LES COLLES DES FEMMES

Là-bas, dans la doulce France, une sonnerie de téléphone retentit. Elle produit un bruit de vieux réveille-mâtin[16] ou d’alarme de petite gare provinciale annonçant l’arrivée d’un prochain convoi (qu’on voit).

Alors que je vais renoncer et exécuter ce geste tragique et définitif consistant à reposer le combiné sur ses fourches caudines : clic ! on décroche.

Une bouche, de toute évidence emplie d’aliments brûlants, articule une phrase que seul un initié, comprenant parfaitement le béruréen moderne peut saisir. Ladite est :

— Chié, bordel, on peut plus bouffer ses tripes peinards, non d’ Dieu d’merde ! Et l’aut’ grosse vachasse qui continue d’goinfrer ; tu croives qu’é r’muererait son cul, la salope pou’v’nir répond’, charognerie vivante ! Non, faut qu’ maâme se piffre comme une gorette. Berthe, j’t’ tiens à l’œil, ça fait déjà deux fois qu’ tu t’ayes resservie ; si j’t’voye en reprend’ encore, c’est ma main su’ la gueule. Allô ! Allô ?

— Toujours aussi sublime dans tes tirades, Gros, apprécié-je. Un talent comme le tien ferait le bonheur du Théâtre français.

Le ton change, l’intelligibilité s’opère car il vient d’avaler son chargement de tripes d’une glottée de boa. Le roi boa !

— Mince, c’est toi, l’grand ! J’ai trouvé ton message dont tu m’avais laissé su’ mon répondreur ; j’en ai eu les larmes aux cieux. T’es rentré de Donésie ?

— Pas encore.

— Et on peut causer d’si loin ?

— J’parle fort !

— Faut qu’j’pousse ma sono, moi z’aussi ?

— Non, c’est parfait.

— Ton mâchuré est toujours av’c toi ?

— Il a disparu.

— Bon débarras !

— Ne parle pas comme ça, Gros : je crains pour sa vie.

— Pas moi !

Il est des haines irréductibles et le mieux est d’éluder la question.

— J’ai besoin de toi, Gros.

— J’arrive ! Y a un train à quelle heure ?

— Non, c’est de Paris que tu peux m’aider.

— Bon, tant pis, j’s’rais bien été te filer un coup d’paluche dans ton coinceteau perdu. J’sus pas un ses-dents-en-terre, moi. La bougeotte m’empare au bout d’quéqu’ mois de Franchouille. Berthe ! J’te guigne, t’sais ! Tu viens de reprendre une cuillérerée d’tripes, espèce d’pute ! Si la converse avec Sana dure cinq minutes, j’fais ballon de rab, moi, c’est couru ! Comment t’est-ce tu peux engranger c’te bouffaille, saucisse ! Ell’ va me balancer des louises tout’ la noye ! Et des pas sympas, j’prévois. Ecoute, grand, dis-moi vite et rapid’ment ce dont tu veux, biscotte j’ai un problo grave avec ma Baleine.

— Cela concerne Lassale-Lathuile, mec.

— Comme par hasard !

— J’aimerais que tu fasses quelques vérifications quant à son emploi du temps de la semaine dernière.

— C’est fait.

Il me scie, le Mammouth.

— Comment cela, Tarte molle ?

— Tu croives qu’j’reste les deux pets dans l’même sabot, hé, Lajoie ? Que sitôt vot’ départ, toi et ton nègre de merde, j’ai voulu n’avoir l’cœur net de ces bracadabrances. Alors j’m’aye att’lé à la tâche, sans en causer au Vieux ni à qui que ce soit.

— Et alors ?

— C’est longuet, t’n’voudrais pas m’rappeler plus tard, j’sus en brise bise av’c ma morue, dont si je régu’ pas c’t’affaire tout d’sute, j’vais être fait aux pattes pour une question importante.

— Ecoute, Gros, laisse-la finir les tripes, tu iras en bouffer à mes frais chez le père Finfin, je passerai payer en rentrant ; mais ça urge et je me trouve à des milliers de bornes de Paris. Alors, accouche !

Dompté, le fauve des bistrots rengracie.

