Des gargouillis stomacaux m’émanent, si fortement qu’ils ressemblent à une sonnerie téléphonique. Et tu vois comme la vie est poilante : ils finissent par en être une authentique. A tâtons je décroche. Les rideaux de ma turne sont si étanches qu’aucun rai de lumière ne filtre. Je suis dans un grand cube noir, velouté.
— J’écoute ?
Le standardiste me prie de ne pas quitter et me passe l’ambassadeur de France. Voix chaleureuse de notre ami Victor Delagrosse.
— Je viens prendre de vos nouvelles, ami commissaire.
— C’est gentil.
— Tout baigne ? demande l’Excellence, paraphrasant mon propre parler.
J’ai envie de lui répondre : « Dans le sang ! ». Mais soyons discret.
— Je me réveille, Excellence. Quelle heure est-il ?
— Dix heures vingt. Je n’ai pas pu vous appeler depuis avant-hier car j’ai reçu une délégation de…
— Comme cela, depuis avant-hier ? bée-je, étant un béeur chevronné.
Il part d’un très bel éclat de rire.
— Le coup classique, fait-il. Je parie que vous avez dormi quelque trente-six heures d’affilée et, de ce fait, sauté une journée. C’est pas l’heure qu’il convient de me demander, mais le jour.
— Quel jour sommes-nous ?
— Dimanche.
Je penaude :
— En effet : j’ai donc dormi tout le samedi.
— Mes compliments : vous avez une vessie à toute épreuve ! plaisante Delagrosse.
Je réfléchis. J’ai dû me lever une fois ou deux pour accomplir une miction périlleuse ; mais j’étais à ce point ensuqué que j’ai dû laisser licebroquer zézette sans m’en apercevoir. Elle est assez grande pour sortir la nuit toute seule.
— Ça se passe bien, avec votre client ?
Là, j’en prends pour mon grade ! Curieuse façon d’enquêter sur un quidam, non ? Je roupille comme la Loire, au lieu de le filocher. L’ambassadeur doit se dire que ses petits coopérants se montraient autrement plus efficaces que l’as des as parisien ! Et comme il a raison.
— Il doit partir en voyage lundi, fais-je.
— Pour où ?
— Je l’ignore.
— Voulez-vous que je me renseigne ?
— Volontiers.
— A propos, ça s’est bien passé avec Mme Dong ?
Un éclair pour décider de ma conduite. Je peux chiquer l’étonné, prétendre ne l’avoir jamais vue ; seulement la réception de l’hôtel m’avait annoncé sa visite.
— Très bien.
— C’est une fille précieuse, un peu saute-au-paf quand il s’agit des Français. Elle est si éblouie par notre culture qu’elle est prête à faire toutes les expériences possibles avec nos compatriotes.
Tu veux parier qu’il se l’est pointée, l’embrassadeur ? Son ton coquinet le laisse sous-entendre. Il doit pas rechigner pour dégrafer le décolleté de coquette, Dela-grosse !
— Hélas, je n’ai pas eu l’occasion de profiter de son engouement car je l’ai reçue entre deux portes ! mens-je.
— Pour en revenir à mon ex-condisciple, je vais faire opérer une enquête auprès des compagnies aériennes indonésiennes, car je suppose qu’il se déplace à l’intérieur du pays !
— C’est gentil. Vous me mâchez la besogne.
— Je vous rappellerai dès que j’aurai du nouveau. Amitiés !
Sur la réplique, la lumière éclate littéralement dans ma chambre, et M. Blanc opère une entrée de théâtre. Chemise en batik rouge sang avec des motifs représentant des fleurs bleues et des feuilles vertes.
— Tu sais combien de temps nous avons dormi ? me demande Jérémie.
— Je viens de l’apprendre.
— Moi, un peu moins que toi car je suis debout depuis une paire d’heures. Je me suis offert cette chemise et j’en ai acheté une pour toi.
— La même, j’espère ? demandé-je dans un souffle.
— Pour toi, j’en ai pris une noire avec des motifs jaunes.
— Tu me rassures.
— J’ai en outre une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
— En dehors de la chemise ?
Il hausse les épaules :
— Lassale-Lathuile et sa souris ont quitté l’hôtel.
— Merde !
— Hier matin !
— Merde !
— Quelqu’un les attendait avec une voiture américaine.
— Je croyais qu’il ne devait partir que lundi…
— Ils ont dû modifier leur programme ; sans doute cette brusque décision est-elle liée à la mort de Chian Li.
— Tu le penses ?
— Non : je l’envisage.
Il passe dans le salon et revient avec deux exemplaires du Jakarta Post, quotidien de langue anglaise distribué obligeamment par l’hôtel, et que les préposés glissent sous les portes tôt le matin.
Celui d’hier annonçait déjà l’assassinat de l’antiquaire chinois à la rubrique « Nouvelles de dernière heure ». Celui d’aujourd’hui « Numéro spécial du Dimanche », propose tout un fromage à la une. On voit les deux cadavres baignant dans leur sang. Le cliché est très percutant. On raconte comme quoi un visiteur nocturne a neutralisé le signal d’alarme. Ce qui rend la police perplexe, c’est que ce « quelqu’un » (suivez mon regard dans la glace !) est venu barboter dans le sang un certain temps après le double meurtre, car celui-ci commençait à se figer lorsque le mystérieux quelqu’un a gambadé dedans. En médaillon, une photo d’une de mes empreintes. J’espère que les draupers d’ici ne chiquent pas trop au Sherlock Holmes !
Je commande deux breakfasts très fastes : œufs frits, saucisses, cheese, marmelade, plus un pot de café grand comme ça.
Cornard ! Pantin ! Fantoche ! Tas de merde ! Je me qualifie encore d’autres épithètes moins flatteuses. Floué de bout en bout ! Ridiculisé. Malmené ! J’en meurs de honte ! Je suis un navet blanc ! Un navet creux ! Une bulle crevée ! Un pet malodorant ! Et puis non, pire encore : je ne suis plus rien. Du tout ! On bute Marie-Maud et on l’évacue ! On bute Mme Dong ! On bute Chian Li ! Lassale-Lathuile se casse ! Je reste en carafe avec mon Noirpiot. Observé, chahuté. On suit nos moindres déplacements à la jumelle. Baisé, l’Antoine. Encorné ! te répété-je.
