— Il va comment, papa, aujourd’hui ?

Jonas embrassa sa mère sur la joue, prit place à la table de la cuisine et tenta un sourire.

Helga ne sembla pas entendre sa question.

— C’est épouvantable, ce qui est arrivé à cette jeune fille du centre équestre, dit-elle, et elle posa devant lui une assiette remplie d’épaisses tranches de quatre-quarts tout juste sorti du four. Ça doit être difficile pour vous tous.

Jonas prit un morceau de gâteau et en croqua un gros bout.

— Tu me gâtes, maman. Ou plutôt, tu me gaves.

— Pfft. Tu étais tellement maigre quand tu étais petit. On pouvait compter tes côtes.

— Je sais. Tu me l’as dit mille fois, à quel point j’étais fluet à la naissance. Mais aujourd’hui, je mesure presque un mètre quatre-vingt-dix, et je n’ai aucun problème d’appétit.

— Il faut manger, toi qui n’arrêtes pas de courir. Ça ne peut pas être bon, ces courses à pied tout le temps.

— Oui, l’exercice physique est un danger pour la santé, c’est connu. Tu n’as jamais fait de sport ? Même quand tu étais jeune ? demanda Jonas en prenant une autre tranche de gâteau.

— Dans ma jeunesse ? Dit comme ça, on dirait bien que j’ai cent ans.

Le ton de Helga était sévère, mais elle était incapable de refréner le rire qui lui tiraillait les coins de la bouche. Jonas parvenait toujours à l’égayer.

— Non, pas cent ans. Mais le mot “antiquité” serait assez juste, je pense.

— Dis donc, toi, le houspilla-t-elle en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Fais attention à ce que tu dis, sinon fini le quatre-quarts et les bons petits plats ! Tu devras te contenter de ce que Marta met sur la table.

— Oh mon Dieu, Molly et moi, on va mourir de faim, plaisanta Jonas en prenant le dernier morceau de gâteau.

— Ça doit être terrible pour les filles du centre de savoir qu’une de leurs amies a subi de telles horreurs, répéta Helga en balayant quelques miettes invisibles sur le plan de travail.

Sa cuisine était toujours rutilante. Jonas ne se rappelait pas l’avoir jamais vue en désordre, et sa mère était en mouvement perpétuel : elle nettoyait, rangeait, faisait de la pâtisserie, cuisinait, s’occupait de son mari. Il regarda autour de lui. Ses parents ne se souciaient pas trop de rénovation, la cuisine était restée telle quelle depuis des années. Le papier peint, les placards, le lino du sol, les meubles, tout était comme dans son enfance. Seuls le réfrigérateur et la cuisinière avaient été remplacés, à contrecœur. Mais cette constance lui plaisait. Elle donnait de la stabilité à sa vie.

— Oui, c’est un choc, c’est sûr. Marta et moi, on va parler avec les filles cet après-midi. Mais ne t’en fais pas pour ça, maman.

— Non, je ne m’en fais pas, répondit-elle en enlevant l’assiette où il ne restait plus que quelques miettes. Ça s’est passé comment avec la vache hier ?

— Bien. C’était un peu compliqué parce que…

— JOOONAS ! Tu es là ?

La voix de son père retentit à l’étage. L’irritation rebondit entre les murs et Jonas nota les mâchoires crispées de sa mère.

— Tu ferais mieux de monter. Il s’est fâché hier parce que tu n’es pas venu.

Jonas hocha la tête. En montant l’escalier, il put sentir dans son dos le regard de sa mère pendant qu’elle essuyait la table.


Erica était toujours secouée en arrivant au jardin d’enfants. Il n’était que quatorze heures, d’habitude ils venaient chercher les enfants deux heures plus tard, mais après la visite de la cave, l’envie de les voir s’était faite si pressante qu’elle avait décidé d’y aller tout de suite. Elle avait besoin d’eux, besoin de les serrer dans ses bras, d’entendre leurs voix pétillantes qui accaparaient toute son existence.

— Maman !

Anton arriva en courant, ses petits bras tendus. Il était sale de la tête aux pieds, une oreille pointait de son bonnet, il était à croquer et le cœur d’Erica faillit éclater. Elle s’accroupit et ouvrit les bras pour l’accueillir. Elle serait aussi sale que lui, mais ça n’avait aucune importance.

— Maman !

Une autre petite voix s’éleva dans la cour et Noel se jeta aussi sur elle. Sa combinaison était rouge, alors que celle d’Anton était bleue, mais il avait le bonnet de travers exactement comme son frère. Ils étaient si semblables, et pourtant si différents.

Erica prit Anton sur le genou droit et captura le deuxième jumeau crasseux qui enfouit le visage dans le creux de son cou. Le nez de Noel était glacé, elle frissonna et éclata de rire.

— Non mais, petit glaçon, tu imagines que tu vas réchauffer ce nez froid dans le cou de ta maman ?

Elle lui pinça le nez jusqu’à ce qu’il hoquette de rire. Noel souleva ensuite le pull d’Erica et posa ses mains recouvertes de moufles froides et pleines de sable sur son ventre. Elle poussa un cri. Les deux petits garçons hurlaient de rire.

— Petits bandits ! Vous irez directement au bain dès qu’on sera rentrés. Allez hop, les loupiots, on va chercher votre frangine !

Elle les reposa par terre, se leva et tira sur son pull. Les jumeaux adoraient aller dans la section de Maja, où ils pouvaient jouer avec les grands. Et Maja était toujours ravie quand ils venaient. Vu comme ils pouvaient se montrer casse-pieds avec elle, elle leur offrait une dose d’amour assez imméritée.

De retour à la maison, Erica s’attaqua sur-le-champ au projet de décrassage. En règle générale, elle détestait ça, mais aujourd’hui elle se fichait que le sable envahisse le vestibule. Ça lui était complètement égal que Noel se jette par terre en hurlant pour protester. Aucun de ces tracas n’avait d’importance après son passage dans la cave de la famille Kowalski où elle avait entrevu la terreur de Louise, enchaînée dans l’obscurité.

Ses enfants vivaient dans la lumière. Ses enfants étaient la lumière. Les hurlements de Noel, qui d’habitude la faisaient sortir de ses gonds, n’avaient plus aucun effet, elle se contenta de lui caresser la tête, et il en fut tellement surpris que ses cris cessèrent.

— Venez, je vais vous faire couler un bain. Après, on va décongeler des tonnes de brioches de mamie et les manger devant la télé avec un mug de chocolat chaud. Ça vous va ? dit Erica en souriant à ses enfants, assis par terre dans le sable humide. Et ce soir, pas de dîner ! On finit toutes les glaces qu’il reste dans le congélateur. Et vous irez vous coucher quand vous voulez.

