(RÈGLEMENTS DE) COMPTES DES MILLE ET UNE NUITS

Elle réveille mieux qu’elle n’endort, Gwendoline (c’est son prénom). J’adore me faire zorber le grec à mon petit lever ! Et tu vois comme elle est hôtesse émérite : du temps que j’en concasse encore malgré les chants des coqs, elle m’extrapole le Nestor et me le turlute, comme dans la flûte à six schtroumpfs. A jeun, elle est revigorée, plus du tout virago. M’est avis que son veuvage l’incite à la chopine, Mistress. Et qu’à force de gonfler les doses, elle s’embarque pour les cirrhoses mondaines. Pour l’heure, la chair le dispute encore au biberon, mais, inexorablement, le jour viendra où le second prendra le pas sur les frivolités, et la pauvre Anglaise se shootera au Black and White jour et nuit !

Là, elle me gouaille le nerveux de manière plutôt gloutonne, ce qui est rare pour la ressortissante d’un pays qui ne saurait manger du turbot sans couvert à poisson. Je me laisse haler et, en peu de temps, ma gentille maîtresse de maison cesse d’être à jeun.

Elle nous prépare alors des œufs au bacon et du café noir. Tandis que nous clapons, elle demande :

— Vous avez des ennuis, je suppose ?

Et moi, franc-jeu :

— Avez-vous entendu parler du Suey Sing Tong, Gwendoline ?

Là, elle interrompt sa mastication, mais comme elle n’est pas vitrier, ça ne tire pas à conséquence.

— Mon Dieu, ne me dites pas que c’est avec cette organisation que vous avez des problèmes ! s’écrie-t-elle.

— Hélas !

Elle se signe en haut et à droite.

— Le Seigneur ait pitié de vous, balbutie-t-elle. Je ne vais pas pouvoir vous garder davantage.

— Il n’est pas question que nous nous incrustions, ma belle amie. Je vais seulement vous demander un ultime service.

Egarée, elle me regarde, sans me voir dans toute ma splendeur, ce qui est dommage.

— Un service ?

— Rassurez-vous, il est sans danger. Je voudrais que vous alliez nous quérir un vélo-pousse-pousse, car c’est un mode de locomotion discret qui, ici, passe inaperçu.

— Oui, oui, tout de suite, s’empresse la brave veuve.

Elle enfile une jupe de toile blanche, un chemisier, et la voilà partie.

— Tu ne crains pas qu’elle nous trahisse ? demande Jérémie en vidant la bouteille de ketchup sur ses œufs trop frits.

— Et l’honneur britannique, qu’en fais-tu ? objecté-je.

Fectivement, Gwendoline se ramène à bord d’un véhicule flamboyant, dans les teintes orangées, vertes et bleues, sur la calandre et le toit duquel on a peint des danseuses sur fond de jungle. L’engin est pédalé par un jeune gars rigolard qui se trimbale les mollets de Bernard Hinault.

Nous prenons discrètement congé de la friponne, après moult remerciements ponctués d’effusions assez poussées, (jusque dans sa culotte).

— Le palais du sultan ! enjoins-je.

— Tout le monde y va ! annonce le gusman en se dressant sur ses pédales tandis qu’on se blottit sous le dais du véhicule.

Ces mecs, ils fonctionnent à l’énergie. L’avenir sera à eux, sois tranquille ! Acharnés à ce point, y a que les fourmis ! Ce qu’il faut comme huile de muscle pour transporter cent cinquante kilogrammes de viande avec un pousse-pousse à pédales, je te dis que ça !

Mais le petit mec, accrocheur comme un morpion (je pense à toi, Arsène), se moque de la charge et des dénivellations. Il enroule lentement, lance peu à peu son bolide et finit par atteindre une bonne vitesse de croisière. La journée du couronnement s’annonce belle. Soleil à Giono, la nature étincelle, les oiseaux chantent ; c’est la liesse populaire qui commence. Déjà, malgré l’heure matinale, la circulation est dense. Un flux de voitures (à moteur plein de chevaux et à chevaux pleins de gaz), de bécaks, de piétons, fonce en direction de la sultanerie.

Lorsque nous y parvenons, l’esplanade qui s’étend devant le palais est noire de monde (ce qui est manière de parler car tous les assistants sont habillés de couleurs vives). Devant l’immense portail doré à la feuille, on a étalé un kilomètre carré de tapis. Sur ces tapis est dressé un trône en argent massif (l’argent est l’une des richesses du pays), lequel trône est flanqué de fauteuils opulents, mais néanmoins plus modestes.

Et puis, après un espace libre, des rangées de sièges recouverts de velours pourpre ont été aménagées, attendant les fesses des invités de marque : envoyés du gouvernement, corps diplomatique, dignitaires en tout genre.

