« La preuve que tout cela a bien existé, me dis-je, c’est que Félicie a eu un rêve prémonitoire !
La sérénité apparente des lieux, loin d’accroître mon doute, le dissipe, ce qui est absurde ; mais l’absurdité est presque un langage chez moi. J’avance dans ma tête comme un campeur qui marche dans son sac de couchage : par petits bonds.
Je regarde la chambre coquette, confortable, presque luxueuse.
« Sana, mon chérubin, cette nuit, une dame assassinée gisait en travers de ce lit, les jambes pendantes. Une balle avait déchiqueté son cœur exquis, lequel battait un peu pour toi. J’ai emporté de son sang sur ma tempe. Je l’ai frotté avec un gant de toilette trempé d’eau froide et ce gant se trouve chez moi, portant encore les traces de l’opération. Si je le confie à un laboratoire d’analyses, il découvrira que le sang appartient au même groupe que celui de Marie-Maud. Je suis sain de corps et d’esprit. Je n’avais pas bu et mon rêve concernant le morpion Arsène n’est qu’un bout de cauchemar que la sinistre réalité a immédiatement dissipé.
Alors, moi, commissaire Tantonio, as de la Rousse, de réputation au moins nationale, je raisonne. Je me dis, sans barguigner (car il est toujours malaisé de se parler en barguinant) : « Tu veux faire disparaître un cadavre ensanglanté d’une chambre sans laisser de trace, que fais-tu ? » Réponse de l’interpellé : « Je le roule dans le tapis, comme cela s’est fait dans mille neuf cent soixante-dix-neuf films parce qu’il n’y a rien d’autre à faire.
« Et ensuite ? » insiste le commissaire de ses fesses.
« Ensuite, dit l’interpellé, j’emporte toute la literie, le lit compris ! » « Est-ce tout ? » que fait chier cet obstiné poulet de ses grosses deux. » « Que nenni : je change aussi les rideaux de la fenêtre ! » « Parfait. » Cette fois c’est l’interpellé qui s’adresse au commissaire si tant réputé que les culottes sont détrempées sitôt qu’il surgit : « Commissaire très illustre, lorsqu’on a apporté tant de modifications à une chambre, cela doit bien être perceptible par un quidam qui y a pris du bon temps durant plusieurs heures ? » « Si fait », ne peut pas manquer d’admettre le fameux flic. « Alors, perdreau débile et vaniteux, concentre tes souvenirs, puisque c’est toi, le forniqueur abject qui est venu tremper le biscuit céans. Regarde et compare ce qui est avec ce qui fut ! »
« Là, le commissaire, ainsi pris aux parties, s’abîme dans le cloaque de sa mémoire visuelle. Dure expérience ! Car enfin, quand tu viens nuitamment chez une dame pour livrer de l’extase au forfait, orgasme compris, queue en main, que cette femme en pleine lubrification t’attend derrière sa porte, si peu vêtue qu’il suffit d’éternuer pour la débarrasser de ses ultimes pelures, que tu l’étreins à t’en disjoncter les omoplates, lui bouffes la gueule jusqu’à la glotte et lui glisses déjà coquette dans la touffe, tu n’es plus très apte à dresser l’état des lieux de sa chambre qu’éclaire chichement une lampe d’opaline à lumière rose ! »
— Bon, on se casse, moui ou merde ? grommeluche Bérurier, j’ai les chailles et tes conneries commencent à m’cavaler su’ la prostate !
— Casse-toi, Plein de cul ! je rebuffe, d’une voix zombiesque.
— Biscotte, ta pomme, tu restes encore ? T’attends quoi ? L’ retour du cadav’ ?
— Je t’en supplie, sois ailleurs, l’exhorté-je : je pense !
— Il pense ! rigole ce cerveau en ruine, s’adressant à Jérémie.
— Tu ne peux pas comprendre, assure M. Blanc.
Sa Majesté met sa lèvre inférieure en guidon de course pour nous bien marquer son mépris.
— Bon, du temps que vous pensez, moi je vais couler un bronze, déclare-t-il en dégrafant son futal pour gagner la salle de bains. Je préfère l’action.
