurs de ce château.

On a pu dire que le même traitement avait été infligé à deux chevaliers français et qu'un occupant étranger, étant toujours numériquement le plus faible, est tenu d'user de représailles féroces pour se faire respecter. Simon de Montfort n'a pas inventé les lois de la guerre, les mutilations de prisonniers étaient un moyen sûr d'épouvanter l'adversaire. Les morts ne bougent plus et sont vite oubliés; la vue d'un homme aux yeux arrachés et au nez coupé peut glacer de peur les plus braves. On coupait aussi aux prisonniers les mains, les pieds, les oreilles... Ces traitements étaient le plus souvent infligés à des routiers, que personne ne pensait à venger et qui pouvaient tout de même servir d'épouvantails. Dans cette guerre-ci, une des plus cruelles du moyen âge, il y eut dans les deux camps des chevaliers écorchés vifs, coupés en morceaux, mutilés; la foi, le patriotisme ou la vengeance rendant toute les cruautés légitimes. Depuis le jour de la prise de Béziers, il semble qu'un climat de mésestime totale de l'adversaire se soit établi entre les deux parties en présence. Cette guerre menée par des chevaliers n'était pas une guerre chevaleresque, mais une lutte à mort.

Simon de Montfort, qui n'était pas le responsable du massacre de Béziers, a été laissé presque seul dans un pays ennemi qui se souvenait trop bien des exploits récents de l'armée croisée; et cet héritage de haine et de peur qu'on lui laissait en même temps que son titre de vicomte, il a su s'en rendre digne. Et pourtant, étant donné ses indiscutables qualités de chef et l'admiration que sa bravoure inspirait même à ses pires ennemis, il eût peut-être pu trouver un moyen de se faire haïr moins qu'il ne l'a fait. La chevalerie occitane n'était pas essentiellement différente de celles des autres pays. Pour populaire qu'il fût, Raymond-Roger Trencavel avait bon nombre de vassaux mécontents, les petits féodaux étant gens faciles à mécontenter. Ceux qui avaient prêté serment à Simon en août 1209 pouvaient devenir ses fidèles alliés, si le nouveau maître avait su montrer plus de tact. Dans les premières années de la guerre, la brutalité de Simon a sans doute fait plus de patriotes que n'en ont fait le courage et les malheurs du jeune vicomte.

Simon de Montfort ne pouvait évidemment pas être "large": il manquait d'argent. Il eût pu, du moins, être courtois, et il semble qu'avec ses nouveaux vassaux - peu commodes, assurément - il ait manqué de patience. Ainsi, après la défection de Guillaume Cat, chevalier de Montréal, l'entend-on s'écrier: "Je ne veux plus avoir affaire avec les hommes de cette maudite race provençale75!" Il est vrai qu'à ce moment-là, il est dans le pays depuis plusieurs années et est poussé à bout par les incessantes "trahisons" et dérobades de ceux qu'il considère comme ses vassaux. Mais dès le début, il semble s'être posé en maître légitime et indiscuté d'une terre sur laquelle il n'avait aucun droit légal; il a distribué largement à ses chevaliers, aux abbayes, aux ordres monastiques, les biens des seigneurs "faidits", c'est-à-dire de ceux qui ont préféré partir en abandonnant leurs châteaux plutôt que de pactiser avec l'envahisseur. Au lieu de montrer des égards particuliers à ceux des seigneurs occitans qui s'étaient ralliés à lui - et ils étaient nombreux - il a dû (sa phrase sur la maudite race provençale en fait foi) les traiter en inférieurs et les blesser maintes fois dans leur fierté.

Quand il voudra faire le législateur, il essaiera, par les statuts de Pamiers, d'implanter en Languedoc les lois et coutumes de France, sans penser à ce que la chose avait de vexant pour un peuple passionnément attaché à ses traditions et enclin à voir dans la moindre infraction à ses coutumes une brimade intolérable. On peut faire la guerre sans traiter les adversaires en peuple colonisé.

Mais plus que par ses nombreuses maladresses, par l'étroitesse d'esprit propre à un professionnel de la guerre et par son ambition qui finira par lui faire prendre la croisade pour une guerre de conquête dont il doit tirer seul le profit, c'est par sa cruauté que Simon de Montfort compromettra à jamais la cause de la croisade, si tant est qu'elle pouvait être compromise davantage.

Cruauté forcée, nécessaire, calculée. Cruauté qui a tout de même étonné les contemporains et scandalisé jusqu'au fanatique Pierre des Vaux de Cernay, qui, en parlant des cent prisonniers de Bram, croit devoir excuser le "noble comte" en disant qu'il n'agissait pas ainsi par plaisir, mais par nécessité: ses ennemis "devaient boire le calice qu'ils avaient préparé aux autres76". Si le principe est le même, il est clair qu'il y a une différence terrible entre le fait de mutiler deux hommes et celui d'en mutiler cent. Pour agir de la sorte, il fallait que cet homme ait été naturellement profondément cruel.

À Biron, Martin d'Algais, deux fois traître à Simon, est exposé sur un pilori, recouvert d'un drap noir, abreuvé d'insultes, solennellement dépouillé du titre de chevalier, pour être ensuite attaché à la queue d'un cheval, traîné par les rangs de l'armée, et ce qui reste encore de lui est finalement pendu à un gibet. Il est vrai que Martin d'Algais était un Navarrais et un chef de routiers, donc un personnage qui, dans la hiérarchie militaire, méritait moins d'égards qu'un chevalier du pays. Les détails du supplice qui lui est infligé n'en donnent pas moins une assez sinistre idée de l'homme qui a pris plaisir à ordonner cette macabre cérémonie.

Dans les guerres qu'il mènera ensuite pour défendre sa foi, Simon présidera à trois grandes exécutions de parfaits; à Minerve, on le verra même visiter les condamnés dans leur prison pour les exhorter à se convertir. Si, par ses victoires, il a rendu les bûchers possibles, la véritable responsabilité des autodafés d'hérétiques incombe aux légats. Le chef des croisés dut cependant partager "la joie intense" que, d'après le témoignage de P. des Vaux de Cernay, les soldats du Christ éprouvaient devant ce terrible spectacle.

Pillage, massacres, incendies, destruction systématique des récoltes, des vignes, du bétail, cette tactique de guerre, vieille comme le monde, fut appliquée par Simon de Montfort à une vaste échelle dans un pays qu'en principe il considérait comme son domaine. Il semble n'avoir réussi à se maintenir dans le Languedoc si longtemps que pour causer de plus grands ravages et pour détruire plus complètement la vie économique du pays. Tous comptes faits, le crime principal de Simon de Montfort fut peut-être d'avoir été un trop bon soldat et de n'avoir été que cela: en tant que chef de guerre, il a fait tout ce qu'on pouvait attendre de lui, dépassé toutes les espérances de ses chefs spirituels et rendu pratiquement possible l'extermination de l'hérésie par l'affaiblissement des forces physiques et morales du pays.

Il ne nous est pas possible, dans le cadre de cet ouvrage, de raconter en détail l'histoire des campagnes de Simon de Montfort; il faut nous contenter d'en suivre les principales étapes, parallèlement avec l'activité de ses alliés et de ses adversaires. Pendant qu'il faisait, avec une énergie digne d'un meilleur emploi, son métier de soldat et de conquérant, le pape cherchait à contrôler les événements et envoyait de nouveaux appels à la croisade, les légats manœuvraient pour trouver le moyen d'étendre leur domination sur le pays tout entier, et le comte de Toulouse et les grands barons du Midi préparaient leur plan de défense.

Comme nous l'avons vu, les premiers mois de la croisade, tout en apportant au parti de l'Église un succès inespéré, lui ont fait mesurer la difficulté de la tâche. Le résultat pratique le plus appréciable de cette campagne était la suppression de Raymond-Roger Trencavel et l'accession d'un baron catholique au titre de vicomte de Béziers. Mais le possesseur légitime de ces terres vivait encore; il ne fallait pas le laisser vivre longtemps. Le 10 novembre 1209, après trois mois de captivité Raymond-Roger meurt d'une dysenterie. Qu'il ait été empoisonné ou qu'il ait succombé par suite de la rigueur de l'emprisonnement et du manque de soins, on ne peut en aucune façon qualifier sa mort de naturelle: ses geôliers avaient fait leur possible pour abréger sa vie, et ils y étaient parvenus en un délai singulièrement court. Le vicomte était un homme de vingt-quatre ans, plein de force et d'énergie au moment où il fut jeté en prison.

Il laissait un fils âgé de deux ans; dix jours après la mort de son mari, la veuve, Agnès de Montpellier, conclut avec Simon un accord par lequel elle renonce à ses droits et à ceux de son fils moyennant 25000 sous de Melgueil et 3000 livres de rente annuelle. Le vicomté de Béziers n'a donc plus d'autre maître légitime que Montfort. Mais le roi Pierre II d'Aragon ne confirme pas le nouveau vassal dans ses droits et semble peu pressé de recevoir son hommage. De nombreux vassaux du vicomte, consternés par la nouvelle de sa mort, se révoltent, et se mettent à attaquer les châteaux où Simon n'avait laissé que de faibles garnisons. Un des seigneurs qui s'étaient ralliés à l'occupant, Giraud de Pépieux, pour venger la mort de son oncle tué par un chevalier français, enlève par surprise le château de Puisserguier où Simon avait laissé deux chevaliers et cinquante hommes; et quand Montfort marche sur le château avec le vicomte de Narbonne et sa milice de bourgeois, ces derniers refusent d'attaquer et s'en vont. À Castres, les bourgeois se révoltent et s'emparent de la garnison. En quelques mois, Simon perd plus de quarante châteaux, ses hommes sont découragés, ses caisses vides. Le comte de Foix, qui s'en était tenu au début à une attitude de neutralité, reprend aux croisés le château de Preixan et tente de prendre Fanjeaux.

Pendant ce temps, le pape confirme solennellement Simon de Montfort dans toutes ses possessions et lui fait don des biens conquis sur les hérétiques.

Pour Simon de Montfort, la tâche est claire: il s'agit de soumettre les places fortes qui commandent les routes principales, obtenir l'hommage des grands vassaux de la vicomté, ne pas laisser l'adversaire regrouper ses forces. Au début de 1210 il reçoit des renforts: en mars sa femme Alice de Montmorency lui amène quelques centaines de soldats. Il peut reprendre des châteaux, pendre des "traîtres", punir d'une manière plus cruelle encore la garnison de Bram, marcher sur Minerve, une des plus grandes forteresses du pays et capitale du Minervois. Il est assez habile pour profiter de la vieille hostilité qui oppose le vicomte de Minerve, Guillaume, aux habitants du pays narbonnais, et s'assure l'alliance de ces derniers.

Arrivé devant Minerve en plein été (juin 1210), il parvient à réduire les défenseurs par la faim et la soif, et négocie la capitulation de la place avec Guillaume; là, détail significatif, ce sont les légats, Thédise et Arnaud-Amaury, qui surviennent au milieu des débats, et semblent reprocher à Simon de se montrer trop conciliant: sans doute, avec son bon sens de soldat, Simon pense-t-il qu'avant d'entreprendre une répression méthodique de l'hérésie dans le pays il faut y être bien installé; en tout cas, dans l'affaire de Minerve, il semble avoir plutôt cherche à freiner le zèle des légats. Or, dans Minerve, un grand nombre de parfaits et de parfaites s'étaient réfugiés, Arnaud-Amaury ne l'ignore pas et craint qu'une maladresse de Simon ne prive l'Église d'une aussi belle capture. Dans cette négociation, l'abbé de Cîteaux, gêné de se montrer plus sévère que son impitoyable compagnon, car "s'il désirait la mort des ennemis du Christ, il n'osait pas les condamner à mort, étant moine et prêtre" a recours à une ruse qui fait rompre la trêve. Minerve se rend à merci, la vie sauve moyennant la soumission à l'Église. Les hérétiques, bien entendu, devaient choisir entre l'abjuration et la mort.

À ce sujet Pierre des Vaux de Cernay rapporte le propos d'un des meilleurs capitaines de Simon, Robert de Mauvoisin: ce bon chevalier ne pouvait admettre qu'un tel choix fût proposé à des parfaits, qui auraient ainsi le moyen d'échapper à la mort par une abjuration simulée; il avait pris la croix pour "perdre" les hérétiques, non pour leur faire grâce. L'abbé de Cîteaux le rassure: "Ne craignez rien, je crois que très peu se convertiront77". L'abbé des Vaux de Cernay, oncle de l'historien, et Simon de Montfort lui-même tentent cependant de convertir les condamnés. N'en obtenant rien "il les fit extraire du château, et un grand feu ayant été préparé, cent quarante et plus de ceux des hérétiques parfaits y furent jetés ensemble. Ni fut-il besoin, pour bien dire, que les nôtres les y portassent, car, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitaient de gaieté de cœur dans les flammes. Trois femmes, pourtant furent épargnées, lesquelles furent, par la noble dame mère de Bouchard de Marly, enlevées du bûcher et réconciliées à la sainte Église romaine78".

