Terese avait appelé tous ceux qui lui vinrent à l’esprit. Les quelques membres de la famille de Lasse, la plupart assez éloignés. Ses vieux copains de beuverie, des amis plus récents, d’anciens collègues, les membres de la congrégation dont elle connaissait le nom.

La mauvaise conscience lui donnait des nausées. Hier dans la cuisine, en préparant ses roulés à la cannelle, un sentiment proche de la joie l’avait étreinte quand elle s’était enfin décidée à le quitter. Elle n’avait commencé à s’inquiéter que vers dix-neuf heures trente, ne le voyant par rentrer pour le dîner et ne parvenant pas à le joindre sur son téléphone. Il était libre de ses mouvements, et en général, quand il n’était pas à la maison, il se trouvait à l’église avec ses nouveaux amis. Mais pas cette fois. Ils ne l’avaient pas vu de toute la journée, ce qui avait achevé de l’inquiéter. Car en réalité, il n’avait nulle part ailleurs où aller.

La voiture aussi avait disparu. Terese avait emprunté celle des voisins et roulé pendant une bonne partie de la nuit, le cherchant partout, bien que la police lui ait dit qu’ils s’en occuperaient le lendemain. Lasse était adulte, il était peut-être parti de son plein gré. Mais elle ne pouvait pas rester là, à se ronger les sangs. Pendant que Tyra gardait les garçons, elle avait cherché dans tout Fjällbacka, elle s’était même rendue à Kville, où était établie la communauté évangélique. Leur Volvo break rouge demeurait introuvable. Elle était reconnaissante envers la police de l’avoir prise au sérieux quand elle les avait contactés. Ils avaient dû percevoir la panique dans sa voix. Même à l’époque où il buvait comme un trou, il rentrait toujours le soir. Et là, il n’avait pas bu une goutte depuis fort longtemps.

Le policier qui était venu lui parler avait naturellement posé des questions à propos de l’alcool. Fjällbacka était une petite localité et il connaissait le passé de Lasse. Elle avait affirmé sans hésiter qu’il n’avait pas replongé, mais à la réflexion, son comportement avait changé ces derniers mois. Outre sa religiosité maniaque, un autre ingrédient était venu s’ajouter. De temps en temps, elle avait surpris un sourire de satisfaction sur ses lèvres, comme s’il couvait un fabuleux secret, qu’il ne voulait pas qu’elle découvre.

Mais comment expliquer une sensation aussi vague à la police ? Ça paraîtrait sûrement insensé. Pourtant, soudain, elle en fut certaine : Lasse avait un secret. Et ce que Terese craignait plus que tout, assise dans sa cuisine alors que l’aube repoussait lentement l’obscurité, c’est que ce secret ne l’ait entraîné sur la mauvaise voie.


Marta guida Valiant sur le chemin forestier. Une nuée d’oiseaux s’envolèrent, effrayés, sur son passage, et le cheval réagit nerveusement en se mettant au trot. Il aurait voulu se lancer, mais elle le retint et ils continuèrent au pas dans le matin calme. Le temps était glacial, pourtant elle n’avait pas froid. Le corps de sa monture la réchauffait et elle savait comment s’habiller, en superposant les couches de vêtements. Ainsi équipée, elle pouvait chevaucher dans la nature pendant des heures, même en hiver.

L’entraînement de la veille s’était bien passé. Molly ne cessait de se perfectionner dans l’art équestre, Marta était même confusément fière d’elle. En général, c’était surtout Jonas qui vantait les qualités de Molly. Mais il était tellement évident qu’elle tenait son talent de sa mère que Marta avait l’impression de voir son propre reflet.

Elle talonna Valiant et savoura la sensation quand il augmenta l’allure. Jamais elle ne se sentait aussi libre que sur le dos d’un cheval. C’était comme si le reste du temps elle jouait un rôle, comme si elle ne retrouvait sa vraie nature que dans la connivence avec l’animal.

La mort de Victoria avait tout changé. Elle le remarquait à l’ambiance dans l’écurie, elle le sentait à la maison, et même chez Einar et Helga. Les filles se montraient moins turbulentes, elles avaient peur. Avec Jonas ils en avaient raccompagné deux chez elles l’autre jour. Elles étaient restées silencieuses à l’arrière de la voiture — pas un mot, pas un rire, pas de joie. Et, bizarrement, la rivalité entre elles s’était radicalisée. Elles se disputaient les chevaux, s’évertuaient à attirer son attention, jetaient des regards assassins et jaloux à Molly, qui jouissait d’une position privilégiée.

C’était un spectacle fascinant. À certains moments, elle ne pouvait s’empêcher de souffler sur les braises. Elle laissait une fille monter trop de fois d’affilée un des chevaux favoris, elle consacrait plus de temps à une autre pendant quelques cours en ignorant une troisième. Ça marchait à tous les coups. Immédiatement, les intrigues s’étoffaient et le mécontentement grondait. Elle voyait les regards, les groupes qui se formaient, et cela l’amusait. C’était tellement facile de jouer sur leur manque d’assurance, d’anticiper leur comportement.