Et, sans la moindre gêne, il profite de notre intrusion chez Lassale-Lathuile pour utiliser ses gogues.
Jérémie dépose sa personne près de la mienne, sur le plumard.
— Je crois savoir ce que tu envisages, Big Chief ! murmure-t-il.
Et, comme je dresse un sourcil pour questionner, il murmure :
— Un déménagement, non ?
J’acquiesce.
« Pourquoi m’as-tu trahi, Lison ?
Tu vois : j’sus venu quand mêmeu ! » brame à tue-tête le déféqueur sur son trône.
Ne puis me retenir de sourire à tant de félicité purement organique. Vivre son corps est un bienfait du ciel.
— Tu penses qu’on a pu changer le lit, le tapis, les rideaux et, bien entendu, embarquer le cadavre ?
— Pourquoi pas ?
— Crois-tu qu’on ait pris un tel risque de nuit ? Voire au matin ? Ça fait du bruit, il faut une camionnette…
— Descends chez la concierge et demande-lui le nom et l’adresse de la personne qui fait le ménage ici.
Il se lève et sort sans bruit, avec une souplesse harmonieuse de panthère noire. Cher Jérémie ! Ma belle rencontre ! Si vibrant et pudique, si intelligent, si cultivé ! Un ancien balayeur !
A côté, le chieur Béru a provisoirement cessé de s’égosiller et n’émet plus que de brèves onomatopées dues à ses contractions abdominales.
« Les montants du lit étaient matelassés comme ceux-ci, songé-je, mais le matelassage était lisse et ne comportait pas de capitons en losanges.
Attends ! Est-ce que je me berlure ou pas ?
Je promène ma main sur la soie. Mon indécision est grande. J’ai eu un flash, mais déjà l’impression ressentie se dissipe. Je m’efforce de fixer le tapis. Celui-ci est blanc uni. L’autre ne tirait-il pas sur le rose ? A moins que cette coloration ne soit due à la fameuse lampe à la lumière adultérine ?
On roule le cadavre dans le tapis. On démonte le lit, on décroche les rideaux. On embarque le tout. L’escalier, le hall sonore. On ramène un autre tapis, un autre lit ! Non, il a raison, Blanc : ça ne joue pas ! On ne prend pas de pareils risques dans un immeuble cossu ! Et dans quel but, au fait ? Empêcher que ne soit connue et ne se propage la nouvelle de ce meurtre ?
« Que ne t’ai-jeu connue, au temps de ta jeunesseu
Dans un rêveu brûlant j’aurais pu t’emporrter », chante Béru, aux entrailles libérées, et donc disponible.
Je ne sais pas où il pêche ces chansonnettes, le versificateur d’élite. Ça doit remonter loin dans le patrimoine artistique de Saint-Locdu, son pays natal.
Il réapparaît en refermant l’encolure de sa braguette.
— Tu ne tires jamais la chasse après usage, Gros ? m’informé-je.
Il hausse les épaules et retourne accomplir la manœuvre omise en maugréant :
— Ces aristos qui pointillent sur tout, bordel ! Ah ! av’c eux, faut pas s’manquer, qu’aussitôt y vous reprendent ! Si y croivent qu’on en avait une, d’chasse, à la ferme ! Les chiches étaient dans une cabane au fond du jardin, et les noyes d’hiver, quand la cagate vous bichait, on bédolait dans des pots d’chamb’ !
Il revient, m’agresse délibérément :
— Faut p’t-êt’ que j’vais me laver les pognes pour êt’ conforme à Môssieur ?
— Je n’oserais jamais te demander un sacrifice aussi grand !
— C’t’encore heureux. Où est le négro ?
Là, je m’emporte, sans m’être empaqueté :
— Tu nous cours, avec ton racisme primaire ! Pour qui te prends-tu, Sac à graisse ? Jérémie est plus clair que toi car il se lave, lui. Le vrai nègre, c’est tézigue, cradingue comme une poubelle !
Interloqué, il cherche un trait. N’en trouve pas.
— Bon, d’accord : c’t’un blondinet, grince-t-il. Un sou neuf ! un Suédois ! N’en attendant, moi, je vais claper. Quand j’m’ai essoré la bosaille, n’aussitôt ensute, j’ai les crocs ! Si t’aurais b’soin d’moi pour élucider un aut’ cauch’mar, j’s’rai à la Maison Pébroquemuche en début d’aprème.