Minerve vit donc le premier grand bûcher d'hérétiques. Pourtant, dans cette guerre menée contre l'hérésie, les hérétiques eux-mêmes ne semblent jouer aucun rôle; on apprend seulement que tel château en contient un grand nombre; s'il est pris ils sont brûlés. Il ne s'agit évidemment que des parfaits, c'est-à-dire d'hommes et de femmes qui ont déjà solennellement abjuré la foi catholique et qui inspirent aux croisés une sorte d'horreur sacrée; ces exécutions en masse, voulues et approuvées par l'Église, sont cependant des actes de justice sommaire, sans procédure ni jugement, et imputables à la présence d'une armée fanatique et victorieuse.

Il nous est difficile d'imaginer la force des croyances et des superstitions de ces gens-là, et de comprendre à quel point l'esprit du mal qui habitait les ennemis de l'Église était réel à leurs yeux. Ceux qui s'étaient donnés corps et âme à la foi hérétique n'étaient plus des êtres humains, mais des créatures de l'enfer; et c'est ce qui explique les légendes grossières sur les orgies et les abominations auxquelles les cathares se seraient livrés. L'imagination du vulgaire, allant plus loin que l'Église, enlaidissait et défigurait à plaisir ces réprouvés, ne pouvant s'expliquer leurs égarements que par quelque dépravation surhumaine. De là la "joie" des pèlerins devant les bûchers: ils ne croient pas punir des criminels, ils croient voir une puissance diabolique réduite à néant par le feu purificateur.

Les parfaits sont peu nombreux; les simples croyants sont légion; et finalement, pour les croisés, tout homme qui protège les parfaits, et même tout homme qui n'est pas leur allié à eux, est un hérétique en puissance. Et ceux-là sont catholiques en apparence, se soumettent, jurent fidélité à l'Église, attaquent et massacrent les soldats du Christ où et quand ils le peuvent, se retirent dans leurs nids d'aigle d'où ils menacent sans cesse les détachements de croisés, se révoltent dans les villes et les bourgs contre l'autorité de l'occupant, bref ce ne sont pas les hérétiques qu'il faut combattre, mais tout un pays fauteur d'hérésie.

L'été 1210 amènera de nouveaux contingents de croisés. Le puissant château de Termes tombera après un long siège où prendront part les évêques de Beauvais et de Chartres, le comte de Ponthieu, Guillaume, archidiacre de Paris, réputé pour ses talents d'ingénieur, et de nombreux pèlerins de France et d'Allemagne. Le siège est dur. "Si quelqu'un voulait accéder au château, dit Pierre des Vaux de Cernay, il lui fallait d'abord se précipiter dans l'abîme, puis, pour ainsi dire, ramper vers le ciel79". Raymond, seigneur de Termes, est un vaillant guerrier, sa garnison est forte et effectue des sorties nombreuses, meurtrières pour les assaillants. Dans le camp des croisés les vivres manquent, Simon de Montfort lui-même n'a parfois "rien à se mettre sous la dent". L'été est torride, les nouveaux croisés parlent de repartir avant même la fin de leur quarantaine. Et quand la soif forcera les assiégés à négocier, l'évêque de Beauvais et le comte de Ponthieu lèvent le camp, seul l'évêque de Chartres, ému par les supplications de la comtesse Alice, femme de Montfort, consent à rester encore quelques jours. Des pluies torrentielles remplissent les citernes du château, qui reprend sa défense, au moment où l'armée croisée est réduite de plus de la moitié; et seule une épidémie survenue par suite de la pollution des eaux force Raymond de Termes à abandonner le château avec ses hommes, pendant la nuit. Capturé, il sera jeté dans un cachot où il mourra quelques années plus tard.

Le siège avait duré plus de trois mois. Simon est de nouveau maître de la situation, son prestige est accru, ses effectifs en hommes de nouveau très faibles: comme on le voit, les renforts de pèlerins que lui envoie la propagande du pape ne sont ni très réguliers ni très sûrs. Selon P. des Vaux de Cernay, Dieu a voulu que de nombreux pécheurs pussent travailler à leur salut en participant à l'œuvre de la croisade, et c'est pourquoi il a permis que cette guerre durât tant d'années; mais ces pécheurs étaient vraiment beaucoup plus soucieux de leur salut que des intérêts de la croisade. Ils vont et viennent à leur guise, et c'est à Simon d'adapter ses plans de campagne au bon vouloir de ces chasseurs d'indulgences.

Ces pieux personnages (tel l'évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, futur héros de Bouvines, qui se sert dans les combats d'une masse d'armes, ne voulant pas, par scrupule d'ecclésiastique, manier l'épée ni la lance) remplissent leurs devoirs religieux à leur manière, mais ne s'inquiètent pas de savoir par quel moyen l'hérésie peut être efficacement combattue; peut-être ne demanderaient-ils pas mieux que d'avoir encore longtemps des hérétiques sous la main pour pouvoir gagner de nouvelles indulgences. Mais les autorités de l'Église, et en particulier les légats, plus réalistes et plus lucides, savent que ce n'est pas seulement par des faits d'armes, mais par l'extension de l'emprise politique des catholiques sur le pays que l'on peut venir à bout de l'hérésie.

Or, le premier seigneur du Languedoc est toujours le comte de Toulouse, et c'est sur ses terres et sur celles de ses puissants vassaux les comtes de Foix et de Comminges que se trouvent à présent les grands foyers de l'hérésie. La tactique de la terreur, inaugurée à Béziers, a eu pour résultat de forcer les parfaits et leurs partisans les plus dévoués à se réfugier dans des provinces qui n'étaient pas directement exposées, et si les territoires du vicomte de Béziers abritaient encore, en 1210 et plus tard, de nombreux parfaits (puisque 140 ont été pris à Minerve et 400 le seront à Lavaur) les pays non encore touchés par la guerre devenaient les centres d'une résistance cathare d'autant plus active que les cruautés commises par les croisés exaltaient encore davantage dans le peuple la sympathie pour l'Église persécutée.

Pour frapper l'hérésie, il fallait donc, d'abord et surtout, abattre le comte de Toulouse.

II - LE COMTE DE TOULOUSE

Dès septembre 1209, les légats Milon et Hugues évêque de Riez, adressent à Innocent III un réquisitoire contre Raymond VI, lequel, disent-ils, n'a respecté aucun des engagements qu'il avait pris envers l'Église lors de sa réconciliation à Saint-Gilles. Or, ces engagements, en particulier ceux qui concernent l'indemnisation des abbayes spoliées et la destruction de fortifications, étaient difficiles à tenir. Le comte part lui-même plaider sa cause, et après être passé par Paris, où il fait confirmer la suzeraineté du roi sur ses domaines et où il est traité avec honneur, il arrive à Rome en janvier 1210 et obtient une audience du pape.

Milon (qui peu après mourra subitement à Montpellier) écrit au pape, au sujet du comte: "Défiez-vous de cette langue habile à distiller le mensonge et l'outrage". Le comte, en effet, proteste auprès d'Innocent III de la pureté de sa foi catholique, et accuse les légats de s'acharner contre lui par ressentiment personnel. "Raymond, comte de Toulouse (écrit le pape aux archevêques de Narbonne et d'Arles et à l'évêque d'Agen), s'est présenté devant nous, nous a porté ses plaintes contre les légats, qui l'ont fort maltraité quoiqu'il eût déjà rempli la plupart des obligations auxquelles maître Milon, notre notaire, de bonne mémoire, l'avait assujetti..." Il est probable que le pape dut traiter le comte avec certains ménagements, car le même P. des Vaux de Cernay écrit: "Le seigneur pape pensait que, tourné au désespoir, le dit comte attaquerait plus cruellement et plus ouvertement l'Église80..."

Le pape cherchait sans doute, soit par l'intérêt, soit par la crainte, à attirer Raymond VI dans le camp des alliés de l'Église. Il n'est pas improbable qu'il n'ait également éprouvé pour ce grand seigneur brillant et cultivé quelque sympathie personnelle. Mais il n'était certainement pas homme à orienter sa politique sur ses sympathies ou antipathies. Dans ses lettres aussi bien aux évêques qu'à l'abbé de Cîteaux il présente son indulgence relative à l'égard du comte comme une ruse destinée à assoupir la méfiance de l'adversaire. Comme il avait jadis envoyé Milon, il envoie maître Thédise pour servir d'adjoint à Arnaud-Amaury, et écrit à ce dernier: "Il (Thédise) sera comme un hameçon que vous emploieriez pour prendre le poisson dans l'eau, auquel il est nécessaire, par un prudent artifice, de cacher le fer qu'il a en horreur..." (le fer étant l'abbé de Cîteaux lui-même81).

Arnaud-Amaury ne se tiendra pas pour battu, loin de là; puisque le pape lui recommande de permettre au comte de se justifier canoniquement et de le condamner au cas où il s'y refuserait, il faut ne pas laisser à Raymond VI la possibilité de se justifier. "Maître Thédise était un homme avisé et prudent, très zélé pour l'affaire de Dieu. Il désirait ardemment trouver un moyen légal de ne pas admettre le comte à prouver son innocence. Car il voyait bien que si on autorisait le comte à se disculper et qu'il pût y parvenir en usant de ruse ou en alléguant des faussetés, toute l'œuvre de l'Église en ce pays serait ruinée82". On ne peut mieux dire. Cet aveu formel de mauvaise foi montre quel danger le comte représentait aux yeux des légats.

Raymond VI est donc appelé à se justifier devant un concile réuni à Saint-Gilles, sous un délai de trois mois. Il doit prouver qu'il n'est pas coupable d'hérésie, et qu'il n'a pas participé au meurtre de Pierre de Castelnau. Or, comme les deux choses ne devaient pas être difficiles à prouver, on refusa de l'entendre sous prétexte qu'il n'a pas tenu ses engagements sur d'autres points moins importants (à savoir, qu'il n'a pas chassé les hérétiques de ses terres, qu'il n'a pas licencié ses routiers, ni aboli les péages dont on lui faisait grief), et que, se trouvant parjure sur des questions secondaires, il ne saurait être cru sur les principales. Le prétexte ne tenait pas très bien debout et du reste il importait peu. Le comte, cependant, montrait beaucoup de bonne volonté, protestait de son entière soumission et ne demandait qu'à être jugé dans les formes; juridiquement, le droit était si bien de son côté que le pape lui-même doit, d'assez mauvaise grâce, le reconnaître, quand il écrit à Philippe-Auguste: "Nous savons que le comte ne s'est pas justifié, mais nous ignorons si c'est par sa faute..."

Raymond essaie encore de traîner, de s'entendre avec Simon de Montfort; à la fin de janvier 1211 il rencontre le nouveau vicomte à Narbonne, en présence du roi d'Aragon et de l'évêque d'Uzès. Pierre II tente de jouer le rôle du médiateur, accepte enfin, des mains de Simon, l'hommage qu'il avait si longtemps différé; plus tard même il conclura un accord de mariage entre son fils Jacques, âgé de quatre ans, et la fille de Montfort, Amicie, et confiera à Simon la garde de l'enfant. En même temps il donne sa sœur Sancie en mariage au fils du comte de Toulouse, Raymond (son autre sœur, Éléonore, étant déjà l'épouse de Raymond VI, le jeune Raymond devenait! le beau-frère de son père).

Pierre II tente d'amadouer Simon de Montfort, espérant peut-être lui faire comprendre que son intérêt, en tant que vicomte de Béziers, serait de vivre en bonne intelligence avec ses voisins. Il montre en même temps son attachement à la maison de Toulouse, pensant mettre ainsi Raymond VI à l'abri des foudres de l'Église: l'affaire albigeoise est loin d'être l'unique préoccupation du pape, et le roi d'Aragon est, en Espagne, le grand champion de la chrétienté contre les Maures.

Les négociations se poursuivent. Le comte n'entend pas renoncer à son attitude de fils obéissant de l'Église. Les légats ne peuvent indéfiniment l'empêcher de prouver son innocence; et ils sont pressés: il leur faut, avant l'arrivée de nouveaux renforts de croisés, forcer la main à cet adversaire qui commence à faire figure de juste persécuté.