Déjà, des soldats de la garde privée du sultan commencent à assurer le service d’ordre. De lourds cordons rouges (Mumm) maintenus par des pieds de cuivre, ceinturent la partie de l’esplanade réservée aux cérémonies et aux danses. Les gardes veillent à ce que cette frêle barrière soit respectée. Elle l’est spontanément par les autochtones, certes, mais tu connais les touristes, Evariste ? Fouille-merde, ces gueux ! Toujours à suivre leur Nikon fureteur pour capter un max de diapos qui, par la suite, feront chier les aminches pendant les longues soirées d’hiver. Un touriste avec Nikon au cou, il se croit investi, possesseur d’un laissez-passer infaillible ; inexpugnable d’avoir cette cloche à vache en bandoulière, le con ! Qu’on le refoule, ça l’étonne, l’indigne. Sa boîte noire sur le burlingue le rend invincible ; que plus son téléobjectif est long, plus il se sent divinisé.

Le pousse-pousseur nous stoppe à l’orée de la populace, vu qu’il n’a pas le droit de rouler plus avant. Il me réclame une somme que je n’ai pas la patience de convertir en vraie monnaie ; je lui en remets le dixième et il baise mes genoux de reconnaissance.

Moi, la seule chose tracassante, disons-le, c’est M. Blanc. Noir à ce point, il passe aussi inaperçu qu’une mouche dans un bol de riz, le Sénégaloche. Ici, les gens sombres pullulent, certes, mais des tout noircicauds, y en a pratiquement pas. C’est le rayon des citrons, pas celui des radis noirs. Alors on risque d’être retapissés, fatal. Moi, avec mon reliquat de pistil et mon bitos pointu, je me fonds dans la multitude ; mais Jéjé, bernique.

— T’en fais pas, murmure-t-il, ayant surpris mon regard critique.

— Quoi donc ?

— Attends-moi au temple et réserve-moi une place sur les marches !

Il disparaît. Comme il l’a implicitement conseillé, je me dirige vers le temple qui fait face au palais. Des grappes humaines le transforment déjà en une treille bigarrée. Toutefois, il reste encore pas mal de surface disponible. Je choisis un emplacement permettant d’avoir une vue d’ensemble et y installe mon bivouac.

Je guigne à z’œils perdus les environs, m’attendant à voir surgir Lassale-Lathuile et sa rombiasse. S’ils sont venus à Kelbo Salo, c’est fatalement pour mater les fêtes du couronnement, me dis pas le contraire, Hilaire. Fréquemment, je lève la tête en direction de l’énorme cloche de pierre recelant le bouddha qui coiffe l’édifice, m’attendant à y voir déboucher mon surprenant contrôleur, mais je ne distingue rien.

Voilà soudain un gaillard qui prétend s’asseoir contre moi.

— La place est retenue ! lui dis-je dans les différents dialectes exigés aux épreuves du bac.

— Je sais, merci ! répond en français M. Blanc !

Car c’est lui ! Passablement modifié !

— Où as-tu trouvé ce fond de teint, Frégoli ?

— Tu n’aperçois pas ces baraques foraines, là-bas ? Nous sommes passés devant en venant ici. Un type vendait des petits avions de fer blanc qu’il doit fabriquer soi-même et il avait la gueule peinturlurée. Pour un dollar, il m’a prêté ses fards. Me voici arlequin, et non plus nègre, mon pote ! J’attire l’attention, donc je passe inaperçu !

— Bravo ! complimenté-je.

— Du temps que j’y étais, j’ai même acheté deux boîtes de bière ; on devrait les boire pendant — qu’elles sont encore tièdes.

On gorgeone dans la chaleur croissante. Pas un pouce d’ombre ! Le soleil fait face et celle du temple s’étend loin derrière nous.

La foule croît et se multiplie. Il en surgit de partout. Tu dirais une inondation humaine.

Et puis voilà les officiels en grandes tenues et chamarrures, médaillés complet, galonnés ; avec leurs gonzesses fanfreluchées. Ça enfle, moutonne, s’épaissit. L’esplanade est un gigantesque toast qu’on tartine de caviar. Bientôt, on ne voit plus, du sol, que la partie recouverte de tapis s’étendant entre les sièges des invités et le trône. Le brouhaha monte à nous en casser les couilles et les oreilles. Dans cette langue indonésienne, je te le recommande. On dirait des grelots agités !

Soudain, à l’intérieur du palais, retentit un immense carillon de cloches. Dans les graves ! Ça te résonne au creux du bide et te fêle les tympans. On devrait jamais se déplacer sans ses cotons-tiges, manière d’étancher le raisin qui te sourd des portugaises dans de pareils cas.

Des musicos somptueusement vêtus de soie orange débouchent en jouant de leurs bizarres instruments : cloches, tambours, troncs de bambou évidés, flûtes, casseroles et je ne sais quoi encore ! L’allure est lente, donc majestueuse. Ils se pointent sur le vaste terre-plein et s’accroupissent sans cesser de musiquer. Leur succède un cortège à cheval (tous les chevaux sont blancs) composé d’officiers de la garde. Il vient se placer sur les côtés, en demi-cercle.

Paraît alors un palanquin où a pris place la princesse Tadégaz, mère du sultan, ainsi que ses deux sœurs Karamé-Lolé et Karamé-Lmoû. Des larbins les aident à descendre et les conduisent à leurs fauteuils. Un second paltoquet (comme dit Béru pour palanquin) se présente, ayant à son bord le sultan Bon-Kasa, l’oncle du souverain à couronner et le jeune Dû-Rang, son demi-frère que l’ancien souverain a eu avec une garde-barrière de Ser-Gy-Ponh-Toiz.

