LABEL DU SEIGNEUR

Un couple de Balinais en uniforme jaune achève de faire le ménage chez les Lassale-Lathuile au moment où je m’y pointe (d’asperge). Gens d’une extrême gentillesse, ils m’abreuvent de joyeux « bonjour », sans même se demander ce que je viens branler dans cet appartement qui n’est pas le mien. Mais ils ne sont pas taraudés par ce genre de questions, d’autant que, d’emblée, je leur attrique un bouquet de dix pions uéssiens.

Le local est identique à celui que je partage avec Henriette. Le couple d’employés doit, en fin de compte, me prendre pour l’occupant de la chambre, car le gars me montre qu’il vient de changer le papier chiotte, la corbeille de fruits et de placer des chocolats sur les deux tables de chevet.

Il me gazouille dans son langage d’oiseau-homme :

— Vous n’avez pas dormi à l’hôtel, Sir ?

— Pourquoi me demandez-nous cela ?

Il désigne le plumard :

— Le lit n’était pas défait.

Voilà qui est intéressant.

— Non, je dis, je n’ai pas dormi ici.

Et je ne précise pas davantage car il se fout tellement de ce que j’ai fait de ma nuit que t’aurais le temps de confectionner un pot-au-feu avant que le sujet commence à titiller son attention.

Les deux larbins repartent à reculons, en récitant leurs sincères remerciements auxquels ils ajoutent l’expression de leur considération distinguée.

Après leur départ, j’explore les armoires : pas une fringue ! Deux valises subsistent sur la table à claire-voie chargée de les héberger, mais elles sont strictement vides.

Moi qui possède une caméra électronique à la place du regard, je peux t’assurer qu’il ne s’agit plus des valdingues que j’ai aperçues à Djakarta. Là-bas, Lucien et sa radasse possédaient des bagages de marque, tandis que là, il s’agit de tristes valoches de bazar.

M’est avis que mon pauvre Jérémie s’est laissé fabriquer dans les grandes largeurs. Il a filé mon surprenant contrôleur depuis la place du couronnement et s’est arrangé pour l’escorter jusqu’à Bali. Seulement il s’est fait repérer.

Hier soir, Lassale-Lathuile et sa donzelle sont allés dans le nitclub. Quand ils sont rentrés, M. Blanc a été persuadé qu’ils allaient se zoner et que la journée était finie. Il a donc gagné sa propre chambre et s’est couché. Les deux autres en ont profité pour déménager à la cloche de bois. Comment se sont-ils procuré des valises vides pour servir de trompe-l’œil ? Sans doute jouissent-ils de complicités à Bali ? Le Suey Sing Tong a neutralisé mon poteau noir pendant son sommeil, ce qui explique qu’il n’ait pas répondu à mon appel, tout à l’heure. C’est en venant faire la chambre que les domestiques du Bali Verne Palace l’ont découvert inanimé et ont donné l’alerte.

Où sont-ils maintenant, les maudits amants ? Envolés vers d’autres cieux ? Je furète dans l’appartement, sans but et sans espoir. Ils l’ont à peine occupé, n’y ont pas dormi et, de surcroît, le ménage vient d’être fait ! Par acquisition de conscience (comme dit le Gravos), je traîne mon pif un peu partout, en pure perte. Ils n’ont pratiquement fait qu’entrer et sortir de cet appartement…

Je guerre lasse sans me décider à m’évacuer. Une chose que j’ai remarquée au cours de ma puissante carrière, c’est que les lieux parlent toujours des gens qui les ont occupés, fût-ce brièvement. L’homme imprègne son milieu, je dirais plutôt qu’il le pollue.

Voilà que je me love dans un fauteuil, les jambes repliées, dans la position d’une jeune fille pubère relisant pour la cent quinzième fois la lettre de son amoureux. J’évoque Lassale-Lathuile, lors de mes visites à son redoutable bureau fiscal. Je plaidais pour mes notes de frais, l’enfant que j’ai à charge, m’man qui ne touche qu’une ridicule et symbolique pension de veuve. Il m’écoutait, l’œil froid, son siège déjà fait. Un visage très pâle, marqué de plaques rousses. Ses yeux sont d’un drôle de gris métallisé, au Lucien. Maintenant que je sais ce que je sais (et que je te révélerai peut-être plus tard, si t’es pas trop chiant), je comprends combien une telle bouille convient à cet individu. Un type tout en acier trempé ! Insensible ! Il hait l’humanité entière, jusqu’à lui-même, je parierais. Une absence d’âme qui le rend impitoyable à tout. Une mécanique de haute précision, tu vois ?

Bon, il respecte son programme. Jusqu’à Kelbo Salo, je pige. Mais pourquoi Bali ? Tourisme pour de bon, tu crois ? Il joint l’agréable à l’utile et vit son voyage de noces buissonnières avec la souris qu’il convoie ? Tiens, en voilà une sur laquelle je ne sais rien, mais il serait intéressant de lui défricher le pedigree, non ?