Il voudrait me gratifier d’un pet avant de partir, histoire de parapher sa rogne. Mais il a beau se pencher de côté et soulever la jambe droite, rien ne lui vient, pas même une obscure promesse, aussi est-ce un homme amoindri qui se retire.
Bon vent[2] !
Demeuré seul, je quitte la chambre afin de fouinasser dans l’appartement. Je me sais par cœur, aussi interprété-je mon obstination à m’attarder sur les lieux comme la marque de mon instinct flicard. Un confus quelque chose inidentifiable m’incite à occuper le terrain. Je visite tour à tour, le living, puis le bureau, l’autre chambre (dite d’amis) qui ne m’a pas l’air de servir beaucoup ; pour finir je me rends dans la cuisine. Tout est en ordre, impec. Pas le moindre ustensile qui traîne. Ça sent le spray citronné. Dans l’office se trouve une porte de service qui ne doit pas servir beaucoup car elle est blindée, munie de verrous et de serrures de sécurité dont les clés sont absentes. Sans doute débouche-t-elle sur un escalier réservé aux fournisseurs et au personnel de maison. Voilà que j’entreprends cette méchante lourde, tirant les verrous et m’expliquant avec les serrures. Je fais toucher les deux épaules à celle du haut et m’accroupis pour avoir une conversation sérieuse avec celle du bas.
C’est alors que je découvre un tout petit quelque chose, insignifiant en apparence, mais qui me perplexite à mort. Il s’agit d’un brin de laine blanche de trois ou quatre centimètres de long. Une aurore boréale se lève dans mon âme. Brin de laine égale tapis, non ? Et si les « déménageurs de la nuit » étaient passés par là ? L’escadrin doit déboucher sur la petite rue perpendiculaire au quai où leurs macabres manœuvres risquaient moins d’attirer l’attention.
J’achève de débonder et la porte s’ouvre. L’escadrin est en béton. Des appliques fonctionnelles l’éclairent lorsqu’on actionne la minuterie. Une rampe sommaire, en fer. Je dévale les deux étages. La porte du bas, vitrée dans sa partie supérieure, mais pourvue d’une forte grille est également fermée à clé. Inutile de fatiguer mon petit sésame sur elle, je constate qu’elle débouche sur le quai, à une vingtaine de mètres de la grande porte. Donc, le problo reste entier, concernant les risques de ce déménagement nocturne.
Vaguement dépité, je regagne le logis des Lassale-Lathuile. Jérémie est de retour et m’attend sagement dans une bergère du hall. Il s’est coiffé d’un écouteur de talkie-walkie qui aplatit sa tignasse crépue, et dodeline du chef au rythme de la musique. Rien de plus con à voir qu’un mec savourant des sons que tu ne perçois pas.
— C’est beau ? hurlé-je.
Il se dégage les éventails à bengalis.
— Michael Jackson ? je questionne en montrant son bousin.
— Non, la Messe en ré de Beethoven ! Superbe ! Il y a une profondeur, là-dedans, qui me noue les tripes.
Il replie gentiment son petit matériel de mélomane.
— Tu as eu les renseignements que je voulais ? lui demandé-je.
— Oui, et davantage encore.
Je me laisse tomber à son côté. C’est curieux que nous soyons là, tous deux, assis dans l’entrée de ce logement, comme chez un médecin, à attendre notre tour.
— C’est la concierge qui assure le ménage, et c’est elle que tu as eue au téléphone, ce matin. Lorsqu’elle est montée, Mme Lassale-Lathuile n’était plus ici. Elle devait rejoindre son mari et partir avec lui pour l’Indonésie. Tout était prévu. Ses bagages se trouvaient déjà à la consigne de l’aéroport où il les avait emmenés, trois jours plus tôt, en allant prendre l’avion pour la province. Il avait ce petit voyage à faire avant d’entreprendre le grand. J’ai interrogé la gardienne à propos du couple. Il semble vivre assez librement. Lui paraît plus qu’à son aise financièrement, presque riche, et la bonne femme se retient d’insinuer qu’il doit se faire graisser la patte par quelques gros contribuables.