Ils y parviendront: à Arles, où se tient un concile (ce concile n'est mentionné que par Guillaume de Tudèle), Raymond VI se voit remettre, de la part des légats, une sorte d'ultimatum qui lui signifie les conditions qu'il doit remplir pour obtenir le pardon des crimes dont il se proclame innocent. Ces conditions sont telles que certains historiens ont pu les tenir pour une invention romanesque du chroniqueur. Celui-ci, d'ailleurs, raconte que Raymond VI et le roi d'Aragon ont dû attendre dehors, dans le froid, "en plein vent", la communication de la charte élaborée par les légats. Un tel manque de respect à l'égard d'aussi puissants seigneurs est-il vraisemblable? Mais Arnaud-Amaury a très bien pu chercher à exaspérer l'adversaire par tous les moyens. Ce qu'on sait du caractère de cet homme le montre violent et très peu enclin à respecter les autorités laïques.

Le comte se fait lire à haute voix le document, puis dit au roi: "Venez ça, sire roi, et écoutez cette charte et l'étrange commandement auquel les légats me mandent d'obéir". Le roi dit: "Voilà qui a besoin d'être amélioré, par le Père tout-puissant83". C'était le moins qu'on pouvait dire. Cette charte ordonnait au comte, bien entendu, de chasser les routiers, de ne plus protéger les Juifs et les hérétiques, de livrer ces derniers "dans le délai d'un an"; et, en outre, le comte et ses barons et chevaliers ne doivent pas manger "plus de deux sortes de viandes", ils ne doivent pas vêtir "d'étoffes de prix, mais de grossières capes brunes", ils doivent détruire entièrement leurs châteaux et leurs forteresses, ne plus habiter en ville, mais seulement à la campagne, "comme les vilains"; ils ne devront opposer aucune résistance aux croisés si ces derniers les attaquent, et de plus le comte devra passer la mer et rester en Terre Sainte aussi longtemps que cela plaira aux légats. Les conditions de ce traité sont telles qu'on pourrait presque suspecter le comte de les avoir inventées lui-même pour justifier sa rupture avec les légats - s'il avait eu intérêt à cette rupture; mais il est évident qu'il cherchait au contraire à l'éviter par tous les moyens.

Pierre des Vaux de Cernay ne parle pas de cette charte, mais prétend que le comte qui, "comme les Sarrasins, croyait au vol et au chant des oiseaux et autres présages84", serait parti brusquement, troublé par un présage de mauvais augure, ce qui cadre fort mal avec le caractère du personnage. Le panégyriste de la croisade ne veut pas rejeter sur les légats la responsabilité de ce départ brusqué, qui pourtant ne s'explique que par une provocation de leur part.

Donc, après avoir lu la charte, le comte, "sans saluer les légats", part pour Toulouse, la charte à la main, et la fait lire partout "pour que la connaissent clairement chevaliers, bourgeois et prêtres qui chantent la messe". C'est la déclaration de guerre. Les légats excommunient le comte et livrent (par décret) ses domaines au premier occupant (6 février 1211). Ils rejettent sur lui la faute de la rupture des négociations, et le 17 avril le pape confirme la sentence d'excommunication.

Or, le comte, malgré son mouvement d'humeur et malgré la publicité qu'il donne à l'outrage dont il a été victime, n'a toujours aucune envie de se battre; c'est, décidément, un souverain pacifique, et après tout il est difficile de le blâmer d'avoir voulu à tout prix éviter à son peuple les malheurs de la guerre. Jusqu'au dernier moment il essaiera d'arranger les choses; son inlassable bonne volonté a dû exaspérer les légats plus que ne l'eût fait une politique agressive.

Simon de Montfort continue sa conquête méthodique des domaines des Trencavel. L'imprenable château de Cabaret se rend avant d'avoir été assiégé. Maître de Cabaret, Simon marche sur Lavaur avec un nouveau et important renfort de croisés; cette place, ville fortifiée portant le nom de château, est prise après un siège long et pénible. Lavaur est défendu par Aimery de Montréal, frère de la châtelaine. Guiraude de Laurac est la fille de la célèbre parfaite Blanche de Laurac, et une des plus nobles dames du pays, une personne très respectable, une de ces veuves "croyantes" qui consacrent leur vie à la prière et aux bonnes œuvres; elle est plus connue encore par sa charité que par son zèle pour l'Église cathare.

Lavaur se défendit héroïquement, pendant plus de deux mois, et fut pris d'assaut, ses murailles démantelées par le tir des machines et le travail des sapeurs; Aimery de Montréal, qui s'était au début rallié à Montfort, fut pendu comme traître, avec 80 de ses chevaliers; le gibet dressé en hâte s'étant écroulé, une partie de ces malheureux furent simplement égorgés. Ces seigneurs soumis par la force, et qui profitaient de la première occasion pour secouer le joug de l'envahisseur, excitaient la haine toute particulière de Simon, qui ne semblait guère voir de différence entre le serment de fidélité que lui prêtaient ses petits vassaux de Chanteloup ou de Grosrouvre et une soumission extorquée par la peur à des vaincus. Aimery de Montréal, premier seigneur du Lauraguais, s'était par deux fois rallié à Simon. Comme nous l'avons dit plus haut, les croisés n'étaient pas, pour les gens du Midi, des adversaires qu'ils pussent estimer, et les chevaliers occitans ne se soumettaient, le plus souvent, que dans l'intention de mieux prendre leur revanche. Mais Simon de Montfort avait sa façon à lui de comprendre la loyauté. "Jamais dans la chrétienté si haut baron ne fut pendu avec tant d'autres chevaliers à ses côtés85".

Dans la ville de Lavaur se trouvaient quatre cents parfaits, hommes et femmes; c'est du moins ce que l'on peut supposer, étant donné le fait que quatre cents personnes y furent brûlées comme hérétiques, après l'entrée des croisés dans la ville. Ce nombre est surprenant; pourtant, il paraît témoigner surtout de la bonté et du courage de Guiraude, la châtelaine de Lavaur, qui n'avait pas craint de faire de sa forteresse le lieu de refuge des bons hommes. Cette grande dame devait payer cher son dévouement: au mépris de toutes les lois de la guerre et de la chevalerie, elle fut livrée à la brutalité des soldats qui la traînèrent hors du château pour la jeter dans un puits, où elle fut lapidée et finalement enfouie sous les pierres. "Ce fut deuil et péché, car sachez que jamais personne ne la quitta sans avoir fait un bon repas86".

Les quatre cents hérétiques furent conduits dans le pré devant le château, où le zèle des pèlerins avait rapidement amassé un gigantesque bûcher. Ces quatre cents personnes furent brûlées cum ingenti gaudio, et montrant un courage que leurs bourreaux attribuèrent à un incroyable endurcissement dans le crime. Ce fut le plus grand bûcher de toute la croisade. Après Lavaur (mai 1211), et après la prise des Cassés, le mois suivant, où soixante hérétiques furent brûlés, les parfaits trouvèrent d'autres refuges que les châteaux forts pour échapper aux persécutions.

Il est à noter que ces hommes, qui montaient au bûcher avec une sérénité qui eût ébranlé la foi d'adversaires moins fanatiques, ne recherchaient nullement le martyre, et faisaient leur possible pour échapper à la mort; on ne les voit pas, comme saint Dominique souhaitait le faire, supplier leurs bourreaux de les torturer et de les mutiler, ce n'étaient pas des exaltés avides de conquérir des "couronnes", mais des lutteurs qui tenaient à la vie pour pouvoir continuer leur apostolat. Ce n'est que tombés au pouvoir de l'ennemi, et sommés de choisir entre l'abjuration et la mort, qu'ils tenaient jusqu'au bout la promesse faite le jour de leur admission dans l'Église des purs. Par ailleurs, on les verra au contraire merveilleusement habiles à se cacher, à dépister les poursuites, ce qui semble prouver que c'est à tort qu'on les a accusés de rechercher le suicide: la croisade leur en fournissait une magnifique occasion, et ils n'en ont jamais profité.

Les quelques centaines d'hommes et de femmes brûlés vifs à Minerve, Lavaur et Cassés (environ six cents) étaient parmi les chefs, les forces agissantes de l'Église cathare. Leurs noms ne sont cités nulle part. On sait que certaines des personnalités qui avaient soutenu les controverses contre saint Dominique et ses amis, tels Sicard Cellerier, Guilhabert de Castres, Benoît de Termes, Pierre Isam, Raymond Aiguilher et d'autres survécurent aux dix premières années de la croisade. S'il y eut des évêques parmi les brûlés de Minerve et de Lavaur, aucun document ne le rapporte. Il est probable que les chefs principaux de cette Église déjà puissamment organisée aient cherche d'autres lieux de refuge que des châteaux forts, places stratégiques toujours visées par l'ennemi et où ils pouvaient trop facilement se trouver pris au piège.

On comprend donc pourquoi les légats estimaient que, si le comte de Toulouse est autorisé à se disculper, "toute l'œuvre de l'Église en ce pays serait ruinée"; pourquoi Milon écrivait au pape: "Si le comte obtenait de vous la restitution de ses châteaux... tout ce qu'on a fait pour la paix du Languedoc serait annulé. Et alors il aurait mieux valu ne pas commencer l'entreprise que de l'abandonner de cette façon". Ils savaient que l'Église ennemie, galvanisée par le danger, plus combative que jamais, avait transporté ses quartiers en pays toulousain, que le sang de ses martyrs et l'impopularité grandissante des croisés lui redonnaient un prestige nouveau, peut-être jamais encore atteint jusque-là.

De l'activité de l'Église cathare durant ces années terribles nous avons peu de témoignages. Pourtant, les registres de l'Inquisition rapportent des aveux de personnes qui ont assisté à des réunions, à des consolamenta, à des repas présidés par des parfaits, en 1211, en 1215... jusque dans les environs de Fanjeaux qui était le grand centre de la prédication de saint Dominique. Les chroniqueurs de l'époque ne nous racontent pas (et pour cause) de quelle façon les évêques cathares assuraient leur liaison avec leurs diocèses, ce qu'ils prêchaient, comment ils luttaient contre l'Église qui les persécutait. Les aveux arrachés par les inquisiteurs ne nous donnent qu'une idée très vague de leur activité: on les a vus, on les a entendus, on les a parfois aidés. C'est tout. Bien qu'ils eussent, probablement, encouragé leurs fidèles à se défendre, aucune parole incendiaire ou simplement patriotique ne leur est attribuée; de leur éloquence pourtant célèbre rien ne transparaît dans les comptes rendus des procès. Ou bien leurs auditeurs ont su se taire, ou bien les juges n'ont pas jugé bon d'en parler.

On ne voit jamais un parfait jouer un rôle tant soit peu spectaculaire dans les innombrables mouvements de révolte qui surgissaient sans cesse à travers tout le pays. Il n'y aura pas parmi eux de Jeanne d'Arc ni de Savonarole, ces combattants si redoutés par l'Église catholique semblent appliquer à la lettre les paroles d'Isaïe: "Il ne criera pas, n'élèvera point la voix, et ne la fera pas entendre dans les rues... il ne brisera point le roseau cassé..."

De ces hommes qui jouissaient d'un si grand prestige, dont l'ascendant sur les âmes devait être énorme, aucun n'a cherché à se mettre en avant, à brandir la bannière de son Église contre une Église haïe de tous, à entraîner les foules vers quelque contre-croisade vengeresse. On ne peut qu'être surpris par la force d'âme de ces pacifiques entre les pacifiques, qui dans une tentation si terrible ont su rester fidèles à la pureté de leur vocation. Ce n'est certainement pas par peur ni par manque d'énergie qu'ils ont choisi de ne jouer dans le drame sanglant que fut la croisade d'autre rôle que celui de martyrs. Leur force, ils le savaient, n'était pas de ce monde.

Ennemis de la violence, ils ne pouvaient lutter qu'avec des armes spirituelles, bien différentes de celles d'une Église où le spirituel et le temporel étaient si intimement mêlés l'un à l'autre que les meilleurs ne parvenaient plus à les distinguer. La lutte était trop inégale, et à l'heure où un Arnaud-Amaury pouvait se prendre pour une force spirituelle et où saint Dominique, abandonnant la bénédiction pour le bâton, se transformait en pourvoyeur de bûchers, l'Église cathare devenait dans le Midi de la France la seule véritable Église; et les bons hommes, vénérés à l'égal de saints, pouvaient être assurés de la complicité de tout le pays.

Ainsi, en ces années de tourmente, Guilhabert de Castres, fils majeur de l'évêque de Toulouse, puis évêque lui-même, ne cessera de parcourir ses diocèses, de prêcher, d'ordonner de nouveaux parfaits. Des prédicateurs moins connus devaient avoir plus de facilité encore à se déplacer et à exercer leur apostolat. Ils n'étaient jamais trahis. Les chevaliers du pays se faisaient un honneur de les escorter et de les protéger, les bourgeois les cachaient dans leurs maisons, artisans et femmes du peuple se dévouaient pour porter leurs messages et assurer la liaison entre les fidèles.