La famille sultane en place, voici venir Bézaphon II, le nouveau sultan à couronner. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre, il est au volant d’une Ferrari Testa Rossa rouge aux portières frappées des armes du jeune monarque. Il gare le véhicule derrière son trône et se présente à la populace en délire, viril, sportif, dans son uniforme d’amiral d’aviation bleu roi à épaulettes d’or et revers rouge framboise. Il ne porte qu’une seule décoration, mais de taille, puisqu’il s’agit de l’écusson Ferrari représentant le fameux cheval noir, cabré sur fond jaune. La plaque pourrait servir de bouclier car elle est, à l’origine, un panonceau offert à Sa Majesté par le concessionnaire de Djakarta.

Ayant de cette façon courageuse établi son modernisme, le sultan va saluer sa mère, puis escalade les quelques degrés centigrades du trône où il prend place, d’une allure dégagée, croisant les jambes et nouant ses mains sur ses genoux. Il doit être âgé d’une trentaine d’années, mais il a déjà beaucoup servi, les valdingues qu’il se trimbale sous les lotos en témoignent.

Deux ravissantes filles, chichement vêtues de trois étoiles chargées de masquer un minimum de leur chatte et de leurs seins, se tiennent de part et d’autre du trône. L’une en brandissant une ombrelle à long manche, l’autre en agitant un éventail en plumes d’Autriche.

Le nouveau monarque (qui a plus d’une corde à mon arc) désunit alors ses mains et les expédie chacune en reconnaissance sur les miches exquises des deux grâces, que même, d’où je me tiens, je crois bien qu’il leur carre en loucedé le médius dans la moniche, ce qui est d’une grande mansuétude pour un sultan, faut reconnaître. Tu trouves pas ? Si ? Ah bon !

Dès lors, la musique s’amplifie encore. Des danseuses surgissent, dans des voiles vaporeux, puis des danseurs, et tous se mettent à gambiller comme des cons, en tenant leurs pieds dans l’alignement de leurs bras écartés. Ils accomplissent des bonds, tout en conservant les jambes fléchies, leurs mains, en ailerons de pingouin, rivées à leurs épaules. Leur tête dodelinante leur donne des attitudes de polichinelles (soyez poli, Chine !!). Moi, j’ai jamais été un fan des ballets, mais je préfère néanmoins la Danse du Cygne (de Zorro) à cette galopinade farfadingue. Mais enfin, hein ? C’est pas ma pomme qu’on couronne.

Après le numéro, la musique cesse et un grand silence solennel s’étend sur l’assistance. Des dignitaires très vieux, arthritiques et moussus, dont tu devines l’intimité hérissée de champignons, se pointent en grandes pompes recourbées façon cothurnes. Chacun d’eux (je pourrais écrire chacun d’œufs car ils sont chauves) porte un coussin brocardé sur lequel se trouve l’un des éléments du sacre : couronne, sceptre, sabre, godemiché, pompe à bicyclette, canule à injection (Béru dit canicule à injection, mais c’est son devoir), main de justice, annuaire des téléphones de Kelbo Salo relié en peau de fesses.

Toute l’assemblée s’est levée et courbe la tête. L’aréo-page de fossiles s’agenouille tant mal que bien. T’entends claquer un col du fémur dans le silence religieux. Tout le monde retient son souffle. Le presque sultan en profite pour péter un grand coup, manière d’affirmer son autorité. Puis il retire sa main droite de l’entrecuisse de l’éventeuse afin de renifler ses doigts. C’est un olfactif, donc un être délicat. Charmé, il acquiesce en direction de l’intéressée, lui promettant implicitement de s’occuper de ses miches avant lurette ; et tu penses qu’elle biche, cette morue, de se voir sélectionner commak en plein sacre, y a de quoi choper la grosse tronche !

Il paraît vachetement joyce, le ferrariste sultan. Guil-le-ret. Cette foule recueillie, à sa botte ! Tout ce cheptel de gerces à quelques jets de foutre de son auguste braguette, dis, c’est rutilant, non ?

Je le visionne depuis mes trente centimètres carrés de marche, vaguement incrédule d’assister à « ça » en fin de vingtième cercle. L’Emile et une nuits, tandis que des jets tercontinentaux passent au-dessus de nos tronches ! Les hommes, moi je te l’annonce (apostolique, évidemment) sont durailles à remuer ! Ah ! dis donc, l’évolution, depuis la pierre taillée (en rose, en poire, en navette), elle est déconcertante : t’envoies des engins autour de Mars, mais tu couronnes des sultans dégénérés ! Faut pas craindre, ni chier la honte !

Le plus kroum des vieux nœuds se met à psalmodier j’sais pas quoi, qu’en vertu des pouvoirs qui lui furent confédérés, nani nanère.

Le cher prince a remis sa mano dans la manette de sa favorite. Maintenant, je te parie, c’est de trois doigts qu’il lui honore la babasse, mam’zelle. Elle a du mal à tenir son éventail et son sérieux, la drôlesse. Mets-toi à sa place ! T’es là, devant cinquante mille personnes, à agiter un plumeau pour chasser les mouches et messire le king te fourrage la boîte à gants !