On aurait entendu une mouche voler. Maja la fixa avec le plus grand sérieux et vint poser sa main sur son front.

— Tu te sens bien, maman ?

Erica éclata d’un rire joyeux.

— Oui, mes chéris, dit-elle en les tirant à elle, tous les trois. Votre maman n’est pas malade et n’est pas devenue folle. C’est juste que je vous aime tellement.

Elle les serra fort, profita de leur présence. Mais sur sa rétine, elle vit une autre enfant. Une petite fille seule dans le noir.


Ricky avait caché le secret de Victoria dans un recoin au plus profond de lui. Depuis que sa sœur s’était volatilisée, il avait tourné et retourné ce secret, l’avait examiné sous tous les angles pour essayer de comprendre si d’une façon ou d’une autre il avait un lien avec sa disparition. Probablement pas, mais le doute demeurait. Si jamais… Ces deux mots tournoyaient dans son esprit, surtout le soir, quand il était allongé dans son lit à fixer le plafond : si jamais… Avait-il bien agi ou pas, là était toute la question. Commettait-il une erreur en se taisant ? Mais c’était si simple de laisser le secret refoulé dans un coin, pour toujours enterré, tout comme Victoria le serait bientôt.

— Ricky ?

La voix de Gösta le fit sursauter sur le canapé. Il avait presque oublié le policier et ses questions.

— Tu ne t’es pas souvenu d’autre chose qui pourrait être utile à l’enquête ? Maintenant que nous savons que Victoria a peut-être été maintenue captive tout près d’ici.

La voix de Gösta était douce et triste, et Ricky devinait qu’il était très fatigué. Il avait fini par apprécier ce policier vieillissant, qui avait été leur interlocuteur ces derniers mois, et il savait que Gösta l’appréciait aussi. Il s’était toujours bien entendu avec les adultes. Depuis tout petit on lui avait dit qu’il était une vieille âme. Était-ce vrai ? En tout cas, il avait l’impression d’avoir pris mille ans depuis la veille. Toute la joie, toute l’impatience qu’il avait ressenties à l’idée d’avoir la vie devant lui s’étaient envolées à l’instant où Victoria était morte.

Il secoua la tête.

— Non, j’ai déjà dit tout ce que je sais. Ma sœur était quelqu’un d’ordinaire, elle avait des amis ordinaires et des intérêts ordinaires. Et nous sommes une famille ordinaire — enfin, à peu près normale en tout cas…

Il sourit à sa mère, mais elle ne lui rendit pas son sourire. L’humour qui avait toujours uni la famille avait disparu avec Victoria.

— Mon voisin m’a dit que vous faites ratisser les forêts du coin par des bénévoles. Tu penses que ça donnera quelque chose ? demanda Markus, le visage gris d’épuisement, en suppliant Gösta du regard.

— Espérons. Les gens se sont tous mobilisés pour nous aider, avec un peu de chance, nous trouverons peut-être des indices. Elle a bien été enfermée quelque part.

— Et les autres ? Celles dont les journaux ont parlé ? demanda Helena.

Quand elle prit sa tasse de café, sa main tremblait, et Ricky eut de la peine de la voir si amaigrie. Elle avait toujours été petite et mince, mais à présent, elle n’avait plus que la peau sur les os.

— Nous continuons de collaborer avec les autres districts de police. Tous ont à cœur de résoudre cette affaire, et nous échangeons nos informations. Nous allons consacrer toutes nos forces à trouver celui qui a enlevé Victoria et, probablement, les autres filles.

— Je veux dire… — Helena hésita. — Vous croyez que la même chose…

Elle ne parvint pas à terminer sa phrase, mais Gösta comprit ce qu’elle voulait demander.

— Nous ne savons pas. Mais, oui, il est vraisemblable que…

Lui non plus ne termina pas sa phrase.

Ricky déglutit. Il ne voulait pas penser à ce qu’avait subi Victoria. Les images s’imposèrent malgré lui et lui donnèrent la nausée. Ses beaux yeux bleus, qui avaient toujours dégagé tant de chaleur. C’est ainsi qu’il voulait s’en souvenir. Le reste, l’horreur, il n’avait pas le courage d’y penser.

— Il y aura une conférence de presse cet après-midi, annonça Gösta après un moment de silence. Et je crains que les journalistes ne vous sollicitent, vous aussi. Ces disparitions ont longtemps fait la une, et ceci va… je veux dire, il faut vous y préparer.

— Ils ont déjà sonné à la porte un paquet de fois. Et on ne répond plus au téléphone, dit Markus.

— C’est insensé qu’ils ne nous laissent pas tranquilles. Ils devraient comprendre que…

Helena secoua la tête, faisant voler son carré court et terne.

— Oui, mais malheureusement ce n’est pas le cas, soupira Gösta en se levant. Je dois retourner au commissariat. N’hésitez pas à nous appeler. Je réponds à toute heure du jour et de la nuit. Et je promets de vous tenir informés.

Il se tourna vers Ricky et posa sa main sur son bras.

— Occupe-toi de ton père et de ta mère.

— Je vais faire de mon mieux.

Il avait conscience de la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Gösta avait raison. En ce moment, il était plus fort qu’eux. C’était son devoir de maintenir la famille soudée.


Molly sentit les larmes brûler derrière ses paupières. La déception la submergeait, elle tapa du pied sur le sol de l’écurie, faisant voler la poussière.

— J’y crois pas ! Ça tourne pas rond chez toi !

— Évite ce langage avec moi, s’il te plaît.

La voix de Marta était glaciale et Molly se sentit rétrécir. Sa colère était cependant trop grande pour qu’elle se retienne.

— Mais je veux y aller ! Et je compte bien le dire à Jonas.

— Je sais que tu veux y aller, dit Marta en croisant les bras sur sa poitrine, mais vu les circonstances, ça ne sera pas possible. Et Jonas est de mon avis.

— Comment ça, vu les circonstances ? Ce n’est pas ma faute, que je sache, ce qui est arrivé à Victoria. Pourquoi c’est sur moi que ça retombe !

Les larmes se mirent à couler et Molly les essuya frénétiquement avec la manche de sa veste. Même si elle connaissait déjà la réponse, elle regarda Marta par en dessous pour voir si ses pleurs la feraient flancher. Sa mère ne cilla pas. Elle l’observait avec cette expression mesurée que Molly détestait. Parfois elle aurait voulu que Marta se fâche, qu’elle crie, qu’elle hurle, qu’elle manifeste ses sentiments. Or, elle demeurait d’un calme imperturbable. Et jamais elle ne cédait, jamais elle n’écoutait.

Les larmes ruisselaient sur ses joues à présent. Son nez coulait et la manche de sa veste était toute mouillée.