Je cherche à évoquer mon contrôleur. Froid, avec un regard courtois mais dénué de toute sympathie réelle. Je ne l’imagine pas en train de monnayer sa fonction. Il y a en lui un je ne sais quoi de franchement distant qui ne devait guère inciter aux proposes malhonnêtes. Une sorte d’hostilité sourde, spontanée. Il semblait mépriser son prochain. Ce qui est très méprisable !
— C’est tout ?
Mon brave bougne hoche la tête et son rire aubergine s’ourle de ratiches étincelantes, fourbies à l’Email Diamant.
— Comme la plupart des concierges, celle de cet immeuble est très diserte. En tout cas, pas raciste, ce qui est rare chez les gens modestes. Les nantis le sont aussi, et plus profondément, bien sûr, mais ils feignent de ne pas l’être. Nous n’avons, pauvres nègres, comme alliés sûrs que les intellectuels qui se battent pour nous, non par sympathie réelle, mais par vocation collective…
— Et après ce cours de philosophie, champion, tu vas me parler de quoi ?
— Lassale-Lathuile a presque toujours habité cette maison. Ses parents occupaient l’appartement contigu, sur le même palier.
Je lui prends la main, très simplement, entre les deux miennes, et ça se met à ressembler, nos trois paluches, à un gros sandwich au hamburger.
— Cher grand cœur qui paraît au discours que tu tiens, fais-je, tu ne vas pas me dire que l’appartement dont tu me parles est toujours à la disposition de Lassale-Lathuile ? Si oui, je vais me mettre à sangloter comme un Ecossais qui a perdu son porte-monnaie ou une vieille fille son pucelage.
— Alors pleure, ô mon chef admiré, car telle est la vérité. Ledit logement est libre depuis le décès de la chère vieille maman, en octobre de l’an passé. Lassale-Lathuile l’a conservé car il projetterait de quitter l’administration pour monter un cabinet de conseiller fiscal, ainsi que le font, me suis-je laissé dire, la plupart de ces gens qui, après avoir martyrisé le contribuable pour un salaire modeste, lui apprennent à berner le fisc moyennant des honoraires substantiels.
— Viens !
Il ne me demande pas où, l’ange sombre. Une fois de plus, je vais forniquer avec deux serrures superposées ; des serrures qui donnent à ceux qui les utilisent une fallacieuse impression de sécurité, mais qui cèdent aux instances de l’homme déterminé presque aussi rapidement qu’une femme mariée…
Et que je te crique.
Et que je te craque.
Et que je te croque !
Entrez, prince !
Le second appartement est la réplique du premier ; en moins vaste. Il y a des housses sur les meubles, kif au bon vieux temps. Ça fouette le renfermé et une épaisse couche de poussière s’est déposée sur les surfaces planes.
On se fait la check-list. Entrée ? R.a.s. ! Livinge ? R.a.s. ! Cuisine ? R.a.s. ! Chambre (ici il n’y en a qu’une) ? R.a.s. ! Des housses, et encore des housses qui transforment les meubles, les sièges, le lit en mobilier fantôme.
— Merdre ! ubué-je.
Ma bouffée d’allégresse se fait la malle. Moi qui croyais déjà tenir la vérité !
— Tu ne remarques rien ? demande Jérémie.
— Non, quoi ?
— Il n’y a pas de tapis dans cette chambre.
Je constate, puis, las :
— Non, y a pas de tapis. C’est une chambre sans tapis !
— Pas même une simple descente de lit !
— La moquette suffisait à la maman Lassale-Lathuile, faut croire, elle devait avoir des goûts plus modestes que son fils.
— Pourtant, il y en a eu un.
Il me montre une décoloration géométrique, en deçà du lit.
D’un geste brusque, j’arrache la housse couvrant le plumard. Le matelassage des panneaux est lisse. Il n’existe pas de couvre-lit, simplement les draps et les couvrantes pliés soigneusement sur le matelas. M. Blanc empare la couvrante et la déploie avec le geste tournant d’un marchand de carpettes exhibant sa camelote.