Elle cambre les reins, mine de rien. Ça l’envole, Ninette, ces trois doigts de cour. Compasser avec des gouzi-gouzis de cette ampleur, bernique !

Moi, dans le fond, je le trouve plutôt farce, Bézaphon. Tant qu’à faire de monarcher, autant que ça tombe sur un marrant, non ? T’imagines le prince Dédain-Bourre en train de chipoter la frigoune à sa mégère pendant son discours au Parlement ? Y aurait de l’effervescement chez misters les Lords ! La gapette des Windsor roule dans le fossé, pour le coup ! C’est peut-être pour ça qu’il garde toujours ses paluches dans son dos, Philippe ? Pas être tenté d’aller chahuter l’ordre de la jarretière dans les solennités. Ou alors c’est pour tirlipoter la braguette placée derrière lui, hein ? Je pose juste la question, du temps qu’on en cause.

Mais faut qu’on reviende à la cérémonie. En pleine palabre du vieillard (c’est lui qui a dû craquer son joint de fémur car il pousse des petits cris en jactant), voilà mon sultan qu’exécute un soubresaut. Comme un qu’est pris au dépourvu. Qui croyait à un simple pet silencieux et qui se paie la chiasse du siècle à l’improviste. Sa main droite abandonne la chagatte de Miss Eventail et tombe le long du trône. Et puis Sa Majesté a un nouveau sursaut, moins prononcé. Moi, roublard averti, briscard expérimenté, je me rends compte qu’il se passe quelque chose.

Et tu sais quoi, Eloi ?

Il se passe que Bézaphon II pleure du sang !

Ça dégénère en film d’épouvante, sa surboum. Deux grosses larmes lui déboquillent des soucoupes et roulent sur ses joues bronzées. Et il en vient d’autres, en surabondance. Ça forme un double ruisselet qui coule sur son bel uniforme.

Pendant un petit brimborion de moment, personne se gaffe de rien. Le débris continue de dévider ses lithinés (Béru dixit). Et puis une exclamation retentit dans l’assistance, puis quatre, puis mille ! Une rumeur terrifiée s’élève. Le sultan pique alors du pif et s’abat en avant. Son corps dévale les marches. Il percute l’aréopage des sages qui, déjà en position instable, s’écroulent à leur tour.

C’est la confusion, la panique ! le big bordel. Les gusmen de la téloche indonésienne se hasardent, caméra à l’épaule. La chère moman du souverain manqué va jouer Phèdre sur le cadavre de son fils bien-aimé. Tumulte ! Cris ! Y a-t-il un médecin dans la salle ? Le cirque ! La foule affolée se met à bouillonner et à girater comme dans une machine à laver. Blanc et moi sommes soulevés, puis emportés par la vague de fond ! C’est le malaxage, le piétinage. Y aura d’autres morts ! A bas les cardiaques ! Suce aux vieillards, aux égrotants, aux stropiats. La foule foule aux pieds les faibles. Je suis entraîné en direction du trône. Des gardes gourdinent à toute matraque pour endiguer le flot montant.

Vlan ! Pan ! Tchoc ! Bing ! Bong ! Plouf ! Et j’en passe !

Je vois plus grand-chose de la suite des événéments. J’ai perdu Jérémie. Je suis happé, dirigé, digéré, chié derrière le palais, sur le parkinge aux voitures. Des officiels commencent de s’y pointer et qui vois-je-t-il ? Je ne te donne pas en mille, je t’en fais cadeau : l’ambassadeur de France accompagné de sa gerce, ultra-choucarde dans une robe de satin bleu France de chez Scherrer. Il est en bleu croisé, avec une rosette, un nœud pap’ et une mine contrariée dont je ne te dis que ça.

— Mes respects, Excellence !

Il haut-le-corpse et me défriche le déguisement. Puis, les yeux en fenêtres gothiques et la bouche kif celle d’une baleine remplaçant la vache qui rit au pied levé :

— Seigneur ! C’est vous, commissaire ?

Mondain, illico, il me présente à son épouse.

— Ma douce amie, voici le fameux San-Antonio dont vous connaissez les hauts faits.

Je saisis une main veloutée, modestement baguée, comme il sied à une épouse de diplomate représentant un gouvernement socialiste. M’incline, au risque de lui filer la pointe de mon Bada chinois dans les carreaux.

— Que vient-il de se perpétrer, San-Antonio ? Un attentat, n’est-ce pas ?

— Cela m’en a tout l’air, Excellence.

— On a énucléé le sultan, révèle Victor Delagrosse. Je me trouvais au premier rang, j’ai tout vu : le souverain a reçu une balle dans chaque œil. Mais c’était d’étranges projectiles.

— Qu’entendez-vous par là, Excellence ?

— Eh bien, cela brillait au soleil, comme de l’argent neuf. Et puis le sang s’est mis à couler… Quelle horreur !

On est bousculés par le reflux des gens soucieux de récupérer leur tire.

— Cela vous ennuierait de me prendre avec vous ? m’enquiers-je.

— Avec un vif plaisir, m’assure cet être exquis. Où en êtes-vous ?

— Au point le plus bas, soupiré-je. Nous avons, mon collaborateur et moi, le Suey Sing Tong aux trousses et c’est miracle que nous soyons encore vivants.