Que fouté-je ici ? A m’attarder sans but, alors que mon Jérémie a peut-être trépassé ? Allons, cours vivre ta pauvre vie, mon Sana accablé ! Et gaffe à tes plumes car des gens s’occupent de ta santé. N’espère pas qu’ils abandonneront, ce sont des coriaces, des pugnaces intraitables. Des Chinois verts de la pire espèce !

Je me déroule, tel le boa après sa sieste de plusieurs jours. Gagne la porte à regret. Il me semblait que… Que quoi ? Que j’allais découvrir un petit quelque chose ? J’exa-gère avec mes intuitions. Je vais tourner cartomancien, si ça continue. Ou bien ligoter l’avenir dans les taches de foutre ou le marc de Bourgogne. Putain, ce que j’en ai quine de tout ! Vivement maman qu’elle me recommence. C’est une envie qui me cherche noise depuis lulure. Je voudrais retourner fœtus et que Félicie me recoltine en son sein. Elle me repondrait ailleurs, dans une contrée perdue, une île crusoenne, tiens. Je boufferais des racines, des fruits, du poissecaille et j’enfilerais Vendredi pour me dépurer les humeurs. Je la vois grosse comme une maison, ma hutte de branchages, si je puis dire (et que ne puis-je pas dire, grand Dieu !). La chèvre naine attachée à un pieu, non loin de la porte. Des espèces de volailles apprivoisées picoreraient les grains que j’aurais fait pousser par miracle. M’man me confectionnerait une blanquette de veau, sans veau ni crème. Y aurait du soleil à chier partout, avec juste un peu de mousson de temps en temps, et on se claquemurerait pour jouer au scrabble. On meurt de trop posséder, les Occidentaux. Air connu. Le vrai bonheur, c’est rien du tout, avec de l’eau fraîche, un cul et de la chaleur (urbi et orbi) autour !

J’open the door, comme disent les petits Italiens quand ils apprennent l’anglais. J’ai déjà un pied dehors. Et c’est mon panard resté encore à l’intérieur qui entend la sonnerie du téléphone.

J’hésite pour si ça parvient vraiment de la chambre ou merde. Oui : c’est bien le biniou de l’apparte. Alors, d’un pas déterminé, je vais décrocher.

— Hello ! je désarticule.

Une voix de gonzesse lâche :

— Billy ?

Yes.

— Ah ! bon. Quand j’ai demandé les deux autres et qu’on m’a dit de ne pas quitter, j’ai failli raccrocher. Comment se fait-il que tu sois encore sur place ?

The colle, hein ? Tu répondrais quoi, à ma place, tézigo ? Tu resterais bien con, la gueule grande ouverte sur du silence, je parie ? Mais Sana, c’est le gazier d’élite, que veux-tu que je te dise. Le mec extrêmement exceptionnel.

Bref regard à la pièce pour l’inspire. Mes yeux se posent sur les deux valoches.

— A cause des valises ; une couillerie ! dis-je.

— Laquelle ?

— Je ne peux pas parler.

— C’est pour ça que tu chuchotes ?

— Affirmatif.

— Je vois. Si tu veux assister à une superbe crémation, il y en a une de prévue demain à dix heures à Sâli-Sang. Salut !

Elle raccroche, moi aussi.

Tu vois, Benoît ? Je savais que j’avais quelque chose à espérer de cette chambre.


J’attends le retour d’Henriette. C’est long. La télé indonésienne m’offre un documentaire formidable sur le président M. Suharto faisant prêter serpent aux cadets de l’école navale. N’ensuite on te montre le même président M. Suharto échenillant les orchidées de son jardin, car c’est un homme très simple. Puis c’est le président Suharto donnant à des jeunes filles la recette du nazie-gorang. Après quoi, on nous propose le président Suharto assistant à un ballet à Boraboudur, œuvre magistralement magistrale qui s’achève par l’incendie du palais sur la scène de plein air, lequel incendie est figuré par deux bottes de paille sur lesquelles un machino vient vider le contenu d’un jerrican d’essence avant de les enflammer avec son briquet Bic.

Juste au moment où l’on commence à nous passer le générique d’un film sur la vie du président Suharto, Henriette fait retour.

Je braque mes projos sur son visage. L’anxiété me donne envie de gerber.

— Alors ? balbutié-je.

Tu sais quoi ?

Voilà ma jolie attachée culturelle d’embrassade qui, en guise de réponse, se défait de sa robe plus vitement qu’une effeuilleuse professionnelle : elle jaillit en soutien-loloches et slip chuchoteur. Envoie cela à dache et s’allonge, en croix de Saint-André, sur la moquette.