— Il y a du sang ! annonce-t-il en montrant une tache en forme d’Italie (y compris la Sardaigne, mais sans la Sicile).
Je me penche.
— Exact.
Il continue ses investigations.
— Il y en a également sur le montant.
Et de désigner quelques minuscules étoiles.
— On a interverti les deux lits, fait-il, en empruntant les portes de service. Cela s’est probablement passé avant le jour et les « déménageurs » ne risquaient pas grand-chose.
— Le corps ? demandé-je péremptoirement, comme si ce pauvre M. Blanc avait des comptes à me rendre.
— Ils l’auront embarqué dans le tapis, ça se fait beaucoup.
Je me rends dans la salle de bains attenante à la chambre. Ici, comme ailleurs, tout paraît tranquille, en ordre. Pourtant, un examen approfondi du lavabo nous permet de déceler d’infimes éclaboussures.
— Tu me crois, maintenant ? demandé-je à Jérémie.
— Je t’ai toujours cru ; une chose aussi énorme ne pouvait qu’être vraie.
— Les gens qui sont parvenus à faire place nette avaient un sacré sang-froid, non ?
Au lieu de répondre, il retourne dans la chambre, va à la fenêtre pour ouvrir les rideaux.
— Il n’y en a plus qu’un à cette croisée, déclare Bamboula. Ils l’ont tiré un max pour que la chose ne saute pas aux yeux. L’autre, celui de l’autre chambre à travers lequel le meurtrier a tiré est parti en même temps que le tapis.
Je lui donne l’accolade.
— Désormais, je vais t’appeler Magloire, car tu es ma gloire, fiston. L’honneur de ma carrière sera de t’avoir découvert.
Il noircit, ce qui est la meilleure façon de rougir pour un Sénégalais.
— J’ai faim, répond-il, car il est pudique et les compliments le mettent en porte à faux avec ses pompes.
— Je t’invite à Saint-Cloud, m’man va nous faire un frichti classé monument historique.
— Je vous remercie de bien vouloir me parler, Excellence !
La voix est chaleureuse, enjouée.
— Je ne vois pas pourquoi je refuserais de parler au fameux commissaire San-Antonio ! rétorque l’ambassadeur. Vous êtes à Djakarta ?
Et moi qui m’entends lui répondre :
— Pas encore !
— Ce qui sous-entend que vous allez y venir ?
— Probablement.
— En ce cas, je vous retiens déjà pour un dîner à la résidence.
— C’est très aimable à vous, Excellence.
— En quoi puis-je vous être utile ?
— Eh bien, ce que j’ai à vous demander est très particulier. Mais le temps presse et, toutes réflexions faites, vous constituez mon unique recours.
— J’en suis flatté.
— Il y a présentement, dans le vol Paris-Djakarta, un fonctionnaire français accompagné d’une femme qu’il fait passer pour son épouse. L’homme en question se nomme Lucien Lassale-Lathuile.
— N’est-il pas aux Finances ?
— En effet.
— Je le connais. Nous étions à Louis-le-Grand ensemble, mais pas dans la même classe.
— Le hasard est miraculeux ! dis-je. Lassale-Lathuile va se poser à sept heures trente du matin, heure de Java. Disposeriez-vous, à l’ambassade, d’un collaborateur astucieux, capable de guetter votre ancien condisciple à son débarquement, de le repérer et de le suivre ? J’aimerais savoir où il descend et ce que seront ses activités en Indonésie. Sale besogne, n’est-ce pas, Excellence ?
Il éclate de rire.
— J’ai, à l’ambassade, un groupe de jeunes coopérants dont je ne sais trop que faire, et qui vont prendre un pied terrible à jouer au flic.
— Ils ne sont pas trop chiens fous ?
— Rassurez-vous : des gosses très bien, instruits, malins, pleins d’humour.
— Alors, c’est parfait. Je vais vous donner le signalement de Lassale-Lathuile.
— Inutile. Le directeur d’Air France pour l’Indonésie se fera un plaisir de nous le faire désigner au moment des formalités d’entrée. Quand pensez-vous venir, commissaire ?
— Par le prochain vol, Excellence. Je vais me renseigner.
— Vous avez un avion pour Djakarta dans trois jours.