— Tu sais, Finfin n’fait pas des tripes tous les jours, j’croive même qu’il les affiche s’l’ment l’vendredi parce que c’est jour maigre ; mais enfin, bon : je prendrai des andouillettes. Alors voilà.


Il parle.

J’écoute.

Et quand il se tait, moi je mouille. Tu ne veux pas me croire ? Tiens, goûte !


L’étrave du ferry fend les eaux d’un bleu profond du Pacifique. Accoudé au bastingage, près de Mme Mombauc-Surtabe, je suis distraitement le mouvement des vagues se courant après dans la somptueuse lumière du soleil sans jamais se rattraper. Je pense. A ce que m’a appris Béru. A mes trouvailles du temple. A la disparition de mon pauvre Jérémie… Et puis un hymne de reconnaissance retentit dans mon cœur, en l’honneur de notre ambassadeur, cet être d’élite, si efficace, si chaleureux et si discret aussi.

Il ne m’a pas questionné. Et comme je n’avais pas envie de parler, je ne lui ai rien dit. Ce qui est fou de ma part car, si le Suey Sing Tong me carbonise dans les heures qui viennent, la vérité sera à tout jamais ignorée des autorités et aussi de toi qui, pourtant, as payé ce book ! Mais un certain fétichisme m’a incité à me taire. La démarche mentale est la suivante : « Détenteur d’un secret carabiné, je n’ai pas le droit de mourir avec. Donc, il faut que je vive pour le préserver. Tu piges ? » On est mal fagotés du bulbe, les hommes. On se complique tout : la vie, la mort, l’amour.

— Comme vous semblez loin, commissaire ! remarque ma charmante voisine de coude.

Je réagis, lui souris. Elle est radieuse, pétillante. Beau produit de notre terroir ! Cette nuit, Victor l’a limée à mort et les plaintes que lui arrachait l’amour ressemblaient à de la musique sensorielle : celle qui te file le tricotin pour plusieurs jours. J’ai mal dormi avec mon mât de misère dressé sous ma roupane. De l’avoir près de moi, maintenant, continue de m’astiquer le mandrin.

C’est pas une ravelure, la mère ! Putain, ce châssis ! Je la clouerais bien au sommier de tortures, seulement j’ai trop le sens de l’honneur et, plus fort encore, celui de la reconnaissance. Tu me vois calcer cette superbe, alors qu’elle agrémente les nuits de Son Excellence ! Mais j’oserais pas me regarder dans une glace et je devrais me raser devant une brosse à cheveux.

— Je récapitule les données de ma petite affaire, réponds-je.

Elle est un peu au courant car, la veille au soir, je l’ai expédiée discrètement à l’hôtel des Lassale-Lathuile pour mater leur comportement ; seulement ils n’y étaient plus, ayant paraît-il reçu de mauvaises nouvelles qui les contraignirent de quitter Kelbo Salo tôt le matin, bien avant les funestes cérémonies !

Devant nous, au loin, des falaises couronnées de palmiers. Bali ! Nous approchons. L’air a une douceur de chatte bien entretenue : on le lécherait s’il avait davantage de consistance.

— Il doit être merveilleux de venir ici en voyage d’amour, fais-je, la voix ailleurs. J’éprouve de la honte à y aborder en fuyard, simplement pour y prendre un avion, le plus discrètement possible.

Sa main rampe sur la rambarde vernie jusqu’à la mienne et s’en saisit.

— Vous y reviendrez plus tard, essaie-t-elle de me consoler.

Elle ajoute :

— D’ailleurs, votre vol pour Singapour n’est programmé que pour demain soir…

La phrase est sibylline et les points suspensifs qui la terminent ouvrent la porte des rêves troubles.

« Tiens-toi à la rampe, Tonio ! Ne succombe pas comme un pleutre à la sordide tentation. »

J’imite un éternuement pour avoir prétexte à récupérer ma pogne.


Le Bali Verne Palace est bâti en bordure de mer. Caserne de luxe composée de multiples bâtiments. Flore tropicale. Piscine immense (la plus grande d’Asie, prétend le dépliant). Quatre restaurants, dont un presque valable. Night-club, tennis, galerie marchande… Le luxe tel que l’imagine le directeur d’une maison de commerce de Pithiviers ou de Vaison-la-Romaine.