Elle avait toujours eu le don de manipuler ainsi les émotions, sauf quand Molly était petite. Les enfants en bas âge étaient capricieux, et elle avait beaucoup souffert de constater que sa stratégie ne lui était d’aucune utilité pour se faire obéir. Au contraire, c’est elle qui avait dû se conformer aux besoins du bébé, à ses horaires de sommeil et de repas, à ses colères soudaines et inexplicables. À mesure que Molly avait grandi, elle était devenue plus gérable, ses réactions et sa conduite plus prévisibles. En toute honnêteté, à présent Marta ne trouvait plus son rôle de mère si difficile à tenir. Et à partir du moment où elle avait découvert le talent de cavalière de Molly, elle s’était sentie plus proche d’elle. Elle avait presque l’impression qu’elles étaient réellement liées, que sa fille n’était plus uniquement cette créature mystérieuse qui avait squatté son corps.

Valiant allait bon train à présent, son galop était rapide et triomphant. Elle connaissait si bien le chemin qu’elle lui permettait d’allonger le pas à sa guise. Elle devait se baisser pour éviter une branche de temps en temps, et parfois des pans entiers de neige leur dégringolaient dessus et virevoltaient autour des sabots. C’était comme de cheminer sur des nuages. Elle respirait fort et sentait tout son corps travailler. Les gens qui ne montent pas à cheval croient qu’il suffit de rester paresseusement en selle et de suivre les mouvements de l’animal. Ils ne comprennent pas que tous les muscles du cavalier entrent en action. Après une bonne chevauchée, elle avait les membres délicieusement meurtris.

Jonas était parti précipitamment aux aurores pour une urgence. Son téléphone était branché vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et peu avant cinq heures, un fermier des environs avait appelé. Une de ses vaches était mal en point. En quelques minutes, Jonas était prêt et installé au volant. La sonnerie du portable avait réveillé Marta et elle était restée en silence dans l’obscurité, l’observant s’habiller. Après toutes ces années passées ensemble, sa silhouette était si familière, et pourtant étrangère. La vie en couple n’était pas toujours facile. Ils se prenaient la tête comme tout le monde. Il y avait des moments où elle avait envie de crier et de le taper, tellement elle était en colère. Mais la certitude qu’ils étaient faits l’un pour l’autre était là, invariablement.

À un moment, elle avait eu peur. Elle ne le reconnaissait pas volontiers, ne voulait même pas y penser, mais sur le dos du cheval, quand la liberté détendait le corps et l’esprit, les pensées les plus enfouies affleuraient. Ils avaient failli tout perdre : l’un l’autre, leur existence, la solidarité et l’entente qu’ils avaient ressenties dès leur première rencontre.

Leur passion contenait une dose de folie. Elle avait les bords noircis par le feu qui brûlait en permanence, et ils savaient comment la maintenir en vie. Ils avaient exploré leur amour en long et en large, testé ses limites pour vérifier qu’il soit assez solide. Et il l’était. Une seule fois, il avait failli s’éteindre, mais au dernier moment tout s’était arrangé et était rentré dans l’ordre. Le danger était passé et elle avait choisi d’y penser le moins possible. C’était mieux ainsi.

Marta éperonna Valiant et, presque sans un bruit, ils traversèrent la forêt. Vers rien, vers tout.


Patrik prit place à la table de la cuisine et remercia silencieusement Erica qui lui tendait une tasse de café. Leur dîner romantique de la veille s’était terminé en eau de boudin avec l’appel de Terese Hansson qui s’inquiétait pour son mari. Patrik s’était rendu chez elle, et à son retour, Erica avait tout rangé, il ne restait plus aucune trace du repas. La cuisine était rutilante après qu’elle l’eut briquée, sûrement par défi puisque Kristina et Gunnar viendraient prendre le café dans l’après-midi.

Il lorgna vers le tableau posé contre le mur. Ça faisait un an qu’il attendait d’être accroché, et si Patrik n’y remédiait pas maintenant, Bob le Bricoleur serait bientôt là avec son marteau et ses clous. C’était puéril, mais il ne se sentait pas entièrement à l’aise avec l’idée que quelqu’un d’autre fasse des travaux dans sa maison. C’était à lui de s’y coller, ou de payer un professionnel, car il était malgré tout conscient de ses limites en bricolage.

— Ne t’inquiète pas pour le tableau, dit Erica avec un sourire, après avoir suivi son regard. Si tu veux, je peux le ranger avant qu’ils arrivent, comme ça pas de risque que Gunnar ne l’accroche à ta place.

Un instant Patrik soupesa la proposition, avant de se sentir très bête.

— Non, laisse-le. J’ai eu largement le temps de le faire, sans y parvenir, comme plein d’autres trucs d’ailleurs. J’imagine que c’est tant pis pour moi, je ferais mieux de le remercier et d’accepter son aide.

— Tu n’es pas le seul qui aurait pu l’accrocher et réparer ce qui est cassé. Moi aussi je sais me servir d’un marteau. Mais nous avons eu d’autres priorités. Du boulot, du temps pour les enfants, du temps l’un pour l’autre, et je l’assume entièrement. Un tableau pas encore accroché au mur, quelle importance ?