M. Blanc clape en mutismant farouche. Pas fiérot non plus.
Pour un peu, on s’emporterait chez nous et on ne reparlerait jamais plus de tout cela à quiconque. Ce serait un accroc dans notre carrière. Qu’on stopperait et qu’on oublierait.
Le téléphone, à nouveau.
Déjà l’Excellence qui vient au rapport ? Il prend à cœur son rôle d’auxiliaire, l’ambassadoche. L’auxiliaire être, c’est ! Le roi des auxiliaires. Avoir, j’aime pas. Je préfère je suis à j’ai. Pourtant c’est plus contraignant, non ? Avoir, ça réconforte, tandis qu’être, ça perturbe. Le mec qui a beaucoup a moins besoin d’être. Il peut mieux s’économiser. Je considère néanmoins qu’être est plus indispensable qu’avoir. Qu’importe ce que j’ai, si je ne suis pas ! Avoir été, c’est mieux que d’être eu. En somme, le rêve, c’est d’avoir de quoi être !
Je dégoupille le turlu. C’est pour Mister Djérémi White. Je lui tends le cornet.
Il écoute, effare un peu. Rougit sous son hâle héréditaire.
— Oui ? Oui ? Oh ! bonjour ! Par exemple. Si je m’attendais…
Il obstrue le soupirail du combiné.
— Mon Américaine, chuchote-t-il, elle m’appelle des U.S.A.
Puis, dans l’appareil :
— Vous avez fait bon voyage ?
Il esgourde, les baffles frémissantes comme un radar en action.
— Vraiment ? Ça alors !
Le deuxième bigophone retentit au salon. J’y cours. Cette fois c’est bien l’ambassadeur.
— J’ai trouvé le lieu de destination de notre petit copain, me dit-il. Il se rend à Belharang, dans le sud du pays. La chose est d’autant plus surprenante que j’y vais aussi après-demain et je ne serai pas seul : une bonne partie du corps diplomatique de Djakarta s’y trouvera également pour assister au couronnement du nouveau sultan de Kelbo Salo.
Il m’explique que, bien que l’Indonésie soit une république, il y subsiste plusieurs sultanats dont les souverains ont des fonctions de gouverneurs. Généralement, le droit d’aînesse perdure, mais il arrive que des princes héritiers soient jugés indignes de succéder à leur père, auquel cas un conseil de famille, fortement influencé par l’Etat, choisit parmi ses membres le nouveau souverain. Il y a eu du mou dans la corde à nœuds à Kelbo Salo, le fils aîné du sultan défunt étant un joyeux zozo s’intéressant davantage à ses Ferrari et aux putes qu’aux affaires de l’Etat. On devait donc l’écarter du pouvoir au bénéfice d’un sien cousin jugé plus apte à tenir la crémerie, mais sa mère, une sorte de Catherine de Médicis indonésienne, a fait ce qu’il fallait pour qu’il soit nommé sultan nonobstant sa répute de bringueur. Et c’est donc cézigue-pâteux qui va être couronné mercredi prochain.
Tandis qu’il me donne ce cours de petite histoire javanaise, j’échafaude des bizarreries. Toujours l’instinct infaillible du mec ! Quelque chose d’obscur mais d’insistant me persuade que le voyage de Lassale-Lathuile à Belharang est en rapport avec la cérémonie prévue.
— Ça doit être intéressant, comme attraction, dis-je. Je vous remercie une fois de plus, Excellence !
De son côté, Jérémie Blanc a également raccroché.
Il est songeur au point que le Penseur de mon camarade Rodin ressemble au Président Bush, comparé à lui.
— Elle a des doutes au sujet du cadavre ? m’enquiers-je.
— Elle ne saurait en avoir : on lui a volé sa malle cabine, ou du moins celle-ci s’est perdue. Elle l’a enregistrée à Djakarta mais ne l’a pas trouvée en arrivant aux States. Elle a déposé une réclamation et on lui a promis d’entreprendre des recherches…
— Voilà qui est peu banal, admets-je. Tout de suite, j’entrevois trois hypothèses. Primo, les autorités indonésiennes ont ouvert la malle, découvert le cadavre et donc retenu le tout. Secundo, le bagage a été, par erreur, chargé sur un autre vol, auquel cas on le retrouvera. Tertio, il a bel et bien été dérobé à l’aéroport, ce qui n’aurait rien de surprenant, une vieille malle de cette qualité ayant tout pour exciter les convoitises.
— Si la police avait trouvé le corps de la chère petite Dong, on aurait arrêté la propriétaire de la malle, objecte M. Blanc.
— Probable.
— Donc, elle se sera perdue ou on l’aura volée.
— Dans ces deux cas, voilà qui arrange foutrement nos bidons puisque cela retarde les conséquences d’une enquête susceptible de nous retomber sur le bec.
Je ne commente pas plus avant, ayant la bouche cousue par l’arrivée inopinée de deux messieurs. Ils sont entrés sans frapper, ce qui est peu conforme aux usages en vigueur dans les grands palaces internationaux.
Il me semble que ces survenants sont chinois à ne plus en pouvoir. Jeunes, l’un et l’autre, mais tous les Asiatiques au-dessous de quatre-vingt-cinq ans ressemblent à des gamins.
Ils ont des sourires plein d’urbanité (Béru dirait d’urbanisme), portent des batiks bariolés et des pantalons de toile blanche. L’un d’eux tient à la main un attaché-case extra-plat dont la fermeture comporte un système de sécurité à chiffres.
— Excusez-moi, leur lancé-je, je ne vous ai pas entendus sonner, sinon j’aurais passé une robe de — chambre.
— Vous ne pouviez pas entendre, car nous n’avons pas sonné, déclare l’homme à l’attaché-case.
— Le bouton est trop haut pour vous ? je demande, faisant allusion à leur petite taille.
— Nous sommes discrets ! fait l’autre homme, sans relever l’impertinence.
— Voyez comme les coutumes diffèrent d’un continent à l’autre, messieurs. En Europe, c’est quand on pénètre chez les gens sans sonner qu’on est indiscret.
Mais je sais très bien que ce marivaudage ne débouchera sur rien de concret. Il s’agit, pour moi, d’un petit baroud mené en l’honneur de cet esprit français qui aura si tant tellement fait chier la planète que, désormais, on ne nous invite plus nulle part.