Il pétrifie de la glotte, Victor.

— Le Suey Sing Tong !

— Vous connaissez ?

— Et comment. Il a déjà détruit davantage de gens que la bombe d’Hiroshima !

Nous atteignons sa tire, une Renault 25 dont le fanion tricolore accélère les battements de mon cœur.

— Que leur avez-vous fait pour qu’ils vous pour-suivent de leur vindicte, au Suey ? demande l’ambassadeur.

— Rien dont je sois vraiment conscient. Disons que nous nous sommes défendus lorsqu’on nous a attaqués, je ne sais rien de plus.

— San-Antonio, fait-il, il est indispensable et urgent que vous rentriez en France. Laissez tout tomber ! Votre vie ne tient qu’à un fil.

La jolie dame est déjà installée à l’arrière du véhicule.

— Impossible de vous réembarquer depuis Djakarta, vous seriez repérés par leur service de contrôle, poursuit mon bienfaiteur. Il faut trouver autre chose. Montez !

Avant de m’exécuter, je périscope les alentours dans l’espoir insensé de repérer M. Blanc. Mais autant essayer de trouver un poil de cul blond dans une soupe chinoise.

— C’est votre ami noir que vous cherchez ?

— J’essaie.

— Cela m’étonnerait que vous le repériez dans une telle cohue. Etes-vous convenus d’un point de ralliement ?

— Hélas non.

— Vous occupez une chambre d’hôtel ?

— Elle était trop insalubre, nous l’avons désertée. Mais c’est bien le diable si je ne le retrouve pas, plus tard.

Alors je m’installe sur la banquette arrière et l’Excellence, pas bégueule, va poser ses noix sur le siège passager, près du conducteur.

On roule au pas. Les ailes avant de la Renault heurtent des fesses, des cuisses, des mains. Charrue labourant la populace ! Bravo, Santantonio, ça c’est de la métaphore qui fait reluire !

La passagère m’examine à la dérobée. Si elle se dérobait, quel spectacle ! Coulée au moule comme la voilà ! Elle sent extrêmement bon. On en mangerait, même avec les doigts.

— Euréka ! s’écrie tout à coup l’Excellence, comme le fit le cher Archimède en constatant que sa biroute avait tendance à remonter à la surface de l’eau lorsqu’il prenait son bain.

Il fait claquer ses doigts.

— Madame doit se rendre à Bali par avion demain matin, me dit-il.

A son ton, je réalise soudain qu’il y a gourance et que Delagrosse m’a présenté à la femme, mais qu’il a omis de me la présenter.

— Madame n’est pas Mme Delagrosse ? coupé-je.

— Aurais-je oublié de faire les présentations dans l’émotion de l’attentat ! s’écrie-t-il, éploré. Je vous conjure l’un et l’autre de me le pardonner. Mme Mombauc-Surtabe dirige le service culturel à l’ambassade, précise le cher homme. C’est une personne extrêmement performante.

Sur un matelas, elle doit vachement suractiver ton métabolisme de base, espère !

— Pour en revenir à mon idée, fait-il, Ninette, pardon : Mme Mombauc-Surtabe doit se rendre à Bali pour présider un séminaire qu’elle organise sur l’influence de Voltaire dans la littérature indonésienne. Voici le plan que j’échafaude : Ninette, pardon, Mme Mombauc-Surtabe, au lieu de prendre un avion des lignes intérieures va se rendre à Bali avec cette voiture, en prenant le ferry-boat des Pelni-Lines assurant le passage Java-Bali. Vous l’accompagnerez et, le surlendemain, prendrez un vol des Singapore Airlines pour Singapour, depuis l’aéroport de Denpasar. Il est improbable que les gens du Suey Sing Tong aillent vous guetter là-bas. Je vous ferai retenir une place d’avion par mes services.

— Deux, si cela ne vous contrarie pas trop, Excel-lence, car je compte bien récupérer mon adjoint d’ici ce soir.

— Entendu.

— Ces nouvelles dispositions ne perturbent pas les projets de madame ? galantine-je un brin, en distribuant des œillades sirupeuses à l’intéressante intéressée.

— Pas le moins du monde, assure-t-elle, mais toi, Totor, pardon, je veux dire, vous, Excellence, comment regagnerez-vous Djakarta ?

— Mon collègue belge me fera une place dans sa voiture, fait désinvoltement Delagrosse.

Bon, ça usine pas mal. N’empêche que je suis marri de voir mon enquête s’achever de cette façon foireuse. Qu’est-il advenu de Lassale-Lathuile ?

Existe-t-il une corrélation quelconque entre sa venue à Kelbo Salo et l’assassinat du sultan ?

Si oui, laquelle ? Comment se pourrait-il qu’un contrôleur des finances parisien puisse être associé à un attentat perpétré en Asie ?

Je suis troublé au point de ne pas m’apercevoir tout de suite que j’ai le genou de Mme Mombauc-Surtabe contre le mien.

C’est te dire !


Je suis aveuglé par la détresse et l’affolement, car je n’ai pas retrouvé Jérémie. Je l’ai guetté des heures durant, devant la maison de Gwendoline, comptant que le madré viendrait y rôdailler. Mais que t’chi ! J’ai arpenté la rue principale de Kelbo Salo, puis ses rues agaçantes, et jusqu’à ses moindres venelles : toujours en vain. Le grand fauve aux bretelles mauves est invisible.