Erica s’assit sur les genoux de Patrik et l’enlaça. Il ferma les yeux et huma son odeur dont il ne se lassait jamais. Le quotidien avait naturellement contribué à engourdir la passion amoureuse, mais elle avait été remplacée par un sentiment bien supérieur : un amour calme, profond et solide. Et puis, il y avait encore des moments où sa femme l’excitait autant qu’au tout début de l’amour fou. Simplement, aujourd’hui cela se passait à intervalles plus espacés. C’était sans doute ce que la nature avait trouvé de mieux pour empêcher l’humanité de batifoler au lit toute la journée.

— Hier, je me suis dit qu’on pourrait… dit Erica en lui mordillant la lèvre inférieure.

Bien que Patrik soit mort de fatigue après la tension de ces derniers jours et une nuit agitée, il sentit une partie de son corps s’éveiller.

— Mmm, moi aussi.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Une petite voix se fit entendre dans l’embrasure de la porte. Ils sursautèrent, comme pris en flagrant délit. Avec des enfants dans la maison, on ne pouvait même plus se câliner en paix.

— On se fait des bisous, dit Erica en se levant.

— Beurk, c’est dégoûtant, s’écria Maja, puis elle retourna dans le séjour en courant.

Erica se servit un café.

— Dans dix ans, elle aura changé d’avis.

— Mon Dieu, ne m’en parle pas.

Patrik frémit. S’il avait pu, il aurait arrêté le temps et veillé à ce que Maja ne devienne jamais adolescente.

— Alors, comment vous allez vous y prendre maintenant ? demanda Erica.

Elle s’appuya contre le plan de travail et but une petite gorgée de café. Patrik, lui, l’avala à grands traits avant de répondre. La caféine avait très peu d’effet sur sa fatigue.

— Je viens d’avoir Terese au téléphone. Lasse n’est toujours pas réapparu. Elle l’a cherché en vain pendant la moitié de la nuit, il faudra qu’on intervienne bientôt.

— Aucune théorie sur ce qui a pu se passer ?

— Non, pas vraiment. Elle nous a juste dit que Lasse était bizarre ces derniers mois, qu’il avait un comportement inhabituel difficile à définir.

— Et elle ne soupçonne rien de particulier ? Une maîtresse, le jeu ? La plupart du temps, les gens sentent quand même si leur partenaire va voir ailleurs.

Patrik secoua la tête.

— Non, mais on va interroger son entourage aujourd’hui, et j’ai demandé à la banque de nous fournir ses relevés de compte. On verra vite s’il a fait des retraits inhabituels ou des achats qui pourraient expliquer sa disparition. Malte doit faire un saut à la banque aujourd’hui pour vérifier.

Il consulta sa montre. Bientôt neuf heures, et la lumière du jour commençait enfin à poindre. Il détestait l’hiver et ses nuits longues comme l’éternité.

— C’est un des avantages d’une petite ville. Le directeur de la banque peut y “faire un saut” un dimanche.

— Oui, ça facilite indéniablement le processus. J’espère que ça nous fournira des indices. Terese nous a dit que c’est Lasse qui gère leur budget.

— J’imagine que vous allez aussi vérifier s’il a utilisé sa carte bancaire après sa disparition ? Il est peut-être simplement parti parce qu’il en avait marre. Il a pu sauter dans le premier avion pour Ibiza. C’est ça, vous devriez vérifier les vols. Ce ne serait pas la première fois qu’un chômeur père d’enfants en bas âge prend la poudre d’escampette.

— Oui, j’avoue que moi aussi l’idée m’a traversé l’esprit plus d’une fois, même si je ne suis pas au chômage, rigola Patrik, et il fut récompensé par une petite tape sur l’épaule.

— Essaie, et tu verras ! Non mais, c’est ça ton rêve ? Des shots sur la plage de Magaluf avec des petites minettes ?

— Je pense que je m’endormirais dès le premier verre. Et que j’appellerais les parents des demoiselles pour qu’ils viennent les récupérer.

— Ah, là, je te reconnais ! Mais vérifie les vols quand même, on ne sait jamais. Tout le monde n’est pas aussi crevé et intègre que toi.

— J’ai déjà demandé à Gösta de le faire. Malte va nous passer tous les relevés bancaires de Lasse, et les opérations faites avec sa carte. Et on va bien sûr analyser le trafic de son portable. Donc, j’ai la situation en main, merci, dit-il avec un clin d’œil. C’est quoi toi, tes projets pour la journée ?

— Kristina et Gunnar viennent cet après-midi. Si ça te va, j’avais l’intention de les laisser s’occuper des enfants un moment, pour travailler un peu. J’ai besoin d’avancer, de comprendre pourquoi Laila s’intéresse à ces disparitions. Si j’arrive à établir un lien, elle lâchera peut-être enfin ce qui s’est passé quand Vladek a été tué. Je sens qu’elle veut raconter quelque chose, mais elle ne sait pas comment, ou n’ose pas se lancer.