— Aurais-je l’audace de vous demander qui vous êtes et ce que vous nous voulez ? reprends-je.
— Nous appartenons à un service de police chargé de la surveillance du territoire, déclare le gars sans mallette.
Ouïe ! que ça fait mal. Cela dit, fallait s’y attendre. Tu ne jongles pas avec des gens assassinés sans encourir des désagréments du côté des roussins, n’importe le pays.
— Vous avez un papier quelconque sur lequel c’est écrit ? demandé-je avec une ingénuité qui ferait chialer le général Krazuki.
Le gus sort de sa poche de poitrine un carton barré des couleurs indonésiennes, où il est tracé des choses qu’il me faudrait dix ans de cours intensifs avant de pouvoir les lire.
— Très bien, admets-je de confiance. Et alors, messieurs ?
Le type me désigne le Jakarta Post étalé sur mon plumard.
— C’est à propos de ce double meurtre dans Rhan-guenn Tâbit.
Plus innocent que moi, tu deviens Bernadette Soubiroute ! Je leur écarquille un regard à ce point candide qu’une jeune maman me filerait la boîte de Pampers de son chérubin sans que je le lui demande.
— Expliquez-vous, je vous prie, gazouillé-je.
— Nous savons que vous avez trempé dans cette affaire, reprend mon électrocuteur. Alors il a été décidé ceci : vous quittez le territoire indonésien aujourd’hui même, sinon nous vous arrêtons. C’est un marché qui vous est très favorable !
Tellement que j’incrédulise de me l’entendre proposer !
— Je ne comprends pas, gagné-je-du-temps.
Mais lui alors, ce genre de pauvreté, ce qu’il s’en tartine la prostate au beurre d’anchois, c’est rien de le dire !
— C’est pourtant très simple, qu’il obstine. Vous partez tout de suite ou bien vous restez toujours.
Et il a un rire très cordial, plein d’avenance. Son pote reste impa tu sais quoi ? Vide ! Impavide complet.
Ils sont absolument sûrs d’eux-mêmes, pas la peine d’interpréter la grande scène des protestations de Roger-la-Honte, ils n’aimeraient pas.
Tout de même, je hasarde :
— Je n’ai tué personne, messieurs. Je suis policier et…
— Nous le savons, c’est pourquoi nous vous laissons la possibilité de retourner chez vous, me coupe-t-il la parole. Préparez vos bagages, nous vous accompagnerons à l’aéroport où vous prendrez un vol pour Singapour.
Il mate sa tocante.
— Nous vous accordons vingt minutes pour vous préparer. Nous vous attendrons près des ascenseurs, en bas.
Il a un mouvement d’acquiescement, comme si c’était à lui que cet ultimatum serait adressé et qu’il l’accepte. Et puis les deux mecs tournent les talons. Leurs limouilles flamboient dans la grande clarté inondant la pièce. Je les suis jusqu’à la porte. Franchement, j’imaginais pas cette foirade misérable. Je cherche quelque chose à exprimer pour essayer d’enrayer la marche inexorable du destin, comme l’a écrit pas plus tard qu’hier Canuet dans son carnet intime. Mais je ne trouve rien, biscotte y a rien à trouver. Ils nous tiennent, ils commandent, force nous est de leur obéir.
Debout dans l’encadrement de la porte, je les regarde s’en aller. Ils marchent à pas menus mais rapides.
Les voici devant les ascenseurs. Ils appuient sur le bouton d’appel. A cet instant une locomotive haut le pied m’arrive dans le dos, me bouscule. C’est M. Blanc, lancé à toute vitesse qui s’engage dans le couloir en criant :
— Messieurs ! Hep ! messieurs ! Vous oubliez ça !
Ça, c’est l’attaché-case extra-plat à système chiffré.
Mon black pote s’arrête, balance du droit et propulse la mallette en direction des deux gonziers. Tu dirais un athlète des J.O., Jéjé. Médaille d’or au lancement de l’attaché-case ! Va falloir lui contrôler la licebroque, des fois qu’il serait bourré d’amphétamines comme le pauvre Ben, à Séoul. Qu’en voilà un, pardon ! Ben le banni ! Pourtant, il l’a tout de même accompli, l’exploit, merde ! Drogue, pas drogue, tisonnier rougi dans le cul ou non ! Il avait pas de moteur dans le dos, ni d’ailes aux talons comme Mercure. C’est héroïquement con de se massacrer la santé pour gagner quelques centièmes de seconde ! Turpide et sublime à la fois. Le don de soi, quoi, cherche pas querelle. Jamaïquain dans sa tribu, fait pour la pauvreté, les rebuffades. Et qui s’en sort en courant comme un perdu qu’il est ! Héros qui redevient nègre pour un peu de pisse malveillante. C’est le retour à la case (de l’oncle Tom) départ ! Le temps du malheur retrouvé !
Je t’en reviens donc à ce big lancer de Jérémie. Qu’est-ce y lu prend, ce grand orang ? En voilà des manières ! Pour lors les deux niakoués vont revenir au rififi, nous encastrer facile. Panier salade, pompe dans les meules, la lyre !
Mais que ouichtre ! Ces vilains se mettent à courir dans la direction contraire. Jérémie se rabat en arrière et se jette sur moi. On tombe sur la moquette de belle et haute laine, pas encore fauchée de la saison. Juste comme, pouahoummmm ! Déflagration monumentale ! Le souffle nous roussit les poils du cul. On reste sourdingues à ne plus pouvoir marcher sans l’aide d’une canne blanche ! Meurtris, nous sommes, avec des dégoulinances plein la tronche. On a le bulbe qui tourne liquide.
Un affreux silence succède : celui des catastrophes. Toujours ce temps mort après un coup d’apocalypse. Le blanc intégral ! Et brusquement, ça mugit, gronde, effervesce. Des fracas causés par l’onde de choc. Des cris (de plus en plus), des piétinements. Les portes des appartements occupés s’ouvrent. Du monde paraît.
Tu materais le couloir ! Hiroshima, mon amour ! Les ascenseurs sont éventrés, y a de la ferraille tout azimut. Un cratère dans le plancher, un autre dans le plafond ! Le tapis crame. Les deux gus en batiks déchiquetés, juste propres à confectionner du pâté de campagne pour cannibales (paraît qu’il en subsiste à Bornéo).