— Il s’en tirera, annonce-t-elle. Finis-moi !


C’est donc dans l’allégresse que je reprends les choses, là où elles avaient été sinistrement interrompues. Si nous n’atteignons pas la fin de ce très remarquable ouvrage que les étudiants du vingt et unième siècle après Jésus-Christ auront à disséquer, je t’offrirai la liste et la description de mes fesses d’armes en l’occurrence. Seulement il se fait tard, le papier est cher, mon éditeur économe et les bateaux à vapeur vont bientôt t’arriver.

Brièvement, je t’indique que je lui termine la « tulipe batave » en la ponctuant d’un trémolo fantasque sur l’ergot de concentration. Puis, c’est l’inévitable « trois et un quatre », exercice d’une grande précision nécessitant un rigoureux polissage des ongles, car trois doigts dans la moniche et un dans l’œil de bronze, ça ne pardonne pas si tu as les griffes trop longues ou qui accrochent.

Oserai-je préciser que, parallèlement à cette activité, elle a droit à un mordillage de cuisse et à un titillage langoureux des embouts caoutchoutés. Tu l’avais déduit de toi-même, ô mon lecteur complice, si délibérément aimé de moi que je ne lui cèle rien de mes secrets, fussent-ils d’alcôves. L’adorable, l’exquise dame, conçoit de ces voluptés un plaisir qu’elle me sonorise admirablement. Une femme qui vocalise la jouissance fait passer Mozart pour un con. Quel chant plus doux, plus beau, plus mélodieux que ces râles émaillés de cris, que ces plaintes ponctuées d’appels, que cette mélopée interrompue par d’inoubliables rugissements ? Ah ! donzelles, mes chères chéries, comme je vous aime ! Vous êtes les seuls véritables instruments de musique de ce monde.

Après le « trois et un quatre », elle est apte au forage grec. Surtout, gamin, si tu entends le pratiquer, n’oublie jamais d’opérer quelques aller et retour à la papa préalables, histoire de te lubrifier le pollux. Et n’engage celui-ci qu’avec une extrême courtoisie, sans cesser de te prodiguer totalement, afin de maintenir l’effervescence. Pour qu’un feu prenne, on doit lui souffler dessus. Alors, souffle ! Souffle sur la femme que tu honores et qui se consent. Quand le feu a bien pris, qu’il est vif et crépitant, parachève, mon fils ! Et surtout parle ! L’usage de la parole ne nous a été consenti que pour ces instants-là. Nous aurions pu nous en passer, sinon. Les seuls mots vraiment utiles sont ceux qui transcendent l’extase. Ceux qui ne sont plus répétables et qu’il convient d’oublier sitôt leur mission remplie.

Là, c’est de la folie, Ninette ! Elle entonne ma gloire éternelle, celle de mes aïeux. Comme quoi y en a qu’un au monde et elle l’a dans le brasero. Le combien elle est l’élue pour morfler un chibre pareil, si noble, vigoureux, intelligent et tout ! De la bête de race inoubliable. Pour concours international. Premier aux imposés, premier aux figures chibres ! Dur et flexible à la fois. Durandal et roseau pensant. Nerveux comme un étalon arabe. Tou-jours piaffant. Feu des quatre fers et foutre des deux roustons.

Le temps, ensuite, d’un passage sous l’onde tiède cadumisée, et voilà ma Jehanne d’Arc de braguette repartie pour une nouvelle épopée sur l’avers. Là, ça déglingue, espère ! Tu lâches tout le quadrige, les rênes te servant de fouet. Hue, dia ! Hop ! Cette chevauchée, ma doué ! Les Comanches ? Des petits va-de-la-gueule peinturlurés. Les Cosaques ? Des jouvencelles de manège ! Même le prince Charles, quand il joue au polo, monté sur Di, sa jument poulinière, il ressemble à un postillon de Longjumeau, le grand fané, comparé à Messire Moi-même.

Lorsque j’abandonne ma cavalière après cette fantasia héroïque, elle est crouni complet ! Notre attachée au culturel, tu pourrais pas lui tirer la moindre fable de La Fontaine, le plus fastoche alexandrin d’Hugo « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » Refermée comme une huître farouche, la voici. Soûlée de paf, de sensations fortes. Après une ramonée pareille, elle doit se gaffer de pas paumer ses légumes en marchant. C’était un séisme, quoi ! Typhon sur le clito ! La matrice en portefeuille ! Les cuisses en parenthèses. La toison défrisée. Le pubis déboîté. Le bas-ventre en flammes. Va lui falloir huit jours pour récupérer son sensoriel et la panoplie de ménage qui va avec. Durant ce laps, elle ne pourra guère être baisée que par un tube de vaseline, et encore sans le contenant ! Elle chuchote, en état second, voire tertiaire, que je suis un assassin de frifri, un chatticide, un dévasteur de cramouille ! Que je lui ai mis le sac à sac. Que j’y ai arraché les trompes, disloqué l’obturateur au point qu’elle a maintenant le pot plus grand qu’une porte de grange ! Un soudard vandale à se pisser contre ! Un nergumène du zob ! Mon braque, c’est un pic pneumatique ! Fait pour dépaver les rues ! Entreprendre une gonzesse avec un tel outil, c’est faire d’elle une épave du frigounet. Tu la froisses papier-cul, la pauvrette ! Lui cigognes le soubassement pis qu’une secousse sismique ! Elle conclut en affirmant que c’était fabuleusement bon tout de même et, pour tout dire, royal.