Toute la cuisine était maintenant éclairée par la lumière du matin qui se déversait par la fenêtre. Les cheveux blonds d’Erica brillaient de mille éclats, et Patrik se rendit compte encore une fois combien il était amoureux de sa femme. Surtout dans ces moments où elle rayonnait d’enthousiasme et de passion pour son travail.

— Tu dis que la voiture a disparu. Ça indique que Lasse a quitté la région, non ? dit Erica en revenant soudain au sujet précédent.

— Peut-être. Terese a cherché un peu partout, mais ce ne sont pas les endroits qui manquent pour planquer une bagnole. Sur un petit chemin forestier par exemple, ou dans un garage. Cela dit, on compte sur la population. Avec son aide on a plus de chances de localiser la voiture, à condition qu’elle soit toujours dans le coin.

— C’est quelle marque ?

Patrik se leva après avoir avalé la dernière gorgée de café.

— Une Volvo break rouge.

— Comme celle-là, tu veux dire ?

Erica montra de l’index le grand parking au bord de l’eau devant leur maison. Patrik suivit son doigt. Il en resta bouche bée. La voiture de Lasse. Elle était là.


Gösta raccrocha. Malte venait d’appeler pour annoncer l’arrivée par fax des documents bancaires, et il se leva pour les réceptionner. Il était toujours épaté qu’on puisse glisser un papier dans une machine et que ce qui semblait être le même papier sorte comme par magie d’une autre machine à un autre endroit.

Il étouffa un bâillement. Il aurait volontiers fait la grasse matinée ou, même, passé le dimanche à traîner, mais vu la situation, ce genre de luxe leur était interdit. Les documents sortaient lentement de l’appareil, et quand l’envoi fut complet, il ramassa les feuillets et alla dans la cuisine, plus accueillante que son bureau.

— Tu veux de l’aide ? demanda Annika, qui s’y trouvait déjà.

— Oui, ce serait sympa.

Il divisa le paquet en deux et lui tendit une moitié.

— Qu’est-ce qu’il a dit, Malte ? Lasse a utilisé sa carte ou non ?

— Il ne l’a pas utilisée depuis deux jours, pas même un retrait dans un distributeur.

— Bien. J’ai fait une demande aux compagnies aériennes, comme tu me l’as demandé. Mais il paraît assez invraisemblable qu’il soit parti à l’étranger sans payer par carte, à moins qu’il n’ait retiré de l’argent petit à petit et réglé en liquide.

Gösta chercha parmi les documents devant lui.

— On va vite voir s’il a retiré de grosses sommes dernièrement.

— Cela dit, je n’ai pas l’impression qu’ils avaient une grande marge de manœuvre, fit remarquer Annika.

— C’est vrai. Lasse est au chômage et je ne pense pas que Terese gagne des mille et des cents. Ils doivent plutôt tirer le diable par la queue. Ou pas… ! s’exclama Gösta, stupéfait.

— Quoi ?

Annika se pencha pour voir ce qui motivait un tel étonnement. Il tourna le papier vers elle et montra le solde en bas de la page.

— Fichtre !

— Il y a cinquante mille couronnes sur ce compte. Comment peuvent-ils avoir autant d’argent ? — Les yeux de Gösta balayèrent le relevé bancaire. — Il y a pas mal de versements. En liquide, semble-t-il. Cinq mille couronnes chaque fois, tous les mois.

— C’est probablement Lasse qui a fait ces versements, puisqu’il s’occupait des finances.

— Oui. On vérifiera ça avec Terese.

— D’où il sort tout ce fric ? Du jeu ?

Les doigts de Gösta tambourinaient sur la table.

— Je ne crois pas, ce n’est pas un joueur, d’après ce que j’ai compris. On va analyser son ordinateur. Il a pu jouer en ligne, mais dans ce cas les versements devraient provenir d’une société de jeux. Ça peut aussi être des rémunérations pour des petits boulots, des trucs pas très catholiques qu’il ne pouvait pas raconter à Terese.

— Un peu tiré par les cheveux, comme hypothèse, non ? répliqua Annika en plissant le front.

— Pas tant que ça, puisqu’il a disparu. Et Terese dit avoir eu le sentiment qu’il lui cachait quelque chose ces derniers mois.

— Alors ça ne va pas être simple de trouver la nature de ces petits boulots. Non, cet argent est impossible à tracer.

— Tu as raison. À moins de dénicher celui qui l’aurait employé. Dans ce cas-là, on pourrait vérifier avec la banque si cette personne a fait des retraits correspondants.

Méticuleusement, Gösta examina toutes les opérations les unes après les autres, ses lunettes de lecture au bout du nez. Mais il ne trouva rien d’autre de notable. Mis à part les versements en liquide, la famille bouclait effectivement tout juste les fins de mois, et il nota qu’ils semblaient très stricts sur les dépenses.

— C’est quand même inquiétant. Posséder tout cet argent sur son compte, et disparaître sans retirer un centime, dit Annika.