On s’approche, avec tout le monde. Des gens coincés dans les cabines, plusieurs étages au-dessus ou au-dessous, hurlent à la mort. Un Anglais opportun actionne un extincteur sur le début d’incendie. Une mère se sauve dans l’escalier avec sa petite fille dans ses bras. Deux amoureux nus ne songent pas à se vêtir et la zézette du garçon fait non de la tête. Y a une très vieillarde cacochyme qui sonde le couloir au sonotone en demandant si c’est un serveur qui a lâché son plateau ou quoi et qu’est-ce.
— Tu n’as rien ? demande M. Blanc.
— Non, et toi ?
Il me désigne son mollet ensanglanté.
— Un éclat de quelque chose, je vais aller désinfecter ça.
Nous regagnons notre suite, lui en clopinant, moi en réfléchissant, ce qui est beaucoup plus fatigant.
— Bien entendu, ricane Jérémie, tu vas t’enfiler un grand verre de whisky ?
Ma parole, ça vous fouaillerait l’honneur, cette noirerie !
— J’ai l’impression que nous revenons de loin. Com-ment as-tu réalisé qu’on nous piégeait ? demandé-je.
— Pendant que tu discutais avec son copain, le type à l’attaché-case n’arrêtait pas de manipuler les chiffres de sa fermeture. Il n’agissait pas machinalement, mais avec une grande attention, au contraire. Au moment où ils sont partis, il a glissé très adroitement la mallette derrière un fauteuil. Un vrai prestidigitateur. Si je n’avais pas été en éveil, je ne me serais aperçu de rien. Le grand Majax n’aurait pas fait mieux !
— Si, dis-je, il aurait fait mieux et donc tu n’aurais rien vu.
Il va au bar, prépare un Chivas bien tassé. L’énorme mygale noire qui lui sert de main farfouille dans le récipient à glaçons et fait grêler dur dans le verre. Ensuite, il me le présente :
— Tiens, bois ; tu en meurs d’envie.
Alors, je bois. Quand le pur malt est tiré, hein ?
— Ces deux mecs n’étaient pas de la police, dis-je, car je doute que même en Indonésie les flics usent de telles méthodes.
— Je crois que nous ferions bien de nous mettre à l’abri, note M. Blanc ; le temps se couvre.
— Bonne remarque, fils.
— On devrait se toquer et partir sans tam-tam ni trompette et surtout sans prévenir la réception. On abandonnerait nos bagages et, d’ici un jour ou deux, on demanderait à l’ambassadeur de France de venir régler notre note.
— Beau programme, et nous irions où ?
— A voir !
— C’est tout vu, sentencié-je.
Comprenant que j’ai envie de le faire languir, il s’offre le luxe de ne pas insister.
— Eh bien, c’est parfait, dit-il.
J’établis en vitesse notre nouvelle constitution. Article premier : ne plus être suivis. Or, il est évident que l’on nous observe à la loupe depuis notre débarquement à Djak. Aussi, profitons-nous de l’effervescence (de térébenthine) du couloir pour nous évacuer par l’escadrin de service. D’ailleurs, les ascenseurs sont nazes pour l’instant. Y a du pompelard et du poulaga plein partout. C’est velouté, comme évacuation. La majorité des clilles se cassent par l’escalier principal, tandis que nous deux, modestes, on démarche par la voie des blanchisseurs. Pas un greffier ! Tout le trèpe est mobilisé par l’événement.
On débouche dans une grande cour buanderesque, qui sent la lessive, le limon, l’Asie, plus des miasmes marécageux. Ça fouette depuis les éventaires à bouffe extérieurs où la merde est sous-jacente. Ça que je reproche à leur tortore indonésique : elle dégage des fragrances de jasmin et des remugles de colombins. Sans doute pour cela qu’ils l’épicent à outrance ! Faut que la gueule te fume pour pas que tes papilles s’attardent sur ces inconvénients.
Au bout de la cour, y a un parking pour le personnel. S’y trouve un méli-mélo impossible de pétrolettes, de vélos, de bagnoles en haillons. On franchit le terre-plein. A son extrémité, une barrière déglinguée offre une brèche parce que les usagers la franchissent pour la déguiser en raccourci. Nous itou. On escalade un fort talus jonché de tout, sauf de l’espérance. Boîtes de bière et de Coca, papiers souillés par les culs ayant produit l’excrément qui les accompagne (un étron convenable ne se déplace jamais sans papiers), chiffons à bout d’usage, capotes plus ou moins anglaises, détentrices d’une jeunesse qui ne deviendra jamais délinquante, paquets de cigarettes vides, que sais-je encore. On grimpe la pente à brutes (ou abrupte quand c’est moi qui l’escalade, merci), et nous enjambons de Bayonne la glissière de sécurité qui la borde. Le flot du trafic nous bondit devant ; mille fauves écumants, haletants et vociférants. Deux jeunes filles sur un Solex épave se marrent en me voyant leur faire le signe du stoppeur de fond. Mais, tout de suite derrière elles, voilà un gonzier au volant d’une camionnette jaune poussin. Lui, il s’arrête, au risque de se faire défoncer le pont.
On grimpe en voltige sur « le » siège vacant, à son côté.
— Où allez-vous ? nous demande-t-il probablement en indonésien moderne.
— And you ? réponds-je.
— Au Bloc M.
— Nous aussi.
— Vous me donnerez deux cents roupies ?
— Non, dis-je, je vous en donnerai cinq cents.
Il éclate de rire. Cézigo, il est tout menu, archisimiesque. Sa tête de nœud triangulaire disparaît sous une casquette à longue visière.
Il nous regarde en chanfrein, se marre du négro assis sur mes genoux.
— Vous êtes mariés ? il demande.
— Nous faisons notre voyage de noces, confirmé-je.
Son hilarité redouble.
— Vous voulez que je vous montre une fabrique de batiks ? opportune-t-il, flairant une bonne main à affurer.
— Non, dis-je, nous n’avons pas besoin de chemises, mais d’une auto. Vous savez où je pourrais en acheter une de confiance et d’occasion ?
— Une auto comment ?
— Avec quatre roues, un moteur et un volant.
Il opine, songeur.
— La mienne, ça vous irait ? Vous pouvez mettre beaucoup de bagages derrière et elle n’a que quatre cent dix mille kilomètres au compteur.