— Je pense m’embarquer beaucoup plus vite, en passant par Londres ou Genève, voire Francfort ! Encore merci, et mes respects, Excellence.
Rondement mené.
— Notre ambassadeur pour l’Indonésie est un type très bien, annoncé-je.
Le Noirpiot boit une gorgée de café.
— Alors tu vas courser le veuf ?
— L’instinct du chien de chasse. Quelque chose me dit que tout ce circus cache quelque chose de capital. Lucien L.-L. ne va pas là-bas en vacances !
— Cependant, il y emmène sa maîtresse, du moins une fille qu’on peut soupçonner de l’être.
— N’importe. Ça pue le cramé, cette histoire ! Sa bonne femme froidement assassinée, en plein adultère, dont, aussitôt après, on déménage le cadavre. L’échange du mobilier pour redonner à la chambre du drame l’éclat du neuf ! Après quoi, mon vaillant contrôleur s’embarque pour l’Indonésie en compagnie d’une sœur qu’il emmène sous le nom de sa femme, voilà qui manque de simplicité.
Je prends un léger temps :
— Tu veux bien m’accompagner là-bas, grand primate ?
Du coup, c’est la rayonnance au néon sur la frite de Jérémie.
— Tu crois qu’on acceptera, au service des notes de frais ?
— Le Vieux signera tous les ordres de mission que je voudrai ! assuré-je.
Bon, alors je chope ma petite valdingue toujours prête pour les départs précipités, on passe chez les Blanc où Ramadé, la douce épouse, prépare celle de Jérémie (un superbe bagage en carton, aux coins renforcés plastique). La scène des adieux est sobre, d’une émouvance à se pisser dans le froc. On rabat enfin sur la Maison Poulardoche. Pendant que je m’occupe d’aller faire débloquer les fonds, Jérémie va potasser les horaires internationaux, histoire de combiner une cascade de vols propres à nous conduire à Djakarta dans les meilleurs des laids.
Lorsque je le retrouve, il a tout goupillé de première : en fin de soirée, un flight de la Singapore Airlines nous emportera à Singapour où nous aurons une correspondance sur Garuda Indonesian Airways pour Djakarta.
Béru radine sur ces entrefesses. Il nous dit avoir mangé un cassoulet, nous le prouve en tirant une salve de pets qui ressemble à un discours de Le Pen, et ajoute que est-ce on a besoin d’lu ? Qu’autrement sinon, il irait rejoind’ sa maîtresse (il tient au terme qu’il juge pompeux et qui le flatte donc) vu qu’elle a congé et qu’au lieu d’lu laisser correriger ses cayets, il va lu faire fumer les meules voire la sodomiser un brin, en camarade, pour peu qu’il existât quelque oléagineux chez elle permettant la délicate opération. Il est hilare, roteur, péteur, content de son ventre plein, de ses testicules débordants, de la vie que, merde, on n’a encore rien fait d’mieux !
Gouailleur, il pouffe :
— Et ta chère et tendre, t’as retrouvé son cadav’, Sana ?
— Pas encore, fais-je, alors à défaut je vais retrouver son époux.
Il rembrunit :
— Où ce que ?
— En Indonésie.
— C’est dans la Cordelière des Gendres, ça[3] ?
— Presque : entre le grand-duché du Luxembourg et la Nouvelle-Calédonie.
— Mouais, j’vois.
Il désigne les horaires d’avions accumoncelés sur le burlingue de M. Blanc.
— Tu vas yeyaller tout seul ?
— Non, avec Jérémie !
Pour lors, c’est le cataclysme. Un typhon, phon, phon, les grosses marionnettes ! Il pourprit ! Une écume blanchâtre (quelle dégueulasserie, les mots en « âtre ») fleurit à ses commissures de police. Le regard devient gothique flamboyant, avec les ombres menaçantes du cyclone en gestation.