— Oui, c’est ce que je me dis aussi. Ça n’augure rien de bon.

Une sonnerie de portable retentit dans la cuisine et Gösta sortit son téléphone de sa poche. Le nom de Patrik s’afficha sur l’écran et il se dépêcha de répondre.

— Salut. Quoi ? Où ça ? D’accord, on arrive.

Il raccrocha, se leva et rangea son téléphone.

— La voiture de Lasse est à Sälvik. Et il y a plein de sang sur le ponton de baignade.

Annika hocha lentement la tête, sans manifester la moindre surprise.


Tyra s’arrêta dans l’encadrement de la porte et regarda sa mère. Ça lui fendait le cœur de voir son visage inquiet. Elle était restée prostrée à la table de la cuisine depuis qu’elle était rentrée, après avoir cherché son mari une bonne partie de la nuit.

— Maman… dit Tyra, sans obtenir de réaction. Maman !

Terese leva les yeux.

— Oui, ma puce ?

Tyra vint près d’elle, s’assit et saisit sa main. Elle était toute froide.

— Les garçons, ça va ? demanda Terese.

— Ils vont bien. Ils sont chez Arvid. Écoute, maman…

— Oui, pardon, tu voulais me dire quelque chose.

Terese était épuisée. Ses paupières se fermaient toutes seules.

— J’ai quelque chose à te montrer. Viens.

— C’est quoi ?

Terese se leva et suivit Tyra dans le salon.

— Ça fait un petit moment déjà que je le sais. Et je n’étais pas sûre de… je n’étais pas sûre de vouloir t’en parler.

— Me parler de quoi ? Ça a à voir avec Lasse ? Dans ce cas, il vaut mieux que tu me le dises tout de suite.

Tyra hocha la tête, elle hésita. Puis se lança.

— Tu sais que Lasse a deux bibles, mais qu’il n’en utilise qu’une ? Je me suis toujours demandé pourquoi l’autre restait rangée là, sur l’étagère. Alors je l’ai prise et je l’ai ouverte. Regarde !

Elle retira la bible de la bibliothèque et l’ouvrit. Le volume contenait une cachette. Les pages avaient été évidées pour former un creux.

— Non mais, qu’est-ce que… ?

— Je l’ai découvert il y a quelques mois, et depuis je vérifie de temps en temps. Parfois il y a de l’argent, toujours le même montant. Cinq mille couronnes.

— Je ne comprends pas. D’où est-ce qu’il peut tenir une telle somme ? Et pourquoi la cacher ?

Tyra secoua la tête. Elle sentit son ventre se nouer.

— Je ne sais pas. J’aurais dû t’en parler avant. Il lui est peut-être arrivé quelque chose qui a à voir avec l’argent. Dans ce cas, c’est ma faute, parce que si je te l’avais dit, alors…

Elle ne put retenir ses larmes. Terese la prit dans ses bras et la berça.

— Ce n’est pas ta faute, et je comprends pourquoi tu n’as rien dit. J’avais le sentiment très net que Lasse me cachait quelque chose, et ça a sûrement un rapport avec ces billets, mais personne n’aurait pu prévoir ce qui allait se produire. Et on ignore encore ce qui s’est réellement passé. Si ça se trouve, il a juste fait une rechute, et il cuve son vin quelque part. Dans ce cas, la police ne tardera pas à le trouver.

— Tu n’y crois pas toi-même, sanglota Tyra contre l’épaule de sa mère.

— Chut, on ne sait pas, et ça ne sert à rien d’anticiper. J’appelle la police tout de suite pour leur parler de l’argent, on verra bien si ça peut aboutir à quelque chose. Personne ne va te blâmer pour ça. Tu as été loyale envers Lasse, tu n’as pas voulu lui causer de problèmes pour rien. Moi, je trouve ça très honorable. D’accord ?

Elle écarta sa fille et prit son visage entre ses mains. Tyra avait les joues en feu, et les mains fraîches de sa mère lui firent du bien.

Après avoir déposé une bise sur son front, Terese alla téléphoner. Restée seule, Tyra essuya ses larmes puis alla rejoindre sa mère dans la cuisine. Mais elle n’eut pas le temps d’y arriver avant de l’entendre hurler.


Tout au bout du ponton de baignade, Mellberg fixa le trou dans la glace.

— Parfait, alors on l’a trouvé.

— On ne peut pas encore en être certains, souligna Patrik.

Il se tenait à l’écart sur la plage, en attendant l’arrivée des techniciens. Rien, cependant, n’avait pu retenir Mellberg.

— Sa voiture est garée là-bas. Et c’est plein de sang. Purée, c’est une évidence qu’il a été tué et balancé à la flotte. Il restera introuvable jusqu’au printemps, quand il remontera à la surface, c’est moi qui te le dis.

Mellberg fit encore quelques grandes enjambées sur le ponton, et Patrik serra les mâchoires.

— Torbjörn ne va pas tarder. Ce serait bien si on pouvait laisser les choses en l’état, autant que possible, supplia-t-il.

