La vaste grange était silencieuse et froide. Un peu de neige était entrée avec le vent par les fissures et s’était mélangée à la saleté et à la poussière. Le grenier à foin était vide et son échelle cassée depuis aussi loin que Molly s’en souvenait. À part leur van, il n’y avait ici que de vieux véhicules oubliés de tous. Une moissonneuse-batteuse rouillée, un tracteur Petit Gris inutilisable et des tas de voitures.

Au loin, Molly entendit les voix provenant du centre équestre, mais aujourd’hui elle n’avait pas envie de monter à cheval. Ça n’avait pas de sens puisqu’elle ne participerait pas au concours du lendemain. Une des autres filles serait sûrement aux anges de monter Scirocco.

Lentement elle passa d’une voiture à une autre. Les vestiges de l’entreprise de son grand-père. Tout au long de son enfance, elle l’avait entendu rabâcher à ce sujet. Il fallait toujours qu’il se vante de toutes les bonnes affaires qu’il avait faites partout dans le pays, des voitures qui en principe étaient bonnes pour la casse qu’il avait achetées pour une bouchée de pain, puis rénovées et revendues bien plus cher. Depuis qu’il était tombé malade, la grange s’était transformée en cimetière d’automobiles. Il y traînait des trucs à moitié restaurés dont personne n’avait eu le courage de se débarrasser.

Elle passa la main sur une vieille Volkswagen Coccinelle en train de rouiller dans un coin. Elle allait bientôt commencer la conduite accompagnée. Elle pourrait peut-être convaincre Jonas de la remettre en état pour elle.

Elle tira sur la poignée et la portière s’ouvrit. L’intérieur aussi nécessitait d’être retapé. Malgré la rouille, la crasse et les sièges défoncés, elle devinait que la voiture avait du potentiel, qu’elle pourrait devenir vraiment chouette. Elle s’installa à la place du conducteur et posa ses mains sur le volant. Oui, ça lui irait bien de conduire cette Coccinelle. Les autres filles seraient vertes de jalousie.

Elle s’imaginait sillonner les rues de Fjällbacka, laissant les copains monter avec elle, selon son bon plaisir. Elle devrait attendre encore quelques années avant de pouvoir conduire toute seule, mais elle décida d’en parler à Jonas dès maintenant. Il allait lui retaper cette voiture, qu’il le veuille ou non. Elle savait qu’il en était capable. Grand-père lui avait raconté que Jonas l’aidait à bricoler les voitures, qu’il était très doué, même. C’est la seule fois où elle l’avait entendu dire un mot gentil sur Jonas. Sinon, il ne savait que se plaindre.

— Alors c’est ici que tu te caches ?

Elle sursauta au son de la voix de son père.

— Elle te plaît ?

Il sourit quand elle ouvrit la portière, un peu gênée. C’était la honte, se faire prendre en train de jouer à conduire.

— Elle est sympa, dit-elle. Je me suis dit que je pourrais la conduire, quand j’aurai mon permis.

— Elle n’est pas vraiment en état de rouler.

— Non, mais…

— Mais tu t’es dit que je pourrais te la retaper ? Ben, pourquoi pas, ce n’est pas pour tout de suite. Je devrais trouver le temps, si je le fais par étapes.

— C’est vrai ?

Elle rayonna et se jeta à son cou.

— C’est vrai, dit-il en la serrant fort contre lui, avant de la repousser en gardant les mains sur ses épaules. À condition que tu arrêtes de bouder. J’ai conscience que ce concours était important pour toi, on en a déjà parlé, mais il y en aura bientôt un autre.

— Oui, je sais.

Molly sentit que sa bonne humeur était de retour. Elle déambula parmi les voitures. Il y en avait d’autres qui pourraient devenir cool, mais elle préférait quand même la Coccinelle.

— Pourquoi tu ne les retapes pas toutes ? Sinon autant les mettre à la casse, non ?

Elle s’arrêta devant une grosse voiture noire avec un écusson Buick.

— Grand-père ne veut pas. Du coup, elles vont rester ici jusqu’à ce qu’elles tombent en ruine, ou jusqu’à ce que grand-père disparaisse.

— Je trouve ça dommage.

Elle s’approcha d’un minibus vert qui ressemblait au Mystery Van dans Scooby-Doo. Jonas la tira sur le côté.

— Allez viens. Je n’aime pas trop que tu traînes ici. Il y a plein d’éclats de verre et de ferraille rouillée. J’ai même vu des rats l’autre jour.

— Des rats ! s’exclama Molly, et elle fit un bond en arrière en regardant autour d’elle.

Jonas rit.

— Viens, c’est l’heure d’un café. Il fait froid. Et à la maison, il n’y a pas de rats, je te le garantis.

Il passa son bras autour de ses épaules et ils se dirigèrent vers la porte. Molly frissonna. Il avait raison. Il faisait un froid de canard ici, et elle aurait eu une sacrée frousse si elle avait vu un rat. Mais l’idée de conduire un jour cette voiture la remplit de bonheur et la réchauffa. Elle avait hâte de raconter ça à ses copines.


Tyra était secrètement contente qu’on ait remis Liv à sa place aujourd’hui. Elle était, si possible, encore plus gâtée que Molly. La tête qu’elle avait faite en apprenant qu’Ida allait monter Scirocco ! Elle avait boudé pendant toute la reprise, et Blackie l’avait bien senti. Il s’était montré plutôt difficile, ce qui n’avait pas amélioré l’humeur de Liv.

Tyra transpirait sous ses vêtements chauds. C’était pénible de marcher dans toute cette neige, elle avait les jambes en feu. Vivement le printemps, quand elle pourrait venir au club à vélo. Ça rendait la vie tellement plus simple.

La piste de luge “Les sept bosses” était bondée d’enfants. Elle y avait beaucoup joué elle-même, elle se souvenait encore de la sensation vertigineuse quand elle dévalait la pente. Certes, aujourd’hui la piste ne lui paraissait plus aussi longue ni raide, mais elle était toujours plus balèze que “La descente du docteur” à côté de la pharmacie. Celle-là, il n’y avait que les tout-petits qui y jouaient. Elle se rappelait l’avoir descendue à ski de fond, ce qui lui avait valu quelques soucis lors de son seul et unique séjour de ski. Elle avait expliqué à un moniteur sceptique qu’elle savait déjà skier, qu’elle avait appris chez elle à Fjällbacka. Puis elle s’était lancée sur la piste — une vraie piste de ski alpin. Finalement, elle s’en était bien sortie, et sa mère racontait toujours cette histoire avec beaucoup de fierté, émerveillée par l’aplomb de sa petite.

Où était-il passé, cet aplomb ? Tyra n’en savait rien. Si, il demeurait dans sa complicité avec les chevaux, mais pour le reste, elle avait plutôt l’impression d’être une poule mouillée. Depuis l’accident de voiture dans lequel son père avait péri, elle se disait que la catastrophe guettait à chaque coin de rue. Elle l’avait constaté : l’existence pouvait se dérouler normalement, puis l’instant d’après changer à tout jamais.

Avec Victoria elle s’était sentie courageuse. C’était comme si elle devenait quelqu’un d’autre quand elles étaient ensemble. Quelqu’un de meilleur. Elles se voyaient toujours chez Victoria, jamais chez elle. Elle prétextait qu’il y avait trop de bazar avec ses petits frères, mais en réalité, elle avait honte de Lasse, de ses cuites, et plus tard de ses délires religieux. Elle avait honte de sa mère aussi, parce qu’elle se laissait faire et qu’elle se déplaçait dans la maison comme une souris terrorisée. Pas comme les parents adorables de Victoria, qui étaient des gens normaux, parfaitement normaux.

Tyra donna des coups de pied dans la neige. La sueur coulait dans son dos. Ça faisait une petite trotte, mais elle avait pris sa décision plus tôt dans la journée et elle n’avait pas l’intention de faire demi-tour maintenant. Il y avait des choses qu’elle aurait dû demander à Victoria, des réponses qu’elle aurait dû exiger. L’idée de ne jamais savoir ce qui lui était arrivé lui était insupportable. Elle avait tout fait pour Victoria et elle voulait continuer.