Dès lors, je considère son tas de tôle avec un regard qui, lui, est neuf. Cet os est tellement délabré qu’il semble au bout du rouleau. Le tableau de bord n’est plus qu’une niche béante bourrée de fils enchevêtrés. Il y a des trous dans le plancher, dus à la rouille. Il manque la vitre côté passager et le cerclo du volant a été merveilleusement renforcé avec du chatterton.
— Vous en demandez combien ?
— Cent mille roupies ? risque le téméraire.
Je me livre à un rapide calcul. Si je ne me goure pas, cette somme doit représenter environ cinq cents francs français.
— Disons cinquante mille et n’en parlons plus, contre-proposé-je.
— D’accord !
Je lui tends des fafs dans les tons violacés, passablement graisseux.
Il les rafle avec une prestesse de macaque accaparant une cacahuète, se range sur le bas-côté de la strasse et saute de son siège.
— Good-bye ! nous lance-t-il.
J’ai rarement traité une affaire aussi rapidement. Je me glisse sur le siège encore chaud et enclenche la première, ce qui n’est pas une mince affaire ; faut s’y reprendre à plusieurs fois, bien cadrer et pousser fort. La guimbarde décarre, soubresautante, brimballante, perdant un peu de ses entrailles métalliques au gré des cahots.
En tout cas, bien malins seraient ceux qui nous repéreraient à bord d’un tel véhicule !
Le lendemain, la camionnette efflanquée atteint Belharang. La route a été pleine d’agréments. L’Indonésie, c’est very vice. Moi, ce dont j’aime surtout, comme dirait Béru, ce sont les nombreux cours d’eaux qui se succèdent, sinuant dans une nature sauvage, au fond de gorges rocheuses bordées d’une végétation luxuriante. L’eau en est d’un vert profond, frangée d’écume, comme faut pas oublier de dire dans les bonnes compos francs.
Depuis les ponts que nous traversons, on aperçoit une population qui s’ébat dans l’onde ou qui vient y laver du linge sale en famille, voire même y pêcher. On longe des volcans culminant à des chiées de mètres, c’est te dire ! Des temples, dont celui de Bydôn-Vil à Saligo, fameux pour ses récitals de cornemuses à pédale. Les agglomérations se suivent, avec leurs pauvres maisons alignées le long de la route, dont beaucoup sont des échoppes miséreuses où l’on vend des produits d’épicerie, des onguents au foutre de crapaud, des harnais pour tortues, des beignets de testicules de papillons et bien d’autres denrées dont tu trouveras la liste complète sur la table de ma salle à manger (j’ai posé un pot de chambre dessus pour qu’elle ne s’envole pas).
J’admire les rizières superposées, irriguées grâce à des tuyaux en bambou où des femmes coiffées d’un classique chapeau chinois, conique, en paille, sont courbées sur le riz amer. Des hommes labourent préhistoriquement, à l’aide de charrues de bois tirées par des buffles à la gibbosité dodelinante. Nous doublons des charrettes à âne, des vélos disloqués, des pétrolettes fumantes, des chiens errants, des poulets téméraires.
La circulation reste dense, où qu’on se rende : tant de gens peuplent cet archipel ! L’homme grouille ici comme l’asticot sur la charogne.
Mais donc ayant enfilé les kilomètres sur le fil de notre compteur (encore valide malgré son cinquième tour de piste), nous atteignons cette ville de Belharang, objet de notre curiosité.
C’est une cité importante, avec un quartier relativement neuf, un palais du gouverneur en forme de « U », et une infinité de maisons basses. Les rues sont la proie des vélos-pousse-pousse. Ils semblent être, ici, le principal moyen de locomotion. Il en est de toutes les couleurs, avec, peints sur leur carénage de bois ou de tôle : des dragons, des garudas hirsutes, des danseuses peu vêtues, des poissons monstrueux, des araignées géantes, le portrait de Marilyn, celui d’Einstein tirant la langue, ceux de Charlot, de Le Pen (à jouir), d’Elizabeth II, de Rambo, du chandelier Vouestalman, de Superman, de Stef de Monac, de Lili Pute, de Canuet, de mon cul, du tien, de Tarzan, et de la reine Babiole de Belle-Chique.
— Tu espères retrouver Lassale-Lathuile dans cette fourmilière ? demande Jérémie.
— Il va bien falloir. Cela dit, la chose n’a rien de compliqué car les hôtels, ici, ne doivent pas être très nombreux. Affrétons chacun un vélo-taxi et partageons-nous la besogne. Rendez-vous à la camionnette.
Mais au bout de deux heures investigatrices, nous nous retrouvons bredouilles.
— Il a dû descendre sous un faux nom ou chez un particulier, émet M. Blanc.
Sa suggestion ne me convainc pas. J’imagine mal mon contrôleur accueilli par des autochtones, et il n’est pas homme à utiliser des papiers d’emprunt !
— En route ! fais-je.
— Pour où ?
— Le sultanat de Kelbo Salo où vont avoir lieu les fêtes du couronnement !
— Tu espères l’y trouver ?
— Je le renifle !
Et bon, nous voilà partis en ferraillant sur une route rectiligne à travers des rizières, des étangs géométriques où grouillent des canards d’élevage et des forêts embaumant l’eucalyptus (odeur franchement dégueulasse à vrai dire, puisqu’elle évoque pour moi l’appartement de ma tante Pernichet, à demi impotente, qui n’en finissait pas de mourir, mais qui conservait assez de forces pour me glisser une piécette lorsque j’allais lui rendre visite ; je ne lui demandais pas d’autres preuves de sa vitalité).
— Tu crois qu’il va assister à ces fêtes du couronnement ? murmure le tout-noir.
— Ce voyage tombant pile au moment des cérémonies ne peut être une coïncidence.
— Il est plutôt bizarre, ton contrôleur, non ?
— De plus en plus.
M. Blanc, forgé à mon excellente école (t’occupe pas de mes chevilles, je porte des bandes molletières de papa qui fut chasseur alpin), croit opportun de résumer :
— Il fait un court voyage en France avant de partir pour l’Indonésie. Pendant cette absence, on tue sa femme et on fait disparaître le corps.
— Exact ! C’est mon Boléro de Ravel à moi aussi.
— Il s’envole en compagnie d’une femme blonde qu’il fait passer pour son épouse.
— Textuel !