— Inutile de me le rappeler. Je sais comment on se déplace sur une scène de crime, merci ! aboya Mellberg. Tu n’étais pas encore né quand j’ai mené ma première enquête, alors un peu de respect envers…

Il fit un pas en arrière, et au moment où il réalisa qu’il marchait dans le vide, son expression arrogante se transforma en stupeur. Il atterrit avec fracas dans l’eau, entraînant avec lui tout un pan de glace.

— Merde, merde ! s’écria Patrik, qui se précipita sur le ponton.

La panique n’était pas loin quand il réalisa qu’il n’y avait pas de bouée de sauvetage, ni aucun objet utilisable à portée de main. Il envisagea très sérieusement de s’allonger sur la glace pour essayer de tirer Mellberg hors de l’eau. Mais celui-ci le devança, réussit à attraper l’échelle et à se hisser sur le ponton.

— Putain, ce que c’est froid !

Il s’étendit de tout son long sur les planches recouvertes de neige. La mine sombre, Patrik contempla les dégâts. Après la performance de Mellberg, Torbjörn serait un véritable prodige s’il parvenait à tirer la moindre info exploitable sur cette scène de crime.

— Allez Bertil, il faut te réchauffer maintenant. On va monter à la maison.

Patrik l’aida à se relever, puis le poussa dans le dos pour le faire avancer. Du coin de l’œil, il vit Gösta et Martin arriver et s’approcher du ponton. Stupéfait, Gösta dévisagea un Mellberg trempé de la tête aux pieds qui passa sans les regarder puis se dirigea vers le parking et la maison de Patrik et Erica.

— Ne dites rien, soupira Patrik. Contentez-vous d’accueillir Torbjörn et son équipe. Et prévenez-les que le lieu du crime n’est pas nickel. Ils auront de la chance s’ils réussissent à prélever quoi que ce soit.


Jonas posa un doigt léger sur la sonnette. Il n’était jamais venu chez Terese et avait dû chercher son adresse sur le Net.

— Jonas ! Salut !

Surprise, Tyra le fixa en ouvrant la porte, avant de s’écarter pour le laisser entrer.

— Elle est là, ta maman ?

Elle hocha la tête et fit un signe vers l’intérieur. Jonas jeta un regard autour de lui. L’appartement était propre et rangé, sans fioritures, exactement comme il l’avait imaginé. Il entra dans la cuisine.

— Bonjour Terese, dit-il, constatant qu’elle aussi était surprise. Je tenais à venir moi-même prendre de vos nouvelles. Je sais que ça fait un moment qu’on ne s’est pas vus, mais les filles du centre m’ont dit pour Lasse. Qu’il a disparu.

— Plus maintenant.

Les yeux de Terese étaient gonflés de larmes et elle s’exprimait d’une voix éraillée et monotone.

— Ils l’ont retrouvé ?

— Non, seulement la voiture. Mais il est probablement mort.

— Mort ? Tu devrais faire venir des proches pour te soutenir. Je peux appeler quelqu’un, si tu veux. Un pasteur, une amie ?

Jonas avait entendu dire que ses parents étaient décédés depuis longtemps, et il savait qu’elle n’avait ni frère ni sœur.

— Merci, mais j’ai Tyra. Les garçons sont chez des amis. Ils ne sont pas encore au courant.

— Bon, dit Jonas sans trop savoir quoi faire maintenant. Tu préfères que je parte ? Vous avez peut-être envie d’être tranquilles ?

— Non, non, reste. Il y a du café, et du lait au frigo. Tu prends du lait, toi, non ?

— Quelle mémoire ! sourit Jonas.

Il se servit une tasse et rajouta du café chaud dans celle de Terese, avant de s’asseoir en face d’elle.

— La police sait ce qui s’est passé ?

— Non. Mais ils ont des raisons de croire que Lasse est mort.

— D’habitude, ils ne font pas ce genre d’annonce au téléphone, il me semble ?

— C’est moi qui ai appelé Patrik Hedström pour… pour une autre affaire. J’ai entendu à sa voix qu’il s’était passé quelque chose, et il s’est probablement senti obligé de me le dire. Quelqu’un de chez eux ne va pas tarder à arriver.

— Tyra, comment elle l’a pris ?

Terese tarda à répondre.

— Lasse et elle n’étaient pas très proches, finit-elle par dire. Pendant les années où il buvait, il était complètement absent, et après, eh bien, il a plongé corps et âme dans une autre dépendance, qui parfois nous paraissait encore plus incompréhensible.

— Tu crois que ce qui lui est arrivé peut être lié à ce nouvel engouement ? Ou à son ancien dada ?

— Comment ça ?

— Je ne sais pas, une dispute à l’église qui aurait dégénéré. Ou alors il a retrouvé ses anciens copains de beuverie et s’est retrouvé mêlé à quelque chose d’illégal ? Est-ce que quelqu’un aurait pu avoir une dent contre lui ?

— Non, j’ai du mal à croire qu’il ait replongé. On peut dire ce qu’on veut de la communauté, mais elle le tenait éloigné de l’alcool. Et il n’a jamais dit un mot de travers sur aucun des membres. Ils lui offraient amour et pardon, comme il disait. Mais moi, je ne lui avais pas pardonné. J’avais décidé de le quitter. Et maintenant qu’il n’est plus là, il me manque.