À l’université de Göteborg, le couloir du département de sociologie était impersonnel et quasi désert. Ils avaient demandé leur chemin jusqu’aux bureaux des criminologues et se trouvaient maintenant devant la porte de Gerhard Struwer. Patrik frappa quelques coups légers.

— Entrez ! fit une voix de l’autre côté.

Patrik ne savait pas exactement à quoi il s’était attendu, en tout cas pas à un homme qui avait l’air tout droit sorti d’une publicité pour Dressmann. Il se leva et leur serra la main à tour de rôle, en finissant par Erica, qui se tenait un peu en retrait.

— Bonjour ! Quel honneur de rencontrer Erica Falck !

Gerhard Struwer était un peu trop enthousiaste pour plaire à Patrik. Struwer séducteur, pourquoi pas — il n’était pas à une surprise près. Heureusement sa femme n’était pas sensible à ce genre d’hommes.

— L’honneur est pour moi. J’ai vu vos analyses pertinentes à la télé, déclara Erica.

Patrik la dévisagea. C’était quoi, ce ton roucoulant ?

— Gerhard tient une rubrique dans Avis de recherche, expliqua Erica tout en adressant un sourire radieux au mannequin de mode. J’ai particulièrement aimé votre portrait de Juha Valjakkala. Vous avez soulevé un point que personne d’autre n’avait vu, et je trouve que…

Patrik s’éclaircit la gorge. Les choses ne se déroulaient pas du tout comme il avait imaginé. Il examina le criminologue et nota une dentition admirable et une nuance de gris parfaite aux tempes. Ainsi que des chaussures propres et cirées. Qui, nom de Dieu, arrivait à avoir des chaussures cirées en plein hiver ? Patrik jeta un regard triste sur ses propres godillots qui devraient être passés au Kärcher pour retrouver un aspect correct.

— Nous avons quelques questions à vous poser, dit-il.

Il s’assit dans une des chaises des visiteurs en s’efforçant de garder une expression neutre. Erica n’aurait pas la satisfaction de le soupçonner d’être jaloux. Car il ne l’était pas. Il trouvait simplement inutile de gaspiller un temps précieux à du bavardage sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec l’objet de leur visite.

— Oui, j’ai lu attentivement les documents que vous m’avez fait parvenir, dit Gerhard en s’asseyant derrière son bureau. Ceux concernant la disparition de Victoria, et les autres. Je ne peux évidemment pas faire une analyse approfondie aussi rapidement et avec si peu de données, mais deux, trois choses m’ont frappé…

Il croisa ses jambes et joignit le bout de ses doigts, un geste que Patrik trouva extrêmement agaçant.

— Je prends des notes ? demanda Martin.

Il donna un petit coup de coude à Patrik, qui sursauta et hocha la tête.

— Oui, s’il te plaît, répondit-il, et Martin sortit bloc-note et stylo.

Gerhard reprit :

— Je dirais qu’il s’agit de quelqu’un de rationnel et bien organisé. Il ou elle — pour plus de simplicité, disons il — a trop bien réussi à effacer toutes traces pour être, par exemple, psychotique ou déséquilibré.

— Comment peut-on qualifier de rationnel le fait d’enlever une adolescente ? Ou de lui faire subir ce que Victoria a subi ?

Patrik perçut lui-même son ton un rien virulent.

— Quand je dis rationnel, je veux dire que nous avons affaire à une personne capable de planifier ses actes, d’en prévoir les conséquences et d’agir en fonction, quitte à rapidement modifier ses plans si les circonstances l’exigent.

— Pour moi, c’est clair comme de l’eau de roche, dit Erica.

Patrik serra les dents et laissa Struwer poursuivre son rapport.

— Le coupable est probablement un homme mûr. Un adolescent ou un jeune adulte n’aurait pas ce genre de sang-froid et cette capacité à planifier. Et vu la force physique nécessaire pour maîtriser les victimes, il s’agit certainement d’un homme plutôt fort et en bonne forme physique.

— Ou alors ils sont plusieurs, glissa Martin.

Gerhard opina du chef.

— Oui, on ne peut pas l’exclure. Il y a des exemples de crimes commis collectivement. Dans ce genre de cas, il y a souvent une sorte de mobile religieux, comme pour Charles Manson et sa secte.

— Que pensez-vous des laps de temps entre les enlèvements ? Les trois premières filles ont disparu à des intervalles assez réguliers, de six mois à peu près. Ensuite il ne s’est écoulé que cinq mois avant que Minna disparaisse. Puis environ trois mois avant l’enlèvement de Victoria, dit Erica, et Patrik fut obligé de reconnaître que sa question était pertinente.

— Si on prend des tueurs en série célèbres aux États-Unis, comme Ted Bundy, John Wayne Gacy, Jeffrey Dahmer — vous avez sûrement déjà entendu ces noms-là —, on constate que leur besoin de tuer se construit petit à petit, ils ressentent une sorte de pression intérieure. Ils commencent à fantasmer sur le crime à commettre, puis ils poursuivent la victime qu’ils ont choisie, l’observent pendant une période avant de passer à l’acte. Ou alors c’est le hasard qui prime. L’assassin fantasme sur un certain type de victime et tombe sur quelqu’un qui correspond à ses fantasmes.

— C’est peut-être une question stupide, mais existe-t-il des tueuses en série ? demanda Martin. Je crois n’avoir entendu parler que d’hommes.

— Il est plus courant qu’il s’agisse d’hommes en effet. Il y a néanmoins des femmes tueuses. Aileen Wuornos en est un exemple, mais il y en a d’autres.

Struwer pressa de nouveau les bouts de ses doigts les uns contre les autres.

— Pour revenir sur la question du temps : le criminel peut garder sa victime prisonnière plus ou moins longtemps. Quand elle a pour ainsi dire rempli sa fonction, ou qu’elle est morte de ses blessures ou par épuisement, le tueur doit tôt ou tard dénicher une nouvelle proie pour satisfaire ses besoins. La pression augmente sans cesse jusqu’à ce qu’il soit obligé de trouver un exutoire. Alors il passe à l’action. Beaucoup de tueurs en série ont décrit le phénomène dans des interviews, affirmant qu’il n’est plus question de libre arbitre, mais de contrainte.

— Vous pensez que nous avons affaire à ce genre de comportement ici ? demanda Patrik.

Malgré lui, il était de plus en plus fasciné par les explications de Struwer.

— C’est ce que laisse penser la chronologie. Son besoin est peut-être devenu plus pressant. Le tueur ne peut plus attendre aussi longtemps avant de trouver ses victimes. À condition que ce soit un tueur en série que vous cherchez, je veux dire. Si j’ai bien compris, aucun corps n’a été découvert, et Victoria Hallberg était en vie quand elle a été retrouvée.

— C’est exact. Mais il est quand même plus plausible de penser que le ravisseur n’ait pas eu l’intention de la laisser vivre, qu’elle ait réussi à s’évader d’une façon ou d’une autre.

— Oui, tout l’indique en effet. Mais même si nous considérons uniquement l’enlèvement, le ravisseur a pu suivre un schéma d’action identique. Nous pouvons aussi avoir affaire à un criminel sadique, un psychopathe qui tue pour son plus grand plaisir. Ou pour la satisfaction sexuelle. L’autopsie de Victoria a montré qu’elle n’a pas subi d’agression de cet ordre, mais ce genre d’enlèvement a souvent des mobiles sexuels. Pour l’instant, nous en savons trop peu pour déterminer si tel est le cas, et de quelle manière.

— Savez-vous que des recherches ont démontré que zéro virgule cinq pour cent d’une population peut être défini comme psychopathe ? dit Erica, tout excitée.