La croisade ne pouvait triompher que par une conquête totale des terres "hérétiques", et les légats connaissaient trop bien leurs adversaires pour se faire des illusions là-dessus. "Pour la paix du Languedoc", il fallait la guerre à outrance, et ces pacificateurs repousseront toutes les tentatives du comte de Toulouse, qui, même après son excommunication, continuera à leur proposer des arrangements à l'amiable. Simon de Montfort pénètre en juin 1211 sur les terres du Toulousain et c'est le bûcher des Cassés qui inaugurera cette nouvelle étape de la guerre sainte. Telle était l'inextricable situation où l'Église s'était engagée, que chaque victoire devenait une défaite morale qui lui aliénait de plus en plus les cœurs de ceux qu'elle voulait ramener à sa foi.

Le comte s'est retranché dans Toulouse. La grande cité, cœur du pays, foyer de toutes les résistances, est depuis longtemps l'objectif visé par les légats: ce n'est pas pour rien que Raymond VI, dans les offres de paix qu'il vient de leur faire, a proposé de remettre entre leurs mains tous ses États, sauf la cité de Toulouse. Maître de Toulouse, il reste toujours le maître du pays qui, même provisoirement occupé par l'ennemi, finirait par se regrouper autour de sa capitale intacte et de son souverain légitime. Simon de Montfort marchera donc sur Toulouse.

La croisade possède un allié terrible dans la place. L'évêque Foulques est non seulement un partisan farouche des mesures les plus radicales; c'est un ambitieux qui cherche à occuper dans la ville et dans tout l'évêché cette première place dont le comte excommunié s'est rendu indigne. Durant toute la croisade, on le verra agir comme si Toulouse lui appartenait en propre et comme s'il se considérait comme le maître des corps aussi bien que des âmes des Toulousains. Son fanatisme est notoire; il a, du reste, hautement encouragé la mission de saint Dominique, et déjà, depuis 1209, il a créé dans son diocèse un foyer de prédication catholique et s'est signalé par son zèle pour la recherche et le châtiment des hérétiques.

La grande cité, où les hérétiques étaient si vénérés que l'on voyait des chevaliers descendre de cheval, en pleine rue, en rencontrant un évêque cathare (comme le fit, en 1203, Olivier de Cuc devant l'évêque Gaucelm), comptait également beaucoup de catholiques: tout comme les grandes villes italiennes de l'époque, Toulouse était sans cesse en proie à des luttes intestines, sans gravité réelle du reste, mais où les clans rivaux s'affrontaient et se défiaient, les uns prenant parti pour le comte, les autres pour les consuls, les autres pour l'évêque. Toulouse jouait dans la vie de son pays le rôle que Paris devait jouer dans la vie de la France quelques siècles plus tard; plus qu'une ville, un monde, un symbole, un centre de rayonnement, la tête et le cœur de la province. Toutes les tendances, tous les mouvements y étaient représentés, tous y jouissaient du droit de cité dans une liberté souvent orageuse, mais réelle. Foulques de Marseille, le jour où il y fut nommé évêque, eut quelque mal à se faire accepter de ses nouveaux paroissiens. Mais, homme éloquent et énergique, il eut vite fait de grouper autour de lui la population catholique de la cité et, cinq ans après sa nomination, il était, dans Toulouse, une véritable puissance, non en vertu de son mandat d'évêque, mais par son influence personnelle.

"L'évêque Foulques (dit Guillaume de Puylaurens) qui avait grandement à cœur d'empêcher que tous les habitants de Toulouse fussent exclus de toute participation aux indulgences accordées aux étrangers (c'est-à-dire aux croisés), résolut de les attacher à la cause de l'Église par une pieuse institution87..." Cette pieuse institution n'est autre chose qu'une confrérie de catholiques militants chargés d'une activité ouvertement terroriste: les membres de cette confrérie, surnommée la Confrérie blanche (ils portaient une croix blanche sur leur poitrine), sévissaient contre les usuriers (les Juifs) et les hérétiques de la ville et détruisaient leurs maisons "après les avoir pillées". Les victimes de ces attentats se défendirent et "crénelèrent leurs demeures", et dès lors, dit l'historien, "la division régna dans la ville". Il se forma une autre confrérie, destinée à lutter contre la Confrérie blanche et qui s'appela de ce fait Confrérie noire. "Chaque jour, on se rencontrait les armes à la main, bannières déployées, et même avec de la cavalerie. Par le moyen de l'évêque, son serviteur, le Seigneur était venu pour mettre entre eux, non une mauvaise paix, mais un bon glaive88".

Cet évêque, qui avait déjà réussi à lever, parmi les membres de sa Confrérie, une milice de cinq cents Toulousains qu'il avait envoyés se battre avec les croisés devant Lavaur malgré l'opposition formelle du comte, était, à sa façon, populaire. Ses hommes allaient au combat en chantant de pieux "sirventès" composés par lui pour l'occasion. Sa Confrérie de fanatiques créait dans la capitale un véritable climat de guerre civile. Or, l'évêque était, dès le début, un ennemi déclaré du comte dont il réprouvait la tolérance pour les hérétiques. Depuis que le comte était de nouveau excommunié, il poussait ouvertement les citadins à la révolte contre leur seigneur. De toute évidence, l'évêque se considérait, en droit, maître de la ville.

Le comte, attaqué sur ses terres, menacé d'un siège, n'a nul besoin de cet ennemi dans la place. Le jour où Foulques poussera l'insolence jusqu'à l'inviter à faire une promenade hors de Toulouse parce que la présence d'un excommunié dans la ville l'empêche de procéder à des ordinations, le comte fera dire à son évêque "de vider au plus vite Toulouse et tout le territoire de sa domination". Foulques commence par faire parade de son intrépidité: "Ce n'est pas, dit-il, le comte de Toulouse qui m'a fait évêque, ni est-ce par lui que j'ai été colloqué en cette ville, ni pour lui; l'humilité ecclésiastique m'a élu et je n'y suis venu par la violence d'un prince; je n'en sortirai donc à cause de lui. Qu'il vienne, s'il ose: je suis prêt à recevoir le couteau pour gagner la majesté bienheureuse par le calice de la passion. Oui, vienne le tyran avec ses soldats et ses armes, il me trouvera seul et désarmé: j'attends le prix et je ne crains point ce que l'homme peut me faire89".

Le chef de la Confrérie blanche n'était à coup sûr ni seul ni désarmé; et Raymond VI ne se souciait nullement de prendre à son compte le meurtre d'un évêque. Le discours de Foulques était donc une bravade gratuite et l'homme avait le sens de l'attitude théâtrale. Au bout de quelques jours, lassé d'attendre un martyre ou du moins une provocation qui ne venait pas et sentant probablement que sa popularité ne pouvait contrebalancer celle du comte, il quitta la ville et se rendit au camp des croisés.

Or, Toulouse, comme nous l'avons vu, n'était pas une ville hérétique; les catholiques y étaient nombreux et influents. L'année précédente, les consuls avaient accompagné le comte à Rome pour obtenir du pape la levée de l'interdit jeté sur leur ville. Les Toulousains tiennent à faire la paix avec leur évêque; Foulques leur répond par un ultimatum: qu'ils refusent obéissance à leur seigneur excommunié et le chassent de la ville, sinon Toulouse est mise au ban de l'Église. Cette proposition est repoussée avec indignation et Foulques ordonne au clergé de quitter la ville, pieds nus, en emportant le Saint Sacrement. L'interdit est jeté à nouveau sur la capitale et Toulouse devient la cité hérétique promise au glaive des croisés.

Simon de Montfort vient mettre le siège devant Toulouse, avec des renforts de croisés, parmi lesquels se trouvent le comte de Bar, le comte de Châlons et un grand nombre de croisés allemands. La guerre contre Toulouse avait bien commencé: Montfort a déjà pris quelques châteaux dans les environs de la capitale, brûlé les soixante hérétiques des Cassés, obtenu la capitulation du propre frère du comte, Baudouin, qui, après une belle résistance, est passé à l'ennemi par rancune contre son aîné; et avec les troupes fraîches que lui amène le comte de Bar, il se croit assez fort pour assiéger Toulouse. Il comprend bien vite son erreur et lève le camp après douze jours de siège; la quarantaine des croisés tire à sa fin et l'armée manque de vivres.

Cet échec, très prévisible et tout à fait excusable du point de vue stratégique, n'en entraîne pas moins pour Simon une grosse perte de prestige: l'homme qui, jusqu'ici, a triomphé partout, a dû reculer devant Toulouse; la chevalerie occitane et les milices bourgeoises commencent à se dire que l'ennemi n'est pas invincible. Un vent de courage et d'espoir souffle sur le pays. Désormais, Simon ne pourra plus se contenter d'assiéger les châteaux l'un après l'autre, il sera attaqué lui-même de tous les côtés, "trahi" à tout moment par ses nouveaux vassaux, à la fois assiégeant et assiégé, attaquant et fuyant, dans une suite ininterrompue de chevauchées qui l'entraîne de Pamiers à Cahors et d'Agenais en Albigeois; parfois repoussé, jamais battu.

L'échec devant Toulouse pousse d'abord les croisés vers le comté de Foix où ils s'empressent de semer la terreur, brûlent Auterive, saccagent les châteaux, incendient les bourgs, déracinent les vignes. Ayant échoué devant Foix, ils remontent vers Cahors dont l'évêque réclame Simon pour suzerain à la place du comte excommunié. Après avoir reçu la soumission de Cahors, Simon apprend que le comte de Foix a fait prisonnier deux de ses meilleurs compagnons, Lambert de Thury (ou de Croissy) et Gauthier Langton; il revient en hâte vers Pamiers et apprend que les gens de Puylaurens ont rappelé leur ancien seigneur et assiègent dans le donjon la garnison qu'il y a laissée. Il repart donc vers Puylaurens, puis finalement se retire dans Carcassonne.

Pendant ce temps, le comte de Toulouse a regroupé ses forces et, avec le comte de Foix et un renfort de deux mille Basques envoyé par le roi d'Angleterre, passe à l'attaque et s'apprête à son tour à assiéger l'adversaire. Simon, à qui ses propres succès ont fait mesurer les risques de la situation d'assiégé, se jette dans Castelnaudary, "le plus faible château", mal protégé et, de plus, récemment brûlé par le comte: un système de fortifications trop parfait empêche bien les assaillants de pénétrer dans une place, il empêche aussi les assiégés d'en sortir. Assiégé dans Castelnaudary par une armée très supérieure en nombre à la sienne, Simon en sortira, y reviendra, enverra des émissaires chercher des secours, donnera des combats en rase campagne, mettra en déroute les troupes du comte de Foix (malgré l'héroïsme de ce comte et, de son fils Roger-Bernard); et les assaillants, découragés par sa résistance, finiront pair se retirer.

Mais cette défense, pour méritoire qu'elle soit, n'est pas un triomphe: ceux à qui Simon avait demandé des renforts n'ont pas répondu à son appel, les Narbonnais n'ont voulu marcher que sous la conduite de leur vicomte, Aimery, qui a refusé; Guillaume Cat, chevalier de Montréal, chargé de ramener des renforts, recrute en effet des hommes, mais c'est pour attaquer les troupes des croisés; Martin d'Algais, qui commande les routiers, fuit en pleine campagne, emmenant ses troupes, et s'excuse ensuite en rejetant la faute de cet abandon sur l'indiscipline de ses soldats. Il devient évident que Montfort ne peut compter que sur son équipe française et les renforts venus de l'étranger. D'autre part, les comtes de Foix et de Toulouse présentent l'affaire de Castelnaudary comme une victoire; tous les châteaux pris par les croisés leur ouvrant leurs portes, massacrent les garnisons, font fête aux libérateurs. Les armées des comtes, moins organisées et moins homogènes que la garde d'élite de Simon, mais supérieures en nombre et sûres de l'appui de la population, talonnent l'adversaire, le poursuivent, reculent, jamais victorieuses et jamais battues.

Puis, au printemps 1212, avec l'arrivée de nouveaux contingents de croisés du Nord, la situation change et Simon de Montfort reprend l'avantage; et, à partir de Pâques, il commence à enlever les châteaux qui lui ont été pris, l'un après l'autre.