— En arrivant, il se met en cheville avec un antiquaire chinois dont l’officine passe pour être le P.C. d’un réseau d’espionnage, et fait l’emplette d’une arbalète.
— Juste !
— Nous nous pointons alors dans son hôtel où l’on refroidit une fille que tu venais de baiser.
— Incomplètement !
— Nous nous mettons à la recherche de l’antiquaire, lequel refuse de casser le moindre mot sur Lassale-Lathuile.
— En effet !
— Trois heures après notre visite, tu découvres le Chinois trucidé, ainsi que son principal collaborateur.
— De profundis !
— Nous apprenons, à notre retour, que ton mystérieux contrôleur et sa souris sont partis prématurément de l’hôtel.
— Vrai !
— Alors un couple de faux policiers nous rend visite et s’arrange pour déposer une mallette piégée dans notre appartement.
— J’en frémis !
— Mais je déjoue leur ruse et c’est eux qui dérouillent.
— Amen.
Un silence.
Si je puis dire, car la camionnette avance pratiquement sur les coudes en traînant ses pattes de derrière. Nous conduira-t-elle jusqu’à ce fabuleux sultanat de Kelbo Salo où doivent s’opérer des féeries javanaises ?
Le radiateur fume. Les bielles cliquettent ! Les soupapes caquettent ! Le reliquat de la carrosserie s’émiette. Mais la superbe mécanique, héroïque, vaillante malgré son hémorragie d’huile et d’eau, finit par nous amener (à vingt à l’heure) dans ce sultanat d’Émile et une nuits. A vrai dire, sa frontière est théorique et tu y pénètres sans t’en apercevoir.
Kelbo Salo, si elle n’avait pas de sultan, ressemblerait à Saint-André-le-Gaz (Isère). Seulement, il y a le palais, immense, malgré qu’il ne comporte pas d’étage. Ça décrit des « H », des « U », des « Y » sur un immense terre-plein agrémenté de massifs, de pelouses et d’arbres rares. Non loin, se dresse le temple de Tankilyora Déshôm, pareil à un formidable gâteau gris, peuplé de bouddhas de pierre aux multiples attitudes. Un qui parviendrait à tourner autour de l’édifice à toute pompe croirait voir un dessin animé !
Le lieu étant hautement touristique, des hôtels se sont construits dans les parages. Dieu merci, on les a fait rampants pour ne pas déflorer la beauté du panorama. L’agglomération ressemble à Belharang, en petit. Elle foisonne de magasins où l’on vend des saloperies-souvenirs made in Taiwan : le palais du sultan peint sur écharpe ou éventail, le temple-encrier, la colonne de Sang Tiag en godemiché, et puis des portraits, réalisés en ailes de papillons, de Tronch’ Delâr, le défunt sultan, ceux de Bézaphon, le nouveau ; celui qui boit quotidiennement le sang de trois pigeons pour avoir la queue raide et qui rectifie les stropiats sur les routes au volant de ses Ferrari dont on a peint les portières à ses armes.
Un vrai bazar, Kelbo Salo ! Légèrement Tivoli Park, dans le genre ! Des restaus à n’en plus finir : indonésiens, chinois, italiens, coréens. Des étals en plein air. Beignets, beignets ! La friture est l’opium du peuple. Une fois frit, tout devient comestible. Fais frire tes chaussettes, ta capote anglaise de la nuit, ta Swatch, ton porte-monnaie, et tu t’apercevras qu’ils sont mangeables. Le miracle ! Les famines nombreuses conjurées par l’huile bouillante !
Juste comme on atteint ce pays surprenant, notre camionnette rend l’âme. Genre infarctus, si tu vois. Le moteur a une intense crispation. Il émet une plainte d’arrachement. Et puis il déclare forfait.
— C’est quoi, comme marque ? demande calmement M. Blanc.
Bonne question ! A laquelle je ne saurais répondre. Elle n’a plus d’identité, cette carcasse. C’est de l’épave non identifiable.
— Je raconterai partout que c’était une Peugeot, fais-je, gagné par un élan patriotique. D’ailleurs, qui sait si ça n’en est pas une pour être capable d’un pareil exploit ?
Je croise mes bras sur ce qui subsistait du volant.
— Eh bien, voilà, fais-je. Après la Croisière Jaune de Citroën, il fallait vivre cette épopée.
— D’autant que la récompense était au bout ! ricana Jérémie.
— Pardon !
— Regarde là-bas, à droite, dans ce restaurant, la table au ras du trottoir.
Je regarde. Vois.
Mon âme s’élève à toute vibure jusqu’au Seigneur qui n’a plus qu’à la cueillir entre le pouce et l’index.
Lassale-Lathuile et sa blonde amie sont en train de bouffer un plat de truman kapok en se regardant dans le blanc des œufs. Il lui caresse le dos de la dextre du bout de sa senestre.
Ainsi donc, mon pressentiment était fondé (et même fondé de pouvoir !) : le couple est bien venu s’installer au sultanat de Kelbo Salo ! Ô joie étincelante du triomphe, comme tu nous réchauffes bien l’âme et sais galvaniser notre énergie !
— The foot ! balbutié-je.
— Que décide le grand chef blanc ? demande Jérémie.
Je mate alentour, avise un petit hôtel sur ma gauche.
— Je vais aller retenir une chambre double à l’hôtel Pôv Kong ; toi tu resteras en planque et tu filocheras nos tourtereaux quand ils quitteront le restau. Comme Lassale-Lathuile me connaît, il n’est pas pensable que j’accomplisse le boulot.
Je quitte la camionnette pour toujours, vu qu’elle est définitivement out et moi pas.
Le Pôv Kong n’est pas le Hilton. Tant sans faute. La réception ? Une grande salle peinte en rouge et vert, avec un bar, un juke-box, des tables en bois verni, une banque constellée d’affiches touristiques et l’inévitable garuda de service sur un socle. Quelques marionnettes hideuses accrochées au mur et voilà !
Derrière la banque, un gonzier boit de la bière en boîte sous les pales harassées d’un ventilateur. C’est un petit crevard couleur merde d’hépatique, qui croit porter la barbe parce qu’il a laissé pousser sept poils à son menton (je les ai comptés). Curieux comme ils sont généralement imberbes, les Asiatiques. Le système pileux naze en plein. Leurs poitrines mâles, juste un ou deux filaments comme ceux que t’abandonnes dans ton bidet à chacune de tes blablutions.