— Oui, renchérit Martin. J’ai lu ça dans Café. À propos des chefs.

— Je ne sais pas si on peut se fier aux articles scientifiques d’un magazine comme Café qui s’intéresse surtout à la mode masculine. Mais sur le principe, vous avez raison, Erica, répliqua Gerhard en lui adressant un sourire éclatant, toutes dents dehors. Un certain pourcentage de la population normale correspond aux critères de la psychopathie. Et si en général on associe le mot psychopathe aux tueurs, ou au moins aux criminels, on est loin de la vérité. La plupart mènent des existences en apparence normales. Ils apprennent comment se comporter pour s’intégrer à la société, ils peuvent même se montrer ultra-productifs. Mais intérieurement, ils ne seront jamais comme vous et moi. Ils sont incapables de ressentir de l’empathie et de comprendre les sentiments d’autrui. Leur monde et leur activité intellectuelle tournent entièrement autour d’eux-mêmes. L’interaction avec l’entourage dépend de leur capacité d’imiter et de feindre les sentiments qu’on attend d’eux dans différentes situations. Et ils n’y parviennent jamais pleinement. Quelque chose sonne faux et ils ont du mal à créer des relations intimes et durables avec les autres. Souvent ils utilisent les gens de leur entourage à leurs propres fins, et quand cela ne fonctionne plus, ils passent à la victime suivante, sans ressentir de regret, de mauvaise conscience ou de culpabilité. Et, pour répondre à votre question, Martin : des recherches démontrent que la part de psychopathes est plus importante dans les catégories socioprofessionnelles élevées que parmi le reste de la population. Beaucoup des caractéristiques que je viens d’énumérer peuvent se révéler un avantage dans certaines positions de pouvoir où la brutalité et le manque d’empathie remplissent une fonction.

— On ne remarque donc pas forcément qu’une personne est psychopathe ? demanda Martin.

— Non, pas tout de suite. Au contraire, ils peuvent se montrer tout à fait charmants. Mais celui qui entre dans une relation durable avec un psychopathe se rendra compte tôt ou tard que tout n’est pas normal.

Patrik se tortilla sur sa chaise. Elle n’était pas très confortable et son dos protestait déjà. Après un regard à Martin qui notait fébrilement, il se tourna vers Struwer.

— À votre avis, pourquoi ce sont ces filles précisément qui ont été choisies ?

— Il s’agit probablement de la préférence sexuelle du ravisseur. Des filles jeunes, intactes, qui n’ont pas encore d’expérience sexuelle. Il est aussi plus facile de contrôler et d’effrayer une jeune qu’une adulte. Je dirais que c’est une combinaison de ces deux facteurs.

— Est-ce que le fait qu’elles se ressemblent signifie quelque chose ? Toutes ont, ou avaient, des cheveux châtains et des yeux bleus. Ce sont des attributs que le tueur recherche ?

— C’est possible. Il est même hautement probable que ce soit important. Dans ce cas, les victimes lui rappellent quelqu’un, et son acte se réfère à cette personne. Ted Bundy en est un exemple. La plupart de ses victimes se ressemblaient, elles lui rappelaient une ancienne petite amie qui l’avait quitté. Il se vengeait d’elle à travers ses victimes.

Martin, toujours aussi attentif, se pencha en avant :

— Vous disiez que la victime doit remplir une fonction. Quel peut être le but des mutilations de Victoria ? Pourquoi le ravisseur fait-il une chose pareille ?

— Comme je viens de le dire, il est probable que les victimes ressemblent à une personne qui est importante pour le criminel. Au vu des blessures, je dirais que leur but est de lui procurer un sentiment de contrôle. En la privant de ses sens, il la contrôle entièrement.

— Mais il aurait pu se contenter de la garder prisonnière dans ce cas ?

— Pour la plupart, cela suffit, effectivement. Mais dans le cas qui nous préoccupe, il est allé plus loin. Réfléchissez : il a privé Victoria de la vue, de l’ouïe et de la parole, elle est enfermée dans un espace noir et silencieux sans possibilité de communiquer. En principe, il a créé une poupée vivante.

Patrik frémit. Ce que disait cet homme était tellement bizarre et ignoble que ça paraissait sorti d’un film d’horreur. Or, c’était la réalité. Il réfléchit encore un moment. Malgré l’intérêt de ces éléments d’analyse, il était difficile de voir concrètement comment s’en servir pour faire avancer l’enquête.

— En partant de ce dont nous venons de parler, dit-il, est-ce que vous voyez comment nous devons nous y prendre pour arrêter un tel barbare ?

Struwer garda le silence un court instant, semblant réfléchir à la manière d’exprimer sa pensée.

— Je m’avance peut-être, mais je dirais que la victime de Göteborg, Minna Wahlberg, est particulièrement intéressante. Son histoire est un peu différente de celles des autres filles. Elle est également la seule avec qui le ravisseur a commis l’imprudence d’être vu.

— Nous ne sommes pas sûrs que le conducteur de la voiture blanche soit le ravisseur, fit remarquer Patrik.

— Non, c’est vrai. Mais si on part de cette idée, il est intéressant de constater qu’elle est montée dans la voiture de son plein gré. On ignore certes comment les autres filles ont été enlevées, mais le fait que Minna monte dans le véhicule nous indique que le conducteur lui a paru inoffensif, ou bien qu’elle l’a reconnu et n’a pas eu peur de lui.

— Vous voulez dire que Minna connaissait peut-être le ravisseur ? Qu’il a un lien avec elle ou avec le lieu où il l’a enlevée ?

Ce que disait Struwer faisait écho aux pensées que Patrik avait nourries. Minna tranchait nettement avec les autres.

— Ils ne se connaissaient pas forcément, mais elle savait peut-être qui il était. Il a été vu en la faisant monter dans sa voiture, contrairement aux autres fois. Ce qui peut signifier qu’il était en terrain connu et se sentait trop en sécurité.

— Cela aurait dû le rendre plus prudent, il me semble ? Il risquait davantage d’être reconnu, objecta Erica, et Patrik lui lança un regard respectueux.

— Oui, d’un point de vue logique, il aurait dû se méfier, dit Struwer. Mais nous, les humains, ne sommes pas aussi cohérents. Les schémas et les habitudes sont solidement ancrés en nous. Il devait se sentir à l’aise dans son propre environnement, et ce paramètre augmente forcément le risque de commettre des erreurs. Et il en a commis une.

— Je suis d’accord avec le fait que Minna se distingue des autres, dit Patrik. Malheureusement, nous venons de parler avec sa mère, mais sans rien découvrir de plus.

Du coin de l’œil, il vit Erica hocher la tête, en signe d’acquiescement.

— À votre place, je continuerais sur cette piste. Focalisez-vous sur les différences, c’est un conseil général pour les portraits psychologiques de criminels. Pourquoi le schéma est-il rompu ? Qu’est-ce qui rend une victime particulière au point de changer le comportement du coupable ?

Patrik réalisa qu’il avait raison.

— Nous devons examiner les différences plutôt que les dénominateurs communs ?

— Oui, c’est ce que je vous conseille. Même si votre priorité reste le cas de Victoria, la disparition de Minna peut vous être utile. D’ailleurs, vous vous êtes réunis ?

— Comment ça ? demanda Patrik.

— Les districts. Est-ce que vous vous êtes réunis pour évoquer ensemble les données dont vous disposez ?

— On reste en contact et on partage tout notre matériel.

— C’est bien, mais je pense qu’une véritable réunion aurait un effet salutaire. Parfois, il suffit d’une sensation qui mène à une autre, rien qui ne soit écrit sur un papier, mais qui se trouve entre les lignes dans le matériel d’investigation. Vous connaissez sûrement cette intuition qui vous chatouille le ventre et vous aide à avancer. Dans de nombreuses enquêtes, c’est ce flou imprécis qui a finalement permis d’arrêter le criminel. Et ça n’a rien d’étrange. Notre inconscient joue un rôle bien plus grand qu’on ne le croit. On prétend parfois que l’homme n’utilise qu’un infime pourcentage de son cerveau, et c’est sans doute vrai. Faites en sorte de vous rencontrer, et écoutez-vous.

