GUÈRE ÉPAIS

Après avoir carbonisé le deuxième serpent, je replace les reptiles dans leur cage et me prends à réfléchir. Que faire de ce nouveau cadavre qui m’échoit ?

La lumière se fait toujours dans mon cerveau. Curieux comme un rêveur de mon espèce est capable de se montrer pragmatique à l’occasion. Mes délirades les plus fumeuses finissent inexorablement par déboucher sur du concret.

Ainsi, tandis que je mate le petit corps convulsé, une image me vient, un paysage pour être précis, celui que j’ai aperçu par la fenêtre de ma salle de bains, à savoir un champ en friche s’étendant à l’arrière du motel. Je me dis qu’il me suffira de passer le cadavre d’E’ Loi par la fenêtre, après lui avoir remis son pantalon, puis de contourner le bungalow pour l’aller récupérer et le traîner dans le champ. Je l’abandonnerai dans les hautes herbes, non sans avoir ressorti les serpents de la cage pour les placer sur lui. Ainsi, comme il est défunté d’une morsure venimeuse, les choses paraîtront-elles claires à ceux qui le découvriront dans cette posture.

Content de moi, j’entreprends de rhabiller le gonzier et le traîne d’ores et déjà dans l’humble salle d’eau. Ne me reste plus que d’attendre Jérémie d’abord, la nuit ensuite, afin d’agir le plus confortablement possible.


Une belle et forte période méditative succède, qui me fait passer par des phases contradictoires. Tantôt je suis abattu à la perspective d’être condamné et harcelé par cette société secrète chinoise, le Suey Sing Tong, tantôt j’éprouve des élans galvanisateurs en constatant que la providence veille et que je me sors régulièrement des sacs d’embrouilles fomentés contre moi. Courage et vigilance ! Foi en soi et en son bon droit ! Bayard des temps nouveaux, je triompherai.

Vaincu (ou vingt cons, je ne suis pas sectaire), je glisse dans une somnolence qui finit par devenir du vrai sommeil en bonne et due forme. C’est l’arrivée de M. Blanc qui m’en extrait.

Il relourde et dit en s’écroulant sur la chaise :

— Je suis exténué ; j’ai besoin d’une bonne douche.

— Exact, admets-je, tu sens la litière de lion que l’on n’a pas changée depuis huit jours.

Il hausse les épaules.

— Faudra qu’un jour je t’emmène passer des vacances à Jébobola, mon village natal, qu’on te fasse un peu chier, mes potes et moi avec ta blancheur Persil et ton odeur Cadum.

— Du nouveau, fils du fleuve ?

— Le couple infernal est descendu à l’hôtel Tâpatouvû qui est le plus luxueux du patelin.

— Le plus luxueux ou le moins dégueulasse ? demandé-je en suivant le cheminement d’un gros insecte noir au plafond.

— Mais avant de s’y rendre, dit Jérémie, Lassale-Lathuile s’est livré à une opération assez étrange. Il a gravi toutes les marches du temple de Tankilyora Deshôm, situé en face du palais, pendant que sa bonne femme l’attendait, au pied de l’édifice, un livre à la main. Il est monté jusqu’au gros bouddha de pierre qui termine la construction. Celui-ci est creux et ton contrôleur s’est glissé à l’intérieur.

— Je suppose que tous les touristes doivent avoir cette réaction ?

— C’est probable, mais je me demande si tous y restent une demi-heure.

— Il est resté une demi-heure dans ce bouddha creux ?

— Pour le moins. Sa gonzesse lisait patiemment en l’attendant.

— Il serait intéressant de voir à quoi ressemble ledit bouddha.

— Je m’y suis rendu. Cent quarante-quatre marches, je te recommande l’exercice !

— Et alors ?

— Alors, rien. Zéro. C’est vide, il n’y a que des papiers de chewing-gum ou de cigarettes. J’ai même déniché une capote anglaise racornie et un tube de rouge à lèvres écrasé, c’est tout.

— Qu’est-il allé fabriquer dans la statue ?

— Observer le palais, probable, car la vue y est imprenable.

— Il avait un appareil photo ?

— Tiens, oui, en effet.

— Il a dû s’offrir son petit reportage ; l’endroit se présente comment ?

— Cela forme une énorme cloche. A vrai dire, l’on peut se tenir entre la statue et les parois de la cloche de pierre qui sont ajourées.

— Et après la visite au bouddha ?

— Ils ont fait quelques emplettes dans la rue marchande, ensuite ils ont regagné leur hôtel.