— C’est le premier concours de la saison ! Je comprends pas pourquoi je peux pas y participer. Tout ça à cause de Victoria. C’est quand même pas moi qui l’ai tuée !

Paf ! La gifle brûla sa peau avant même qu’elle l’ait vue venir. Incrédule, Molly se toucha la joue. C’était la première fois que Marta la frappait. La première fois que quiconque la frappait. Les larmes cessèrent aussitôt de couler et Molly la dévisagea. Marta était de nouveau le calme incarné, elle se tenait là, les bras croisés sur son gilet matelassé vert.

— Ça suffit, dit-elle. Arrête de te comporter comme une morveuse gâtée, ressaisis-toi.

Les paroles de Marta brûlaient autant que la gifle. Jamais personne ne l’avait traitée de morveuse gâtée. Enfin, peut-être les filles du centre équestre derrière son dos, mais ce n’était que de la jalousie.

Molly fixait Marta, la main sur sa joue. Puis elle tourna les talons et partit en courant. Les autres chuchotèrent sur son passage quand elle traversa la cour, mais peu lui importait. Elles devaient croire qu’elle pleurait Victoria. Comme tout le monde depuis la veille.

Elle se précipita à l’arrière de la maison où était situé le cabinet vétérinaire. La porte était fermée à clé, la lumière éteinte. Jonas n’y était pas. Molly resta un moment à taper des pieds dans la neige pour lutter contre le froid. Où pouvait-il bien être ?

Elle décida de poursuivre jusqu’à la maison de ses grands-parents paternels où elle ouvrit la porte à la volée.

— Mamie !

— Mon Dieu, il y a le feu ?

Helga arriva dans le vestibule en s’essuyant les mains sur un torchon.

— Jonas est là ? Il faut que je lui parle.

— Calme-toi. Tu pleures tellement que je comprends à peine ce que tu dis. C’est à cause de la fille que Marta a trouvée hier ?

Molly secoua la tête. Helga la fit venir dans la cuisine et s’asseoir devant la table.

— Je… je…

Molly bégaya, puis elle respira à fond. L’atmosphère de la cuisine l’aida à retrouver son calme. Chez sa grand-mère, le temps semblait figé, comme immuable, face au monde extérieur qui continuait à bruire.

— Il faut que je parle à Jonas. Marta veut m’interdire d’aller au concours ce week-end.

Elle hoqueta et se tut un moment pour que sa grand-mère ait le temps de comprendre et de réaliser l’injustice qu’elle subissait. Helga s’assit.

— Marta est un peu autoritaire, c’est vrai, mais tu verras bien ce que ton père dira. C’est important comme concours ?

— Oui, très important ! Mais Marta dit que ce n’est pas convenable d’y aller avec l’histoire de Victoria. Je sais, c’est super-triste, mais je comprends pas pourquoi je devrais louper un concours à cause de ça. Je suis sûre que cette greluche de Linda Bergvall va gagner, et après elle va me soûler, même si elle sait que je l’aurais battue si on m’avait laissée participer. Je suis fichue si on me laisse pas y aller demain !

Avec un geste dramatique elle appuya sa tête contre ses bras sur la table et sanglota.

Helga lui tapota doucement l’épaule.

— Allons, ça ne peut pas être aussi grave que ça. De toute façon, ce sont tes parents qui décident. Ils sont toujours là pour te trimballer à droite à gauche. S’ils jugent que tu dois renoncer à ce concours… eh bien je pense que tu dois t’y résigner.

— Mais Jonas comprendra, lui, tu ne crois pas ? dit Molly en suppliant sa grand-mère du regard.

— Tu sais, je connais ton père depuis tout petit, dit Helga en écartant de un centimètre son pouce et son index. Et je connais ta mère depuis assez longtemps aussi. Crois-moi, ni l’un ni l’autre ne se laisse facilement convaincre d’agir contre son gré. Si j’étais toi, j’arrêterais d’insister et je me concentrerais sur le prochain concours.

Molly s’essuya le visage avec le kleenex que Helga lui tendit.

Elle se moucha soigneusement et se leva pour aller le jeter à la poubelle. Le pire, c’est que mamie avait raison. Ça ne servait à rien d’essayer de raisonner ses parents, une fois leur décision prise. Mais elle allait quand même tenter le coup. Jonas se rangerait peut-être de son côté après tout.


Il avait fallu une heure à Patrik pour se réchauffer, et il en faudrait plus encore à Mellberg. Se lancer dans la forêt par moins dix-sept degrés vêtu de souliers de ville et d’un simple coupe-vent était de la folie, et Mellberg grelottait encore dans un coin de la salle de conférences, les lèvres bleuies.

— Comment ça va, Bertil ? Toujours frigorifié ? demanda Patrik.

— Quelle merde, dit Mellberg en battant des bras. J’aurais bien bu un grand verre de whisky, pour décongeler de l’intérieur.

Patrik frémit à l’idée d’un Bertil Mellberg ivre à la conférence de presse. Quoique, la variante sobre ne valait guère mieux.

— Comment va-t-on présenter l’affaire, à ton avis ? demanda-t-il.

— Je me suis dit que le mieux serait que je tienne les rênes, et que, toi, tu me secondes. Les médias aiment avoir une figure forte en face d’eux dans ce genre de situation.

Mellberg s’efforça de mettre autant d’autorité que possible dans ses paroles, tout en claquant des dents.

— Bien sûr.

Patrik poussa un soupir mental si fort que Mellberg aurait difficilement pu l’ignorer. Toujours la même rengaine. Amener Mellberg à se rendre utile dans une enquête, c’était comme attraper des mouches avec des baguettes chinoises. Mais dès qu’il était question d’occuper le devant de la scène, de s’attribuer d’une façon ou d’une autre la gloire du travail accompli, rien ne pouvait le tenir à l’écart.

— Tu fais entrer les hyènes ?

Mellberg fit un signe de tête à Annika qui se leva et se dirigea vers la porte. Elle avait tout préparé pendant qu’ils ratissaient la forêt. Depuis leur retour, elle avait aussi rapidement briefé Mellberg sur les points les plus importants et lui avait glissé un pense-bête. Ne restait plus qu’à croiser les doigts et espérer qu’il ne les ridiculiserait pas trop.

Les journalistes affluèrent et Patrik en salua plusieurs, des reporters des médias locaux et quelques-uns de la presse nationale qu’il avait croisés à différentes occasions. Comme toujours, il remarqua aussi quelques visages nouveaux. Le turnover au sein des rédactions allait bon train.

Ils s’installèrent en discutant à mi-voix et les photographes se disputèrent amicalement les meilleures places. Patrik espérait que les lèvres de Mellberg paraîtraient moins bleues sur les photos, mais il aurait sans doute l’air plus mort que vif.

