LES SOURIS ET DES ZOBS

Derrière la case du snack-shop, l’est une courette pestilentielle où s’entasse un fourbi effrayant. D’abord, y a les chiches, et ça, comme bouquet d’Orient, tu peux pas rêver mieux ! Un trou plein de merde avec un bout de tôle devant. Puis un poulailler branlant où s’entassent des volailles étiques et déplumées. Ensuite un tas de fumier nauséabond. Et puis des ferrailleries tellement rouillées et mutilées qu’on ne peut plus reconnaître leurs origines.

Jérémie et moi, nous allons jeter sur le tas de fumier les deux carcasses qu’on recouvre ensuite de plaques de tôle. Puis on s’installe dans la masure du vieux, lequel est ligoté dans un coin noir et un peu bâillonné de surcroît.

Nous décidons de rester placardés chez monsieur pour y attendre des temps meilleurs et d’organiser un tour de garde afin de n’être point pris au tu sais quoi ? Dépourvu !

Son logis se compose d’une pièce commune, sale, miséreuse, sans eau courante, où les ustensiles de cuisine et le mobilier sont si rudimentaires qu’on aimerait y foutre le feu afin de repartir de zéro. Ladite pièce comporte un renfoncement où s’alignent trois lits en planches recouverts de nattes de raphia et de couvertures grises. La vermine doit s’en donner à cœur joie !

On trouve du riz à l’eau dans un chaudron, des œufs dans un panier et on se confectionne un frugal repas destiné à colmater nos brèches les plus criardes.

Il fait nuit lorsque nous avons achevé de claper, car il n’y a presque pas de crépuscule dans cet admirable pays et le jour le cède à l’obscurité en moins de rien.

— Je vais prendre le premier tour de veille, annoncé-je, essaie d’en écraser un peu pendant ce temps.

Jérémie ne se le fait pas confirmer par lettre recommandée avec accusé de déception. Qu’aussitôt, voilà sa grande carcasse sombre allongée sur l’un des lits-bat-flanc. L’obscurité se fait dans le recoin car il a fermé ses yeux, ce qui revient à éteindre les deux phares d’une bagnole ! Cher brave ami à la souple démarche, aux cheveux à ressort, au pif en éteignoir de cierges, aux lèvres en forme de gants de boxe joints pour une supplique. Dors, vaillant compagnon ! Dors, mon bel animal de la chère Afrique !

Le vieux maugrée derrière son bâillon enfoncé profond dans sa cavité buccale vu qu’il a laissé son râtelier au vestiaire. J’espère qu’il va bientôt roupiller, lui aussi. La présence des serpents m’incommode. Tu parles d’une compagnie ! Avec les reptiles, si t’as pas la vocation, t’as plus que la ressource de serrer les miches.

Notre situation inconfortable me lancine la nénette. Traqués, réduits, acculés, terrés, guettés ! Ils vont nous finir à la mitraillette, je sens venir. Ça m’a l’air vachement puissant et ramifié, ce Suey Sing Tong. Que pouvons-nous entreprendre pour nous tirer de ce bourbier ? Dans une île et si loin de tout ! A qui demander de l’aide ? A l’ambassadeur de France ? Il ne peut se permettre davantage qu’il n’a fait, dans sa position. Alors ?

Je cesse de cogiter car quelqu’un toque à la porte de la boutique, laquelle est maintenue fermée par une traverse de bois tout comme les coffres de la Banque de France. Je me coule dans l’échoppe et vais risquer un œil par une fente. J’aperçois une jeune fille indonésienne menue et que le clerc de lune (dont il faut tirer la chose[10]) nimbe d’une lumière opportune. Jolie, ne dirait-on pas ?

Je mate soigneusement, pour si des fois elle représentait l’appât d’un piège à con, mais tout paraît calmos alentour. Bon, je délourde.

Elle entre en murmurant (en gazouillant devrais-je écrire si je n’étais pas aussi rustre) une phrase assez joyeuse de ton. Mais elle m’aperçoit et se chèvre[11].

Klug wang moa l’po ! fait-elle, effarouchée.

— Vous oseriez me répéter ça en anglais, en français, en italien, en espagnol, en serbo-croate, en luxembourgeois, en belge ou un monégasque ? lui souris-je.

Elle rassemble quelques brindilles d’anglais que, néanmoins, je vais te traduire dans le français le plus pur, pas qu’tu te fasses chier la bite dans les supposes paralysantes.

— Qui êtes-vous et que faites-vous chez mon père ?

Ça, elle questionne.

— Je suis un compagnon de votre frère E’loi, impudé-je.