— Quel genre d’emplettes ?

— Un grand couffin d’osier et des cartes postales. Bon, je me paie une douche, j’en rêve depuis des heures.

Moi, farceur comme tu me sais, je le laisse faire. Il se dessape entièrement et pénètre dans la salle d’eau. Je m’attends à l’entendre glapir et à le voir réapparaître en vitesse, mais point. Le bruit de batteuse de la douche retentit. Tiens, il a plus de chance que moi car l’on entend couler de l’eau en abondance : la pression a dû revenir. M. Blanc chante. Ça fait un peu mélopée car c’est un truc des rives du fleuve Sénégal. Quand il réapparaît, ruisselant, beau comme un dauphin, mais plus noir qu’un dauphin, essuyant son corps athlétique avec une serviette déchiquetée grande comme un mouchoir de boche, il me demande, enjoué :

— C’est qui, le petit bonhomme mort ?

Sans s’émouvoir, l’artiste. Comment qu’il m’a bité avec son flegme, le Britiche chocolat.

Je lui raconte l’anecdote et la manière dont j’envisage de me séparer de ce client inattendu. Il approuve.

— Tu as raison. Mais, franchement, elle n’est pas de tout repos ton enquête. Le jour où tu es allé tirer la femme de ce contrôleur, tu aurais mieux fait de t’embourber ta bonne espagnole (il est au courant pour Maria). On va bien finir par se faire aligner, à force !

— Prenons les devants, soupiré-je. La meilleure défense, c’est l’attaque !


C’est vachement clitoresque (Béru dixit), le marché aux zoziaux. Imagine des venelles bordées de cages de bois et de cahutes, au sol fangeux, grouillant d’une populace en effervescence. Sur un demi-hectare, des volières rudimentaires où se trouvent rassemblées des centaines d’espèces de vertébrés ovipares couverts de plumes, à respiration pulmonaire, à sang chaud, dont les membres postérieurs servent à la marche et les membres antérieurs au vol. On trouve de tout, que dis-je, TOUT ; ! Des coqs de combat, des garudas (vivants), des pigeons teints en violet, des perroquets muets, des bengalis, des oisons, des dindes blanches, des canaris, des flamants, des corbeaux, des aigles, des perncoptères, des souïmangas, des toucans, des tout-cons, des épeiches (à la traîne), des cygnes chanteurs, des chœtocerques bourdons, des épimaques superbes, des tichodromes, des macareux, des grands tétras, des autruches, des pingouins, des hirondelles, des tourterelles, des grands-ducs, et jusqu’à l’aigle du drapeau ricain avec son air si con.

Les oiseaux sont en forte majorité, mais on y découvre également des chatons, des chiots, des singes, des agneaux, des cabris, des fourmiliers, des agnostiques, des tubars, des chtouillés, des grimaldi, des épisodiques, des concaves, des souris blanches, des rats musqués, des rats musclés, des écureuils, des porcs, des cochons, des pourceaux, des gorets, des cochons d’Inde, des hamsters Grimblat, et des criquets destinés à nourrir une majorité des zoziaux à vendre. L’endroit pue la fiente, la sanie, la plume, le grenier à grain, la ménagerie livrée à elle-même et la populace négligée.

Nous sommes sollicités par les vendeurs qui nous proposent leur camelote vivante avec une fiévreuse insistance.

Des gaziers furtifs suggèrent de nous organiser des combats de coqs de trois minutes pour cinq dollars. Les volatiles, couverts de plaies et de plaques, attendent sous des claies d’osier. Mais nous deux, M. Blanc et messire Bibi, on refuse ces sanguinolentes distractions. On va, de marchand en marchand, demander où habite un dénommé E’ Loi. Personne ne semble le connaître. Peut-être prononcé-je mal son nom ? Pourtant je reproduis fidèlement les deux syllabes que l’homme aux serpents m’a lancées.

L’homme aux serpents !

Trait de lumière ! Dès lors, au lieu de réclamer E’ Loi, je demande s’il existe dans ce monde animalier un marchand de serpents. Une petite femme rachitique, couchée sur des sacs, près des poulets étiques qu’elle vend, nous indique le chemin à suivre pour trouver le logis de l’un des rares marchands de reptiles de ce singulier marché.

Sans trop d’encombres, nous finissons par découvrir une cabane de planches, peinte en vert, aussi déglinguée que les autres constructions. Un vieux mec se tient assis devant la porte, en train de manger un bol de riz qu’accompagnent des denrées nauséabondes. Manque de pot, il ne parle pas l’anglais.