— Tout le monde est là ? lança Mellberg, et il eut un frisson comme s’il avait de la fièvre.

Les journalistes avaient déjà commencé à agiter la main, mais il les calma immédiatement.

— On passera aux questions dans un petit moment, je vais d’abord laisser la parole à Patrik Hedström qui va vous faire un bref résumé de la situation.

Tout surpris, Patrik le regarda. Mellberg avait peut-être compris, finalement, qu’il n’avait pas la vue d’ensemble nécessaire pour faire face à l’armada de journalistes rassemblée là.

— Oui, bien sûr, merci…

Il se racla la gorge et vint se placer à côté de son supérieur. Se concentrant un bref instant, il réfléchit à ce qu’il allait dévoiler et à ce qu’il allait taire. Un mot de trop aux médias pouvait avoir des effets néfastes. En même temps, la médiasphère était le lien direct entre la police et la plus grande ressource dans une enquête : la population. En fournissant aux journalistes la dose appropriée d’information, ni trop ni pas assez, la police recevrait un retour sur investissement en renseignements livrés par le citoyen lambda. Ses années de service le lui avaient appris : il y a toujours quelqu’un qui a vu ou entendu quelque chose pouvant se révéler important, mais qui n’en a pas conscience. À l’inverse, une mauvaise information, ou trop d’informations, pouvait donner une longueur d’avance au criminel. Si ce dernier repérait les indices dont disposaient les enquêteurs, il effacerait plus facilement ses traces, ou serait en mesure d’éviter de répéter son erreur. Leur principale crainte était justement qu’il recommence. Un criminel multirécidiviste ne s’arrêtait pas de lui-même ; Patrik avait en tout cas le désagréable sentiment qu’il n’y aurait pas d’exception à cette règle.

— Hier nous avons retrouvé Victoria Hallberg dans une zone forestière à l’est de Fjällbacka. Elle a été renversée par une voiture, il s’agit selon toute vraisemblance d’un accident. Elle a été transportée à l’hôpital d’Uddevalla, où tout a été mis en œuvre pour la maintenir en vie. Malheureusement, ses blessures étaient trop importantes, et elle est décédée à 11 h 14. — Patrik tendit la main et prit un des verres d’eau préparés par Annika. — Nous avons fait des recherches dans le secteur où elle a été retrouvée — je profite d’ailleurs de votre présence pour remercier la population de Fjällbacka qui s’est rapidement mobilisée afin d’assister la police. Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Nous collaborons naturellement avec les districts de police qui enquêtent sur des cas similaires, dans l’espoir de retrouver les filles disparues et d’arrêter leur ravisseur. Des questions ?

Toutes les mains se levèrent en même temps, certains journalistes prirent la parole sans qu’on la leur ait donnée. Les flashs des appareils photos au premier rang crépitaient depuis le début de l’allocution de Patrik, qui dut se retenir de se passer la main dans les cheveux. Ça faisait toujours drôle de voir son visage imprimé en grand dans les pages des tabloïdes.

— Kjell ?

Il désigna Kjell Ringholm de Bohusläningen, le plus grand journal local. Kjell avait aidé la police dans plusieurs enquêtes, et Patrik lui prêtait volontiers un peu plus d’attention qu’aux autres.

— Tu as parlé de blessures. Quel genre ? Des blessures consécutives à l’accident de voiture ou antérieures ?

— Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elle a été renversée par une voiture et qu’elle est décédée des suites de ses blessures.

— Nous avons des informations selon lesquelles elle aurait subi des tortures, poursuivit Kjell.

Patrik déglutit et visualisa les orbites vides de Victoria et sa bouche sans langue. Ces éléments ne devaient pas être divulgués. Il maudit les gens qui n’arrivaient pas à la boucler. Était-ce vraiment nécessaire de répandre ce genre d’informations ?

— Pour le bien de l’enquête, nous ne pouvons nous prononcer sur les détails ou sur l’étendue des blessures de Victoria.

Kjell voulut dire autre chose, mais Patrik pointa le doigt vers Sven Niklasson, reporter d’Expressen. Il avait eu affaire à lui dans une enquête, et il savait que Niklasson était toujours perspicace et bien renseigné, qu’il ne mentionnait jamais d’éléments qui pourraient nuire aux investigations.

— Est-ce qu’il y avait des signes d’agression sexuelle ? Avez-vous trouvé un lien avec les autres disparues ?

— Nous ne savons pas encore si elle a été agressée sexuellement. L’autopsie aura lieu demain. Concernant les autres disparitions, je ne peux pas à ce jour révéler ce que nous savons sur un lien éventuel. Mais nous travaillons avec les autres districts et je suis convaincu que cette collaboration nous mènera vers le coupable.

— Êtes-vous sûrs qu’il s’agit d’un seul coupable ? voulut savoir l’envoyé d’Aftonbladet, sans avoir demandé la parole. Il peut très bien y en avoir plusieurs ou pourquoi pas une bande organisée ? Avez-vous vérifié par exemple s’il y a un rapport avec le trafic d’êtres humains ?

— Dans l’état actuel des choses, nous ne nous contentons pas d’une ligne d’investigation unique, et cela vaut pour le nombre de ravisseurs. Bien entendu, des réflexions ont surgi autour d’une traite d’êtres humains, mais le cas de Victoria semble nettement réfuter cette théorie.

— Pourquoi ? insista le reporter d’Aftonbladet.

— Parce qu’elle avait des blessures de telle nature qu’il ne pouvait pas être question de la vendre, répondit Kjell, à la suite de quoi il observa attentivement Patrik.

Patrik serra les dents. La déduction de Kjell était tout à fait correcte, quoiqu’un peu trop révélatrice, mais tant qu’il ne confirmait rien, les journaux ne pouvaient donner à lire que des spéculations.

— Comme je l’ai dit, nous examinons différentes pistes, plus ou moins sérieuses. Nous n’excluons rien.

Il accorda encore un quart d’heure aux questions des journalistes. Il ne pouvait apporter de réponses qu’à très peu d’entre elles, soit parce qu’il n’en avait pas, soit parce qu’il était tenu au secret. Malheureusement, plus on l’interrogeait, plus il prenait conscience du peu d’informations dont la police disposait réellement. Quatre mois s’étaient écoulés depuis le jour où Victoria avait disparu, et plus encore depuis les autres disparitions. Et ils n’avaient pas obtenu le moindre résultat. Frustré, il décida de mettre un terme à la séance.

— Bertil, est-ce que tu voudrais dire quelques mots pour clore la réunion ?

Patrik s’effaça habilement pour donner l’impression à Mellberg que c’était lui qui avait mené la conférence de presse.