— Je suis d’accord, on aurait déjà dû le faire. Mais on n’a pas trouvé le moment.

— Ça vaut le coup, croyez-moi, dit Gerhard.

Il y eut un silence. Plus personne n’avait de questions à poser, chacun méditait les paroles de Struwer. Patrik doutait un peu de l’efficacité de sa proposition, mais il était prêt à tout considérer. Tout plutôt que de ne pas prendre Struwer au sérieux et de se rendre compte après coup qu’il avait raison.

— Merci d’avoir pris le temps de nous recevoir, dit Patrik, et il se leva.

— Tout le plaisir était pour moi.

Gerhard Struwer fixa ses yeux bleus sur Erica, et Patrik prit une profonde inspiration. Des types comme lui, il y en avait beaucoup trop. Il brûlait d’envie d’établir son profil, ça ne devrait pas être trop difficile.


Terese ressentait toujours un malaise quand elle se rendait au centre équestre. La ferme lui était si familière. Jonas et elle étaient sortis ensemble pendant deux ans. Ils étaient très jeunes à l’époque, en tout cas c’est l’impression qu’elle avait aujourd’hui, et beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts. Mais ça faisait quand même bizarre, d’autant que Marta avait été à l’origine de leur rupture.

Un jour, Jonas lui avait tout bonnement dit qu’il avait rencontré une autre femme et qu’elle était son âme sœur. C’étaient ses propres mots. Terese avait trouvé le terme étrange ; grave et désuet à la fois. Plus tard, quand elle avait rencontré sa propre âme sœur, elle avait compris ce qu’il avait voulu dire. Car c’est exactement ce qu’elle avait ressenti lorsque Henrik, le père de Tyra, l’avait invitée à danser au bal populaire sur le ponton de la place Ingrid-Bergman. Elle avait tout de suite su qu’ils allaient passer leur vie ensemble. Puis tout avait basculé, en une fraction de seconde. Tous leurs projets, tous leurs rêves. Un aquaplaning un soir de pluie, et Tyra et elle s’étaient retrouvées seules.

Ça n’avait jamais été pareil avec Lasse. Leur relation n’avait été qu’un moyen de sortir de la solitude, de partager à nouveau le quotidien avec quelqu’un. Et ça avait fini en eau de boudin. Aujourd’hui elle ne savait pas ce qui était le pire : toutes ces années où il buvait et où Tyra et elle vivaient dans l’inquiétude permanente de ce qu’il pourrait entreprendre. Ou bien sa toute récente sobriété, qu’elle avait d’abord saluée avant de découvrir les problèmes qu’elle occasionnait.

Si Terese ne croyait pas un seul instant à la foi toute neuve de Lasse, elle comprenait parfaitement ce que cette Église évangélique avait eu d’attirant pour lui. Elle lui avait offert l’occasion de jeter aux oubliettes ses mauvaises décisions et ses vieilles dettes sans en assumer la responsabilité. Dès qu’il avait rejoint la communauté et reçu le pardon de Dieu — d’après elle en un temps record — il s’était scindé en deux personnes. Tout ce qu’elle et les enfants avaient subi, il l’attribuait à l’ancien Lasse, celui qui avait vécu dans le péché et l’égoïsme. Le nouveau Lasse était un homme pur et honnête qui ne pouvait en aucune manière être tenu pour responsable des actes de l’ancien. Si elle se hasardait à évoquer les humiliations qu’il leur avait infligées, il réagissait à son “prêchi-prêcha” avec une colère retenue en se disant très déçu qu’elle se focalise sur les aspects négatifs au lieu de recevoir Dieu, comme il l’avait fait, et de devenir un être qui répandait “lumière et amour”.

Terese souffla de mépris. Lasse ignorait totalement ce qu’étaient la lumière et l’amour. Il ne s’était jamais excusé de la manière dont il les avait traités. Dans sa logique, elle était un être mesquin, puisqu’elle n’était pas aussi prompte à pardonner que Dieu et qu’elle lui tournait le dos chaque soir dans le lit.

Contrariée, elle serra le volant en bifurquant vers la ferme équestre. La situation devenait intenable. Elle ne supportait plus de le voir, ne supportait pas d’entendre ses murmures de citations bibliques qui planaient comme un fond sonore dans l’appartement. Mais il lui fallait résoudre les problèmes pratiques d’abord. Ils avaient deux enfants ensemble, et elle était tellement épuisée qu’elle n’était pas sûre d’avoir la force d’entamer une procédure de divorce.

— Écoutez, vous restez là pendant que je vais chercher Tyra, et vous êtes sages, hein ? D’accord ?

Elle se retourna et regarda sévèrement ses deux mouflets sur le siège arrière. Ils pouffaient, et elle savait pertinemment que dès qu’elle serait hors de la voiture, une dispute allait éclater.

— Je serai de retour tout de suite, les avertit-elle.

Encore des rires étouffés. Elle soupira sans pouvoir, en même temps, s’empêcher de sourire en fermant la portière.

Elle grelotta en pénétrant dans l’écurie. Ce bâtiment n’existait pas à l’époque où elle venait ici, c’est Marta et Jonas qui l’avaient construit.

— Il y a quelqu’un ?

Du regard, elle chercha Tyra, mais ne vit que les autres filles.

— Tyra n’est pas là ?

— Non, elle est partie il y a une heure environ, répondit Marta en sortant d’un box.

— Ah bon ?

Terese fronça les sourcils. Elle avait promis à Tyra de venir la chercher aujourd’hui, pour une fois. Sa fille s’était réjouie de ne pas avoir à rentrer à pied dans la neige, comment avait-elle pu oublier ?

— Tyra est une cavalière douée, dit Marta en s’avançant vers elle.

Comme tant de fois auparavant, Terese fut frappée par la beauté de Marta. Dès la première fois où elle l’avait vue, elle avait compris qu’elle ne pourrait jamais se mesurer à elle. Elle se sentit tout à coup grosse et informe face à Marta, toujours aussi mince et gracieuse.

— Tant mieux, répondit-elle, le regard rivé au sol.

— Elle sait s’y prendre avec les chevaux. Elle devrait participer aux concours. Je pense qu’elle se défendrait bien. Tu y as déjà pensé ?

— Oui, peut-être…

Terese hésita et se sentit encore plus anéantie. Ils n’en avaient pas les moyens, mais comment expliquer ça ?

— On a eu pas mal de dépenses ces temps-ci, avec les garçons et tout ça. Et Lasse est demandeur d’emploi… Je vais y réfléchir. En tout cas, ça fait plaisir d’entendre qu’elle se débrouille bien. Elle est… oui, je suis fière d’elle.

— Il y a de quoi, dit Marta, et elle l’observa un instant avant de poursuivre : Elle est très affectée par ce qui est arrivé à Victoria, je l’ai senti. Nous le sommes tous.

— Oui, c’est difficile pour elle. Il lui faudra du temps pour faire le deuil.

Terese chercha un moyen de clore la conversation. Elle n’avait aucune envie de rester ici à bavarder bêtement alors que l’inquiétude commençait à monter. Où Tyra pouvait-elle bien être passée ?

— Les petits m’attendent dans la voiture, je ferais mieux d’y aller avant qu’ils s’entre-tuent.

— Bien sûr. Et ne t’inquiète pas pour Tyra. Elle a dû oublier que tu venais la chercher. Tu sais ce que c’est, les ados.

Marta retourna dans le box, et Terese fila vers sa voiture. Elle voulait rentrer à la maison. Avec un peu de chance, Tyra y serait déjà.


Assise à la table de la cuisine, Anna parlait au dos de Dan. Elle voyait clairement ses muscles se tendre à travers son tee-shirt, mais il ne disait rien, se consacrant entièrement à la vaisselle.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut pas continuer comme ça.