Tout comme au Hilton de Djakarta, un orchestre (si j’ose appeler ainsi les cacophoniques’ brothers en exercice devant leurs cloches et leurs courgettes évidées) sévit dans l’immense hall d’entrée. Cette musique te porte aux nerfs et aux tympans. T’as envie, soit de te sauver, soit de virguler des baquets d’eau bouillante dans la frite des musicos à tronches musée-grévines.

— Faites-vous discret, recommande Ninette, je m’occupe d’annoncer notre venue.

Sachant qu’elle a raison, je vais me dissimuler dans un renfoncement où se tient la boutique du photographe de l’hôtel. Minuscule : six mètres carrés à tout caser. Des rayonnages en croisillons où sont accumoncelées les pellicules vierges. Une banque de rotin avec un Chinois derrière qui tient le commerce. A l’extérieur, l’est un panneau amovible, qu’il rentre à la fermeture de son échoppe, sur lequel se trouvent punaisées des photos des clients en train de prendre leur gros panard au Bali Verne Palace. T’as les naïades irisées de la piscaille, les bâfreurs du restau indonésien, portant une orchidée sur l’oreille et les nichons d’une « hôtesse » sur l’épaule. T’as les cracks de la raquette en train de smasher (sur les pieds) et puis t’as les drilles très joyces de la boîte de nuit, avec des serpentins autour du cou. En attendant le retour de la chère médème Mombauc-Surtabe, je suis les gestes harmonieux de la mignonne petite vendeuse occupée à changer les photos, car le clille est de passage, il ne sédente jamais longtemps et faut toujours amorcer les nouveaux.

Elle a un choucard pétrousquin, Fleur de Rizière, mais pas de seins. Ici, les dames ignorent ce que c’est. N’empêche que ses mignonnes noix me font imaginer quelle magnifique gaine elles deviendraient pour Mister Popol.

La voilà qui placarde une danseuse balinaise au charbon sur la scène du night. En couleur. Fardée poupée, avec de grands yeux cons et une bouche surdimensionnée. Et puis la salle qui l’applaudit, sur une deuxième image. Je frime, désabusé, ces têtes d’hilares, qu’un rien enchante. Ces abrutis congénitaux, toujours prêts à photographier une langouste ou à se croire élus des fées parce qu’on leur a mis un petit chapeau pointu sur la tronche !

Et là, oui, exactement à ce point précis de ma délectation lugubre (le morose étant dépassé), ma compagne vient me récupérer.

— Voilà qui est fait, dit-elle, mais hélas l’hôtel est archicomble et je n’ai pu obtenir de chambre pour vous : nous devrons bivouaquer dans la mienne ; à la guerre comme à la guerre !

Elle réussit à garder son sérieux en me balançant cette jolie fable. Moi, je commence à sentir fléchir mon fameux sens de l’honneur. Une nuit en tête à tête avec Minette, ça risque de m’ébrécher la conscience. Faudra que je me réserve à outrance, que je cède du terrain pied à pied (c’est le cas d’y dire). Si c’est la grosse troussée qu’elle subodore, l’attachée au culturel, zob ! Une petite minette frileuse, je ne dis pas, histoire de lui calmer les sensibilités, et avec peut-être deux doigts frétillants, par politesse, avec, le cas échéant, un troisième dans l’œil de bronze, manière de la suractiver, mais basta !

Le bagagiste en costar national attend avec son chariot portant la valoche de ma gente compatriote. Je la suis. Fais deux pas, peut-être trois ? Oui, à la réflexion j’en fais trois.

Et il m’arrive un drôle de cracziboum dans la théière, comme si je venais de me faire écumer le cervelet à la crosse de Colt.

Je rebrousse chemin et fonce vers la jeune Asiatique au petit cul délicieux. M’incline sur la photo représentant le public du nitclub (c’est commak que les ricains écrivent le mot).

Tu sais quoi ? Ah ! mamma mia, quelle émotion. Quelle surprise (en anglais : surprise) ! Dans l’angle du haut, qu’aspers-je ? Le couple Lassale-Lathuile devant une boutanche de roteux. Lui a la main sur le dossier de sa compagne et, du bout des doigts, lui glandille la glandaille. L’air éméché, coquinet tout plein, Lucien. En pleine java, si je puis parler ainsi à Bali.