Ses larmes commencèrent à couler et Jonas lui tendit un mouchoir en papier d’une boîte sur la table. Elle se tamponna les joues.

— Ça va aller, maman ? demanda Tyra depuis la porte de la cuisine.

Terese afficha un sourire crispé à travers ses larmes.

— Mais oui, ne t’en fais pas.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait de venir, déclara Jonas. Je me disais que je pourrais peut-être me rendre utile.

— L’intention est bonne, c’est vraiment gentil.

On sonna à la porte, un signal strident, et tous deux sursautèrent. Il retentit encore une fois avant que Terese ait le temps d’ouvrir. En entendant le visiteur arriver dans la cuisine, Jonas se retourna et croisa pour la troisième fois un regard surpris.

— Tiens, Gösta. J’allais partir, dit-il rapidement, et il se leva et regarda Terese. Si je peux t’aider d’une manière ou d’une autre, tu n’as qu’à me faire signe.

— Merci, j’apprécie.

En se dirigeant vers la porte, il sentit une main sur son bras. À mi-voix pour que Terese ne l’entende pas, Gösta souffla :

— Il y a une chose dont je voudrais vous parler. Je passerai chez vous dès que j’ai terminé ici.

Jonas opina d’un signe de tête. Il sentit sa gorge se serrer. Il n’aimait pas le ton de Gösta.


Erica n’arrivait pas à chasser de son esprit Peter, le fils de Laila que sa grand-mère avait recueilli et qui avait disparu. Pourquoi s’était-elle occupée uniquement de lui et pas de sa sœur ? Était-il parti de son plein gré après la mort de sa grand-mère ?

Il y avait beaucoup trop de points obscurs le concernant, et le temps était venu d’essayer d’en tirer au clair au moins quelques-uns. Elle feuilleta son calepin jusqu’aux pages où elle avait noté les coordonnées de tous les protagonistes. Par souci de méthode, elle les regroupait toujours au même endroit. Seul problème : elle avait parfois dû mal à déchiffrer sa propre écriture.

Au rez-de-chaussée elle entendit les rires joyeux des enfants qui chahutaient avec Gunnar. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour adopter le copain de mamie, comme l’appelait Maja. Ils ne manquaient de rien et Erica pouvait travailler la conscience tranquille.

Son regard fut attiré vers la fenêtre. Elle avait vu la voiture de Mellberg arriver. Il avait freiné brutalement en faisant déraper les pneus, puis s’était précipité sur le ponton. Mais elle eut beau s’étirer, elle ne pouvait pas voir aussi loin, et les ordres de Patrik avaient été très clairs : elle devait rester à l’écart. Du coup, elle était obligée d’attendre qu’il rentre et qu’il lui raconte ce qu’ils avaient trouvé.

Elle retourna à son calepin. À côté du nom de la sœur de Laila, un numéro espagnol était griffonné, et Erica saisit le téléphone tout en essayant de décrypter ses propres pattes de mouche. Le dernier chiffre, était-ce un 7 ou un 1 ? Elle soupira et se dit qu’au pire, elle essaierait plusieurs fois. Elle décida de commencer par le 7 et composa le numéro.

Un signal sourd retentit dans le combiné. Les sonneries étaient différentes quand on appelait vers l’étranger, elle s’était toujours demandé pourquoi.

¡Hola ! répondit une voix d’homme.

Hello. I would like to speak to Agneta. Is she home ?

Au lycée, Erica avait choisi le français comme deuxième langue étrangère après l’anglais, si bien que ses connaissances en espagnol étaient quasi nulles.

May I ask who is calling ? dit l’homme dans un anglais irréprochable.

My name is Erica Falck. I’m calling about her sister, ajouta-t-elle après une petite hésitation.

Il y eut un long silence. Puis la voix dit en suédois, avec un léger accent :

— Je m’appelle Stefan, je suis le fils d’Agneta. Je ne pense pas que maman ait envie de parler de Laila. Elles ont coupé les ponts il y a très longtemps.

— Je sais, Laila me l’a dit. Mais j’aurais quand même besoin de m’entretenir avec votre mère. Vous pouvez lui dire que c’est au sujet de Peter.

Nouveau silence. Erica put sentir l’hostilité à l’autre bout de la ligne.

— Vous ne vous demandez jamais comment va votre famille en Suède ? laissa-t-elle échapper.

— Quelle famille ? rétorqua Stefan. Il n’y a plus que Laila, que je n’ai jamais rencontrée. Maman était déjà installée en Espagne quand je suis né, et nous n’avons aucun contact avec cette branche-là. Je pense que maman aimerait qu’il en reste ainsi.

— Vous ne pouvez pas lui demander quand même, s’il vous plaît ?

Erica entendit le ton suppliant de sa voix.

— D’accord, mais ne vous attendez à rien.