Mais malgré l'importance de ces troupes de pèlerins parmi lesquels on voit l'archevêque de Rouen, l'évêque de Laon, l'archidiacre de Paris, Guillaume; des Allemands de Saxe, de Westphalie, de Frise, avec les comtes de Berg, de Juliers, Englebert, prévôt de la cathédrale de Cologne et Léopold IV d'Autriche, la croisade commence de plus en plus à prendre l'allure d'une guerre de conquête au bénéfice de Simon de Montfort. Avec ses troupes temporaires, Simon entreprend la conquête de l'Agenais (terre du roi d'Angleterre que Raymond VI tient en dot de sa quatrième femme Jeanne Plantagenet), assiège Penne d'Agenais qui capitule après un siège d'un mois, le 25 juillet; prend Marmande, marche sur Moissac qui résiste énergiquement, puis capitule à son tour. La campagne d'été terminée, les croisés de Montfort, après avoir ravagé les environs de Toulouse, se retirent à Pamiers pour les quartiers d'hiver.

Pour Simon, comme pour les légats, une nouvelle étape est franchie: comme les années précédentes, le talent militaire du chef de la croisade, et les troupes de pèlerins guerriers que les pays du Nord lui envoient périodiquement ont réussi à triompher des résistances locales. Mais cette fois-ci, les résultats acquis sont d'une importance telle que Simon peut se croire le maître du Languedoc tout entier: plus d'adversaires sur le terrain. Les comtes de Foix et de Toulouse se sont retirés à la cour du roi d'Aragon, où ils préparent leur revanche; bourgeois et seigneurs ont de nouveau prêté serment au vainqueur - à part les faidits dont les biens viennent fort heureusement récompenser le dévouement des chevaliers français, - les évêques du pays sont peu à peu remplacés par de fidèles exécutants des ordres du pape; Toulouse n'est pas encore réduite, mais Simon espère bien en venir à bout au printemps prochain. Et il songe déjà à organiser sa conquête.

Les statuts de Pamiers montrent que Montfort se considère d'ores et déjà seigneur légitime du Languedoc. Il convoque à Pamiers une assemblée, sorte d'États généraux où sont conviés évêques, nobles et bourgeois, en principe seulement car, en fait, ce sont les évêques qui dominent et de loin. Par contre, les légats sont absents. Ceci montre que Simon de Montfort cherche à s'assurer l'appui de l'Église du pays, mais tient plutôt à se libérer de la tutelle des légats qui tendent trop à lui rappeler que toute l'affaire a été entreprise pour le compte de l'Église et à des fins "spirituelles". Simon s'est déjà à moitié brouillé avec l'abbé de Cîteaux, lequel, élu archevêque de Narbonne, s'est fait également accorder le titre de duc et a reçu l'hommage direct du vicomte Aimery.

Par les "statuts" élaborés à Pamiers, Simon accorde à l'Église des avantages matériels considérables: protection des biens et des privilèges, confirmation des dîmes et des redevances, libération de certains impôts (taille), justice d'Église pour tous les clercs, etc. Par contre - et c'est là une mesure explicable par l'irritation que devait lui causer l'abbé de Cîteaux, - il n'accorde aux prélats aucune part dans le gouvernement du pays. C'est à lui seul, et à son équipe de chevaliers français, que reviendra en fait le pouvoir.

Substitués aux seigneurs du pays, hérétiques ou simplement dépossédés, les compagnons de Simon de Montfort sont appelés à devenir l'aristocratie, la classe dirigeante; des fiefs importants leur sont distribués, et en revanche ils s'engagent à servir le comte (Montfort) dans toutes ses guerres, à ne pas quitter le pays sans son congé, à ne pas prolonger leurs absences au-delà du délai fixé, à n'amener à l'ost, pendant vingt ans, que des chevaliers français; les veuves ou héritières possédant château ne pourront (pendant six ans) se marier sans la permission du comte, sauf avec des Français. Enfin, les héritiers hériteront "selon la coutume et l'usage de France autour de Paris". Simon envisage donc une véritable entreprise de colonisation du pays conquis, ou du moins l'élimination progressive de la noblesse locale et son remplacement par une noblesse venue de France. Sa rancune contre la chevalerie occitane est tenace et d'ailleurs justifiée. En militaire, il vise surtout à l'élimination de la classe qui, dans le pays, détient le pouvoir militaire.

Il ne semble pas se préoccuper outre mesure des hérétiques, et n'institue aucune organisation spéciale chargée de les poursuivre. Cette tâche, selon lui, incombe à l'Église. Du reste, ce croisé ne semble plus voir dans l'hérésie qu'un prétexte pour dépouiller les seigneurs qui lui sont hostiles ou dont il convoite les biens. Cependant, jusqu'au bout il proclamera - en toute bonne foi sans doute - qu'il combat pour la cause du Christ.

Enfin, les statuts de Pamiers prévoient une série de mesures destinées à améliorer la condition du petit peuple, et à le protéger contre l'arbitraire des seigneurs; mesures généreuses, mais quelque peu démagogiques parce que difficilement applicables dans un pays en guerre: la promesse d'impôts moins lourds et d'une justice plus équitable était une faible compensation pour les dommages subits par les campagnes, les taxes de guerre et le renforcement de l'impôt ecclésiastique. Dans tous les cas, Simon prend au sérieux son rôle de législateur, et dans un pays hostile, à moitié conquis et où il se maintient à grand-peine, il semble déjà s'installer pour des siècles.

En fait, le comte de Toulouse est toujours le maître légal du pays, et en septembre 1212 le pape avait déjà écrit à ses légats pour demander pourquoi le comte n'a pas été admis à se justifier, si son crime a bien été prouvé, et s'il est bien établi qu'on a le droit de le dépouiller en faveur d'un autre. Il est à supposer que cette lettre est moins une preuve de l'esprit d'équité d'Innocent III que le résultat de la diplomatie du comte de Toulouse, qui, par l'intermédiaire du roi d'Aragon, tente de déconsidérer la croisade aux yeux du pape lui-même.

Après trois ans de guerre, des succès militaires certains, et l'anéantissement apparent de la résistance armée dans les pays hérétiques, le pape semble soudain se désintéresser d'une affaire si bien commencée, déclare la croisade terminée du moins provisoirement, et reproche aux légats et surtout à Simon de Montfort leur zèle exagéré et d'ailleurs inutile: "Des renards détruisaient dans la Province (le Languedoc) la vigne du Seigneur. On les a capturés... Aujourd'hui il s'agit de parer à un danger plus redoutable90..."

En fait, le grand adversaire de la croisade n'est plus Raymond-Roger Trencavel ni même le comte de Toulouse; c'est Pierre II d'Aragon, le chef de la croisade contre les Maures, le tout récent vainqueur de Las Navas de Tolosa91, le champion de la chrétienté contre l'Islam.

Pour devenir maîtres du Languedoc, Montfort et les légats ont encore une étape décisive à franchir: le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils sont loin d'être sûrs de triompher. Battu par le très catholique Pierre II, Simon n'eût plus été qu'un aventurier et un usurpateur, et le pape lui-même, quelle que fût sa haine pour l'hérésie, eût sans doute été obligé de s'incliner devant le fait accompli et de laisser au roi d'Aragon le soin de persécuter les hérétiques dans des États qu'il eût pris ainsi sous sa protection.

D'ailleurs, en janvier 1213, Pierre II ne souhaitait nullement en venir à l'action armée, il croyait que son prestige suffirait pour en imposer au pape et à Montfort. Couvert de gloire après sa brillante victoire sur les Maures, ce vaillant guerrier estimait, non sans raison, que le pape lui devait une considération toute particulière; et au moment où il intervenait en faveur de son beau-frère le comte de Toulouse, il ne s'attendait sans doute pas à voir Innocent III lui écrire, cinq mois plus tard: "Plût à Dieu que ta sagesse et ta piété se fussent accrues en proportion (de ta renommée)! Tu as mal agi envers toi-même comme envers nous92..."

Le roi d'Aragon, suzerain direct des vicomtes Trencavel, des comtes de Foix et de Comminges pour une partie de leurs terres, considérait depuis longtemps la croisade comme une entreprise qui le lésait dans ses droits. Au siècle précédent les comtes de Toulouse ont dû maintes fois défendre leur indépendance contre les prétentions de l'Aragonais: même en pleine croisade, des vassaux du vicomte de Béziers, tout en cherchant l'appui de Pierre II, avaient hésité à lui livrer les places fortes qu'il demandait et avaient préféré se soumettre à Montfort. Mais les cruautés et l'humeur tyrannique du nouveau venu eurent vite fait de tourner les sympathies des seigneurs et des bourgeois occitans vers leur puissant voisin d'au-delà des Pyrénées.

Quelles que fussent ses prétentions, le roi d'Aragon ne pouvait qu'apparaître comme un sauveur s'il parvenait à chasser les Français. "Les peuples de Carcassonne, de Béziers et de Toulouse, écrira plus tard le roi Jacques I, vinrent trouver mon père (Pierre II) et lui dirent qu'il pouvait devenir le seigneur de ces pays, si seulement il voulait les conquérir93..." En effet, déjà en 1211 les consuls de Toulouse avaient adressé au roi un appel, sous forme d'une lettre où ils se plaignaient des méfaits des croisés, et suppliaient ce prince d'intervenir pour défendre un pays si proche du sien: "Lorsque le mur du voisin brûle, il y va du tout94..." Pierre II est catholique, et a même persécuté et brûlé des hérétiques sur ses terres. Mais barons, consuls et bourgeois prétendent tous être d'excellents catholiques et jurent qu'il n'y a plus d'hérétiques dans leur pays.

Le comte de Toulouse, d'accord avec ses vassaux les comtes de Foix et de Comminges, avait décidé de jouer sa dernière carte: l'alliance du roi les mettait tous sous la dépendance directe de l'Aragon; du moins pouvait-elle leur permettre de chasser l'envahisseur étranger.

En attendant, Pierre II prenait fait et cause pour le Languedoc opprimé et ravagé; et même si son désir d'aider ses beaux-frères n'était pas désintéressé, il ne faut pas oublier que ce roi féodal se sentait grandement atteint dans son honneur par les vexations que l'on faisait subir à ses vassaux; et que la solidarité familiale et nationale pouvait le pousser à défendre l'héritage de ses sœurs et une terre dont il parlait la langue et admirait les poètes.

Ses ambassadeurs, avec l'évêque de Ségovie à leur tête, avaient entrepris de prouver au pape que l'hérésie était vaincue et que les légats, de concert avec Simon de Montfort, attaquaient à présent des terres qui n'avaient jamais été suspectes d'hérésie, et utilisaient la croisade dans des buts de conquête et pour leurs intérêts personnels et que, de plus, en s'attaquant à des vassaux du roi d'Aragon, ils empêchaient ce dernier de poursuivre la croisade qu'il avait entreprise contre les Maures et qui avait déjà donné de si bons résultats. D'ailleurs, préoccupé par sa guerre contre les infidèles, le roi espérait, en arrêtant la croisade contre les hérétiques, attirer en Espagne le flot de croisés qui se déversait chaque année sur le Midi de la France, et dont il avait pu apprécier la force combative.

Le pape, d'abord influencé par les émissaires du roi, avait écrit à Simon de Montfort une lettre des plus sévères: "L'illustre roi d'Aragon nous fait remontrer... que non content de t'être élevé contre les hérétiques, tu as porté les armes des croisés contre des populations catholiques; que tu as répandu le sang des innocents et envahi à leur préjudice les terres des comtes de Foix et de Comminges et de Gaston de Béam, ses vassaux, quoique les peuples de ces terres ne fussent nullement suspects d'hérésie... Ne voulant donc pas le (le roi) priver dans ses droits ni le détourner de ses louables desseins, nous t'ordonnons de restituer à lui et à ses vassaux toutes les seigneuries que tu as envahies sur eux, de crainte qu'en les retenant injustement on ne dise que tu as travaillé pour ton propre avantage, et non pour la cause de la foi95..." Les indulgences octroyées aux pèlerins qui prennent la croix contre les hérétiques sont annulées et "transportées aux guerres contre les païens ou au secours de la Terre Sainte".

Pendant que le pape écrivait ses lettres, les légats tenaient un concile à Lavaur, où le roi, invité à présenter la défense du comte de Toulouse, se voit lui-même menacé d'excommunication par Arnaud-Amaury. Pour la cause de l'Église dans le Languedoc il importe à tout prix de ne laisser aucune possibilité au comte de rentrer dans ses droits, en principe ni en fait; les légats préfèrent courir le risque - pourtant terrible - d'une guerre contre le roi d'Aragon.