Ça la rassure. Je rajuste la pièce de bois et nous pénétrons dans le logis où vacille la courte flamme d’un quinquet.

Illico, elle entrave son dabe ligoté et regimbe.

Kestang korfé Dukong elle s’oublie à protester.

— Pas de panique à bord, môme ! C’est une affaire d’hommes. Restez tranquille et tout se passera bien.

Tu sais qu’un quinquet n’a jamais suffi à éclairer chez Cartier un soir de Noël, n’empêche (comme dirait Melba) que, quand y a plein de nuit autour, il fait son boulot. Moi, cette petite flamme dansante, symbole (mettons six bols pour faire un compte rond) de vie, me permet de mesurer l’extraordinaire beauté de la jouvencelle. Quelle grâce ! Que de charmes ! Ce corps aérien, avec ses longues cuisses minces, ces seins menus mais fermes, ce regard en contravention[12], cette petite figure d’ange jaune aux merveilleuses pommettes ! Je m’en ressens d’emblée pour ce ravissant moustique. Elle porte une robe noire, fourreau, qui colle à son corps jusqu’aux fesses, qu’à partir de là elle est fendue sur les côtés et c’est bandant, ma pauvre dusèche, mais bandant à t’en faire éclater la fermeture Eclair du bénoche. Bandant au point que la poche de ton slip kangourou ressemble à une jardinière dans laquelle on aurait planté un baobab.

— Où est mon frère ? elle demande.

— Le Suey Sing Tong s’occupe de lui : il n’a pas été correct.

Là, changement à vue ! Elle vieillit de huit jours, la poulette ! Ses traits se creusent, ses paupières s’amandisent, ses lèvres juteuses s’écartent sur un cri muet qui doit être de toute beauté.

— On lui fait du mal ? blablutie-t-elle.

— Peut-être pas, évasié-je.

— Et à nous, on va nous en faire ? s’inquiète la douce enfant en désignant son géniteur.

— Il n’y a pas de raison.

— Et alors, quoi vous faire ici ? elle poursuit.

Et là je te l’écris dans son style histoire que tu te rendes marquis[13] du parler de mademoiselle.

— Nous attendons des instructions.

Je pose ma main incoercible sur son épaule morganatique. Geste chaste, provisoirement. Besoin d’un bref contact. Cette gosse, j’aimerais la plaquer contre moi, soulever son capot et lui glisser langoureusement mon oncle Benjamin entre les cuissettes, juste pour dire, en camarades, manière que ça fasse plus intime, les deux. Quitte, ensuite, à renvisager les choses pour une meilleure utilisation de nos attributs personnels.

Je plonge mes yeux dans les siens, en attendant mieux. Tu sais que je la chavire, cette gamine ? Sans forfanterie ! Elle est subjuguée (comme un pinson). Mon regard si intense, ma main si chaude sur sa peau ! Elle en perd le fil de ses questions, cependant compréhensibles.

Je vais secouer Jérémie, lequel ronfle à tire-moi-larigot.

— C’est à toi, grand, voilà quatre heures que tu en concasses ! le bluffé-je.

Il se dresse comme le puma réveillé en sursaut par une bonne odeur de choucroute.

— O.K. ! O.K. ! fait-il en bâillant et se fourbissant les antibrouillards. J’ai l’impression que je viens juste de m’endormir. Qui est cette fille ?

— Celle de la maison.

— Je ne l’ai pas entendue arriver.

— Rien de détonnant, de la manière que tu roupillais. Gaffe-toi du vieux, pas qu’il nous joue un air de sa façon.

J’enlace la taille de la petite fleur de loto et l’entraîne sur une couche vacante. Est-ce ma séduction naturelle ou la peur, toujours Estelle que la miss subit ma volonté sans réagir.

Tu sais que j’ai l’air pas trop mal parti pour Carambol City ? Y a de la volupté pas loin, mec ! Je la renifle depuis la meurtrière de mon futal. Mais tu vas voir comme la vie est salopiote. Qu’une joie t’amène une chiasse, immanquable ! Au lieu de me réjouir de cette félicité probable, voilà qu’elle me pose problo. Je me demande comme quoi je vais lui grumer la craquette ou non, la gosseline. Tu n’ignores pas combien j’adore cette pratique avantageuse. Seulement je m’inquiète de savoir si elle étincelle du frigouni, mam’zelle. Elle le sait, qu’une jeune fille convenable doit toujours avoir le vecteur performant ? Les produits de consommation courante, s’ils sont pas frais du jour, ils te coupent l’appétit ! Ça me tourmente la grosse veine bleue. L’Indonésie, c’est pas la terre promise des frères Jacob et Delafon qui placent l’amour propre entre la baignoire et le lavabo.