Je nous sers deux scotches. Pas réparateurs le moindre. L’alcool ne répare jamais rien, mais faut bien se donner l’air de héros de cinoche. Toujours, si t’as remarqué, après la louche grand style, ces monsieur-dame éclusent un whisky.

— Henriette de France, lui dis-je en caressant son pied de mon pied, il serait temps que tu t’expliques à propos de mon ami Jérémie.

— Il revient de loin !

— Je m’en doute, Metz-Angkor ?

Elle m’en raconte une vachement raide, je te prie. Du jamais vu ! Faut être négro pour vivre une semoulée pareille !

Gure-toi que, dans la noye, tandis qu’il en concassait, mon pote, deux mecs se sont introduits dans sa turne, masqués. L’ont réveillé en sursaut. L’un d’eux le menaçait d’une pétoire énorme. Il lui tenait le canon braqué dans les narines. « Si tu cries, ta tête explose ! ». Alors, M. Blanc la cadenasse, c’est humain. Le deuxième mec sort d’une sacoche un étrange appareil qui ressemble à une pompe à vélo, en moins long et en beaucoup plus large. Le type lui a déclaré qu’il lui appliquait ça sur le cœur, que c’était un piston à air comprimé terminé par une lancette empoisonnée. Qu’il allait crever instantanément et très proprement. Bon, il pose l’engin contre le thorax de Jérémie. Celui-ci exécute alors un saut de carpe fantastique. Mais, en même temps, le coup part et mon pote retombe, foudroyé. Les deux mecs se sont tirés, certains que leur victime avait trépassé.

En réalité, il s’est produit ceci : l’agresseur a tiré à travers le pyjama. Or, M. Blanc porte sur sa poitrine une amulette qui lui a été remise par le père de Ramadé, sa très chère épouse, lequel, je le rappelle à ceux qui ont de la paille d’emballage en guise de cerveau, est sorcier sur les rives du fleuve Sénégal. L’amulette en question est confectionnée en peau de porc-épic d’une résistance à toute épreuve. La lancette à air comprimé l’a frappée sans la percer, mais l’a enfoncée dans la chair du négus, à cinq centimètres du cœur, à droite en entrant. Le poison (du cul-rare) s’est écoulé à l’intérieur de la poche ainsi formée. C’est la violence de l’impact qui a fait perdre connaissance à mon vaillant. Il est resté plusieurs heures dans une espèce de k.-o. voisin du coma et n’a repris connaissance qu’à l’hôpital d’infortune de Denpasar où, en l’auscultant, un médecin a découvert l’amulette enfouie dans la chair et l’en a retirée proprement. Grâce à Dieu et à son amulette, M. Blanc est sauf ! Henriette lui a fait quitter l’hosto pour le confier à des Français amis qui tiennent un commerce d’exportation d’art local dans l’île.

Admirable fille !

Dis, elle mérite l’hyper-coup de rapière que je lui ai administré, non ?

De savoir mon camarade sain et sauf me plonge dans une euphorie infinie.

La môme me caresse encore les testicules, mais en camarade, comme Prost caresse le capot de sa guinde quand il vient de remporter une course.

— Je vais devoir vaquer à ma mission, s’excuse-t-elle. Je me demande comment je vais pouvoir clamer les louanges de notre pays dans l’état de délabrement où tu m’as mise, voyou chéri !

La pelle ardente du pardon, après l’appel des sens. Elle aime. En revoudrait déjà, mais son devoir avant tout, non ?

— C’est quoi, la France, selon toi, beau commissaire casanovesque ? questionne-t-elle, songeuse.

— Une peuplade de prolétaires endettés, réponds-je, en espérant que le président Mitterrand ne lira pas ce livre.

Elle sourit, merci.

— Que vas-tu faire en mon absence, mon amour dur comme l’acier ?

— T’attendre, sublime forniqueuse au cul enchanteur et à la chatte délectable. Boire un peu pour tromper le temps, en visionnant quelques documentaires consacrés à la vie et à l’œuvre édifiantes du président Suhardo. Je sens que cet homme éminent est en train de me devenir indispensable.

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