Elle était prise de panique rien qu’à l’idée d’une séparation, mais il fallait bien qu’ils évoquent l’avenir. Anna avait déjà vécu des périodes très difficiles avant les événements de l’été dernier. Elle avait ressuscité un bref moment, mais pour les mauvaises raisons, et aujourd’hui leur vie n’était plus qu’un immense chaos, débordant d’espoirs déçus. Et tout était sa faute. Elle ne pouvait pas, de quelque façon que ce soit, partager son sentiment de culpabilité avec Dan, ni rejeter la responsabilité sur lui.

— Tu sais à quel point je regrette, de tout mon cœur. Je voudrais que ça ne se soit jamais produit, mais ce n’est pas possible. Alors, si tu veux que je déménage, je le ferai. Je trouverai un logement pour moi et les enfants, je crois qu’il y a des appartements disponibles dans les immeubles à côté, ça devrait pouvoir se faire rapidement. Parce qu’on ne peut pas vivre comme ça. On se détruit. Tous les deux, et les enfants aussi. Tu le vois, non ? Ils n’osent même pas se disputer, ils osent à peine parler, tellement ils ont peur de dire ce qu’il ne faut pas et d’aggraver la situation. Je n’en peux plus, je préfère partir. Je t’en prie, dis quelque chose !

Des sanglots vinrent couper les derniers mots, et ce fut comme entendre quelqu’un d’autre parler, quelqu’un d’autre pleurer. Elle flottait au-dessus d’elle-même, contemplant les débris de sa vie, contemplant l’homme qui était son grand amour et qu’elle avait tant blessé.

Lentement Dan se retourna. Il s’appuya contre le plan de travail, le regard rivé sur ses pieds. Anna eut un coup au cœur en voyant les rides sur son visage, la morne résignation. Elle l’avait ébranlé, profondément bouleversé, et c’est ce qu’elle avait le plus de mal à se pardonner. Dan, qui avait toujours été bienveillant, qui partait du principe que les gens étaient aussi honnêtes et sincères que lui… Elle lui avait apporté la preuve du contraire, elle avait bousculé sa foi dans leur amour et dans son univers.

— Je ne sais pas, Anna. Je ne sais pas ce que je veux. Les mois passent et on se contente de gérer le quotidien en se tournant autour.

— Enfin, Dan, il faut qu’on essaie de résoudre le problème. Ou alors qu’on se sépare. Je ne supporte plus de vivre dans un tel entre-deux. Les enfants aussi méritent qu’on se décide.

Elle sentit la morve couler et l’essuya avec la manche de son pull. Elle n’avait pas la force de se lever pour chercher un bout d’essuie-tout. Et puis le rouleau se trouvait derrière Dan et elle avait besoin d’une distance de quelques mètres entre eux pour mener à bien cette conversation. Sentir son odeur de près, sentir la chaleur de son corps ferait tout s’écrouler. Depuis l’été dernier, ils faisaient chambre à part. Dan dormait sur un matelas dans le bureau alors qu’elle occupait leur grand lit. Elle lui avait proposé de changer, considérant que c’était plutôt à elle de s’installer sur le matelas mince et inconfortable et de se réveiller le dos en compote. Mais il avait seulement secoué la tête, et chaque soir, il allait se coucher dans le bureau.

— Je veux essayer, chuchota-t-elle. À condition que toi aussi, tu le veuilles et que tu penses qu’on a une petite chance. Sinon, il vaut mieux que je déménage. Je peux appeler une agence immobilière dès cet après-midi pour me renseigner. On n’a pas besoin de grand-chose pour commencer, les enfants et moi. On a déjà vécu dans un petit appartement, on sait faire.

Dan fit une grimace. Il cacha son visage dans ses mains, et ses épaules furent secouées de sanglots. Depuis l’été dernier, il avait porté un masque de déception et de rage contenues, mais à présent les larmes coulaient, elles tombaient goutte à goutte de son menton et mouillaient son tee-shirt. Anna fut incapable de se retenir. Elle alla l’étreindre. Il se figea, mais ne se dégagea pas. Elle sentit sa chaleur, et aussi son corps qui vibrait sous les pleurs allant crescendo, et elle le serra de plus en plus fort, comme si elle voulait l’empêcher de voler en éclats.

Quand ses pleurs se furent apaisés, ils restèrent ainsi, et il l’entoura de ses bras.


Lasse sentit la colère couver en lui quand il tourna à gauche après le moulin en direction de Kville. Tout de même, que Terese refuse de l’accompagner, ne serait-ce qu’une seule fois ! Était-ce trop demander qu’ils partagent de temps en temps les mêmes activités ? Qu’elle montre de l’intérêt pour ce qui avait transformé sa vie du tout au tout et avait fait de lui un homme nouveau ? Lui et la communauté avaient tant à lui apprendre, mais elle choisissait de vivre dans l’obscurité plutôt que de laisser l’amour de Dieu rayonner sur elle, comme il rayonnait sur lui.

Il appuya plus fort sur l’accélérateur. Il avait perdu tellement de temps à la supplier qu’il allait être en retard à la réunion de leadership. Surtout qu’il avait été obligé de lui expliquer pourquoi il ne voulait pas qu’elle aille dans ce centre équestre, près de Jonas. Elle avait commis le péché avec lui, elle avait couché avec lui en dehors du mariage, et peu importe que ce soit de l’histoire ancienne. Dieu tenait à ce que les hommes et les femmes vivent dans la pureté et la vérité, sans que leur âme soit alourdie par les actes impudiques du passé. Pour sa part, il s’était confessé et débarrassé de tout cela, il s’était purifié.

Ça n’avait pas toujours été facile. Le péché menaçait partout autour de lui. Des femmes provocantes qui s’offraient sans vergogne, qui ne respectaient pas la volonté et les commandements de Dieu, qui poussaient les hommes au vice. De telles pécheresses méritaient d’être punies et il était persuadé que là était sa mission. Dieu lui avait parlé, et personne ne devait mettre en doute qu’il était devenu un homme nouveau.

Les membres de la communauté le voyaient et le comprenaient. Ils l’inondaient d’amour, lui certifiant que Dieu lui avait pardonné et qu’il était redevenu une page vierge. Il avait failli retomber dans ses travers, mais d’une façon miraculeuse, Dieu l’avait sauvé de la faiblesse de la chair et avait fait de lui un disciple fort et courageux. Pourtant, Terese refusait obstinément d’admettre qu’il avait changé.

Son irritation persista jusqu’à ce qu’il soit arrivé. Comme toujours, il fut rempli de sérénité en franchissant les portes du bâtiment contemporain financé par des membres généreux. La communauté était grande pour une si petite localité grâce à son leader, Jan-Fred, qui l’avait reprise dix ans auparavant à la suite de luttes internes. Elle s’appelait à cette époque la congrégation pentecôtiste de Kville, mais Jan-Fred l’avait immédiatement rebaptisée Christian Faith, ou Faith comme ils disaient la plupart du temps.

— Bonsoir Lasse, je suis ravie de te voir.

Leonora, l’épouse de Jan-Fred, vint l’accueillir. C’était une belle blonde d’une quarantaine d’années qui dirigeait le groupe de leadership avec son mari.

— C’est toujours aussi merveilleux de venir ici, dit-il en l’embrassant sur la joue.

Il sentit l’odeur de son shampooing et, avec elle, un vent de péché. Mais ça ne durait qu’un bref instant, et il savait qu’avec l’aide de Dieu il finirait par repousser définitivement ses vieux démons. Il était parvenu à vaincre son penchant pour l’alcool, mais le penchant pour les femmes se révélait un adversaire plus redoutable.

— Jan-Fred et moi, on a parlé de toi ce matin.

Leonora le prit sous le bras et l’entraîna vers la salle de conférences où se tiendrait le cours.

— Ah bon, dit-il, impatient d’entendre ce qu’elle allait lui annoncer.