— Oui, j’aimerais saisir l’occasion pour préciser une chose : si la première des disparues a été retrouvée dans notre district, c’est à considérer comme une chance dans le malheur, vu la compétence unique dont peut s’enorgueillir notre commissariat. Sous ma direction, nous avons résolu bon nombre d’affaires d’homicides, et la liste de mes succès fait déjà état de…

Patrik l’interrompit en posant sa main sur son épaule.

— Je ne peux que confirmer. On va en rester là. Merci à tout le monde et à bientôt, certainement.

Mellberg le foudroya du regard.

— Je n’avais pas fini, protesta-t-il. Je voulais évoquer mes années à la police de Göteborg et ma longue expérience des enquêtes de fond. C’est important qu’ils disposent de l’historique complet pour dresser mon portrait.

— Absolument.

Patrik fit sortir Mellberg de la pièce d’un geste aimable mais ferme, pendant que les journalistes et les photographes rassemblaient leurs affaires.

— Tu comprends, il faut clore la conférence assez tôt pour qu’ils puissent rendre leur article à temps. Tu as fait une excellente prestation, il faut absolument qu’elle figure dans les journaux de demain, pour qu’on profite au plus vite de l’appui des médias.

Patrik eut honte de débiter de telles balivernes, mais elles portèrent leurs fruits, car son chef retrouva sa bonne humeur.

— Oui, évidemment. Bien vu, Hedström. Des fois, tu oublies d’être bête.

— Merci, dit Patrik d’une voix lasse.

Gérer Mellberg demandait autant d’efforts que l’enquête à proprement parler. Si ce n’est plus.


— Pourquoi tu ne veux toujours pas en parler ? Alors que tant d’années ont passé ?

Ulla, la psychothérapeute de l’établissement, la regardait par-dessus ses lunettes à monture rouge.

— Pourquoi tu continues de demander ? Après tant d’années ? riposta Laila.

Au début, elle s’était sentie harcelée par leurs exigences de dialogue. Ils voulaient qu’elle fouille en elle, qu’elle révèle des détails sur ce jour-là, sur l’époque d’avant. Mais peu à peu cette obstination ne la touchait plus. Personne ne s’attendait plus à ce qu’elle réponde aux questions, leurs rencontres n’étaient qu’un jeu fondé sur une compréhension mutuelle. Laila comprenait qu’Ulla était obligée de l’interroger, et Ulla savait que Laila ne répondrait pas. Ulla travaillait ici depuis dix ans. Il y en avait eu d’autres avant elle, qui étaient restés plus ou moins longtemps, suivant leurs ambitions. Travailler sur la guérison psychique des internés n’était pas spécialement gratifiant, ni au niveau financier, ni en termes de résultats obtenus ou d’évolution de carrière. La plupart des internés étaient irrécupérables, et tout le monde en avait conscience. Mais le boulot devait être fait, et Ulla était probablement celle qui prenait son rôle le plus au sérieux. Du coup Laila acceptait mieux de participer à ces entretiens, même si elle savait qu’ils ne mèneraient jamais nulle part.

— J’ai l’impression que tu te réjouis des visites d’Erica Falck, dit Ulla.

Laila sursauta et sentit ses mains trembler sur ses genoux. C’était là un nouveau sujet de discussion. Pas un des bons vieux thèmes rabâchés, autour desquels elles exécutaient leurs figures apprises par cœur. Elle n’aimait pas qu’on lui pose de nouvelles questions et Ulla, qui en était parfaitement consciente, attendit sa réponse en silence.

Laila lutta contre elle-même. Voilà qu’elle devait tout à coup prendre une décision : se taire ou répondre. Car aucune des réponses automatiques qu’elle pouvait réciter par cœur même en dormant ne ferait l’affaire.

— C’est différent, finit-elle par dire en espérant qu’Ulla s’en contenterait.

La psychothérapeute paraissait cependant en forme aujourd’hui. Comme un chien qui refuse de lâcher un bout de viande dont il a enfin réussi à s’emparer.

— De quelle manière ? Tu veux dire une pause dans la monotonie de tous les jours, ou tu penses à autre chose ?

Laila croisa ses doigts pour les contrôler. La question la décontenançait. Elle ignorait ce qu’elle cherchait exactement en rencontrant Erica. Elle aurait pu continuer à dire non à ses sollicitations entêtées. Elle aurait pu demeurer dans son propre monde, en marge des années qui lentement s’écoulaient, où seul le miroir lui rappelait le passage du temps. Mais comment continuer, alors que le mal revenait en force ? Non seulement il moissonnait de nouvelles victimes, mais il était arrivé ici, tout près d’elle.

— J’aime bien Erica. Et tu as raison : c’est une pause dans l’ennui.

— Je pense qu’il y a plus que ça, répliqua Ulla en la scrutant, le menton baissé. Tu sais très bien ce qu’elle veut. Elle veut t’entendre parler de ce que nous avons tant de fois essayé d’aborder avec toi. Ce que tu ne veux pas nous dire.

— C’est son problème. Personne ne la force à venir.

— C’est vrai. Mais je me demande si, au fond, tu n’as pas envie d’alléger ton fardeau en te confiant à Erica. Je pense qu’elle a réussi à te toucher là où nous avons échoué, malgré tous nos efforts.

Laila ne répondit pas. C’est vrai qu’ils avaient essayé. Mais, même si elle l’avait voulu, serait-elle parvenue à leur raconter ? C’était trop écrasant. Et par où commencer ? Par leur première rencontre, par le mal qui grandissait, par le dernier jour ou par ce qui se produisait aujourd’hui ? Comment faire comprendre à quelqu’un d’autre ce qu’elle-même n’arrivait pas à comprendre ?

— Pourrait-on dire que tu t’es retrouvée coincée dans un schéma avec nous, que tu as gardé ton histoire en toi si longtemps qu’elle est impossible à dévoiler ?

Ulla inclina la tête de côté. C’était peut-être une astuce qu’ils apprenaient lors de la formation de psychologie. Tous les thérapeutes qu’elle avait rencontrés avaient ce tic.

— Quelle importance aujourd’hui ? C’était il y a tellement longtemps.

— Oui, mais tu es toujours là. Et je crois que, d’une façon ou d’une autre, c’est un choix que tu as fait. Tu ne sembles pas regretter la vie normale que tu pourrais vivre hors de ces murs.

Si Ulla savait combien elle avait raison ! Pour rien au monde Laila ne voudrait vivre à l’extérieur du centre de détention, elle ne saurait absolument pas comment s’y prendre. À dire vrai, elle n’en aurait pas le courage non plus. Elle n’oserait plus s’engager dans le monde où elle avait vu le mal de si près. Cet établissement était le seul endroit où elle se sentait en sécurité. C’était peut-être une piètre vie, mais une vie malgré tout — la seule qu’elle connaissait.

— Je ne veux plus parler, dit-elle en se levant.