Alors l’oreille et la queue basses, j’ai rejoint mon ambassadeur à son hôtel, comme il me l’avait conseillé. Un homme formidable, Victor Delagrosse. La prochaine fois que je verrai Tonton, je lui signalerai les qualités de son représentant en Indonésie. Ce sont les hommes comme lui qui assurent encore à la France un reste de pérennité, comme on disait puis à Jallieu, dans les années de feu.

Elle a une suite, l’Excellence, dans la meilleure crèche du patelin. Son attachée culturelle, à laquelle il semble lui-même très attaché, dort « officiellement » dans le salon. Victor dit que je passerai la noye dans l’entrée, laquelle est vaste. On m’aménagera une couche de fortune.

Voyant mon abattement, il essaie de me réconforter.

— Il paraît que les gardes du sultan, puis la police, affolés par l’attentat, ont arrêté un tas de gens, à tort et à travers, pour vérifications d’identité. Comprenons-les, ils sont contraints de « faire quelque chose » à tout prix afin de sauver la face, car il est mal vu de laisser flinguer son monarque en pleines fêtes du couronnement lorsqu’on a mission de le protéger.

Il rêvasse et ajoute :

— Je tenterais bien d’intervenir, mais ce serait attirer l’attention sur lui, et comme vous avez le Suey Sing Tong surpuissant aux trousses, tous les deux…

— Ne serait-ce pas cette organisation qui aurait mis à mort Bézaphon II, Excellence ?

— Qu’est-ce qui vous le donne à penser ?

— Mon instinct, seulement mon instinct. On dirait qu’elle a cru, depuis le départ, que nous avions l’intention d’intervenir à Kelbo Salo et qu’il fallait coûte que coûte nous éliminer. Voyez-vous, cher ami, la grande inconnue c’est Lassale-Lathuile. Votre ancien condisciple est partie prenante dans cette affaire. Comment ? Pourquoi ? Là sont les robustes questions que j’ai à résoudre. Se trouvait-il sur l’esplanade au moment de l’attentat ? Et quel rôle a-t-il pu jouer ? Mystère ! C’est en nous voyant sur les traces de Lassale-Lathuile qu’on nous a condamnés à mort, Blanc et moi ; conclusion, d’après le Suey Sing Tong nous risquions de compromettre sa mission.

— Passionnant, déclare l’Excellence. Savez-vous ce que je viens d’apprendre ? Le sultan n’a pas été tué par balles !

J’en reste comme deux ronds, que dis-je ! cent ronds de flan.

— Mais j’ai vu le sang jaillir de ses yeux crevés ! effaré-je.

— Le bruit court, dans les milieux autorisés, qu’on l’aurait énucléé au rayon laser.

— On glisse dans la science-fiction !

— Les faits parlent, San-Antonio : ses orbites étaient vides. Les blessures ont été pratiquées dans la tête sur une dizaine de centimètres, lésant le cerveau après avoir saccagé le nerf optique ; mais elles ne recelaient aucun corps étranger.

— Voyons, Excellence, comment une telle chose serait-elle possible ici ? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là de racontars de gens soucieux de mettre du merveilleux sur cette sorte de régicide, ou plutôt de sultanicide ?

— Pas du tout, cher cartésien de Français, sourit mon protecteur, je tiens la chose de l’ambassadeur de Suisse qui a parlé avec le médecin ayant examiné Sa Majesté. Le praticien en question est professeur à la faculté de médecine de Zurich. Cousin de mon confrère helvétique, en vacances à Java, il avait accompagné celui-ci à cette manifestation exceptionnelle. Lorsque Bézaphon s’est écroulé, il a eu le réflexe médical et s’est précipité sur lui. Il s’agit d’un homme âgé, d’une grande autorité, qui a participé activement aux premiers examens et c’est lui qui a sondé les blessures.

Je hoche la tête.

— Bon, alors, perforation au laser ? soupiré-je.

— Il s’agit d’une supposition un peu dérivée des bandes dessinées actuelles, convient Delagrosse. Elle essaie de répondre à cette question : Comment peut-on crever les yeux d’un homme à distance sans employer un matériau quelconque ?

— Oui, évidemment…

Une grande animation règne dans les rues. Le peuple traumatisé par l’événement n’en finit pas de commenter l’incroyable assassinat. Ça crée une énorme houle ; une rumeur creuse, infinie comme le bruit de la mer.

— Voulez-vous que nous retournions sur la place du couronnement, San-Antonio ? Supposez que votre ami vous y attende ?

Tiens, il a raison Totor, je n’avais pas envisagé cette éventualité.

— Volontiers, Excellence.

Et nous revoilà partis ! Ce qu’il faut se remuer le prose, dans la vie, c’est rien de le dire. « On s’use jusqu’à la trame à tourniquer dans la cage de notre destin », comme l’a écrit la reine Fabiola dans ses souvenirs de jeunesse intitulés « Timide et humide ». Et comme elle a bellement raison, la chère souveraine, si modeste sur son petit trône pliant. La mousse, c’est bien fini. C’est quand Pierre roule qu’il affure du grisbi, moi je te l’annonce !