La commotion, non ? Ça décoiffe, une découverte de ce troisième type. Mais tout cela n’est rien. Si t’écartes en grand tes vasistas, Stanislas, tu peux découvrir, en fond presque perdu (mais pas pour tout le monde), une tache noire à l’intérieur de laquelle se trouvent trois minuscules taches blanches. En la matant avec ton cœur ou alors avec une forte loupe, tu reconnais M. Blanc. Je répète : tu reconnais M. Blanc !

C’est pas mi-ra-cu-leux (mire-rat-cul-œufs), ça ? Enfin merde ! t’en lis beaucoup des polars où les coups de bite et de théâtre sont à ce point nourris ? Avec le prix de ce book, Melbrook, t’aurais même pas de quoi t’acheter dix grammes de caviar ! Et qu’est-ce que tu foutrais de dix grammes de caviar sur un toast, hmm ? Tu pourrais revendre dix grammes de caviar après usage, comme tu vas revendre cet ouvrage à ton bouquiniste ? Fume !

Je prodigue trop, moi. Je gaspille. Mes confrères me font la gueule comme quoi je gâche le métier. J’en donne trop pour l’argent. J’ai déjà eu des rappels à l’ordre de mon syndicat. Il me somme de faire moins long. Je casse la cabane en produisant des œuvres du jour, garanties pur fruit, de trois cent mille signes et davantage ! Ça s’est jamais vu, un phénomène de cette ampleur. Ponton du Sérail, il tirait à la ligne, lui. Genre :

« — Oh ! »

« — Quoi ? »

« — C’est vous ? »

« — Moi, qui ? »

« — Vous, vous ! »

« — Oui, c’est moi, moi ! »

« — Non ! »

« — Si ! »

« — Parole ? »

« — Parole ! »

Des kilos, qu’il en déchargeait sur le quai de la gare. Le héros, pour entrer dans la chambre de la dame, lui fallait seize pages, et cinquante de mieux pour la baiser. Et encore, à mots et à bite couverts ! Tandis que l’Antonio, je te vous demande pardon, la carne est livrée en temps et en or. C’est pas de la ponte dévaluée. La triche, connais pas ! Tout en noyer massif ! Les autres s’en sortent plus, tu penses ! Juste avec leur petite vie racornie à bonnir ! Eux et moi, c’est l’eau d’une pissotière comparée à celle du Rhône !

Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ? J’en rajoute ? Je biche la big tronche ? Peau d’hareng, tu sais bien que je plaisante. Si j’étais ce que je dis, j’aurais mon fauteuil quai Conti, mon couvert chez Drouant, mon billet pour Stockholm et une minerve pour pouvoir me tenir droit avec décorations, le 14 of july.

— Ces photographies sont à vendre, Miss ? je demande à Mam’zelle Safran.

— On doit les commander et vous les aurez demain matin.

Je dépunaise celle qui m’intéresse et lui mets un bif de 10 dollars dans la main.

— Je n’ai pas le temps d’attendre, mon petit cœur, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais un torrent en crue !

— Qu’arrive-t-il ? questionne Mme Mombauc-Surtabe ? en reprenant sa marche. Vous paraissez complètement surexcité.

— Je le suis.

Elle murmure, se causant familièrement à elle-même, car c’est une personne spontanée qui ne prend pas de gants pour se l’envoyer dire :

— J’adore les hommes surexcités.


Sa chambre est agréable. Une loggia pour le pucier, avec, sous l’escalier qui y grimpe, un bar et un réfrigérateur. Le salon est élégant, faut reconnaître ; y a même la télé, c’est-à-dire, en ce qui concerne l’Indonésie, qu’il y a un poste avec un tube catholique et tout une bordellerie de bistougnets derrière. Mais sur l’écran, tout ce que t’as droit, c’est à la vie édifiante du président Suharto, à ses pompes, à ses zœuvres, et surtout à son armée.

— Je vais pouvoir coucher sur ce canapé si confortable ! préviens-je.

Ninette ne répond rien.