Pourtant, à première narine, elle sent le clean, la frangine. Ses fringues ne fouettent pas la harde. Je me mets à lui bisouiller le cou. Et tu sais que ça paraît lui plaire vachement ? J’ignore si elle s’est déjà laissé enchevêtrer, Ninette, vu qu’il est coton de situer l’âge de ces gerces graciles. Elles peuvent t’annoncer douze piges comme quarante !

Je lui dégoupille sa robe. Le décarpillage n’est pas fastoche biscotte la manière dont elle est ajustée. C’est un peu le jeu des sept erreurs ; mais pour que l’Antonio s’avoue vaincu dans la circonstance, faudrait un typhon de force 9 sur l’échelle de Beaufort. Elle est si coopérative que ça en devient fastoche.

Oh ! les adorables petits roberts ! Des calottes d’enfants de chœur ! Les cabochons en sont superbes et délectables (de nuit). Tu verrais ce travail de menteuse ! Six cents tours minute ! Elle en roucoule d’aise, l’exquise ! Moi, une nière à qui je bricole les embouts, je la laisse jamais en rade de la seconde loloche et lui frétille l’autre à la mano, pas qu’elle roule sur une seule jante.

Lui ayant porté le comble aux émois mammaires (dites-moi, ma mère), je décide de jouer mon va-tout sur son triangle de panne. Heureuse surprise, c’est aussi exquis qu’un esquimau Gervais praliné-pistache. On va pouvoir donner à cette aimable partenaire la pleine mesure d’un talent qui n’est plus à célébrer. Je la commence en finesse par le caméléon taquin, n’ensuite je poursuis avec l’hymne à la veuve clito pour, aussitôt après, lui administrer les tapages roses de la rousse. Un bonheur ! Grandiose comme Le Chant des Partisans !

Mais voici qu’il m’arrive un point féroce dans le dossard. Brutal ! J’en ai le souffle interrompu. Et c’est pas dans cette reproduction (à l’échelle d’un millionnième) de la forêt amazonienne que je vais récupérer ma respiration. A demi asphyxié, je me désenfouis la frite de sa chaglounette. Et je pige. Maman ! Au secours ! Il ne s’agit pas d’un point mais d’un coup de lingue. La garce a chopé un couteau (sous notre paillasse, je présume) et vient de m’en plonger la lame dans le dos. Elle s’apprête à récidiver. Mais je bondis en avant et mon os qui pue (comme dit Béru) percute la pointe de son adorable menton, la mettant out.

— Jérémie ! gérémié-je.

Ma voix fêlée l’alerte. Il arrive.

— Putain ! résumelasituation-t-il. Putain d’elle !

Il cramponne le quinquet, l’approche du lit et ouvre en grand les siens.

— Charogne ! Alors là, le Seigneur a fait quelque chose pour toi ! assure mon sublime équipier.

Il regarde encore, palpant le pourtour de la blessure.

— C’est l’omoplate qui a dérouillé, déclare-t-il. Elle t’a ouvert la viande sur dix centimètres au moins : on voit l’os !

— Je pressens que tu vas encore me pisser dessus, soupiré-je.

Il élude :

— Je vais te préparer un toubo glavio. J’espère qu’il y a du citron, de la pomme de terre et du piment dans ce gourbi de merde ; pour la fiente de coq, je n’aurai qu’à me rendre dans le poulailler, dehors.

Pendant qu’il s’affaire (à repasser), je récupère le poignard de la gueuse, rougi de mon sang français si noble et courageux. Ma perfide séductrice est toujours dans le sirop. Son coup de saccagne me fait horriblement mal. Première fois qu’une frangine m’aligne avec un surin pendant que je lui récite les paroles de la tyrolienne à étage.

Pétasse, va ! Elle aurait pu prendre son fade avant de massacrer son groumeur de bigorneau ! Je suis là à lui préparer le grand festin sensoriel, selon les préceptes de Brillat-Savarin, et la conne cherche à me planter ! Elle avait une occase unique de prendre son peton à la menteuse, l’idiote ! Car je te parie le petit chose des frères Troigros contre le gros du Petit-Chose qu’ils ne font pas minette, les Indonésiens. Musulmans comme ils sont, ça m’étonnerait ! Croquer une chatte, ça doit les effarer d’y penser !

Le marchand de serpents, il possède un rouleau de fil de fer pour reglinguer ses cages branlantes ; il me sert à saucissonner ma meurtrière par défaut, et aussi son daron, du temps que j’y suis. Ces Asiates, il s’agit de s’en gaffer comme de la grêle, mon vieux.