Ulla l’observa, comme si elle pouvait lire en elle. Laila espérait que non. Certaines choses ne devaient pas être vues, ni par Ulla ni par quiconque.


Conduire les filles au club d’équitation était en général la mission de Dan, mais aujourd’hui, ça s’était mal goupillé au travail, et Anna s’en était chargée. Elle était presque aux anges que Dan l’ait sollicitée pour prendre la relève, qu’il lui ait enfin demandé un service, même si elle détestait les chevaux, de tout cœur. Ces gros animaux lui faisaient peur, une peur cimentée dans l’enfance, lors des cours d’équitation obligatoires. Leur mère, Elsy, s’était mis en tête qu’Erica et elle devaient apprendre à monter à cheval, ce qui leur avait valu deux ans de tourments. C’était une énigme pour Anna que les autres filles du club éprouvent une telle passion pour les chevaux. Pour sa part, elle ne les trouvait absolument pas dignes de confiance. Encore aujourd’hui, elle avait des palpitations terribles au souvenir d’un cheval cabré et de ses mains agrippées à la crinière dans l’espoir d’éviter la chute. Les chevaux sentaient sa peur à des kilomètres. Elle avait donc la ferme intention de se tenir à distance après avoir déposé Emma et Lisen.

— Tyra !

Emma sauta de la voiture et se précipita vers une adolescente qui traversait la cour. Elle se jeta dans ses bras et Tyra l’attrapa et la fit tourner.

— Oh là là, comme tu as grandi depuis la dernière fois ! Bientôt tu m’auras dépassée, s’exclama-t-elle, un petit sourire aux lèvres.

Emma rayonnait de bonheur. Tyra était sa préférée parmi les filles qui traînaient au centre équestre, elle l’idolâtrait.

Anna les rejoignit. Lisen avait couru tout droit dans l’écurie en descendant de voiture, et on ne la reverrait plus jusqu’à l’heure du retour.

— Tu te sens comment ? demanda-t-elle en tapotant l’épaule de Tyra.

— Pas terrible.

Les yeux de Tyra étaient rougis comme si elle n’avait pas dormi de la nuit.

Un peu plus loin dans la cour, une jeune femme se dirigeait vers l’écurie, et dans la pauvre lumière de l’après-midi d’hiver, Anna reconnut Marta Persson.

— Salut, dit-elle quand Marta s’approcha. Comment ça se passe ?

Elle avait toujours trouvé Marta incroyablement belle, avec ses traits acérés, ses pommettes hautes et ses cheveux sombres, mais aujourd’hui elle avait l’air éreintée.

— On est un peu chamboulés, c’est sûr, marmonna Marta. Où est Dan ? D’habitude tu ne viens pas ici de ton plein gré.

— Il a été obligé de faire des heures sup. Ils ont des entretiens d’évaluation cette semaine.

Dan était pêcheur dans l’âme, mais à Fjällbacka, ce métier ne nourrissait plus son homme. Il travaillait donc aussi comme instituteur à l’école de Tanumshede depuis de nombreuses années. La pêche s’était peu à peu réduite à une occupation secondaire, mais il se battait pour au moins conserver son bateau.

— Ce n’est pas bientôt l’heure de la leçon ? demanda Anna en regardant sa montre qui affichait presque dix-sept heures.

— La reprise va être courte aujourd’hui. Jonas et moi, on s’est dit qu’on devait informer les filles, par rapport à Victoria. Tu peux venir, si tu veux, puisque tu es là. Ça fera du bien à Emma.

Elles se rendirent avec Marta à la salle polyvalente où elles s’installèrent parmi les autres. Lisen était déjà là, elle lança un coup d’œil plein de gravité à Anna.

Jonas vint les rejoindre et se plaça à côté de Marta. Tous deux attendirent que le brouhaha se dissipe.

— Je pense que vous êtes déjà au courant de ce qui est arrivé, commença Marta, et tout le monde hocha la tête.

— Victoria est morte, dit Tyra à mi-voix.

De grosses larmes coulaient sur ses joues et elle se moucha dans la manche de son pull.

Marta parut hésiter sur la suite à donner, avant d’inspirer profondément.

— Oui, c’est exact. Victoria est décédée hier à l’hôpital. Nous savons que, vous toutes ici, vous vous êtes inquiétées, que Victoria vous manque, et c’est… épouvantable que ça se termine ainsi.

Marta chercha le soutien de son mari, et Jonas hocha la tête.

— Oui, c’est inconcevable qu’une telle chose puisse se produire. Je propose qu’on observe une minute de silence pour Victoria, et pour sa famille. Ce sont eux qui souffrent le plus en ce moment, je voudrais qu’ils sentent qu’on pense à eux.

Il se tut et inclina la tête.

Tout le monde suivit son exemple. Les aiguilles de l’horloge murale tournaient et quand la minute fut passée, Anna leva les yeux. Autour d’elle, les visages des adolescentes étaient crispés et inquiets.

Marta reprit la parole.

— Nous n’avons pas plus d’informations que vous sur ce qui est arrivé. Mais la police reviendra sûrement nous voir. Je pense qu’ils nous en diront davantage, et je voudrais que tout le monde réponde de bonne grâce à leurs questions.

— Mais on ne sait rien. Ils nous ont déjà interrogées plein de fois, personne ne sait quoi que ce soit, dit Tindra, une grande blonde avec qui Anna avait parlé à quelques reprises.

— Je comprends que vous ayez cette impression, mais il peut y avoir des détails dont vous ignorez l’importance. Alors, quoi qu’ils vous demandent, répondez aux questions des policiers, leur recommanda Jonas en les regardant dans les yeux, l’une après l’autre.

— D’accord, murmurèrent-elles.

— Très bien, on fera tous de notre mieux pour aider la police, résuma Marta. Maintenant c’est l’heure de commencer la reprise. On est tous sous le choc, et on a besoin de se changer un peu les idées. Vous connaissez les règles, alors c’est parti.

Anna prit Emma et Lisen par la main pour se rendre dans l’écurie. Les filles paraissaient conserver leur sang-froid. La gorge serrée, Anna les regarda préparer les chevaux, les mener au manège et monter en selle. Elle était très émue. Même si son fils n’avait vécu qu’une semaine, elle connaissait l’épouvantable douleur de perdre un enfant.

Elle alla s’asseoir dans les tribunes. Soudain elle entendit des pleurs assourdis derrière elle. En se retournant, elle vit Tyra assise un peu plus haut en compagnie de Tindra.

— Il lui est arrivé quoi à ton avis ? demanda Tyra entre ses sanglots.

— J’ai entendu qu’on lui avait crevé les yeux, chuchota Tindra.

— Quoi ? s’écria Tyra. Comment tu le sais ? Le policier que j’ai vu ne m’a rien dit.