— Me rendriez-vous un petit service, douce amie d’aventures ?

— Je n’espère que cela !

Je dépose la photo sur une table, en pleine lumière. Mon extraordinaire médius (beaucoup de femmes te le confirmeront) désigne le couple.

— Ici, les gens que je file.

De l’index, plus sérieux, presque bien élevé, je montre la petite tache noire aux trois points blancs.

— Et là, mon collaborateur disparu.

— Il est seul et n’a rien d’un homme traqué, observe-t-elle.

— Je crois comprendre ce qui s’est passé, rouledémécaniqué-je. La chose que j’ai à implorer de votre gentillesse, madame Mombauc-Surtabe…

— Appelez-moi Henriette.

— Oh ! voui ! Donc, lumineuse Henriette, ce que j’attends de vous c’est que vous vous informiez auprès du personnel à propos de ces trois personnes. Depuis quand sont-elles arrivées ? Le numéro de chambre, tout bien. Bref, réunissez le maximum de renseignements avec le maximum de discrétion.

— J’y vais.

Elle glisse le cliché dans son sac et, se ravisant, murmure :

— En échange, vous pourriez défaire ma valise, je déteste cette corvée.

— Pour moi, ce sera le bonheur, assuré-je.

Qu’après tout, hein, l’honneur ne se situe pas au-dessous de la ceinture, et si vraiment cette pécore a envie de me débigorner la membrane, faut pas être plus catholique que le pape !


Si elle voulait me laisser palper ses dessous pour attiser mes sens, c’est gagné ! Ma doué, cette panoplie de courtisane ! Il ne doit pas se cailler la laitance, Victor, avec une attachée culturelle aussi minutieusement attifée (attifée, toi que voilà, pleurant sans cesse…).

Le choc me vient d’un porte-jarretelles blanc. Contraire-ment à ce que s’imaginent d’aucuns (voire d’aucunes), les porte-jarretelles blancs sont very plus exitinges que les noirs. Ensuite, des bas fumés avec un semis de menues fleurettes roses le long de Jean Lacouture. Les soutien-loloches hautement frivoles, ne sont pas dégueulasses non plus (ou plutôt si : ils le sont en plein !). Mais le top est constitué par une armada de slips qui arrêteraient net le hoquet (sur gazon) d’un moribond. Il y en a des black, des white, des fumés, des bleu pâle, des rouge vif ; des moins grands que la main, des fendus (pour celles qu’ont de l’entregent et de l’entrejambe), des qu’existent à peine tant tellement ils sont arachnéens. Rien que de palper ça, tu chopes une godanche déferlante. Ça te typhone les bourses au plus profond du linge. T’as l’œil de bronze qui en cligne des paupières, Pierre.

Lorsque la môme se repointe, je marche au pas de ma mère l’oie dans le salon. Salingue à outrance, son premier regard est pour la périphérie de mon kangourou. Gagné ! Elle a retapissé l’effervescence ; le monstre branle-moi le combat à bord de mon kangourou. Ça lui promet une nuit d’ivresse, Henriette. Elle ne sera pas en rade de radada. Mais ces garces, tu les connais, hein ? Le coup de saveur était si rapide qu’il faut mon œil à moi pour le repérer.

— J’ai vos renseignements, commissaire.

Elle me tend un feuillet de bloc à en-tête du Bali Verne Palace. Je lis :

Jérémie Blanc, appartement Orchidée 8 ; M. et Mme Lassale-Lathuile, appartement Azalée 17.

— Vous êtes un archange, Henriette, complimenté-je.

Elle sourit.

— A propos de mot, dit-elle, Son Excellence m’en a remis un pour vous avant de me quitter.

Elle fouille dans son réticule (comme on écrit puis quand on veut éviter la répétition du mot sac à main) et y prend une carte de visite sous enveloppe cachetée. Je dépucelle cette dernière et prends connaissance du message.

Victor Edmond Delagrosse

Ambassadeur de France à Djakarta

est convaincu que le charmant cicérone du commissaire San-Antonio ne laissera pas celui-ci indifférent. Il invite cordialement le commissaire à ne pas laisser échapper cette affaire qu’il n’hésite pas à qualifier de sensationnelle.