À lire leurs lettres, les comptes rendus des conciles et la chronique de P. des Vaux de Cernay, il semble que la vie même de l'Église dans le Midi dépend de l'élimination du comte de Toulouse. C'est que, mieux informés de la situation que le pape et que le roi d'Aragon, ils savent que cet homme en apparence pacifique, conciliant, prêt à toutes les soumissions, est bien, pour l'Église, le "lion rugissant" dont ils parlent dans leurs lettres; leur acharnement ne s'explique que par la connaissance qu'ils ont du caractère du comte, et ils l'ont mieux jugé que ne l'ont fait la plupart des historiens des siècles suivants. Ce "protecteur des hérétiques" était fermement décidé à le rester jusqu'au bout, contre vents et marées: qu'il ait agi ainsi par sympathie personnelle, ou plus vraisemblablement par esprit de justice, Raymond VI représentait pour les hérétiques une garantie de sécurité, un appui sûr. Là-dessus il ne fléchira jamais. Ce "faible" semble n'avoir été qu'un diplomate souple, réaliste, extrêmement tenace et difficile à intimider. Raymond VI comprenait peut-être mieux que personne que l'Église était une puissance pratiquement invincible, contre laquelle on ne pouvait lutter que par une soumission aussi spectaculaire que possible. Il ne renoncera à cette attitude de soumission que le jour où ses peuples catholiques verront dans sa cause la cause de Dieu et du bon droit.

III - LE ROI D'ARAGON

Ayant entraîné le roi d'Aragon dans une entreprise qui, au grand scandale de l'opinion publique, faisait du très catholique Pierre II le protecteur de l'hérésie, le comte de Toulouse pouvait espérer, non sans raison, que la guerre qu'on lui faisait changerait enfin de visage; une "guerre sainte", menée contre une hérésie dont les belligérants eux-mêmes semblaient ne plus se soucier, deviendrait une pure et simple guerre de conquête, menée par un aventurier sans scrupules sur une terre chrétienne et entretenue par quelques prélats ambitieux.

Le pape a pu un instant balancer. Détrompé par les légats qui n'ont pas craint, il faut le croire, de noircir le tableau pour se justifier, Innocent III fait volte-face, morigène l'orgueilleux roi d'Aragon comme un enfant indiscipliné, et ajoute (lettre du 21 mai 1213): "Tels sont les ordres auxquels Ta Sérénité est invitée à se conformer exactement, faute de quoi... nous serions obligés de te menacer de l'indignation divine et de prendre contre toi des mesures qui te causeraient un grave et irréparable détriment".

Pierre II, offensé, peut-être outré de l'ingratitude d'un pape qu'il a toujours si fidèlement servi (et d'autant plus mécontent qu'Innocent III a refusé de donner suite au procès de divorce qu'il avait engagé contre sa femme, Marie de Montpellier), ne tient aucun compte de cette menace. Il a déjà commencé ses préparatifs de guerre, sachant bien que Montfort ne peut être réduit que par la force. À Toulouse, où il concentre ses troupes, il reçoit la lettre du pape, promet pour la forme d'obéir, mais ne songe pas à abandonner ses alliés.

Les forces du roi d'Aragon, unies à celles des barons occitans, sont très supérieures à celles de Montfort et, dans sa sagesse d'homme de guerre, Pierre II doit se dire qu'en fin de compte, c'est toujours le vainqueur qui a raison. "Il a mandé, dit la "Chanson", toute la gent de sa terre, si bien qu'il a rassemblé grande et belle compagnie. À tous, il a déclaré qu'il veut aller à Toulouse combattre la croisade qui dévaste et détruit toute la contrée. Le comte de Toulouse lui a demandé merci, que sa terre ne soit ni brûlée ni ravagée, car il n'a tort ni faute envers personne au monde96".

Pierre II retourne donc à Barcelone où il lève une armée de mille chevaliers; les meilleurs guerriers d'Aragon et de Catalogne participeront à cette campagne. Il faut croire que le roi, qui est un "glorieux" (comme on dirait au XVIIe siècle), voit dans cette guerre autre chose qu'une occasion de mettre la main sur le Languedoc; c'est la gloire de la chevalerie occitane humiliée par les Français du Nord que le roi et ses chevaliers vont défendre, la liberté de leurs frères et la cause de "Parage" - "courtoisie" en langue d'oc. Ce mot, dont le sens, comme celui de tant d'autres, s'est singulièrement affaibli et rétréci avec les siècles, évoquait à l'époque les plus hautes valeurs morales de la société laïque: le plus grand éloge que l'amant le plus exalté pût faire de sa dame était de dire qu'elle est "courtoise"; et les chevaliers que le continuateur de Guillaume de Tudèle fait parler, dans sa "Chanson", invoquent sans cesse "Parage" à l'égal d'une divinité.

Les chansons des troubadours rendent compte de cet état d'esprit. Qu'il l'ait voulu ou non, c'est bien pour l'existence d'une civilisation, d'une tradition nationale que le roi luttait. "...Alors, dames et amants pourront recouvrer la joie qu'ils ont perdue", chante Raymond de Miraval en faisant des vœux pour la victoire de Pierre II. On se demande ce que viennent faire les dames et leurs amants dans cette sanglante aventure et il est évident qu'il s'agit là de bien autre chose que de familles séparées et de chevaliers condamnés à l'exil: c'est tout un mode de vie qui est menacé de destruction, un mode de vie où l'amour courtois, avec ses fastes, ses raffinements, sa mystique audacieuse et son héroïque démesure, servait de symbole aux aspirations d'une société avide de liberté spirituelle.

Selon G. de Puylaurens97, Simon de Montfort aurait, la veille de la bataille de Muret, intercepté une lettre du roi d'Aragon à une noble Toulousaine, lettre dans laquelle le roi affirmait qu'il n'était venu chasser les Français que pour l'amour d'elle. Si cette lettre n'était pas - comme le croit Moline de Saint-Yon dans son Histoire des comtes de Toulouse - adressée par Pierre II à une de ses sœurs (le roi, en bon féodal, prenait à cœur les intérêts de sa famille et n'en faisait nul mystère), un détail de ce genre ne constituerait pas uniquement une preuve de la frivolité du roi d'Aragon: selon les lois de la tradition courtoise, c'était un honneur pour un chevalier que de pouvoir faire à la dame de ses pensées l'hommage d'une grande action accomplie en son nom. Et, en supposant même que les intentions secrètes de Pierre II n'aient pas été purement chevaleresques, ce qui nous intéresse, c'est l'atmosphère dans laquelle se déroulaient les préparatifs de cette campagne; et il est certain que, tant dans l'entourage du roi d'Aragon que dans le camp de ses alliés, les combattants avaient conscience de lutter pour une belle cause, pour "Parage", pour la civilisation (bien que le mot soit anachronique) contre la barbarie des gens du Nord. Il faut avouer que Simon de Montfort ne donnait pas à ses adversaires une bien flatteuse idée des qualités morales de la chevalerie française; mais, ce qui est significatif, c'était l'Église catholique qui se trouvait à présent dans le camp des barbares.

Quand, effrayés par l'importance de l'armée qui se préparait à marcher sur eux, les évêques qui accompagnent Montfort tenteront de négocier, le roi refusera de les recevoir, déclarant que des prélats escortés d'une armée n'ont nul besoin de sauf-conduits: il ne pouvait leur faire sentir plus clairement le mépris que lui inspirait cette guerre qui prétendait sans cesse profiter de son équivoque "sainteté". Il n'avait pas engagé tous ses biens et amené devant Toulouse la fleur de sa chevalerie pour s'entendre dire qu'en combattant Simon de Montfort, il combat le Christ en personne.

C'était pourtant ce que croyaient, ou voulaient croire, ses adversaires. Montfort lui-même est intimidé, car en ce moment - septembre 1213 - il ne dispose, en plus de sa vieille garde, que d'assez faibles renforts amenés par les évêques d'Orléans et d'Auxerre; et l'armée coalisée compte plus de 2000 chevaliers, plus environ 50000 fantassins recrutés surtout dans le Languedoc, routiers et milices de citadins, en particulier des Toulousains et des Montalbanais.

Entré à Toulouse en triomphateur, acclamé, fêté, Pierre II se prépare à marcher sur Montfort et va planter ses bannières devant Muret, "château noble, mais d'ailleurs assez faible et qui, malgré ses minces fortifications, était défendu par 30 chevaliers et quelques gens de pied de Montfort" (P. des Vaux de Cernay). Le siège commence le 30 août: Montfort, informé, accourt, à la tête de ses troupes. En route, sentant la gravité de l'heure, il s'arrête à l'abbaye cistercienne de Bolbonne et consacre son épée à Dieu: "Ô bon Seigneur! Ô bénin Jésus! Tu m'as choisi, bien qu'indigne, pour conduire ta guerre. En ce jour, je prends mes armes sur ton autel, afin que, combattant pour toi, j'en reçoive justice en cette cause98". Manifestation de piété bien opportune: à défaut de confiance en sa force numérique, son armée avait besoin de l'exaltation que donne la certitude de se battre pour Dieu.

Mais, comme nous l'avons vu, les évêques (ceux d'Orléans et d'Auxerre et Foulques, l'évêque fugitif de Toulouse, à présent compagnon inséparable des croisés) n'espèrent guère de miracle et tentent de fléchir le roi, après avoir solennellement re-excommunié leurs adversaires (parmi lesquels le roi d'Aragon n'est pas nommément cité). C'est Montfort qui coupe court aux pourparlers, sachant qu'ils n'aboutiront à rien.

Le 12 septembre, la bataille est livrée. Simon sait que son armée ne peut courir le risque d'être encerclée et, refoulé dans le château de Muret, il lui faut tenter de diviser les adversaires par une attaque foudroyante. "...Si nous ne pouvons pas les éloigner des tentes, nous n'avons qu'à fuir tout droit99", dit-il à son conseil de guerre.

Or, les alliés avaient solidement établi leur camp sur les hauteurs qui dominent la plaine, à trois kilomètres environ du château situé sur le bord de la Garonne. Raymond VI, qui connaissait l'ennemi, proposa d'attendre l'attaque dans le camp, de la repousser d'abord par un tir d'arbalétriers, pour contre-attaquer ensuite et encercler l'adversaire dans le château, où il ne manquerait pas de capituler rapidement; le conseil était bon, mais il ne fut pas suivi. Le comte de Toulouse jouait de malchance: dans cette guerre où il était le principal intéressé et la principale victime, pour une fois qu'il avait la possibilité de prendre sa revanche, il n'avait pas droit à la parole. Les familiers du roi (en particulier Michel de Luezia) tournèrent son plan en dérision et l'accusèrent de lâcheté. Ulcéré, Raymond VI se retire sous sa tente.

En abandonnant son camp fortifié et en perdant ainsi le contrôle des opérations, Pierre II comble donc les vœux de Simon de Montfort. Le roi-chevalier veut une belle bataille où son armée puisse se mesurer en vaillance avec l'invincible chevalerie française qui jusque-là, croit-il, n'a pas rencontré d'adversaire à sa taille. C'est en rase campagne qu'il veut l'écraser; et lorsque Simon attaque, les troupes du comte de Foix se lancent les premières à sa rencontre, mais doivent bientôt plier sous l'impétuosité de la charge des Français. Pierre II avec ses Aragonais se jette à son tour dans le combat.

Simon, qui ne dispose que de 900 chevaliers contre 2000, manœuvre avec une grande rapidité, de façon à ne pas laisser à l'armée ennemie le temps de se regrouper, et à garder, de cette façon, l'avantage numérique dans chacune de ses attaques: il concentre tous ses efforts sur les troupes aragonaises et les deux corps d'armée se lancent l'un contre l'autre dans un choc terrible. "On entendait, dira plus tard le jeune Raymond VII, comme une forêt d'arbres qui s'abattent sous des coups de hache100". C'est une mêlée inextricable, où lances, écus volent en éclats, où les chevaux s'abattent, piétinant les cavaliers, les épées taillent, coupent, résonnent sur l'acier des casques, où les massues fracassent les têtes, le tonnerre des armes couvre les cris de guerre. Ce ne fut pourtant pas une grande bataille, mais plutôt un engagement très vif entre deux avant-gardes relativement peu nombreuses. Le malheur voulut qu'à la tête de l'une d'elles se trouvât justement le roi.

Le but de Simon de Montfort était d'atteindre le roi à tout prix: deux de ses chevaliers, Alain de Roucy et Florent de Ville, ont fait le serment solennel de tuer le roi ou de mourir. Or, Pierre II, faisant preuve de plus de bravoure que d'habileté, s'est lancé à corps perdu dans la mêlée; il a même, avant le combat, changé d'armures avec un de ses chevaliers: c'est en simple chevalier et avec la seule force de ses armes que Pierre II voulait affronter Simon de Montfort.