— Mon oncle est ambulancier, il était dans l’ambulance qui l’a transportée à l’hôpital. D’après lui, les deux yeux avaient disparu.

— Oh non !

Tyra se pencha en avant. Elle eut l’air de vouloir vomir, alors que Tindra dissimulait mal son excitation.

— Tu crois que c’est quelqu’un qu’on connaît ?

— Tu es folle ?!

Anna se dit qu’elle ferait mieux de mettre fin à leur conversation.

— Ça suffit maintenant, dit-elle en s’approchant, et elle passa son bras autour de Tyra. Ça ne sert à rien de spéculer. Tu ne vois pas que ça fait de la peine à Tyra ?

Tindra se leva.

— Eh bien, moi, je pense que c’est le même cinglé qui a tué les autres filles.

— On ne sait même pas si elles sont mortes, rétorqua Anna.

— Évidemment qu’elles sont mortes, insista Tindra, très sûre d’elle. Et on leur a peut-être bien crevé les yeux, à elles aussi.

Anna sentit un reflux acide monter dans sa gorge, elle déglutit et serra encore plus fort les épaules tremblantes de Tyra.


Patrik s’engouffra dans la chaleur de l’entrée. Il était épuisé, physiquement et moralement. La journée avait été longue, mais la fatigue venait surtout du poids que l’enquête faisait peser sur ses épaules. Parfois il regrettait de ne pas avoir un boulot de simple manœuvre, dans un bureau ou dans une usine où le sort des gens ne dépendait pas de la manière dont il faisait son travail. Il se sentait responsable de tant de personnes. D’abord des proches des victimes, qui plaçaient tous leurs espoirs dans la police et avaient besoin de réponses pour, éventuellement, parvenir à accepter le drame. Puis les victimes elles-mêmes, qui le suppliaient de coincer celui qui avait mis un terme à leur vie avant l’heure. Mais sa plus grande responsabilité, en ce moment, il la ressentait envers les disparues peut-être encore en vie, et envers celles qui n’avaient pas encore été enlevées. Tant que le ravisseur n’aurait pas été identifié et envoyé derrière les barreaux, d’autres filles pouvaient disparaître. Des filles qui vivaient, respiraient et riaient, sans savoir que leurs jours étaient en danger.

— Papa !

Un petit projectile humain se jeta contre lui, deux autres ne tardèrent pas à suivre, et ils s’effondrèrent tous en vrac par terre. Il sentit la neige sur le paillasson lui mouiller les fesses, mais il s’en fichait. La présence des enfants compensait tout. Pendant quelques secondes, tout alla bien, avant que le chahut ne démarre :

— Aïe ! cria Anton. Noel m’a pincé !

— C’est pas vrai ! cria Noel.

Et comme pour démontrer qu’il ne l’avait pas fait auparavant, il le pinça pour de bon. Anton hurla et agita ses bras comme un forcené.

— Écoutez… tenta Patrik en les séparant.

Il essaya de prendre un air sévère, tandis que Maja se plaçait à côté de lui et le singeait.

— Ce n’est pas bien de pincer ! sermonna-t-elle ses frères en les menaçant du doigt. Si vous n’êtes pas sages, vous irez au petit coin !

Patrik éclata de rire. Elle avait mal compris la menace du coin quand elle était toute petite, et refusait encore d’employer l’expression correcte.

— Merci mon cœur, je m’en occupe, dit-il, et il se leva en prenant les jumeaux par les mains.

— Maman ! Les jumeaux se disputent ! cria Maja en se précipitant dans la cuisine, et Patrik la suivit avec les petits monstres.

— Sans blague ? Ils se disputent ? Pas possible ! s’exclama Erica en écarquillant les yeux, puis elle ajouta en embrassant Patrik sur la joue : Les crêpes sont prêtes, installe les chahuteurs, peut-être qu’elles sauront les calmer.

Les crêpes s’avérèrent efficaces et, une fois les enfants rassasiés et casés devant un épisode de Bolibompa à la télé, Erica et Patrik purent s’octroyer un rare moment de tranquillité à table.

— Alors ? Comment ça se passe ? demanda-t-elle en sirotant son thé.

— On commence à peine.

Patrik mit cinq cuillérées de sucre dans sa tasse. Ces temps-ci, il n’avait pas envie de respecter de règles diététiques. Erica surveillait ses abus de calories d’un œil de faucon depuis les problèmes cardiaques qu’il avait eus lors de la naissance des jumeaux. Mais ce soir, elle s’abstint de commentaires. Il ferma les yeux et dégusta la première gorgée de thé brûlant et sucré.

— La moitié de la ville est venue nous aider à ratisser la forêt, mais on n’a rien trouvé. Cet après-midi, il y a eu la conférence de presse. Tu as peut-être déjà lu les journaux en ligne ?

Erica hocha la tête. Elle hésita un instant, puis se leva et sortit du réfrigérateur les derniers kanelbullar de Kristina qu’elle mit à décongeler au micro-ondes. À peine une minute plus tard, une merveilleuse odeur de viennoiserie au beurre et à la cannelle se répandit dans la cuisine.

— Ça ne risque pas de détruire des indices si la moitié de Fjällbacka arpente la forêt ?

— Si, bien sûr, mais on n’a aucune idée de la distance qu’elle a parcourue, ni de l’endroit d’où elle venait, et ce matin, la neige avait effacé toutes les empreintes de pas. Alors j’ai estimé que ça valait le coup d’essayer.

— Et la conférence de presse, comment s’est-elle passée ? demanda Erica en sortant l’assiette du four à micro-ondes.

— On n’avait pas grand-chose à leur mettre sous la dent : du coup, les journalistes posaient des questions auxquelles nous n’avions pas de réponse, voilà tout.

Patrik prit un roulé à la cannelle, poussa un juron, le lâcha immédiatement et souffla sur ses doigts.

— Laisse-les refroidir un peu d’abord.

— Bonne idée, merci pour le conseil.

— C’est pour des raisons liées à l’enquête que vous ne pouviez pas répondre ?

— Mouais, j’aurais voulu que ce soit le cas, mais en vérité, on ne sait vraiment rien. Le jour de sa disparition, c’est comme si Victoria s’était volatilisée. Pas de traces, personne n’avait rien vu, rien entendu, et aucun lien n’a pu être établi avec les autres filles disparues. Et là, brusquement, elle surgit de nulle part.

Ils gardèrent le silence un moment. Patrik tâta de nouveau le petit pain et jugea qu’il avait suffisamment refroidi.

— J’ai entendu parler de certaines blessures, dit Erica prudemment.

Patrik hésita. Il n’était pas censé en parler avec quelqu’un d’extérieur à l’enquête, mais la nouvelle avait commencé à circuler et il avait indéniablement besoin de déballer son sac. Erica n’était pas seulement sa femme, elle était aussi sa meilleure amie. Et puis, c’était elle la plus futée des deux.