J’éclate d’un rire bordé de reconnaissance. Ah ! le cher homme. Ah ! le bel esprit malicieux. Ah ! comme il est beau de faire preuve d’une telle générosité. Que de délicatesse ! Que de perspicacité ! Comme un tel message révèle bien la connaissance de l’humain dont fait montre notre représentant en Indonésie. Il va falloir le rapatrier d’urgence, ce diplomate si diplomate et si avisé. Le garder au Quai d’Orsay, pas qu’il risque de choper une vérolerie dans les forêts et les chattes tropicales ! Le bel et sublime ami que j’ai trouvé sur cet archipel de merde ! Il faudra que je l’invite à la maison. M’man lui confectionnera sa blanquette des grandes liesses. Il boira mon Yquem vénéré. Je lui montrerai le beau cul noir et frisé de Maria, mon irremplaçable ancillaire. Pour un peu, je baiserais cette carte de visite, comme Roxane la lettre de Cyrano qu’elle croyait écrite par ce grand con dont j’ai oublié le blaze, mais tant mieux !

— Vous paraissez bien réjoui ? fait Henriette Mombauc-Surtabe.

— Je le suis. Delagrosse est un être exquis, assuré-je.

J’enfouille le poulet et vais m’asseoir devant l’appareil téléphonique pour y composer le numéro interne de la chambre Orchidée 8.

On ne répond pas.

Je sonne, tout de suite after, apparte Azalée 17 ; sans plus de succès.

Ces messieurs et cette dame sont sortis. Ce qui s’est produit, Ali, je le subochodonosore dans les grandes lignes. Après le meurtre du sultan, M. Blanc, par un con court de circonstances heureux, a aperçu Lassale-Lathuile et s’est mis à le filocher. L’autre a dû foncer sur Bali et mon Noir bien-aimé est parvenu à le courser jusque-là je ne sais trop comment. Ne sachant où me joindre, il n’a pas eu le loisir de m’avertir. Et maintenant qu’il est à pied d’œuvre, Jérémie, flic émérite, continue stoïquement notre enquête. Seul ! Chapeau bas ! C’est un vrai pro !

La seule chose cohérente que je puisse faire pour l’instant, c’est de m’en payer une tranche avec robinet en attendant le retour du trio. T’avoueras que le hasard est grand, qui m’a conduit dans cet hôtel. Car enfin il n’existe pas que le Bali Verne Palace sur cette île légendaire.

— Vous n’avez pas faim, commissaire ? demande Henriette.

— Si, dis-je : de vous.

Alors, elle dresse le couvert.


Je la commence par la « tulipe batave », une nouveauté que j’ai inscrite à mon menu tout récemment. J’ai donné ce nom à cette prestation l’ayant expérimentée pour la première fois avec une petite touriste hollandaise prise en stop boulevard Saint-Michel. Elle voulait se rendre dans le Midi. Je lui promis de lui faire faire un bout de chemin et l’invitai à descendre sa culotte pour commencer, sans avoir besoin de beaucoup d’arguments.

Nous nous trouvions coincés dans un flot de chignoles par un heureux accident de la circulante. Ayant déslipé la donzelle, je trompai le temps en lui chatoyant la marguerite. Puis, comme elle avait le frifri extraclean, malgré un sac à dos qui ne laissait rien présager de tel, j’inventai une position ignorée du public jusqu’à ce jour, grâce à laquelle je pouvais demeurer à mon volant et lui entonner la tyrolienne clodoaldienne sans pour autant nous offrir, elle et moi, en libidineuse attraction. La figure hasardeuse fut possible grâce à la mobilité du siège passager, réglable dans trois directions, et au large accoudoir de ma Maserati. La chère Néerlandaise connut un moment d’exception, qui me fut confirmé par le geste d’un clodo piqué au bord du trottoir, lequel me brandisit un pouce enthousiaste.

Après cette séance mémorable, je respectai ma promesse de rapprocher la Batave de la Côte d’Azur en la déposant Porte d’Italie. Dans le fauteuil où je me tiens, je reconstitue l’exploit du boulevard Saint-Michel ; et tu vois si la recette est exquise : Mme Mombauc-Surtabe, ravie, crie sa joie à tout Bali comme un coq survolté par l’aurore.