Epuisé par mon effort, je me ventre sur le lit voisin et ferme les yeux. J’ai le crâne en sueur et la douleur que j’éprouve est si intense qu’elle me flanque mal au cœur. Dure veillée, mon pote.

M. Blanc s’active à touiller des mélanges libidineux.

— Allez, un peu de courage ! fait-il en s’agenouil-lant.

Et de déchirer ma chemise trouée pour accroître sa liberté de manœuvre. Ensuite, il m’oint le dos de sa recette africaine et là, je chante, crois-moi ! Si j’en crève pas, de ses mixtures dégueulasses, c’est que j’ai la vie dure ! Le tétanos, connaît pas, ce moricaud !

— Evidemment, il faudrait pouvoir recoudre la plaie, déplore-t-il, ça te laissera sûrement un bourrelet.

— Tant que ça n’affectera pas mon physique de théâtre, je me ferai une raison !

Il essuie ses doigts embistouillés à la robe de la fille.

— T’es un fieffé fumier, me dit-il. Contrairement à ce que tu as prétendu, tu m’as réveillé au bout de vingt minutes !

— Pardon, le démon de la viande me tenaillait mais dors, pour moi c’est une chose qui n’est pas près de m’arriver avec le mal que j’endure.

Il ne se le fait pas tonitruer deux fois et s’allonge auprès de la môme.


Je pense à ma Félicie, à notre maison de Saint-Cloud, si douillette, à Toinet-la-délure, qui met de la vie bordélique plein notre tanière. Et puis je songe également à Apollon-Jules, l’enfant des Bérurier qui séjourne davantage chez nous que chez ses indignes parents. Me sens en manque de mon univers familier. Si un jour je regagne notre logis, en priorité je calcerai Maria, la bonne dont l’existence s’est arrêtée à l’heure San-Antonio et qui ne vit plus que pour les furtives promesses et les rarissimes caresses que je lui consens. Elle l’aura, son coup de verge somptueux, l’Ibérique. La grande ramonée de saison dans les galoches ! Sitôt que ma vieille ira au marka ! Je me le promets solennellement. Faut pas torturer les ancillaires, c’est mesquin. Puisqu’elle raffole de mes coups de bite, je lui en fournirai, Miss Poilauxpattes. Des fignolés, impétueux ! Des en levrette, histoire de bien lui bassiner le fourreau. Je veux qu’elle clame sa joie de vivre en espago, Maria !

Des cris de volaille me font dérailler. Ce ne sont pas exactement des cris, plutôt des sortes d’exclamations comme les poulets en ont quand ils redoutent un danger. Je souffle la flamme du quinquet, j’assure la pétoire à silencieux du Chinois de naguère dans ma poche et je m’accroupis devant la porte vitrée donnant sur la courette, porte à laquelle il manque un carreau.

C’est pas pour du beurre que les poulardins font ce ramage. Quelque chose les effraie. Un carnassier du genre renard ? Ça m’étonnerait. L’œil réduit aux aguets, je sonde l’endroit innommable, avec son tas de fumier, son accumulation de détritus, son sol boueux.

J’attends, certain qu’il va se passer quelque chose. Va-t-on escalader la haute palissade séparant l’endroit de la cour voisine ? J’ai beau regarder, je ne vois rien de suspect. Le clair de lune crache épais. Une lumière d’un blanc sinistre donne aux objets des ombres vénéneuses. Ce maigre et pauvre horizon comporte je ne sais quoi de menaçant.

Dans le poulailler, la volaillerie continue de paniquer. Je penche pour un rat en chasse. Doit y avoir de sérieux gaspards dans ce marché aux oiseaux, avec tous ces grains entreposés, toute cette sanie, cette paille pourrie, cette purulence.

Et voilà que je réprime un haut-le-corps, à cause de ma blessure. La lourde du poulailler vient de s’ouvrir, de l’intérieur ! Un mec courbé en avant sort, bientôt suivi de deux autres. Je pige pourquoi ça ramdamait chez les volatiles : les survenants sont entrés dans le poulailler depuis l’extérieur, en arrachant les planches. A l’abri de cette rudimentaire volière, ils l’ont eue belle de surveiller les lieux. Comme j’ai éteint la lumière, ils ont décidé d’intervenir, car c’est pour nous qu’ils sont laguches, les drôlets ! N’en doute pas ! Ne voyant pas réapparaître leurs deux tueurs hier soir, ils ont compris qu’on les avait neutralisés et ils ont dépêché la souris pour nous seringuer à la langoureuse. Maintenant, ils viennent pour contrôler ou terminer le boulot.

— Jérémie ! appelé-je.