— On parlait du travail formidable que tu as accompli. On est très fiers de toi. Tu es un disciple juste et digne, il y a en toi un énorme potentiel.

— Je ne fais que ce que Dieu me demande de faire. Tout ça, c’est grâce à Dieu. Il m’a donné la force et le courage de voir mes péchés et de me purifier.

— Oui, Dieu est bon pour nous, pauvres pécheurs. Sa patience et Son amour sont infinis, dit-elle en lui tapotant le bras.

En arrivant dans la pièce, il vit que les autres participants à la formation étaient déjà là.

— Et ta femme ? Elle ne pouvait pas venir ce soir non plus ?

Leonora semblait le regretter. Lasse serra les mâchoires et secoua la tête.

— La famille est importante pour Dieu. Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer. Et une femme doit partager la vie de son mari, et sa vie avec Dieu. Mais tu verras, un jour elle découvrira la belle âme que Dieu a trouvée en toi. Il t’a réparé.

— J’en suis sûr, il faut juste un peu de temps, murmura-t-il.

Il sentit le goût métallique de colère dans sa bouche, mais se força à repousser les pensées négatives. À la place, il répéta silencieusement son mantra : lumière et amour. C’est ce qu’il était : lumière et amour. Il fallait juste le faire comprendre à Terese.


— On est vraiment obligés ? demanda Marta pendant qu’elle enfilait des vêtements propres après avoir éliminé l’odeur d’écurie sous la douche. On ne peut pas plutôt rester à la maison et faire ce que font les gens le vendredi soir ? Je ne sais pas, moi, commander des tacos ou autre chose ?

— On n’a pas le choix, tu le sais bien.

— Mais pourquoi faut-il toujours qu’on mange chez eux le vendredi soir ? Tu y as pensé ? Pourquoi on ne ferait pas des repas de famille le dimanche comme tout le monde ? À midi.

Elle boutonna son chemisier et se coiffa devant le miroir en pied.

— Combien de fois en a-t-on déjà parlé ? On est trop souvent absents le week-end à cause des concours hippiques, le vendredi soir est le seul qui reste si on ne veut pas y aller en semaine. Pourquoi tu poses des questions dont tu connais déjà la réponse ?

Marta entendit la voix de Jonas partir dans les aigus, signe qu’il était sur le point de s’énerver. Bien sûr qu’elle connaissait déjà la réponse. Simplement, elle ne comprenait toujours pas pourquoi ils devaient se caler sur Helga et Einar.

— En plus, personne n’y tient, personne ne trouve ça sympa, mais personne n’ose rien dire. Je pense que tout le monde serait soulagé si on échappait à ces dîners, dit-elle en enfilant un collant supplémentaire.

Il faisait toujours un froid de canard chez les parents de Jonas. Einar était pingre et voulait économiser sur l’électricité. Marta mit un tricot par-dessus le chemisier. Autrement elle serait frigorifiée avant le dessert.

— Molly non plus n’a pas envie d’y aller. Combien de temps tu crois qu’on pourra la forcer avant qu’elle se rebelle ?

— Aucun ado n’aime les repas de famille. Mais elle vient avec nous, point final, ce n’est quand même pas trop demander ?

Marta s’arrêta et le regarda dans le miroir. Elle le trouvait plus beau aujourd’hui que quand ils s’étaient rencontrés. À cette époque, il était timide et dégingandé, et ses joues étaient marquées par l’acné. Elle avait cependant discerné autre chose sous le voile d’embarras, une disposition qu’elle avait appris à reconnaître. Avec le temps, et avec son aide, l’hésitation avait disparu. Maintenant il se tenait droit, il était fort et musclé, et après toutes ces années, il parvenait encore à la faire vibrer.

Tout ce qu’ils partageaient maintenait le désir vivant, et elle sentit celui-ci se réveiller une fois de plus à cet instant. Très vite, elle enleva ses collants et sa petite culotte, mais garda son chemisier. Elle s’approcha de lui et déboutonna le jean qu’il venait d’enfiler. Sans un mot, il la laissa le baisser, et elle vit qu’il avait déjà réagi. Elle le poussa fermement sur le lit et le chevaucha jusqu’à ce qu’il jouisse, fort, le dos formant un arc tendu. Elle essuya quelques gouttes de sueur de son front, et se laissa glisser sur le côté. Leurs regards se croisèrent dans le miroir lorsque, en lui tournant le dos, elle remit sa culotte et ses collants.

Un quart d’heure plus tard, ils arrivaient chez Helga et Einar, une Molly bougonne à la traîne. Comme prévu, elle avait bruyamment protesté contre l’idée de passer encore un vendredi soir chez ses grands-parents. Ses copines avaient mille choses plus amusantes à faire, et sa vie serait détruite si elle ne pouvait pas les accompagner. Mais Jonas avait été intraitable, et Marta l’avait laissé gérer la situation.

— Bonsoir, entrez !

Helga se dressa sur la pointe des pieds pour embrasser son fils sur la joue. Marta se contenta d’une accolade empruntée.

Un merveilleux fumet flottait dans l’air, et Marta sentit son ventre gronder. C’était la seule circonstance atténuante de ces repas chez ses beaux-parents : la cuisine de Helga.

— Ce soir, je vous ai préparé un filet mignon au four. Tu vas chercher papa ? dit Helga en hochant la tête vers l’étage.

— Bien sûr, répondit Jonas, et il monta l’escalier.

Marta entendit des murmures, puis le bruit d’un objet lourd poussé sur le plancher. Ils avaient touché une subvention pour l’installation d’un monte-escalier pour handicapés, mais il fallait quand même une certaine force physique pour descendre Einar. Le son de la plate-forme et du fauteuil roulant glissant sur le rail était désormais familier. Autrefois, avant son amputation, Einar lui avait toujours fait penser à un grand taureau furibard. Maintenant il ressemblait plutôt à un gros crapaud glissait en bas des marches.

— Rien que du beau monde, comme d’habitude. Viens par là Molly, faire un bisou à ton grand-père, dit-il en plissant les yeux, et Molly s’approcha à contrecœur et l’embrassa sur la joue.

Helga leur fit signe de venir dans la cuisine où le repas était servi.

— Dépêchez-vous, sinon ça va refroidir.

Jonas aida son père à s’installer à table, et ils prirent place en silence.

— Pas de compétition demain, c’est ça ? demanda Einar au bout d’un moment.

Marta aperçut la lueur méchante dans ses yeux, elle savait qu’il abordait le sujet uniquement par vacherie. Molly laissa échapper un profond soupir et Jonas lança un regard d’avertissement à son père.

— Après tous les événements, on a trouvé l’occasion assez mal choisie, expliqua-t-il, et il tendit le bras pour prendre le plat de pommes de terre.

— Oui, ça, je comprends.

Einar exhorta son fils du regard, et celui-ci le servit d’abord.

— Et ça se passe comment ? Elle avance, la police ? demanda Helga en posant une tranche de filet mignon sur l’assiette de chacun avant de s’asseoir.

— Gösta est venu aujourd’hui me poser des questions sur le cambriolage, répondit Jonas, et Marta ouvrit de grands yeux.

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

Jonas haussa les épaules.

— Ce n’était pas grand-chose. À l’autopsie, ils ont trouvé des restes de kétamine dans le corps de Victoria, et Gösta voulait savoir ce qui avait été volé dans mon cabinet.

— Heureusement que tu l’avais signalé.

Marta baissa le regard. Elle détestait ne pas avoir le contrôle des événements, et le fait que Jonas n’ait pas mentionné la visite de la police la remplit d’une rage silencieuse. Ils en parleraient plus tard, en tête à tête.

— Dommage pour la petite, lança Einar en enfournant une si grosse bouchée qu’un peu de sauce brune coula au coin de sa bouche. Elle était jolie, il me semble, le peu que je l’ai vue. Vous me gardez prisonnier là-haut, j’ai rien pour me rincer l’œil. La seule que je vois désormais, c’est la vieille bique, là !