L’esplanade est totalement déserte. Des soldats montent la garde devant le palais. Les drapeaux du sultanat sont en berne. Ils représentent une énorme courgette verte sur fond blanc avec, écrit en demi-cercle et en caractères dorés, cette fière devise des sultans de Kelbo Salo : « Foutlâ Dan Lkuou L’Kong ».

Malgré la brièveté de la fête saccagée, une infinité de papiers jonchent le sol. Le vent du crépuscule joue avec eux, les transformant en une horde de rats qui galopent dans une direction, puis obliquent vers une autre dans un murmure de branchages agités[15].

Nous opérons lentement le tour de la vaste place, mais il n’y a pas davantage de Jérémie ici que de beurre dans la calotte glaciaire dont les pôles protègent leur calvitie.

— Une mesure pour rien, soupire Victor Dela-grosse.

Et puis mézigue, mettant M. Blanc en « mémoire » pour me consacrer à l’enquête, de m’écrier :

— Voulez-vous m’arrêter devant le temple, Excel-lence, et m’attendre cinq minutes ?

Il souscrit à ma requêquette. Nous descendons de la Renault 25. Lui pour allumer une cousue, moi pour m’élancer dans l’escalier.

Je me respire les trente-huit marches du premier palier en six secondes deux. Sans ralentir et bien que la seconde volée soit plus abrupte, je me hisse jusqu’à la plate-forme suivante. Là, le guignol me manquant, je m’octroie un très court répit que j’aprofite pour mater le panorama. Superbe ! Le palais brille dans le couchant. Loin, derrière, l’horizon indigo passe majestueusement au violet sombre. Allez, l’Antoine, du nerf ! En route pour le troisième niveau. Les degrés se font de plus en plus étroits et de plus en plus verticaux. Je continue stoïquement, me réservant de respirer à tête reposée plus tard.

Une fois atteinte la petite plate-forme qui circularise autour de la grosse cloche de pierre, j’ai la poitrine en feu. Mon pote l’ambassadeur est tout mignard, en bas. Pas plus gros qu’un bouchon de champagne. Bon, alors ça se présente comme suit. Ce que j’appelle une cloche (parce que c’en a la forme) est, en réalité, une espèce de petit temple au sommet du grand. Tu te respires encore quatre marches, des saillies plus exactement, t’enjambes un parapet haut d’une cinquantaine de centimètres. Dedans, cela forme comme une cage à zoiseaux ronde, au milieu de laquelle un énorme bouddha boudiné est assis en tailleur. Il tend sa main droite en direction du palais et, de la gauche, se tient les couilles. Des profanes infâmes et insanes l’ont, bien entendu couvert de graffitis. Une main, que je devine aubervillienne, a écrit : « Y ressemb à Carlos, hein Rirette ? »

Le reste de jour s’attarde au sommet de l’édifice. Le brave bouddha jette un regard désenchanté sur le sultanat endeuillé. Note qu’il en a vu d’autres, l’ami ! Les hommes et leurs turpitudes, faut pas lui en conter !

Profitant de l’ultime lumière, je fais le tour de la statue en examinant attentivement le lieu. Je suis gonflant pour un flic. Ces pressentiments, qui me taraudent, parfois. Des flashes, te dis-je. Ainsi, depuis l’esplanade, j’ai levé les yeux sur la coupole où je me trouve et j’ai ressenti quelque chose d’indéfinissable. M’est venue la sensation que j’avais un rendez-vous à ne pas manquer, au sommet de l’édifice. Oui, comme une notion d’y être attendu ; étrange, non ?

Eh bien ! m’y voici ! Et alors, mon devin commissaire ? Je parcours entièrement la rotonde, matant le sol, les murs, les meurtrières, le bouddha impavide. Zob ! L’obscurité gagne à toute vibure. Je ne distingue plus l’ambassadeur, en bas. Le ciel est noir, avec, très loin sur l’océan qu’on pressent, une mince ligne mauve.

Je halète encore de mon ascension précipitée. Indécis, je pose un bord de miche sur le garde-dingue, comme un moine tricheur sur la miséricorde de sa stalle.

Je me tourne vers le palais où les préparatifs de la fête ont tourné court. J’espère qu’ils possèdent des chambres froides et pourront conserver le bouffement du couronnement jusqu’à l’enterrement.

Il y a encore le praticable du trône. Dépouillé de l’auguste siège et des tapis, il ressemble à celui d’un échafaud. Je me dis qu’on est aux premières loges, ici, pour zinguer Bézaphon. Tu me donnes un fusil à lunette, et moi aussi je suis chiche de lui praliner les coquilles en deux secondes, service compris. Au flingue ou au laser ! Mais la deuxième hypothèse ne me convainc pas.

Je ne suis pas porté sur les techniques ; tout de même je me gaffe bien que c’est pas une lampe de poche qui peut fournir un rayon capable d’énucléer un homme ! L’engin doit bien être gros au moins comme un appareil de projection, non ? J’sais pas, je cause juste pour dire. Faudrait vérifier dans l’encyclopédie des techniques, mais j’en ai pas à dispose dans le temple. T’imagines des mecs coltinant ce fourbi jusqu’ici, puis le rapatriant après usage, alors que c’est l’effervescence policière ?