— Laisse-moi faire, intervient Jérémie.

Voilà mon pote qui s’accroupit devant le vieillard, et commence à lui esquisser des mimiques ponctuées d’onomatopées. Le dabe paraît entraver le discours. Lui aussi pousse des cris brefs et fait des gestes avec ses baguettes.

— Tu peux me traduire, grand ?

— Il nous propose de visiter sa collection de reptiles à l’intérieur pendant qu’il finit de bouffer. Prière de ne pas toucher car il y a des clients venimeux.

— Il connaît E’ Loi ?

— Il dit que c’est son fils, mais qu’il n’est pas encore rentré.

— Donc, nous avons frappé à la bonne porte. Il va falloir trouver un véritable interprète car je doute que tu puisses communiquer avec lui quand on abordera le chapitre des subtilités.

— Quelles sont-elles ? s’enquiert Jérémie avec hauteur.

— Eh bien j’aimerais savoir pour qui travaille E’Loi et où l’on peut trouver ses employeurs. Logique, non ?

— Je vais le lui demander.

Nouvelle séance de morse, de grimaces et de sons gutturaux.

— C’est quoi, ton dialecte ? m’intéressé-je.

— Celui qu’on emploie en Afrique pour communiquer avec des individus isolés dans la brousse.

La séance se poursuit, bizarre autant qu’étrange. Le vieillard continue de torturer sa pitance calamiteuse. S’interrompant pour répondre brièvement à M. Blanc.

J’attends patiemment, intéressé par cet échange du premier degré (et de l’âge du feu).

— Il dit que son fils ne lui parle pas de ses occupations, résume Jérémie.

Je pénètre dans la boutique et des frissons me viennent de partout à la vue de tous ces reptiles rassemblés derrière des grillages plus ou moins bien ajustés. Depuis le boa jusqu’à l’orvet, tu disposes d’une gamme variée. Mais ce qui m’intéresse, c’est de découvrir, dans l’une des cages des bestioles identiques à celles dont E’ Loi a garni nos puciers.

— Comment se fait-il que les marchands que nous interrogions prétendaient ne pas connaître le fils du vénérable bonhomme ? remarqué-je. Les deux hommes doivent être réputés étant donné qu’ils sont à peu près les seuls à faire commerce de serpents ?

— Tu oublies que nous sommes des étrangers et qu’E’ Loi faisait partie d’une société secrète. La chose doit se savoir par ici et les gars ferment leurs gueules. Nous avons eu raison de nous adresser à une femme, moins méfiante, donc moins prudente.

— Tu penses que l’ancêtre est sincère lorsqu’il prétend ignorer les activités de son garçon ?

— Mes couilles, oui ! répond M. Blanc qui, décidément, se dévergonde à mon contact.

Et puis bon, que je te fasse rire. A l’instant où nous nous apprêtons à vider les lieux, voilà deux types qui se pointent. Des Chinetoques. Ils portent des blousons de toile et des jeans. L’un d’eux est chauve comme l’œuf de Christophe Colomb, le deuxième a des lunettes et un pétard à silencieux en guise de parapluie. Il en dirige le canon bricolé dans notre direction, prêt à composter le premier de nous deux qui ferait un geste téméraire.

Le vieux rentre, portant son bol vidé de nourriture. Il ne regarde personne et passe dans la partie logement de sa cagna. Espèce de bonze pourri ! Il nous a eus, l’ancêtre, avec ses airs absents.

— Que nous voulez-vous ? demandé-je aux joyeux arrivants.

Comme si je l’ignorais, ce qu’ils veulent ! Nous buter, tout simplement, puisque notre mort a été décidée par le Suey Sing Tong. Vont-ils le faire ici ? That is the question. La mienne reste sans réponse.

Le chauve va rejoindre pépère dans son gourbi et ils se mettent à parlementer.

Moi, je décide que nous devons jouer notre va-tout.

— C’est notre argent que vous voulez ? insisté-je, chiquant les naïfs. J’ai un millier de dollars sur moi et suis prêt à vous les remettre. Tenez !

Et je coule ma main dans ma poche pour cramponner la liasse de talbins qui s’y trouve. Je la sors vivement et la jette aux pieds du flingueur.