Lui, ses sept poiluchards lui confèrent une personnalité. Il se prend pour Confucius. Mais moi, je trouve cette maigre végétation plutôt débectante. Je la découvrirais dans mon potage au poulet, je gerberais instantanément !
Je lui explique que j’aimerais une chambre à deux lits. Il boit une gorgée de bibine et me rote un grand coup dans les naseaux.
— Après vous s’il en reste ! lui dis-je.
Il m’explique alors qu’une chambre à deux pieux, oui, d’accord, mais pour cette nuit seulement et qu’il faudra déménager demain, biscotte tout l’hôtel est loué pour la fête du couronnement.
Tu me connais ? Ni une ni deux, l’Antoine.
Je tire un bifton de cinquante dollars et l’étale sous son nez.
— Vous avez déjà vu un machin comme ça ?
— Sur la couverture d’un livre de Sulitzer, il répond. Mais dans la réalité, jamais.
— Vous seriez chiche de convertir cette coupure en roupies de sansonnet ?
— Non, mais en roupies indonésiennes, certainement.
— Si vous pouvez me laisser la chambre demain encore, ce billet est à vous.
Il hoche la tête, feuillette son grand livre. Puis, prenant une bonne décision, il biffe une ligne dans ses réservations.
— C’est comment, votre nom ?
Je le lui dis et il l’inscrit au-dessus de la rature.
Je dépose alors la photo du général Grant sur son sous-main. Le caméléon met davantage de temps à gober un insecte que lui à enfouiller le talbin. Avec ce viatique, il va pouvoir : faire opérer sa vieille mère de la vésicule biliaire, marier sa jeune sœur, s’offrir une mobe, repeindre son appartement, se faire sucer par les putes du coinceteau, acheter des actions Bouygues et s’associer avec le patron de l’hôtel.
La question du logement étant réglée, je vais me reposer un brin en attendant des nouvelles du noiraud.
Du point de vue sanitaire, j’ai vu mieux. La douche coule goutte à goutte, ce qui te contraint à un séjour prolongé sous son pommeau de zinc qui ressemble à une fleur de tournesol dépétalée. Une savonnette de la dimension d’un caramel, mousse miséreusement sur ma peau irritée par le fatigant voyage. Le rideau de plastique ne tient plus que par un seul anneau et pend de la tringle comme un drapeau de reddition au bout de son bâton. Pour me rincer, tu parles d’un jeu de patience ! Agacé, je décide de me rabattre sur le lavabo.
Juste que je déquille du bac, j’aperçois une silhouette dans la chambre, dont j’avais laissé la porte entrouverte puisqu’elle ne comporte pas de serrure. Sur l’instant, je me dis qu’il doit s’agir de la femme de chambre. Mais que ferait-elle dans une pièce qui ne comporte que deux lits bas, une table, une chaise et une armoire murale ?
Mes sens en alerte, comme on écrit toujours dans ces romans d’action qui foutent de l’urticaire aux critiques dits littéraires, je m’approche en tapis noir pour en savoir davantage sur les Indonésiens qui bougent.
Et sais-tu ce dont j’aperçois ?
Ecoute, je veux bien t’y dire, mais tu vas te tapoter la barbichette comme quoi je te bourre la caisse. Sceptique à ton point, y a qu’une fosse d’aisance ! Et encore, elle a un petit « c » de moins !
Mais moi, la vérité prime tout ! Libre à toi de ne pas me croire, Magloire. Je vais mon train et c’est pas un enfoiré de ta basse espèce qui me détournera le cours de la sincérité. Je pars du principe que l’homme qui dit vrai finit toujours par triompher.
Alors, bon, ouvre tes baffles en grand.
Dans ma pauvre chambre de pauvre hôtel, vient de s’introduire un mec vêtu d’un jean et d’un T-shirt blanc. Il tient à la main une petite cage grillagée à l’intérieur de laquelle se trémoussent deux petits reptiles brunâtres. L’homme est ganté. Il sort de sa poche arrière, une petite bombinette du genre spray et l’actionne sur la cage. Les deux serpents ne tardent pas à s’immobiliser. Alors, l’étrange visiteur soulève un coin du drap, au pied du lit, ouvre la cage, coule sa paluche dedans afin de cueillir l’un des reptiles et le glisse à l’intérieur de mon pucier. Il rajuste le drap, passe au second plumard et renouvelle l’opération. Sympa ! Je te parie tes génitoires contre mon stylo Bic que les deux serpenteaux appartiennent à une espèce venimeuse et que si je m’étais zoné avec un tel locataire, j’aurais pris le T.G.V. pour Nécropole City.
Une mort pareille, faut être viceloque !
N’écoutant que ma rogne, j’écarte davantage la porte et bondis sur le mec qui vient tout juste de se redresser. Il chope ma boule sur sa nuque et ça le plonge instantanément dans les extases. Le voici affalé en travers du plumard. Pour lui faire le bon poids, je le retourne et lui cloque au bouc un taquet haute fidélité qui le câble sur le néant. Son pif a explosé et sa figure fait maintenant songer, soit au drapeau japonais, soit à Mme Thatcher sur la chaise d’examen de son gynécologue.
N’ayant pas de liens à dispose (comme il n’existe pas de rideaux aux fenêtres, je ne peux en prélever les cordons), je le dépouille de son T-shirt, lacère celui-ci et en tire de quoi lui ligoter étroitement les poignets dans le dos. Cela fait, je me rinçotte enfin à la faible dégoulinette du lavabo et me refringue. Quand je pense que si la douche avait fonctionné normalement, je n’en serais pas sorti prématurément et donc n’aurais pas aperçu l’homme aux reptiles, j’en ai des fourmis dans la moelle pépinière.
Usant du verre à dents (oui : il y en a un !), je verse de la flotte sur la bouille de mon visiteur. C’est un procédé de réanimation simple, peu coûteux et infaillible.
Très vite, l’intrus soulève ses paupières et pose sur ma pomme un regard oblique, pareil à deux traits à l’encre de Chine (encre câline, encre d’amour).
— Je n’ai pas cogné trop fort ? lui demandé-je.
Il reste sans réaction.
— Vous parlez anglais ?
Mutisme.