Je me lève. Ai-je bien tout vérifié ? Mon fameux instinct me chuchote que non point. Ben alors, Nestor ? Qu’aurais-je omis ?

J’interroge le bouddha, mais ce con feint de ne pas me voir. Ça pèse combien, une statue de pierre pareille ? Des tonnes et des tonnes, non ? Et encore, c’est creux. Putain ! C’EST CREUX ! Ben voilà ce qu’il convenait de penser, vieux bandeur : c’est creux ! Donc, ça peut servir de réceptacle à une arme ! Suffit de percer ! Aurait-on ménagé un trou dans ces blocs de pierre ? Comment le savoir à présent qu’il fait nuit noire ? Redescendre pour chercher une loupiote ? Peut-être que Son Excellence en possède une dans sa boîte à gants. Seulement ça va se voir de loin, un point lumineux au sommet du temple. Avec les perdreaux énervés qui draguent, je risque d’avoir de la visite.

Une cavité ! Mais comment forer un trou dans cette pierre épaisse sans alerter le voisinage ? Un ciseau à froid et un maillet, tu parles d’une musique de chambre ! Surtout à cette hauteur. A tous les échos, mon neveu ! Non, je me fourvoie. Il y a autre chose. La lune succède au jour. En bas, Victor Delagrosse doit se demander ce que je deviens. Une luminosité blême amène de la fantasmagorie dans l’immense cage de pierre.

J’interpelle le bouddha. Je l’exhorte comme quoi, s’il a un secret, il doit me le livrer toutes affaires cessantes. C’était quelqu’un de bien, Bouddha. Un être de sagesse et de bonté, merde ! Alors ? Il continue de fixer l’infini. Justement, madame la lune baigne sa frime énigmatique. Et bon, moi, c’est pareil que quand tu t’entortilles un fil de fer autour de la verge et que tu y fais passer un courant de douze volts comme dans les clôtures à vaches, tu sais ? Le grand frisson profond. Ça me trémulse les roustons, tout le bas-bide, me grimpe au cœur. Je tape le cent vingt ! Si ça augmente, je risque de me faire retirer mon permis de vivre pour excès de vitesse ! Mais voilà, il a pigé, Antonio l’Unique ! Tout ! Ça fait une sensation, crois-le !

Je m’approche de la statue. Dur de s’y agripper, comme disait Agrippine. C’est énorme et c’est lisse. Je parviens pourtant à me jucher sur la main tendue en direction du palais. Le perchoir est solide. Ma main gauche remonte jusqu’à la tête du bouddha. Son oreille droite saille assez pour que je puisse l’empoigner. Voilà, la prise est assurée. Ma droite s’avance à son tour.

Mais oui, j’ai bien pigé, mon canard. Pas surprenant qu’il ait un regard si profond, le faux Carlos : il a des trous en guise de prunelles. Considérés d’en bas, on ne s’en aperçoit pas, à cause de l’épaisseur de la pierre.

J’engage ma paluche investigatrice dans la cavité, le plus loin possible. Je touche quelque chose de rond et de métallique. Avec beaucoup de mal je parviens à retirer l’objet. Il ressemble à une bouteille de spray, ou de laque. Ça mesure environ vingt-cinq centimètres, pour un diamètre de six ou sept. C’est léger. Je coule la chose dans ma ceinture. Ma main inassouvie revient au visage de bouddha pour fourgonner dans l’autre œil. Je l’enquille le plus loin que je peux, mais tout ce que j’arrive à faire c’est de caresser une surface polie trop enfoncée dans la tête pour que je réussisse à l’emparer. Le peu qui m’est permis, c’est d’effleurer la chose. Faudra revenir plus tard, de jour, avec un escabeau et un crochet. Mais je sais de quoi il retourne.

Allez, beau travail, l’Antoine. Félicie peut être fière de son grand. Il est toujours détenteur du chou le plus monumental de la planète et de sa périphérie.

Sorti de la guitoune à bouddha, je suis presque ébloui par l’intensité du clair de lune. Un vrai soleil de nuit. Je dégaine le cylindre pour l’examiner. Il est pourvu d’un couvercle qui se dévisse aisément. La boîte est vide et ne contient qu’un peu d’eau. Je note que les parois de ce cylindre sont garnies d’un épais isolant. En fait, il s’agit d’une bouteille thermos longue et étroite.

Tenant ce bâton de maréchal en main, je descends prudemment l’escadrin ; pas le moment de se flinguer une guitare !


Il a consumé (et consommé) une dizaine de sèches, Victor, dans l’énervement de l’attente ; leurs mégots sont en rond autour de lui.

— Merci de votre patience, Excellence, lui dis-je, mais vous ne devriez pas tant fumer sinon le vilain petit crabe va vous sauter sur les soufflets !

Faut-il que je sois joyce pour balancer de telles vannes à un diplomate !

Il sourit.

— Mon père qui a quatre-vingt-deux ans grille ses deux paquets de Gauloises par jour. Puis-je vous demander ce que vous tenez à la main, commissaire ?

— La clé de l’énigme, Excellence.

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