Pierre II a trente-neuf ans; il est grand de taille, d'une force herculéenne et passe pour le plus vaillant chevalier de son pays. Alain de Roucy, étant parvenu à se frayer un passage jusqu'au chevalier porteur de l'armure royale, le renverse du premier coup et s'écrie: "Ce n'est pas le roi! Le roi est meilleur chevalier". Voyant cela, Pierre II crie: "Le roi, le voici!" et s'élance au secours de son compagnon101. Alain de Roucy et Florent de Ville, avec leurs hommes, l'entourent de tous côtés, ne le lâchent plus, et bientôt autour du roi s'engage un combat si acharné que Pierre II est tué et que toute sa maynade (chevaliers de la maison d'Aragon) se fait tuer sur place plutôt que de reculer et d'abandonner le corps du roi.

La nouvelle de la mort du roi répand la panique dans les autres corps d'armée; surpris par une attaque de flanc de Montfort, les chevaliers catalans prennent la fuite; l'armée du comte de Toulouse n'a pas encore eu l'occasion d'intervenir et, se voyant débordée par le flot des Aragonais et des Catalans qui reculent en désordre, elle ne peut songer à attaquer et fuit également.

Pendant que la cavalerie est ainsi mise en déroute, la piétaille, composé de milices toulousaines, tente l'assaut du château de Muret; à ce moment-là, une partie de la cavalerie française, abandonnant la poursuite des vaincus, revient vers le château et tombe en masse sur les fantassins (ils étaient près de 40000), les taille en pièces et les refoule vers la Garonne; l'eau est profonde en cet endroit et le courant rapide, une grande partie des fuyards se noie. Par le carnage et la noyade 15000 à 20000 hommes périssent, soit la moitié de l'infanterie.

La victoire de Montfort est donc totale. C'est mieux qu'une victoire: c'est l'élimination, du moins provisoire, de l'Aragon en tant que puissance politique. La mort de Pierre II laisse sur le trône un enfant en bas âge, retenu en otage par le vainqueur.

Simon, la bataille terminée, fait chercher le corps du roi, qu'il a grand-peine à retrouver, son infanterie ayant déjà complètement dépouillé les cadavres. L'ayant fait reconnaître, il lui rend un dernier hommage, puis se déchausse et, abandonnant aux pauvres son cheval et ses armes, va à l'église pour remercier Dieu. Il est non seulement débarrassé de son plus puissant adversaire, en quelques heures d'échauffourée d'où son armée se tire avec assez peu de pertes, mais il a abattu un des grands rois de la chrétienté sans que personne puisse lui imputer à crime cette mort si opportune: la bataille de Muret faisait l'effet d'un jugement de Dieu.

Les évêques et les clercs - parmi lesquels se trouvait saint Dominique - rassemblés dans l'église de Muret avaient, dans le fracas de la bataille, prié ardemment pour la victoire; voyant leurs prières si bien exaucées, ils allaient, à présent, répandre par toute la chrétienté la grande nouvelle: les forces hérétiques balayées "comme le vent balaie la poussière à la surface du sol" (G. de Puylaurens); un roi catholique, qui a osé prendre la défense des ennemis de la foi, tué avec toute sa chevalerie, une armée immense anéantie en quelques heures par une poignée de croisés dont (miracle) les pertes se chiffrent à quelques sergents et un chevalier! (Exagération manifeste: le combat, d'après tous les témoignages, avait été chaud et Pierre II et sa maynade n'avaient pas dû se laisser égorger comme des agneaux; d'autre part, les troupes du comte de Foix et les Aragonais étant les seuls à s'être battus, les forces qui se sont affrontées étaient sensiblement égales; le génie stratégique de Simon, et surtout son courage quelque peu cruel d'ordonner le meurtre du roi, avaient empêche le reste de l'armée d'intervenir à temps et les deux tiers des troupes coalisées avaient quitté le champ de bataille sans avoir combattu).

Ce qui est certain, c'est que la mort du roi d'Aragon frappa de désolation tout le Languedoc; ce libérateur hier encore tant acclamé, qui venait de traverser le pays à la tête de sa superbe chevalerie toute étincelante de l'éclat de ses armes, toute prête au combat, s'est révélé un appui si fragile que Montfort, dès le premier choc, a pu l'anéantir.

Les princes alliés, désemparés, s'accusant mutuellement de trahison, se retirent sans chercher à rassembler leurs forces pour prendre leur revanche; les Espagnols repassent les monts, les comtes de Foix et de Comminges rentrent dans leurs terres, le comte de Toulouse et son fils quittent leur pays et se réfugient en Provence. La victoire de Muret a livré à Montfort et à l'Église un pays non pas encore vaincu, mais démoralisé par l'effondrement trop brutal d'un grand espoir.

Tous comptes faits, c'est la ville de Toulouse qui aura, dans cette affaire, payé le plus lourd tribut en vies humaines - et de loin. L'attaque forcenée de la chevalerie française contre l'infanterie toulousaine a été une tuerie plutôt qu'une bataille et, si les Français avaient à venger deux des leurs (Pierre de Cissey et Roger des Essarts, vieux compagnons de Montfort, amenés prisonniers à Toulouse et cruellement torturés avant d'être achevés), Toulouse, "où il n'y a guère de maison qui ne pleurât quelqu'un", n'oubliera pas les massacrés et les noyés de Muret. Au lendemain de sa victoire, Simon ne marchera pas sur la capitale. Il semble bien que la ville immense, même désolée, désemparée, abandonnée par ses défenseurs, représente pour le vainqueur sinon un danger, du moins une source d'ennuis qu'il ne se sent pas encore de taille à affronter.

Les évêques y entreront, Foulques en tête; ils essaient de négocier la soumission de la ville; les consuls font traîner les pourparlers en longueur, discutent sur le nombre des otages et finissent par refuser de se soumettre. Montfort, cependant, passe le Rhône, poursuivant la conquête et la soumission méthodique des domaines du comte et attendant que, les autres provinces domptées, Toulouse lui tombe entre les mains comme un fruit mûr.

Au cours des dix-huit mois qui suivirent la spectaculaire défaite des forces méridionales, Simon de Montfort put croire que la guerre était pratiquement terminée; les résistances qu'il allait rencontrer devaient être rares et assez rapidement matées. Il se heurte, cependant, à une hostilité sourde et systématique qui ne devait pas lui laisser beaucoup d'illusions: Narbonne lui ferme ses portes, Montpellier en fait autant, Nîmes ne le reçoit que sous la menace de représailles; en Provence, où il poursuit son plan d'occupation progressive des domaines du comte de Toulouse, la noblesse du pays se soumet d'assez mauvaise grâce; Narbonne se soulève et Simon, à l'aide de croisés amenés par son beau-père Guillaume des Barres, parvient à repousser l'attaque des révoltés, mais non à emporter la place, car le cardinal-légat Pierre de Bénévent s'entremet et obtient une trêve.

À Moissac, les bourgeois se révoltent et Raymond VI vient assiéger la ville, tenue par une garnison française; mais le comte se retire à l'approche de Montfort. Remontant dans le Rouergue, l'Agenais, puis le Périgord, Simon procède au démantèlement des châteaux qui lui ont résisté, enlève, après trois semaines de siège, le château de Casseneuil, puis le château de Montfort, celui de Capdenac; puis Séverac, place forte inexpugnable, citadelle d'une des plus vieilles familles du Rouergue; le comte de Rodez prête serment au vainqueur de Muret, sans enthousiasme et alléguant qu'une partie de ses domaines dépend du roi d'Angleterre.

Ayant, du Périgord à la Provence, obtenu l'hommage de la plus grande partie des vassaux directs et indirects du comte de Toulouse, Simon de Montfort eût égalé en puissance les plus grands barons de la chrétienté, si tous les serments de fidélité qu'il avait reçus avaient été pris au sérieux par ceux qui les prêtaient. À lire l'histoire de ses campagnes on eût pu la croire embellie par quelque panégyriste peu soucieux de la vérité; et pourtant les auteurs de la "Chanson" (qui n'étaient pas de ses amis), les lettres des légats, du pape, du roi de France, tous les témoignages concordent pour attester ce fait peu croyable à priori: depuis 1209 Simon de Montfort n'a pas subi un seul échec réel, et est allé pendant cinq ans de victoire en victoire avec une constance presque lassante. On imagine l'exaspération résignée de ses adversaires devant l'invariable bonne fortune de cet homme, qui, protégé par Dieu ou par le diable, semblait décidément doué de quelque pouvoir surhumain.

La haine qu'il inspirait - et dont bénéficiaient du même coup tous les Français - grandissait sans que sa puissance en parût diminuée; les massacres de garnisons étaient réprimés avec une cruauté telle qu'ils devenaient rares, mais en laissant les occupants faire la loi chez eux, les gens du Midi devaient se dire qu'ils ne perdaient rien pour attendre. Ce que pouvait être la violence des passions que cette guerre avait déchaînées, seuls quelques indices, quelques faits rapportés un peu au hasard par les chroniqueurs le suggèrent; les actes officiels enregistrent pacifications et soumissions, les vainqueurs cherchent déjà à régler les conflits par voie diplomatique, et à se partager un pays où ils ne se maintiennent qu'à titre d'occupants provisoires. Le poète de la "Chanson" attribue à Philippe Auguste des mots qu'il n'a peut-être pas prononcés, mais qui expriment fortement les désirs des populations du Midi en ces années noires: "Seigneurs, j'ai encore espérance qu'avant qu'il ne tarde guère, le comte de Montfort et son frère le comte Guy mourront à la peine..."

En attendant, c'est la papauté, en la personne du nouveau légat Pierre de Bénévent, qui entend organiser la conquête; et, devant les prétentions croissantes de Montfort et la haine implacable qu'il inspire partout, essaie de se désolidariser dans la mesure du possible de cet encombrant auxiliaire. D'un autre côté, ce sont les évêques du pays qui sont les plus grands partisans de Simon, car sa présence leur assure la sécurité et des avantages matériels que le comte n'eût jamais songé à leur accorder, et les légats doivent user de ménagements envers le seul homme capable de défendre par les armes les droits de l'Église. C'est Robert de Courçon, cardinal-légat de France, qui confirme Montfort dans la possession des pays qu'il a conquis: l'Albigeois, l'Agenais, le Rouergue et le Quercy, terres relevant indirectement de la suzeraineté de Philippe Auguste. Il est à noter que le roi lui-même semble tout ignorer de cette affaire: au lendemain de Bouvines, il a bien d'autres préoccupations, et ne se prononcera que le jour où la situation de Simon lui paraîtra assez solidement établie.

Pierre de Bénévent, de son côté, entreprend de soumettre à l'Église les possesseurs légitimes des terres que Montfort s'est octroyées par le droit de conquête: Raymond-Roger, comte de Foix, Bernard, comte de Comminges, Aimery, vicomte de Narbonne, Sanche comte de Roussillon, les consuls de Toulouse, enfin le comte de Toulouse lui-même viennent faire leur soumission totale au légat et à l'Église, promettent de combattre l'hérésie sur leurs terres, de faire pénitence, de ne pas attaquer les terres conquises par les croisés (Narbonne, avril 1214). Le comte de Toulouse consent à abandonner ses domaines et à abdiquer en faveur de son fils. Abdication de pure forme, le jeune Raymond étant entièrement dévoué à son père et prêt à lui obéir en tout.

Le comte multiplie les témoignages de son obéissance et de sa soumission dans l'espoir d'ôter à l'Église tout prétexte de le déposséder. Et pendant que Montfort s'installe en maître dans le Languedoc, Raymond se proclame toujours seigneur légitime de ces provinces, qu'il met à la disposition du pape: "En sorte que tous mes domaines soient soumis à la miséricorde et au pouvoir absolu du souverain pontife de l'Église romaine..." Ni lui ni le comte de Foix ne se départent de cette tactique, habile sinon efficace: traiter Montfort en usurpateur tout en reconnaissant la souveraineté de l'Église.

Le cardinal-légat accepte cette soumission, ce qui, après tout, constitue une négation implicite des prétentions de Montfort. Cette acceptation semble même une telle atteinte aux droits du vainqueur de Muret que ses partisans, dont P. des Vaux de Cernay se fait l'écho, n'expliquent l'attitude de Pierre de Bénévent que comme une pieuse fraude destinée à endormir les soupçons du comte. "O legati fraus pia! O pietas fraudulenta102!" s'exclame l'historien, sans nulle ironie. Ce singulier catholique fait preuve à maintes reprises d'une assez savoureuse amoralité. Si les chefs de l'Église n'avaient guère plus de scrupules (leur conduite le montre assez) ils avaient peut-être des craintes d'une autre nature, et pouvaient penser qu'un Simon de Montfort risquait, par ses excès, de nuire à la cause de l'Église, et, par son ambition, de restreindre sa puissance temporelle.