Il est dérouté par ce geste, hésite. L’espace d’un éclair, il décide que c’est bon à enfouiller, mille dollars, en dehors de son acolyte. Alors il se baisse, sans cesser de nous braquer, mais il va bien falloir qu’il jette un regard sur les piastres avant de ramasser la liasse, histoire de la situer. Ça se joue à la fraction de seconde. Jérémie est plus rapide que ma pomme. Juste que le gars opère ce fameux regard, il bondit et lui shoote un coup de tatane à la mâchoire. Le mec tire mais la balle fait voler la terre battue de la boutique. Pour ma part, je saute à pieds joints sur la main qui tient l’arme. Ça craque.

Le chauve réapparaît. Il porte la paluche à l’intérieur de son blouson. M. Blanc a déjà attrapé une cage bourrée de reptiles et la lui fracasse sur le dôme. Son crâne ovoïde passe à travers le grillage et les serpents, intéressés, s’entortillent autour de sa frite. Le gazier se met à couiner comme un rat jaune qui vient de se coincer la queue dans un mixer.

J’ai ramassé le pétard du premier tagoniste. Le gus s’est redressé d’une détente souple, malgré sa main droite écrasée et me porte une clé chinoise au visage : deux doigts en fourche. Dans les carreaux ! Salaud ! Je suis aveugle ! Je braque le manchon d’acier du silencieux au creux de son bide au jugé, et j’en libère deux qui lui font exploser les entrailles, ça se met à puer les chiottes qu’on vidange.

Jérémie s’est précipité dans l’arrière-échoppe, il a ceinturé le marchand de serpents et me l’amène. Moi, penché en avant, je pleure tout ce qui s’ensuit, des larmes de sang, tant tellement qu’il a failli m’énucléer, Chou Far-Ci. Ça me brûle dans les orbites jusqu’au rectum (de Savoie).

— Il t’a crevé les lotos ? demande M. Blanc.

— J’en ai peur ; je n’y vois plus rien et ça me fait un mal infernal.

— Montre ?

Je laisse tomber mes mains. Il regarde.

— Attends, je m’occupe du grand dabe et je te soigne. Je vais te faire le pudu duku comme on le pratique dans mon village.

J’attends. Je ressens des élancements dans mon crâne. Il y a des zébrures incandescentes qui me fulgurent la tronche. Et de chialer à perdre haleine, bordel !

Un fracas retentit.

— Que se passe-t-il, Jérémie ? imploré-je.

— Le chauve qui déclare forfait. Les serpents — viennent de lui régler son compte.

Deuxième fracas.

— Et ça, c’est quoi, grand ?

— Je viens de foutre le vieux k.-o. pour être tranquille.

Je l’entends farfouiller, à côté. Il s’affaire, remue de la vaisselle, fait couler de l’eau. Puis revient s’occuper de mes pauvres yeux.

— Lève la tête !

Je.

— Ça va te faire mal, mais c’est radical.

Il soulève l’une de mes paupières et me colle sur la rétine quelque chose de gluant. Pas joyce ! Pareil pour l’autre mirette. Je geins.

— Ne touche plus et reste cinq minutes tranquille, Sana.

— C’est quoi, ta charognerie ?

— Un onguent rapidement fait avec de l’huile, un jaune d’œuf et de l’urine.

Je sursaute.

— Mais, bonté céleste, la pisse constitue votre panacée, à vous autres, les bougnes ! Y en a dans toutes vos décoctions !

— N’empêche qu’on guérit, mon pote ! Te faut considérer la finalité des choses. Dans cinq minutes, tu te rinceras l’œil et tu auras recouvré la vue !

Ainsi fut fait.

Un peu trouble et cuisante, vacillante aussi, la réalité sinistre m’est bientôt rendue. Je vois les deux Chinois morts. Plus des reptiles que Jérémie a écrasés parce qu’ils se barraient de leur cage disloquée. Sans parler de pépère toujours groggy car M. Blanc possède une droite à côté de laquelle celle de Cassius Clay n’était bonne qu’à donner des chiquenaudes.

Beau temps pour les calliphores[9]. Maintenant c’est Verdun entre le Suey Sing Tong et nous ! On leur a offert, en trois séances, une espèce de massacre de la Saint-Valentin, aux Chinetoques ! Franchement et en toute objectivité, je nous donne pas une chance sur cent trilliards de ramener nos abattis à Pantruche autrement qu’en cercueils plombés. Ils nous cernent. Ils nous possèdent !

— On fait quoi ? s’inquiète Jérémie.

Et moi :

— Le facteur chance n’est guère épais, en ce qui nous concerne, mon pauvre Noirpiot.

Il hausse les épaules. Ça, il le savait, merci. Alors de répéter sa question :

— On fait quoi ?

— On reste ici ! lui dis-je. Du moins pour l’instant.

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