Mais l’autre pomme, exténué, ronfle comme un métinge d’aviation. Si je remue ou gueule, je donnerai l’alerte à ces trois vilains, lesquels sont à moins de cinq mètres de moi. Celui qui avance en tête tient une mitraillette braquée contre la cabane. A la première alerte, il va balancer la purée, et ce ne sont pas les frêles murs de planches qui nous protégeront.

Suis-je en état de légitime défense, Antoine ? Tu penses que oui ? Vu les manifestations précédentes du Suey Sing Tong, c’est patent !

Epatant !

Si j’en avais le temps, je téléphonerais néanmoins à mon avocat, mais y a pas le téléphone.

Je serre les dents afin de surmonter ma douleur. Combien reste-t-il de pralines dans le magasin du pistolet ? Au moins trois, non ? Les deux de naguère ne se sont pas pointés avec quelques dragées dans le tiroir de leur arquebuse, ils ont dû faire le plein avant de partir en croisière.

Je vise l’homme à la mitraillette. Du gâteau. Seule-ment, sitôt que je l’aurai plombé, je devrai neutraliser les deux autres avant qu’ils réagissent.

Tchlouf !

Le bruit est imperceptible. Le mitrailleur fait encore un pas avec sa balle en plein front, puis s’écroule. Je crois que ses potes n’ont pas encore eu le temps de réaliser. Je fulgure une deuxième bastos dans la figure de celui de droite. Il a un cri suraigu. Reste-t-il encore une prune dans la corbeille à fruits ? Je presse la détente ! Mes couilles ! Ça, tu ne vas pas prétendre le contraire, mais je l’avais reniflé ! L’instinct ! Y a que ça, je tue les autres à te le répéter.

Le troisième mec a compris enfin et, au lieu de donner l’assaut, il fonce au poulailler pour se tailler et, accessoirement aller quérir des renforts. Mais il s’arrête en cours de route et tombe à genoux dans la gadoue.

Une défaillance ? Un trébuchage ?

Non : Jérémie !

Le Négus se tient à mon côté, incliné en avant, le bras encore tendu tel celui du lanceur de javelot. Ce n’est pas une lance qu’il vient de propulser, mais le poignard de la petite gueusette au minouchet délectable.

Et c’est un crack en la matière, M. Blanc ; je lui ignorais ce don. La lame s’est enfoncée dans la nuque du fuyard, au creux, tu sais ? Là que les dames te font des bisous. Son mouvement ascendant me donne à croire qu’elle a perforé le cerveau.

Nous voici donc, une fois de plus, maîtres de la situation. Allons continuer de gagner à tout coup ?

— Ils sont tenaces, ces branques, grommelle mon dark friend.

— Nous aussi ! réponds-je, les dents serrées.

Faut que je te dise, Elise : j’ai envie de revoir la mère avant de mourir. La mienne, ma Félicie d’amour.


Un coup de saveur à gauche : rien. Un autre à droite. Là, ça jute, car j’aperçois une tire à l’arrêt devant un poteau supportant un écheval (pluriel : des écheveaux) de câbles électriques, plus un accumoncellement de compteurs rudimentaires, improtégés des tempéries. Quelques poules nuiteuses mais perdues sont sorties par la brèche ménagée par les trois lascars et dodelinent dans la venelle, intimidées par le clair de lune, incapables d’aller plus loin.

La tire que je viens de renoucher, une guinde japonouille, bien entendu, semble vide. Je m’en approche, suivi de Jérémie. A première vulve, ma silhouette ne doit pas être reconnaissable car j’ai modifié mon look pour la circonstance. Je porte un blouson de nylon n’ayant rien de commun avec ceux que fabrique mon ami Zilli, à Lyon. (Les plus beaux du monde[14] en peau de vison, de cerf, d’astrakan, de zibeline, de chenille processionnaire, de zébu, de zébi, en pot de beaujolais, en peau de grenouille, de testicule de moine tibétain, de hareng, d’autruche, de vache, de contractuel, de pêche et de limace rouge. Une féerie ! Zilli travaille pour la peau comme d’autres pour le salut de leur âme. Il vêt les stars, les princes, les pédés, les pédégés et même les humbles santantonios perdus dans les froidures.) Que donc, c’est pas chez mon ami Alain que j’ai pêché celui que j’arbore présentement, mais dans la cambuse aux serpents. N’ensuite, je me suis allongé les yeux au bouchon brûlé, jauni le teint au pistil de lys (il en poussait une touffe dans la fétide courette) et coiffé d’un authentique chapeau chinois, en paille, conique, si bien qu’en marchant vite et la tête inclinée, onc ne saurait découvrir mes origines aussi occidentales que les anciennes Pyrénées (lesquelles furent également orientables).