— C’est vrai. Enfin, ça dépend de ce que tu as entendu.

Il gagna un peu de temps en croquant un bout de son kanelbulle, mais il sentit tout de suite son estomac se soulever, et la viennoiserie ne lui parut plus aussi tentante.

— J’ai cru comprendre qu’elle n’avait plus d’yeux.

— Non, les yeux… n’étaient plus là. On ignore comment ils ont été retirés. Pedersen va pratiquer l’autopsie tôt demain matin, dit Patrik, et il hésita avant de poursuivre : Et sa langue était coupée.

— Oh mon Dieu !

Erica n’eut soudain plus d’appétit non plus, elle reposa ce qui restait de son petit pain sur l’assiette.

— C’est arrivé il y a longtemps ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Les blessures étaient récentes ou déjà cicatrisées ?

— Bonne question. Mais je n’en sais rien. J’espère que Pedersen me livrera tous ces détails demain.

— Est-ce que ça peut être un truc religieux ? Œil pour œil, dent pour dent ? Ou une atroce manifestation de misogynie ? Du style : Ne me regarde pas, et ferme-la.

Erica gesticulait en parlant et, comme toujours, Patrik était impressionné par la vivacité intellectuelle de sa femme. Lui n’en était pas encore là dans ses spéculations autour du mobile du crime.

— Et les oreilles ? poursuivit-elle.

— Quoi, les oreilles ?

— Ben, je pense à un truc… Imagine que celui qui a fait ça, celui qui lui a pris la vue et la capacité de parler, lui ait aussi endommagé l’ouïe. Alors elle se serait trouvée dans une bulle, sans moyen de communiquer. Tu imagines le pouvoir que ça lui aurait procuré, à ce salopard ?

Patrik la fixa. Il essaya de se représenter ce qu’Erica décrivait, et rien qu’à cette pensée, son dos fut parcouru de frissons. Quel sort effroyable ! Dans ce cas, il valait peut-être mieux que Victoria n’ait pas survécu, même si ce raisonnement paraissait inhumain.

— Maman, ils se chamaillent encore.

Maja se tenait sur le pas de la porte, l’air résigné. Patrik jeta un coup d’œil à l’horloge murale.

— Oh là là, mais c’est l’heure d’aller au lit, dit-il en se levant, puis il regarda Erica : Tu veux qu’on tire à pile ou face ?

Erica secoua la tête et alla l’embrasser sur la joue.

— Occupe-toi de Maja. C’est moi qui me charge des jumeaux ce soir.

— Merci, dit-il en prenant la main de sa fille.

Ils montèrent à l’étage, pendant que Maja racontait gaiement les événements de la journée. Mais il n’entendait pas ce qu’elle disait. Ses pensées allaient vers une fille coincée dans une bulle.


Jonas claqua la porte d’entrée, et il ne fallut pas longtemps avant que Marta surgisse de la cuisine. Les bras croisés sur la poitrine, elle s’appuya au chambranle. Il comprit qu’elle s’attendait à cette conversation, et son calme apparent le mit hors de lui.

— J’ai parlé avec Molly. Mais putain, ce genre de décisions, on est censés les prendre ensemble, non ?!

— Oui, c’est ce que je pensais aussi. Mais parfois on dirait que tu ne comprends pas ce qu’il faut faire.

Il s’obligea à respirer à fond. Marta savait très bien que Molly était le seul sujet qui pouvait le faire. Il baissa le ton :

— Elle se réjouissait à l’idée de participer à ce concours. C’est le premier de l’année.

Marta lui tourna le dos et regagna la cuisine.

— Je suis en train de préparer le dîner. Tu n’as qu’à venir si tu veux m’engueuler.

Il accrocha son blouson, ôta ses brodequins de travail et poussa un juron en posant ses pieds sur le sol mouillé par la neige qu’il avait lui-même rapportée. Ça n’augurait rien de bon quand Marta se mettait aux fourneaux — ce que confirmait l’odeur dans la cuisine.

— Je suis désolé d’avoir crié.

Il se plaça derrière elle et posa ses mains sur ses épaules. Elle remuait le contenu d’une marmite et il y jeta un coup d’œil. La mixture qui y mijotait était indéfinissable et, quel que soit son nom, elle n’avait pas l’air appétissante.

— Saucisse Stroganoff, répondit-elle à sa question muette.

— J’aimerais juste que tu m’expliques pourquoi, dit-il doucement en continuant à masser ses épaules.

Il la connaissait si bien. Il savait que ça ne servait à rien d’élever la voix et de faire des histoires, aussi tenta-t-il une autre technique. Il avait promis à Molly d’essayer, au moins. Elle s’était montrée inconsolable tout à l’heure, sa chemise était encore humide de larmes.

— Ça ferait mauvais effet si on participait à des sauts d’obstacles en ce moment. Molly doit apprendre que tout ne tourne pas autour d’elle.

— À mon avis, les gens n’y trouveraient rien à redire, protesta-t-il.

Marta se retourna et le regarda. Il avait toujours été attiré par sa petite taille, comparée à la sienne. Cela lui donnait l’impression d’être fort, protecteur. Mais, au fond, il savait que c’était elle, la plus forte. Ça avait toujours été elle.

— Tu devrais comprendre, quand même ! Tu le sais, que les gens d’ici n’arrêtent pas de jacasser. On ne peut pas laisser Molly concourir après ce qui est arrivé hier, c’est une évidence. L’école d’équitation ne dégage pas beaucoup de bénéfices, et notre réputation est notre meilleur atout. On ne peut pas prendre le risque de la perdre. Molly boudera tant qu’elle veut, c’est de son âge. Tu aurais dû entendre comment elle m’a parlé. Ce n’est pas acceptable. Tu la laisses s’en tirer trop facilement.

Elle n’avait pas tort, il le reconnaissait, à contrecœur. Mais ce n’était pas toute la vérité, et ça, Marta le savait aussi. Jonas l’attira à lui. Il colla son corps contre le sien, sentit la charge électrique entre eux, ce courant qui avait toujours existé et existerait toujours. Rien n’était plus fort que ça. Pas même son amour pour Molly.

— Je vais lui parler, dit-il, la bouche tout contre les cheveux de Marta.

Il inspira son odeur, si familière, et pourtant si exotique. Il sentit sa propre réaction, et Marta la sentit aussi. Elle porta sa main vers l’entrejambe de Jonas et commença à le caresser, à travers le tissu du pantalon. Il poussa un gémissement et se pencha pour l’embrasser.

Sur la cuisinière, la saucisse Stroganoff brûlait lentement. C’était le cadet de leurs soucis.

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