En décembre 1213, Simon avait arrangé le mariage de son fils aîné, Amaury, avec Béatrix, fille unique d'André de Bourgogne, héritière du Dauphiné; ses visées politiques et dynastiques deviennent de plus en plus évidentes.

Et tandis que ses adversaires se plaignent de lui en cour de Rome, et proclament (souvent contre toute évidence) que ni eux ni leurs terres n'ont jamais été suspects d'hérésie, Montfort, et les évêques du pays qui le soutiennent, voient l'hérésie (ou, à défaut d'hérésie, les routiers) partout où ils veulent établir leur domination.

Le concile de Montpellier (janvier 1215), présidé par Pierre de Bénévent, réglera (provisoirement) la situation, dans l'attente du concile œcuménique qui doit être tenu à Rome, la même année. En présence des archevêques de Narbonne, d'Auche d'Embrun, d'Arles et d'Aix, de vingt-huit évêques et de nombreux abbés et clercs, le légat propose de désigner celui "à qui mieux et plus utilement, pour l'honneur de Dieu et de notre sainte mère l'Église, pour la paix de ces contrées, la ruine et l'extermination de l'hérétique vilenie, il convient de concéder et assigner Toulouse que le comte Raymond a possédée, aussi bien que les autres terres dont l'armée des croisés s'est emparée103". Les prélats consultés désignent, d'une seule voix, Simon de Montfort; cette unanimité ne surprend que Pierre des Vaux de Cernay enclin à voir partout le doigt de Dieu. Or, l'homme à qui il "convenait" de tenir Toulouse et toutes les autres terres était si unanimement détesté qu'il ne pouvait assister en personne au concile: les habitants de Montpellier (ville catholique et en principe neutre) lui en avaient interdit l'accès, et il fut si bien accueilli, le jour où il tenta d'y entrer avec le légat, qu'il dut se sauver en hâte par une autre porte.

La décision du concile dépossédait le comte de Toulouse et son fils, mais ne conférait à Simon que le titre assez vague de "seigneur et chef unique" (dominas et monarcha), une espèce de lieutenant de la papauté, chargé de faire la police dans les États conquis. Il voulait davantage. Cependant, le comte de Toulouse, appuyé par son beau-frère, par l'oncle de son fils, Jean sans Terre, attendait la réunion du concile œcuménique pour faire valoir ses droits.

Épisode significatif de la guerre sourde et inlassable qui était menée dans le pays, derrière le dos des prélats occupés à légiférer et de Simon occupé à affermir les bases de sa domination: en février 1214 Baudouin de Toulouse, ce frère de Raymond VI qui s'était rallié à Montfort, est victime d'un complot, ou plutôt d'un coup de main dont tous les acteurs semblent avoir participé à l'affaire avec une égale certitude d'accomplir leur devoir de patriotes. Et cependant Baudouin fut capturé et livré par des seigneurs qui avaient fait en bonne et due forme leur soumission à Montfort. Baudouin de Toulouse avait reçu de Simon les terres du Quercy, venait en prendre possession, et s'était arrêté au château de l'Olme, près de Cahors. Le châtelain le livre à Ratier de Castelnau après avoir fait massacrer son escorte; il est emmené à Montauban, où il attendra le jugement de son frère, qui, prévenu, accourt aussitôt accompagné du comte de Foix.

Le "comte" Baudouin, ce traître à la cause de son pays, avait été élevé à la cour du roi de France, et était en fait plus Français que Toulousain, ce qui explique sa conduite sans l'excuser; né en France, à une époque où son père s'entendait fort mal avec son épouse Constance de France (dont il devait ensuite se séparer), Baudouin ne vint à Toulouse qu'en 1194, après la mort de Raymond V, et son frère le reçut de telle façon que le jeune homme fut obligé de retourner à Paris chercher des lettres prouvant qu'il était bien le fils du comte de Toulouse! Les deux frères, séparés d'ailleurs par une grande différence d'âge, s'entendaient assez mal, Baudouin était traité en parent pauvre et devait se sentir plutôt dépaysé à la cour de son frère. Il était cependant un vaillant chevalier, et avait brillamment défendu contre Montfort le château de Montferrand. Mais, passé du côté de l'ennemi, il devait rester fidèle jusqu'au bout à ses nouveaux maîtres.

Quoi qu'il en soit, pour ce frère aussi malheureux qu'indigne Raymond VI ne montre aucune pitié: arrivé à Montauban, il tient un conseil de guerre où assistent le comte de Foix et le chevalier catalan Bernard de Portella, et condamne sans hésiter le traître à la pendaison. Comme Baudouin, bon catholique, demande à recevoir les sacrements avant de mourir, son frère lui fera répondre qu'un homme qui a si bien combattu pour sa foi n'a guère besoin d'absolution. Il peut cependant se confesser, mais non recevoir la communion, et, conduit dans un pré devant le château, est pendu sous les yeux de son frère à un noyer, par le comte de Foix lui-même, assisté dans son office de bourreau par Bernard de Portella, qui en exécutant le traître veut venger la mort du roi d'Aragon.

Cette cruelle histoire montre que Raymond VI, qui deux mois plus tard offrira avec tant d'humilité sa personne et ses biens à l'Église, n'était nullement disposé à renoncer à la lutte, et ne faisait qu'attendre son heure, frappant partout où il pouvait frapper. En faisant froidement exécuter son frère pour satisfaire la haine patriotique de ses vassaux, il semble obéir au même instinct politique qui lui fera, devant le pape, protester de son dévouement à l'Église. Cet homme déconcertant sut se faire aimer parce qu'il est toujours resté le premier serviteur plutôt que le maître de son pays.

Le châtiment de Baudouin provoqua dans le Languedoc une explosion de joie, et inspira des chants de triomphe aux troubadours.

Cependant, Simon de Montfort, désigné par le concile de Montpellier pour tenir "Toulouse et les autres terres que le comte a possédées", n'ose pas encore se présenter dans Toulouse. Toulouse, la clef du Languedoc, fait encore mine d'ignorer le nouveau suzerain. Simon n'y entrera qu'accompagné d'un personnage dont le rang et la qualité peuvent légitimer, en quelque sorte, une soumission qu'on eût refusée à Montfort.

Philippe Auguste, depuis Bouvines, n'a plus à craindre les "deux lions", Jean sans Terre et l'Empereur, qui menaçaient ses provinces du Nord, et se décide enfin à s'intéresser à ce qui se passe dans le Midi. Les domaines du comte de Toulouse, où sa puissance a toujours été purement nominale, font partie des terres dépendantes de la couronne de France. Le jour où il croit le conflit réglé par la victoire de Montfort, il s'inquiète de savoir si l'Église n'a pas dépassé ses droits en attribuant à un de ses vassaux une terre dont il est le suzerain. Il se garde bien d'y paraître en personne, pour n'être pas amené à appuyer de son autorité une entreprise dont il ignore encore les avantages et les difficultés à venir. Il envoie, ou plutôt laisse partir, son fils qui depuis longtemps manifestait le pieux désir de participer à la croisade.

Le prince Louis fera, dans un pays théoriquement pacifié, un "pèlerinage" et non une expédition militaire. Il amène avec lui de nombreux chevaliers, en particulier les comtes de Saint-Pol, de Ponthieu, de Sées et d'Alençon et son armée, même si elle ne vient pas dans des intentions délibérément belliqueuses, est destinée à impressionner ceux des barons occitans qui pourraient vouloir s'opposer à l'autorité royale. Pour le moment, personne ne songe à s'y opposer: auprès de Montfort le diable même eût paru un bon maître, à plus forte raison le "doux et débonnaire" Louis. Il ne semble pas que le prince, lors de cette croisade pacifique, ait été mal accueilli; on l'attendait plutôt comme arbitre.

Le légat s'empresse de faire savoir à Louis qu'il "ne devait ni ne pouvait porter aucune atteinte104" à ce qui avait été réglé par les conciles, étant donné le fait que les forces de l'Église avaient triomphé seules, et sans le moindre secours (maintes fois sollicité cependant) du roi de France. En fait, Louis, très pieux, n'entreprends rien contre les décisions de l'Église, mais dans les différends qui surviennent donne plutôt raison à Montfort.

Ainsi, dans la querelle qui oppose Arnaud-Amaury, archevêque de Narbonne, à Simon de Montfort, le prince soutient ce dernier et ordonne la démolition des murailles de Narbonne, que l'archevêque, d'accord avec les consuls, voudrait conserver. De même, Louis ordonne de faire abattre les murailles de Toulouse qui, bien que relevant provisoirement de l'autorité de l'Église, devait se préparer à recevoir son nouveau maître. Le pape, apprenant que le fils du roi de France, à la tête d'une armée, arrivait en inspection sur des terres conquises par l'Église, s'était empressé de confirmer à Simon de Montfort "la garde" de ces terres, de peur que ce dernier, se désolidarisant de l'autorité de Rome, ne se fit octroyer le titre de comte par son suzerain légitime.

Enfin, en mai 1215, le prince Louis, le légat et Montfort entrent dans Toulouse d'où le comte était parti, n'ayant nulle envie d'orner le triomphe du vainqueur. Il fut établi que les fossés de la ville seraient comblés, les tours et les murs et les retranchements rasés jusqu'aux fondements; "que nul défenseur ne puisse s'y défendre avec aucune armure". Désarmée par avance et devenue ville ouverte au sens propre du mot, Toulouse n'avait plus qu'à laisser entrer le vainqueur et Montfort s'y installa aussitôt et conserva les fortifications du château narbonnais dont il fit sa résidence. Le prince Louis se retira, sa quarantaine finie, emportant comme trophée de cette pieuse expédition une moitié de la mâchoire de saint Vincent, qu'on vénérait à Castres: pour remercier le prince de sa bienveillance, Simon s'était chargé d'obtenir des religieux de Castres cette précieuse relique, qui lui fut cédée "en considération de l'utilité et de l'avancement qu'il avait procuré dans l'affaire de Jésus-Christ". (Il en garda l'autre moitié pour lui-même et en fit don à l'église de Laon).


71 Op. cit., XXXV, 800-802.

72 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XIX.

73... Un jour, raconte P. de Vaux de Cernay (Simon est, à ce moment-là, assiégé dans Castelnaudary), notre comte sortant du château s'avançait pour avarier la susdite machine; et comme les ennemis l'avaient entourée de fossés et de barrières, tellement que nos gens ne pouvaient y arriver, ce preux guerrier, ci veux-je dire le comte de Montfort, voulait, tout à cheval, franchir un très large fossé et très profond afin d'aborder hardiment cette canaille. Mais, voyant quelques-uns des nôtres, le péril inévitable où il allait se jeter s'il faisait ainsi, ils saisirent son cheval par la bride et le retinrent pour l'empêcher de s'exposer... Op. cit., ch. LVI.

74 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. LXXXVI.

75 Guillaume de Puylaurens, ch. XIX.

76 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXIV.

77 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXVII.

78 Ibid.

79 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXX.

80 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXIII.

81 Lettre d'Innocent III à l'abbé de Cîteaux.

82 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXIX.

83 "Chanson de la Croisade", ch. LIX, 1360-1366.

84 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XXXXVII.

85 "Chanson de la Croisade", ch. LXVIII, 1552-1553.

86 Id, 1560-1561.

87 Guillaume de Puylaurens, ch. XI.

88 Guillaume de Puylaurens, ch. XI.

89 Pierre des Vaux de Cernay, ch. LI.

90 "Chanson de la Croisade", ch. LIX, 1360-1366.

91 16 juillet 1212.

92 Lettre d'Innocent III au roi d'Aragon, 21 mai 1213.

93 Cronica o commentari del rey en Jac me (Nouv. éd. de Barcelone).

94 Lettre des consuls de Toulouse, Pierre des Vaux de Cernay, op. cit. Appendice n° 4.

95 Lettre d'Innocent III à Simon de Montfort, 15 janvier 1213.

96 Op. cit., ch. CXXXI, 2756-2765.

97 Guillaume de Puylaurens, ch. XXI.

98 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. LXXXI.

99 "Chanson de la Croisade", ch. CXXXIX, 3046-3047.

100 Guillaume de Puylaurens, ch. XXII.

101 Cf. l'édition originale de l'"Histoire du Languedoc" de Dom Vaissette, t. III, p. 252, et la note d'A. Molinier dans l'édition de 1879, t. VI, p. 427.

102 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. LXXVIII.

103 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. LXXXI.

104 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. LXXXII.

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