La voiture est vide. Je touche le capot : tiède. Donc c’est bien celle des étroits lanciers du Bengale.

La clé de contact est au tableau. J’adresse un geste à Jérémie.

En route !

Et sais-tu ce que fait ce grand dépendeur de noix de coco ? Il boucle sa ceinture !

Pas bileux le moindre, Jéjé. Paré pour de nouveaux épisodes fluorescents.

Ma pomme, je perplexite vachetement, derrière le volant de la Kamasutra 2 litres 8. Où aller ? Devons-nous profiter du véhicule pour retourner à Djakarta et sauter dans un avion ? Ce serait la sagesse même. Pro-bable-ment notre ultime chance de salut. Ne me sentant pas le droit de décider du destin de M. Blanc, je lui expose mon dilemme, comme quoi il nous reste probablement une dernièrissime possibilité de nous tirer de ce bourbier, et elle ne se représentera probablement jamais.

Il bâille, puis murmure d’un ton ensommeillé :

— Avec cette bagnole, il nous faudrait combien de temps pour regagner Djakarta ?

— Une dizaine d’heures, en roulant à fond la caisse.

— Et tu te figures que pendant dix plombes, l’Organisation va se faire cuire une soupe en attendant que leurs trois boy-scouts lui envoient des cartes postales ? Ces gens nous baiseraient bien avant qu’on n’arrive et, de toute manière, ils nous attendraient à l’aéroport.

— Alors on reste ?

— Planque la bagnole dans un coin désert, qu’on puisse y finir la nuit en roupillant un peu ; je suis en manque, moi !

Et me voilà à rouler maraude, style vieux G7 d’autrefois piloté par un archiduc ruskoff.

Les venelles merdiques et obscures, c’est pas ce qui manque dans ce pays, à croire qu’ils en font l’élevage. Je finis par enquiller la guinde dans une bouche noire où je circule sans phares, juste à la clarté lunaire qui parcimonise entre des masures (comme dirait Bruno, l’homme au Gold Seven).

Au bout de ce boyau, t’as une espèce de hangar de bambou désaffecté. Je stoppe la chignole tout au fond, coupe les gaz. Mais ça continue de ronfler. Autoallumage ? Non : c’est plus le moteur, mais M. Blanc.

J’entreprends alors l’exploration du véhicule. Dans la boîte à gants, je trouve un carnet d’entretien passablement graisseux établi au nom d’une certaine Zoboku Company, import-export à Belharang. N’après quoi, je vais ouvrir le coffiot. Un bric-à-brac m’attend. Des bottes, des outils, une caissette de bois contenant des grenades offensives et un revolver de cow-bois au barillet mahousse comme la roue avant d’un rouleau compresseur. Je le passe sous mon blouson après m’être assuré qu’il y a du monde dans le magasin, me saisis itou d’un tournevis de forte dimension car il est bon d’avoir à disposition des objets de première nécessité lorsqu’on part à la guerre. Je m’apprête à rejoindre mon copinet lorsque je vois se pointer le faisceau dansant d’une lampe de poche. Derrière lui se déplace une silhouette que je parierais féminine si les paris étaient ouverts. Ma main se pose sur la crosse du flingue.

Une voix de gonzesse me lance une phrase de laquelle je ne comprends que le point d’interrogation qui la termine. Alors je vais à la rencontre de l’arrivante.

— Vous spikez anglais ? lui demandé-je.

— Ce serait malheureux, je suis native de Liverpool, me répond (et chaussée) — t-elle.

Ça y est, on opère notre jonction, ce qui me permet de constater une femme d’une légère quarantaine, en robe de chambre de soie verte. Blonde, des taches de son, un regard clair, l’air fatigué de la personne qui ne devrait pas s’accorder un whisky de plus quand elle en a déjà éclusé cinq. Un peu soufflée du cou, si tu vois le topo ? Et la dernière fois qu’elle a été chez le coiffeur c’était pour le mariage de ce grand mec débile qui régnera peut-être un jour sous la référence de Charles III.

Elle me barbouille la frime de la pointe de son pinceau (lumineux).

— Mais vous êtes occidental ! fait-elle.

— Dans les grandes lignes, oui.

— Pourquoi ce déguisement ?

— Je reviens d’une soirée travestie.

— Et vous rentrez dans le temple du quartier ?

— Ah ! c’est un temple, ce machin ?

— Vous devriez déménager car s’il se trouve un autre insomniaque dans le coin, il risque de vous occasionner des ennuis. Un temple, ici, c’est sacré.

— Vous habitez ce coin pourri ? questionné-je incharitablement.