— C’est ben pour dire d’claquer l’alpine du contributionniste, bordel à cul de merde ! Môssieur prend ses cauchemars pour la réalité ! Un simp’ rêve y suffit pour qu’y va partir à dache s’offrir les belles vies : palace avec bidet, saumon fumé-mayonnaise, massages taille-le-landais avec doigt dans l’ogre et gouzi-gouzi su’ la tête d’nœud ! J’vois l’topo ! Au moind’ songe biscornu, c’grand glandeur met les voiles ! Ah ! la conscience profefessionnelle, parlez-moi-z’en ! N’importe quel prétesque lu sont bons ! Ça s’relâche à mort !
« Mais j’laisserai pas passer ! Ça m’incombe, côté moral ! Si les mœurs devient indissolubles, j’ai un droit d’regard ! J’porte le pet en n’haut lieu. Le zef va s’mett’ à souffler dans c’te taule d’enculés, j’y annonce ! On voira tomber des tronches ! Des sections va être prises, j’promets ! Quitte à c’qu’ j’allasse causer au président d’la Raie publique. J’l’connais : poli, aimab’, mais, av’c lu faut pas qu’on s’amuse à courir su’ la bite de l’État ! Il intolère les déconnes dérapantes, l’président. Intégriste, c’est sa nature. Jamais t’entendras causer qu’il a bricolé sa feuille d’impôts ou enfouillé des plates-bandes[4].
« Lorsqu’il va êt’ au parfum qu’ les derniers d’ la France sert à payer des voiliages d’noces aux fonctionnaires, ce cri ! Putain, quand il fait l’mauvais, ça serre les miches dans la lanterne haute[5], l’président. Ya yaïe, sa frime engoncée ! Y a plus d’lèvres, plus de z’yeux, juste des traits noirs ! On direrait un sabot d’croupier ! Et quand un sabot d’croupier t’mate d’cette manière, t’as coquette qui r’croqueville, espère ! Elle bigorneaute à outrance ! J’cause d’voiliages d’noces parce qu’y faut pas m’prendre pour plus con qu’j’sus.
« Ça s’entrave gros comme une cathédrale qu’tu donnes dans la bagouze à molette av’c c’négus ! Tu l’fourres, inutile d’l’nier. Ou alors y te pompe av’c les spontex qui lui sert d’lèvres. Y t’lèche sous les burnes, j’vois pas autrement ! C’t’engourement soudain pour l’chocolat, j’sus pas tombé d’la dernière pluie ! Que mister Bambouli t’pète l’fion à l’Hôtel d’La Membrane Volage, ça me laisse froid. C’est ton cul, t’as l’droit ! Encore qu’j’trouve dommage, un mec comme toi, d’tomber dans la bourrée négrote. Mais où j’en suis, c’est d’t’voir assouvir en lapidant les fonds s’crets. C’est des abus qu’on peut pas admettrer. J’sus français, moi, m’sieur l’commissaire. D’la tronche aux pinceaux ! De père en fils et vice versa ! Déjà qu’la France ressemb’ à un’ vache hindoue ! C’est de ça qu’é crève, la pauv’ bête : des zabus ! Les Français a découvert qu’on les gruge mais… »
J’interromps enfin :
— Ont découvert ! hurlé-je. Lorsqu’on joue les moralistes, il faut le faire dans un langage correct. On dit « les Français ont découvert ». Ont découvert. ONT ! ONT !
Il se tait. Sa mousse labiale, y en a gros comme un chou-fleur maintenant. Il laisse flotter son regard incandescent sur le bureau, puis, soudain, un sale sourire de marchand d’actions bidons lui vient.
— Quand on donne des l’çons de grammairage, mon pote, faut savoir où qu’on va.
Il me montre un titre dans L’Evénement du Jeudi étalé sur la table de Jérémie.
Je lis : « Les banquiers à découvert. »
Il le brame :
— Les banquiers à découvert ! Tête de nœud ! A découvert ! A, A, A ! Et pas ONT.
Epuisé, il rote avec désenchantement et marche à reculons jusqu’à la sortie. Avant de quitter la pièce, il soupire :
— J’sus pas méchant, les gars. Non, franch’ment, j’sus pas méchant, mais je voudrerais qu’ vot’ avion s’écrasasse comm’ une merde. Y m’semb’… j’sais pas… qu’ça m’ferait du bien. Mouais, c’est ça : ça m’ferait du bien !
Et il part donner le meilleur de lui-même à sa muse.