L’exquise attachée culturelle me prouve sa reconnaissance en me chevauchant en amazone. Délicatesse extrême. L’instant est d’une grande intensité. Je la laisse folâtrer du fion sur le nez de Pinocchio (qui n’a pas besoin que je dise des mensonges pour croître et embellir).

Par la baie donnant sur le jardin privé, je contemple la sublime flore de ce lieu enchanteur, ce qui ajoute encore à mon plaisir. Quand on est un véritable artiste, on fait mouillante de tout.

Et brusquement (comme je me plais souvent à adverber), mon envol superbe de martinet gavé d’azur a des ratés.

J’avise un spectacle singulier : celui de deux hommes en blouse blanche coltinant une civière. Ils empruntent le jardin pour ne pas être trop remarqués. Les hôteliers sont des gens pudiques qui cachent la maladie et la mort de leurs clients comme un chien les os qu’il entend consommer plus tard.

Les brancardiers rasent les murs et marchent sur les pelouses bien ratissées. L’homme qu’ils coltinent a un bras qui pend du brancard. Or ce bras est noir !

Mon sang n’écoutant que mon courage à deux mains, ne fait qu’un tour. Je largue ma frénétique Henriette pour sauter par la baie dans le jardin et courir jusqu’aux infirmiers, tout en refoulant Coquette dans ses appartements. Ma survenance les contriste et ils pressent le pas. Mais leur lourde charge ne s’accommode pas d’une course à pied. En huit enjambées grand format je les ai rejoints, ce qui me permet de découvrir ce à quoi je m’attendais : Jérémie !

Il gît sur le brancard, pâle sous sa négritude. Le regard clos, la bouche ouverte.

— Il est mort ? demandé-je à ses porteurs.

— Pas encore, me répondent-ils avec optimisme.

— Que lui est-il arrivé ?

— Probablement une crise cardiaque, émet le brancardier de tête.

Je coule d’autorité ma main sur la poitrine de M. Blanc. Le cœur bat, très lentement et de façon irrégulière.

— Il y a un hôpital ici ?

— A Denpasar.

J’imagine l’hosto en question ! Les hauts lieux touristiques sont rarement équipés médicalement. On y embellit les vacances sans se préoccuper de la mort. Les gens s’y pressent pour le plaisir, non pour la souffrance, et quand, d’aventure, un quidam gît sur le carreau, c’est tant pis pour sa pomme ! Malheur à ceux qui restent en route !

— Vous êtes docteur ? demande le brancardier de queue.

— En lettres.

Ça leur suffit pour me plonger dans l’océan de leur mépris et ils poursuivent leur chemin.

Quand je reviens à la chambre, Ninette est en train de s’oindre le mollusque farceur à la pâmade de phalanges. Très ravissant spectacle, toujours émouvant mais que, vu les circonstances, je n’ai guère le cœur à apprécier. Sitôt qu’elle s’est exorcisé l’intime, je la rencarde à propos du drame et lui demande de foncer à l’hosto pour qu’on tente l’impossible sur Jérémie. Qu’elle excipe de ses fonctions diplomatiques afin de veiller au salut (s’il est possible) d’un ressortissant français.

Une jouisseuse, certes, Ninette, mais néanmoins une femme d’action ! La voilà reculottée, jupabaissée, déterminée ! Elle part pour la croisade de la dernière chance.

Et moi, pauvre créature démunie, flic à la con, paumé dans les méandres d’une sinistre aventure, je cache mon visage dans mes mains implorantes en réclamant au Seigneur le salut de mon pote. Je porte la complète responsabilité de ce qui lui arrive, l’ayant entraîné à la légère dans ces contrées néfastes, lui, un père de famille nombreuse ! Lui, l’époux d’une femme admirable ! Il n’est pas possible que le Suey Sing Tong l’ait fabriqué ! Non, non ! Je regimbe !

Et pour commencer, j’appelle Paris afin de fournir au Dabe un rapport circonstancié des événements. La vérité vraie doit être connue ! Toute la vérité ! Je ne puis emporter ce secret dans la tombe.

Загрузка...