J’avise un sac en plastique, près de la porte, qui, probable, lui a servi à transporter la cage des serpents. Je m’en empare et en coiffe l’homme jusqu’aux épaules.
— Je vais le fermer autour de votre cou, préviens-je. Si vous voulez que je vous en débarrasse, il faudra me le demander ; mais en anglais, car je ne parle pas votre langue. Et si vous ne parlez pas l’anglais, apprenez-le d’urgence.
La paroi du sac se gonfle et s’aplatit, comme la vessie d’un appareil respiratoire. Très rapidos, le gars étouffe. Il se trémousse, mais comme il a les bras entravés et que je suis assis sur ses maigres jambes, ça ne tire pas à conséquence.
Au bout de peu, il me demande de le délivrer. En indonésien pour commencer mais, comme je ne bronche pas, il se rabat sur le dialecte de William[8].
L’ayant contraint à avouer sa culture, je le dessaque. Son asiatisme prononcé l’empêche de rubiconder, toutefois il paraît sérieusement incommodé par ce début d’asphyxie. Quand sa respiration a retrouvé une vitesse de croisière qui le rend apte à une conversation, je lui pose différentes questions groupées qu’on pourrait résumer par : « Qui vous envoie et pourquoi veut-on absolument mettre fin à mes jours glorieux ? »
Là, mutisme. En anglais, certes, mais mutisme tout de même !
— Qu’à cela ne tienne, lui dis-je.
Et je déboutonne son falzoche, histoire de le dépiauter. Il porte un slip lamentable, de couleur jaunasse (par précaution) et plus troué qu’un ennemi d’AI Capone.
Il doit un moment se demander si j’entends le sodomiser, mais je m’empresse de le rassurer.
— Au dodo, l’ami !
Lors, j’ouvre le haut du lit et entreprends d’y loger ce vilain mecton. Mon flegme, mon esprit de décision, mon mutisme, lui en imposent.
— Non ! fait-il.
— Oh ! que si ! rétorqué-je.
— Je vais parler ! il promet.
— Alors vite ! je lui fais.
— J’appartiens au Suey Sing Tong ! il révèle.
— Ça consiste en quoi ? avouéjemonignorancé-je.
— Une société secrète chinoise, explique-t-il.
— Mais vous n’êtes pas chinois ? m’étonné-je.
— Je travaille tout de même pour le Suey Sing Tong, qu’il insiste.
— Et alors ? l’incitéjapoursuivré-je.
— Le Suey Sing Tong a décidé de vous mettre à mort, fait le salopard.
— Pourquoi ? incompréhensé-je.
— Il a ses raisons, analyse le coquin. Et je ne les connais pas.
— Comment m’avez-vous trouvé ? curieusé-je.
— Le Suey Sing Tong savait que vous alliez arriver ici et vous y avez été attendu, m’élucidelemystère-t-il.
— Vous vous étiez préparé avec vos gentils serpents ? crois-je opportun de plaisanter.
— En effet, reconnaît ce démoniaque personnage.
— Vous étiez combien à m’attendre ? m’enquiers-je.
— Je l’ignore, j’ai été prévenu que vous arriviez à l’hôtel Pôv Kong et que je devais agir immédiatement, explique-t-il.
— Quel est votre nom ? lui demandé-je-t-il.
— E’ Loi, briève l’homme.
— Adresse ? jeté-je.
— Marché aux Oiseaux de Kelbo Salo, me renseigne-t-il.
Moi, ça commence à me faire frissonner des claouis, cette historiette. Les sociétés secrètes chinoises, merci bien : j’en ai entendu causer ; paraît qu’avec elles sur le paletot, t’as peu de chance de vivre aussi vieux que le Mikado (d’anniversaire). Sachant que mon arête de mort est signée, je peux réciter mon acte de contradiction (ou de construction).
Mais enfin, pour l’instant, je suis toujours sur mes pattes de derrière, hein ? Et c’est primordial.
— Je vais délier vos poignets et vous récupérerez vos serpents, l’ami, enjoins-je.
Je lui montre la cage.
Ses liens de fortune tombent. Avec précaution, il rabat le drap et la couvrante du plumard. Le reptile brun commence à s’agiter. L’homme avance sa main droite toujours gantée et le cueille derrière la tête. V’là le serpentin qui fouette l’avant-bras du gus avec sa queue. Tenant l’horrible bête à bout de bras, il l’approche de la cage ouverte mais, pile au moment de l’y couler, il a une volte brutale et me propulse le serpent à travers la gueule. L’Antonio, tu le sais par cœur, non ? Tu parles que cette feinte à Jules, je m’en gaffais gros comme ta connerie.
Pile qu’il a son geste homicide, je bondis de côté. Le conseiller privé de la mère Eve frappe le mur et tombe au sol. Double bond sanantoniesque : à droite pour mettre un coup de talon sur la tronche du reptile, puis à gauche pour filer mon poing dans la mâchoire à E’ Loi. Les deux sont groggy. J’achève le petit serpent avec une rage décuplée par la trouille. N’ensuite, j’ouvre avec précaution le deuxième plumard et j’y fourre mon petit dresseur inanimé. Cela perpétré, je le borde avec précaution, place l’unique chaise face au lit et attends.
Les k.-o. ne sont jamais longs, ou alors ils débouchent sur la méchante commotion cérébrale, mais ce n’est pas le cas précisément.
Le zigoto bat des ramasse-miettes. Il mate le plaftard, puis son regard panoramique jusqu’à moi. Je lui adresse un bon sourire.
— Remettez-vous, E’ Loi, vous avez tout votre temps, lui dis-je gentiment.
Sa pensarde envapée se rebranche sur le groupe électrogène de secours. Ses idées repartent doucettement. Et puis il réalise enfin où il se trouve et a un sursaut terrifiant. L’homme bondit hors du lit. Ce faisant, il entraîne avec soi le deuxième serpent qui vient de planter ses chailles dans le mollet maigrichon du bonhomme.
Il s’aperçoit du cadeau et alors, c’est l’épouvante glacée, le renoncement éperdu. E’ Loi sait qu’il est déjà rectifié. Il reste debout entre les deux plumards, les yeux exorbités sur cette espèce de lanière sombre accrochée à sa jambe. Puis ses lèvres se retroussent, son regard s’éteint, il glisse lentement le long de lui-même et meurt sur le tapis de raphia.
L’esprit d’E’ Loi vient de s’envoler !