Il rit en montrant Helga.

— On est vraiment obligés de parler de Victoria ? protesta Molly.

Elle mangeait du bout des lèvres et Marta se demanda quand elle l’avait vue manger avec appétit pour la dernière fois. C’était sans doute cette fichue obsession de la minceur qui taraudait toutes les adolescentes. Ça finirait par lui passer.

— Molly a découvert la vieille Coccinelle dans la grange, elle aimerait la récupérer. J’ai pensé la retaper pour elle, qu’elle soit prête pour quand elle aura son permis, dit Jonas en changeant de sujet et en faisant un clin d’œil à Molly qui promenait ses haricots verts d’un bout à l’autre de son assiette.

— Tu crois que c’est bien qu’elle aille dans la grange ? Elle pourrait se faire mal, déclara Einar.

Il enfourna une autre bouchée, alors que la trace de sauce restait visible sur son menton.

— Oui, vous devriez y faire un peu de ménage, renchérit Helga. Enlever ces vieilleries qui prennent de la place.

— Je veux garder tout ça en l’état, dit Einar. Ce sont mes souvenirs. De beaux souvenirs. Et tu as entendu, Helga : Jonas prend la relève maintenant.

— Qu’est-ce que tu veux qu’elle en fasse, Molly, d’une vieille Coccinelle ? dit Helga en posant sur la table le plat qu’elle était allée regarnir.

— Elle va être super-cool ! Personne d’autre n’en aura une comme ça ! s’exclama Molly, les yeux brillants.

— Elle pourrait devenir chouette, c’est vrai, confirma Jonas.

Il se resservit. Marta savait qu’il adorait la cuisine de sa mère, c’était peut-être la raison principale qui le poussait à les traîner ici tous les vendredis.

— Tu te rappelles comment on fait ? demanda Einar.

Marta pouvait presque voir les souvenirs tournoyer dans sa tête. Des souvenirs d’une époque où il était un taureau, pas un crapaud.

— Je l’ai dans les doigts, je crois. J’ai retapé suffisamment de voitures avec toi pour que ça me revienne, répondit Jonas en échangeant un regard avec son père.

— Oui, c’est spécial, ce qu’un père transmet à son fils, ses savoirs et ses passions, philosopha Einar en levant son verre. Santé aux Persson, père et fils, santé à nos intérêts communs. Et félicitations, ma petite demoiselle, pour ta nouvelle voiture.

Molly leva son verre de Coca et trinqua avec lui. Le bonheur de pouvoir récupérer la voiture brillait dans ses yeux.

— Soyez prudents, c’est tout, dit Helga. Un accident est si vite arrivé. Il faut savoir apprécier la chance qu’on a et ne pas défier le sort.

Les joues d’Einar étaient devenues rouges après le vin qu’il avait bu, et il se tourna vers elle.

— Faut toujours que tu sois rabat-joie, toi. Un vrai oiseau de mauvais augure. Ça a toujours été comme ça. Les idées, les visions, c’était moi, et ma chère épouse s’est toujours plainte et ne voyait que les problèmes. T’as jamais osé vivre pleinement, hein. Qu’est-ce que t’en dis, Helga, tu as osé vivre ? T’as vraiment vécu ? Ou est-ce que tu as eu tellement peur que tu t’es contentée d’essayer de tenir le coup et de nous entraîner, nous aussi, dans la peur ?

Il bafouillait un peu et Marta devina qu’il s’était déjà enfilé un verre ou deux avant leur arrivée. Cela aussi faisait partie du rituel des repas du vendredi soir chez ses beaux-parents.

— J’ai fait de mon mieux. Et ça n’a pas été facile.

Helga se leva et commença à débarrasser la table. Marta vit que ses mains tremblaient. Elle avait toujours eu les nerfs fragiles.

— Toi qui as eu tellement de chance ! Tu as eu un bon mari, bien meilleur que ce que tu méritais. On devrait me donner une médaille pour t’avoir supportée toutes ces années. Je ne sais pas ce qui m’a pris à l’époque, alors qu’un tas de filles me couraient après. Je devais me dire que tu avais des hanches larges et solides pour mettre au monde des enfants. Alors que même ça, t’as à peine réussi à le faire. Allez, santé !

Einar leva de nouveau son verre.

Marta étudia ses ongles. Elle ne se sentait même pas mal à l’aise. Elle avait assisté à ces scènes tant de fois. En général, Helga non plus ne prêtait pas attention aux tirades d’ivrogne d’Einar, mais ce soir ce fut différent. Soudain elle prit une casserole et la balança dans l’évier de toutes ses forces. Puis elle se retourna lentement. Sa voix était basse, à peine audible. Mais dans leur silence stupéfait, les mots furent parfaitement clairs.

— Je. N’en. Peux. Plus.


— Salut, c’est moi !

Enfin de retour chez soi ! Le déplacement à Göteborg avait vivement contrarié Patrik, et il n’avait pas réussi à se calmer pendant le trajet du retour. Pour couronner le tout, Erica avait l’air de penser que sa mère était venue chez eux accompagnée d’un homme.

— Salut ! gazouilla Kristina dans la cuisine.

Patrik regarda l’intérieur de sa maison d’un œil méfiant. Un instant il se demanda s’il n’était pas entré chez quelqu’un d’autre. Tout semblait si propre et bien rangé.

Erica ouvrit de grands yeux lorsque, à son tour, elle franchit la porte. Elle se fendit d’un “Waouh !”, mais le changement sembla lui inspirer des sentiments mitigés.

— Tu as fait appel à une société de nettoyage ou quoi ? lança Patrik à sa mère.

Il ne savait pas que le sol du vestibule pouvait être aussi nickel, débarrassé de ce sempiternel gravier. Il étincelait. Toutes les chaussures étaient soigneusement alignées sur l’étagère prévue à cet effet — un meuble qui n’était que rarement utilisé, les chaussures formant en général un grand tas par terre.

— Juste l’agence Hedström et Zetterlund, dit Kristina de sa voix flûtée en sortant de la cuisine.

— Zetterlund ?

Patrik devina vite la réponse.

— Bonjour ! Je m’appelle Gunnar.

Venant du séjour, un homme s’avança vers lui, la main tendue. Patrik l’examina et entraperçut en même temps l’amusement d’Erica, qui l’observait. La poignée de main de Gunnar fut enthousiaste et vigoureuse, un peu trop peut-être.

— Vous avez vraiment une maison sympa, et des enfants formidables ! Cette petite demoiselle ne se laisse pas faire, elle est sacrément délurée, je vous le dis. Et ces deux petits garnements, j’imagine qu’ils vous donnent du fil à retordre, mais ils sont tellement adorables !

Il continua de secouer la main de Patrik qui réussit à produire un sourire.

— Oui, c’est vrai, ils sont chouettes.

Il fallut encore de longues secondes avant que Gunnar finisse par lui lâcher la main.

— Je me suis dit que vous auriez faim, du coup j’ai préparé à manger, dit Kristina en retournant dans la cuisine. J’ai fait tourner quelques machines aussi, et j’avais demandé à Gunnar d’apporter sa boîte à outils, tant qu’à faire, comme ça il a pu réparer quelques petits trucs que tu n’avais pas eu le temps d’arranger, Patrik.

Il nota alors que la porte des toilettes, qui était bancale depuis quelque temps, voire quelques années, était soigneusement redressée. Il se demanda quels autres problèmes dans son domicile Bob le Bricoleur avait réglés, se sentant malgré lui un peu agacé. Il avait eu l’intention de s’occuper de cette porte. C’était sur sa liste de choses à faire. Dès qu’il aurait le temps.

— Oh, c’était un plaisir. J’ai eu une entreprise de bâtiment pendant de nombreuses années, et ces petites bricoles, c’est un jeu d’enfant. L’astuce, c’est de prendre les problèmes à bras-le-corps, tout de suite, pour éviter qu’ils ne s’accumulent, précisa Gunnar.