— Oui, mais il est moins pourri que vous semblez le croire.

— Je peux me permettre de vous demander comment une ravissante (je charge) Anglaise peut demeurer dans cet endroit moins merdique que je le crois ?

— J’ai épousé l’unique médecin de la région, un homme formidable.

— Compliment.

— Il est mort l’an dernier.

— Condoléances.

— Comme je me suite faite à la vie d’ici, j’y suis restée.

— Chapeau !

— Et vous ?

— Moi, quoi ?

— Qu’est-ce que vous faites à Kelbo Salo ?

— Tourisme.

Je l’entends rigoler dans la pénombre. Elle éteint sa lampe dont la pile commence à prendre de la gîte.

— Et vous trouvez ici des gens qui organisent des dîners constumés ? J’aimerais bien les connaître. Les soirées sont un peu moroses dans ce bled.

Un temps.

— Vous êtes à l’hôtel ? elle me fait.

— Non, mens-je.

— Vous êtes où, alors ?

— Dans le temple de ce quartier moins épouvantable que je ne le suppose.

— Pas d’endroit où dormir ?

— Cette voiture. Regardez, j’ai un copain qui est en train d’y faire sa nuit.

Elle mate.

— Il me semblait bien avoir aperçu quelqu’un à l’intérieur. Il est noir ?

— Entièrement ; mais propre : pas de caviar entre les doigts de pied, comme dit mon ami Aznavour.

— Vous connaissez Charles Aznavour ?

— Vous étiez à la maternelle que je l’accompagnais déjà.

— Au piano ?

— Non, au bistrot. Mais nous ne sommes pas alcoolos, lui et moi, vous savez.

— J’ai tous ses disques !

— Je me doutais bien qu’il faut une potion magique pour pouvoir vivre complètement dans ce pays !

Elle rallume sa loupiote pour mater dans la Kama-sutra 2 litres 8.

— Il est drôlement baraqué, votre copain.

— Quand on est noir, c’est la moindre des choses.

— Et si vous finissiez la nuit chez moi ?

— Vous feriez ça ?

— Venez !

J’open the door et secoue M. Blanc.

— Dégorge-toi de ce tas de boue, mec. On va dans le monde.

Il actionne son commutateur interne et nous prend conscience. Au bout d’un rien il murmure :

— C’est qui, cette femme ?

— Une Anglaise. Mais comme t’as fait ni Waterloo, ni les Malouines, t’as aucune raison de le lui reprocher.

Il sort, salue la personne avec un rire qui ressemble à la façade du Parthénon qu’on aurait peinte en blanc.

— La voiture, avertit l’Anglaise au peignoir, vous ne pouvez la laisser dans ce temple.

— Si, fais-je. Je crois que je peux pour l’excellente raison qu’elle n’est pas à moi.


Son toubib créchait dans une maison de parpaings assez simplette, cubique, avec un bout de véranda en verre cathédrale jaune. La partie professionnelle se situait à droite de l’entrée et la partie habitation à gauche. La veuvasse se sert de l’ancienne salle d’auscultation comme salon-bibliothèque, après y avoir installé des étagères de bambou chargées de bouquins anglais. Il reste encore, incorporé au mobilier, l’ancien fauteuil d’examen, avec « accoudoirs pour les jambes », comme dit Béru, lequel permettait au défunt d’avoir une vue plongeante sur ses patientes. Qu’on l’eût gratifié de quelques coussins et de la position verticale corrige peu sa destination initiale et il ressemble à un trône bizarre pour reine de sabat érotique.

Notre hôtesse, Mrs. Kalsong-Long (la plaque du toubib figure encore sur la porte), nous fait s’asseoir, comme on dit puis dans les — vieilles familles de la noblesse française.

— Whisky ? demande-t-elle.

— Pas d’alcool pour moi, l’en prie Jérémie.

— Et pour vous si, je parie ? qu’elle me demande en saisissant mon paquet de couilles d’une main sûre.

— Moi, j’accepte tout ce qu’on m’offre, l’en avisé-je.

Je me dis que, grâce à cette Britannique en manque, je vais pouvoir conjurer le malaise glandulaire consécutif aux fantaisies de la fille du marchand de snakes. Tiens, à propos : le deuxième remède de Jérémie a également fait merveille car le dos ne me chicane plus.

Elle lâche mes trois livres de bas morceaux pour servir deux scotches carabinés. Puis elle dit à Fleur de tunnel d’aller voir dans le frigo de la cuisine si un jus de fruits quelconque le tente.

— Fais le grand tour pour revenir, demandé-je à mon négro spirituel, j’ai des projets.