Patrik afficha un autre sourire figé.

— Mmm, merci. Je… j’apprécie, vraiment.

— Ben oui, ce n’est pas facile pour vous les jeunes de trouver le temps de tout faire. Les mômes, le boulot, le ménage et avec ça la maison à entretenir. Il y a toujours une flopée de bricoles à réparer dans les vieilles maisons comme celle-ci. Mais elle est belle, solide quoi. Ils savaient construire à cette époque, pas comme les murs d’aujourd’hui qui sont montés à la va-vite. Après, les gens se demandent pourquoi ils ont des problèmes d’humidité et de moisissure. Le bon vieux savoir-faire d’antan, personne ne sait plus ce que c’est…

Gunnar secoua la tête et Patrik saisit l’occasion de se retirer dans la cuisine où Kristina était aux fourneaux, en pleine conversation avec Erica. Avec une pointe de joie maligne, il nota que même sa femme adorée avait un sourire forcé aux lèvres.

— Je sais que vous avez beaucoup à gérer, Patrik et toi. Ce n’est pas facile de combiner les enfants et une carrière, et les gens de votre génération s’imaginent qu’on peut tout faire en même temps, mais le plus important pour une femme, ne le prends pas mal, Erica, je le dis avec les meilleures intentions, c’est de donner la priorité aux enfants et à la maison, et les gens peuvent bien rire de nous, les femmes au foyer, mais moi, j’ai trouvé ça très satisfaisant de rester à la maison avec les miens et de ne pas être obligée de les conduire tous les jours dans une de ces garderies, et ils ont pu grandir dans une atmosphère propre et ordonnée, cette histoire comme quoi un peu de poussière dans les coins serait bénéfique je n’y crois pas une seconde, c’est sûrement pour ça que les enfants de nos jours ont un tas d’allergies et de maladies bizarroïdes, parce que les gens ne savent plus faire le ménage chez eux, et puis permets-moi aussi de souligner l’importance d’une nourriture saine et cuisinée à la maison, car quand le mari rentre, et Patrik a tout de même un travail lourd en responsabilités, il est en droit de trouver un foyer rangé et paisible où on lui sert des repas équilibrés, pas ces horribles plats cuisinés tout prêts avec un tas d’additifs abracadabrants qui remplissent votre frigo, et je dois dire que…

Patrik écoutait, fasciné, en se demandant si sa mère avait respiré une seule fois pendant sa longue tirade. Il vit qu’Erica serrait les dents, et sa joie mesquine se transforma en compassion.

— On fait les choses différemment, maman, l’interrompit-il. Ça ne veut pas dire que c’est moins bien. Tu as fait un boulot formidable pour ta propre famille, mais Erica et moi, on a choisi de partager la responsabilité des enfants et de la maison, et sa carrière est tout aussi importante que la mienne. Je veux bien reconnaître que parfois je suis un peu paresseux et que je la laisse assumer toute la charge, mais je m’efforce de m’améliorer. Alors si tu dois critiquer quelqu’un, c’est moi, parce que Erica se démène comme un diable pour que tout fonctionne chez nous. Et on a une vie magnifique. Il y a peut-être un peu de crasse ici ou là, et le panier à linge déborde, et, oui, c’est vrai qu’on mange du poisson pané et les boulettes de viande du supermarché, mais jusque-là personne n’en est mort. — Il embrassa Erica sur la joue. — En revanche, nous sommes très reconnaissants pour tout ce que tu fais, et tes merveilleux petits plats nous font vraiment plaisir. Ça nous change des trucs sous plastique.

Il fit aussi une bise à sa mère. Il ne voulait surtout pas lui faire de la peine. Ils ne s’en sortiraient pas sans son aide, et il l’aimait profondément. Mais ici, c’était chez eux, chez Erica et lui, et il était important que Kristina le comprenne.

— Oui, bon, je ne voulais pas critiquer, seulement vous donner quelques conseils utiles, dit-elle, sans paraître trop froissée.

— Parle-nous de ton copain maintenant, suggéra Patrik.

Il ressentit une certaine satisfaction à voir une rougeur s’étaler sur les joues de sa mère. Mais il trouvait cette situation un peu étrange, voire, pour être tout à fait honnête, très étrange.

— Eh bien, tu comprends… commença Kristina.

Patrik prit une profonde inspiration et se blinda. Sa vieille mère avait un copain. Son regard croisa celui d’Erica dont la bouche mima un baiser.


Terese ne tenait pas en place. Les garçons jouaient si bruyamment qu’elle faillit leur hurler dessus, mais elle se maîtrisa. Ce n’était pas leur faute si elle était folle d’inquiétude.

Bon sang, où pouvait-elle être ? Comme bien souvent, son angoisse se mua en colère, et la peur lui lacéra la poitrine. Comment Tyra pouvait-elle se comporter ainsi après ce qui était arrivé à Victoria ? Tous les parents de Fjällbacka avaient les nerfs à vif depuis sa disparition. Et si le ravisseur était encore dans les parages ? Et si leur enfant était en danger ?

Sa culpabilité vint s’ajouter à la colère. Ce n’était peut-être pas si surprenant que Tyra ait oublié qu’elle viendrait la chercher. La plupart du temps, elle devait rentrer par ses propres moyens, et plusieurs fois déjà, quand Terese avait promis de venir la récupérer en voiture, un imprévu l’en avait empêchée.

Ne devrait-elle pas appeler la police ? Lorsqu’elle avait constaté que Tyra n’était pas à la maison, elle avait essayé de se convaincre que sa fille n’allait pas tarder, qu’elle traînait sans doute avec une copine quelque part. Terese s’était même préparée à répondre aux commentaires renfrognés dont Tyra ne se priverait pas lorsque, frigorifiée et en sueur après sa marche à pied, elle pousserait la porte d’entrée. Et elle s’était vue en train de la bichonner, de lui préparer un chocolat chaud et des tartines avec une bonne couche de beurre et du gouda.

Mais Tyra n’était pas arrivée. Personne n’avait ouvert la porte, personne n’avait tapé des pieds pour se débarrasser de la neige, personne n’avait balancé sa veste dans un coin. Assise là, dans la cuisine, Terese devinait ce qu’avaient pu ressentir les parents de Victoria le jour où elle n’était plus réapparue. Elle ne les avait croisés qu’à quelques reprises, ce qui était assez étrange, vu que leurs filles étaient inséparables depuis toutes petites. À la réflexion, elle n’avait pas non plus rencontré Victoria si souvent. Les filles se retrouvaient toujours chez Victoria. Pour la première fois, elle s’interrogea sur ce détail, tout en connaissant déjà la douloureuse réponse. Elle n’avait pas su créer pour ses enfants le foyer dont elle avait rêvé, l’endroit rassurant dont ils avaient besoin. Les larmes brûlaient ses paupières. Si seulement Tyra rentrait, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour que les choses changent.

Elle consulta son portable, comme si par magie un message de sa fille allait surgir sur l’écran. Terese avait immédiatement essayé de l’appeler en sortant de l’écurie, puis en rentrant à la maison. Une sonnerie avait retenti dans la chambre de Tyra. Ce n’était pas la première fois qu’elle oubliait de prendre son téléphone. Quelle tête en l’air !

Soudain elle sursauta en percevant un bruit dans le vestibule. C’était peut-être son imagination qui lui jouait des tours, car il était quasi impossible d’entendre quoi que ce soit à travers les cris et les hurlements des garçons. Mais si ! Une clé dans la serrure ! Elle se leva et se précipita dans l’entrée, tourna elle-même le verrou et ouvrit la porte. L’instant d’après, elle serra sa fille dans ses bras et laissa couler les larmes qu’elle avait retenues ces dernières heures.

— Ma chérie, ma chérie, chuchota-t-elle contre les cheveux de son enfant.

Les questions, ce serait pour plus tard. Pour l’instant, Tyra était là, avec elle, et c’était tout ce qui comptait.

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