— J’ai cru le comprendre, assure l’exquis garçon.

La mère Kalsong-Long dénoue la ceinture de sa robe des champs et laisse glisser le vêtement à ses pieds. Elle est tellement nue dessous qu’en comparaison une pièce de cinq francs ressemblerait à un chat angora.

— Vous êtes capable de baiser debout ? me demande-t-elle en adoptant la posture émouvante du « Y » ren-versé. Car, ajoute-elle je ne fais jamais l’amour autrement.

Je lui assure que c’est toujours dans cette position que je prodigue mes faveurs à Elizabeth II et à Mrs. Thatcher, écluse mon glass et m’approche de la demanderesse, plein de bonnes intentions, certes, mais avec des timidités malencontreuses consécutives à sa précipitation catégorique. Elle pallie ma nonchalance par quelques manœuvres onanistes, toujours en vogue dans la gentry. Ponctue celles-ci de rudes imprécations fouetteuses de sang, dont la plus courtoise est : « Tu vas me la mettre, ta grosse bite de salaud ! », crié sur un ton comminatoire auquel l’archevêque de Canterbury soi-même ne résisterait pas. Etant homme de bonne (et belle) composition (française), je ne tarde pas à devenir opérationnel et les produits de la ferme que je lui propose me valent une exclamation qui peut passer pour admirative.

Madame a raison de coïter à la verticale, son centre d’hébergement spacieux et confortable se prêtant admirablement à une telle prouesse. M’ayant acquis, elle quitte le sol d’une détente pour nouer ses jambes autour de mon bassin, avec grâce et souplesse.

— Marche ! Marche ! m’exhorte-t-elle.

Et me voilà en train de défiler dans le salon, avec la ridicule impression d’apprendre à jouer de l’hélicon basse. Me faudrait une marche militaire, genre Le Pont de la rivière Kwaï. Mémère, toujours est-elle ça lui procure des monstres sensations, la manière qu’elle déclame en anglais ! T’entendrais ce ramdam, l’aminche. Pas du pour rire ! La sérénade indonésienne version anglaise, payant ! Elle me lacère (tiens, faudra que j’aille bouffer chez Lasserre) ! Me déchiquéquette la chemise avec ses dents, parfois m’administre des coups de boule dans le thorax, la frappadingue ! L’amour, ça lui déclenche une sacrée crise.

— Tue-moi ! qu’elle bieurle.

Allons bon, voilà du nouveau ! Moi, une femme m’adresse une supplique de ce genre, je lui réponds même pas.

Comme la situation se prolonge, elle crie :

I want the negro ! I want the negro !

Voilà qui est déjà plus raisonnable.

— Jérémie ! hélé-je.

Il finit par se pointer. Flegmatique, il déclare en nous regardant défiler :

— Vous êtes chiés, tous les deux !

La veuve tend une main vers lui en écartant et refermant ses doigts sporadiquement et vice versailles.

Come, boy ! Come !

— Madame souhaite poursuivre la route avec toi, traduis-je ; elle pratique le coït-relais.

Mais elle pige assez le français pour protester :

— Non ! Les deux ! Je veux les deux !

Je réfléchis à la proposition. Il est de fait que, dans la position où se trouve Mistress Kalsong-Long, il lui serait possible d’accueillir le manche à gigot de M. Blanc sans pour autant renoncer au mien. Mais Jérémie ne l’entend pas de cette oreille.

— C’est une truie en chaleur, cette bonne femme. Elle doit passer ses nuits à biberonner, tout en surveillant l’extérieur et elle se précipite sur tout ce qui bronche.

— Je réclame un temps mort ! fais-je à l’aimable Anglaise en la propulsant dans un fauteuil ; c’est prévu dans les conventions syndicales.

J’en peux plus, moi. Mort de fatigue, blessé, vidé !

La salope se met alors à nous invectiver bassement, nous traitant d’impuissants, de lopettes, de castrats, de sodomisés, de voyous, hiboux (garudas), cailloux, genoux (mais pas de choux, terme jugé trop affectueux).

Elle nous montre la porte en hurlant qu’on doit se barrer dare-dare, sinon elle va appeler la police et nous faire condamner pour viol ; n’étant pas à un contresens près. Elle nous déclare « couilles-molles », « débandeurs », « dépravés ».

De guère lasse, elle s’interprète « Je m’adore » à la mandoline frisée. Prend un confortable panard qui l’épuise et s’endort dans son fauteuil. J’éteins la lumière, m’installe sur l’ex-table d’auscultation (mais en chien de fusil), et finis par l’imiter. En ce qui concerne Jérémie, il est retourné aux questsches depuis un moment déjà.

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