Stefan posa le combiné et elle l’entendit murmurer avec quelqu’un. Erica trouvait qu’il parlait assez bien suédois. Son accent était infime et charmant, on y devinait à peine les zézaiements caractéristiques de l’espagnol.

— Vous pouvez lui parler quelques minutes. Je vous la passe.

La voix de Stefan dans le combiné la fit sursauter. Elle s’était égarée dans ses réflexions linguistiques.

— Allô ? dit une voix de femme.

Erica se reprit et se présenta tout de suite, elle raconta qu’elle écrivait un livre sur l’histoire de Laila et qu’elle serait très reconnaissante de pouvoir lui poser quelques questions.

— Je ne sais pas ce que je pourrais vous apporter. Laila et moi avons rompu tout contact il y a de nombreuses années et je ne sais plus rien d’elle ni de sa famille. Je ne serais pas en mesure de vous aider, même si je le voulais.

— C’est exactement ce que dit Laila, mais j’ai quelques questions au sujet de Peter auxquelles j’espère malgré tout que vous pourrez répondre.

— Bon, qu’est-ce que vous voulez savoir ? demanda Agneta, et sa voix parut résignée.

— Je me suis demandé pourquoi votre mère s’était chargée uniquement de Peter et pas de Louise ? La chose la plus naturelle pour une grand-mère aurait quand même été de recueillir les deux enfants sans les séparer, non ? Louise s’est retrouvée dans une famille d’accueil.

— Louise avait besoin… de soins particuliers. Notre mère ne pouvait pas les lui fournir.

— Mais qu’avait-elle donc de si spécial ? C’est parce qu’elle était traumatisée ? Vous n’avez jamais soupçonné Vladek de maltraiter sa famille ? Votre mère habitait à Fjällbacka, elle aurait dû se rendre compte de ce qui se passait, non ?

Les questions se pressaient dans la bouche d’Erica, et il n’y eut d’abord qu’un long silence à l’autre bout du fil.

— Je préférerais ne pas parler de tout ça. C’était il y a si longtemps. Une époque sombre que j’aimerais oublier, dit Agneta, et sa voix semblait étouffée et brisée dans le combiné. Notre mère a fait son possible pour protéger Peter, c’est tout ce que je peux dire.

— Et Louise ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas protégée ?

— Vladek s’occupait de Louise.

— C’est parce qu’elle était une fille qu’elle était la plus malmenée ? C’est pour ça qu’on l’appelait juste Fille, plutôt que par son prénom ? Est-ce que Vladek haïssait les femmes, et traitait mieux son fils ? Parce que Laila aussi présentait des blessures.

Erica déversait ses questions de peur qu’Agneta ne mette brusquement fin à la conversation.

— C’était… compliqué. Je ne peux pas vous répondre. Et je n’ai rien de plus à vous dire.

Agneta semblait décidée à raccrocher, et Erica aiguilla rapidement l’entretien sur une autre voie.

— Je comprends que ce soit un sujet douloureux, mais d’après vous, que s’est-il passé quand votre mère est morte ? Selon le rapport de police, il s’agit d’un cambriolage qui aurait dérapé. Je l’ai lu, et j’ai parlé avec le policier responsable de l’enquête. Mais j’ai quand même des doutes. Deux meurtres dans une seule famille, même s’ils sont espacés, ça me paraît une drôle de coïncidence.

— Ça peut arriver. C’était un cambriolage, comme la police l’a constaté. Le ou les malfaiteurs, ils étaient probablement plusieurs, se sont introduits dans la maison la nuit. Maman s’est réveillée et, dans la panique, les voleurs l’ont tuée.

— Avec un tisonnier ?

— Oui, je suppose que c’est la seule arme qu’ils ont trouvée.

— Ils n’ont pas laissé d’empreintes digitales, aucune trace. C’étaient des voleurs très prudents, visiblement. Étant si bien organisés, c’est un peu étrange qu’ils aient été pris de panique quand votre mère s’est réveillée, vous ne trouvez pas ?

— La police n’a pas trouvé ça étrange. Il y a eu une enquête approfondie. Ils ont même envisagé que Peter y soit mêlé, mais il a été entièrement innocenté.

— Puis il a disparu. Qu’est-ce qui s’est passé, selon vous ?

— Allez savoir. Il se trouve peut-être sur une île quelque part aux Antilles. Je le lui souhaite en tout cas. Mais ça m’étonnerait. Je crois que le traumatisme de son enfance plus la mort de sa grand-mère, qu’il aimait beaucoup, ça a été trop pour lui.

— Vous pensez… qu’il s’est suicidé ?

— Oui, répondit Agneta. Je le pense, malheureusement, tout en espérant me tromper. Je dois raccrocher maintenant. Stefan et sa femme s’en vont, je vais garder leurs fils.

— Juste une autre question, supplia Erica. Quelle était votre relation avec votre sœur ? Étiez-vous proches pendant votre enfance ?

Elle tenait à arrondir l’entretien avec une question plus neutre pour qu’Agneta ne refuse pas de lui parler si elle devait l’appeler encore une fois.

— Non, répondit Agneta après une longue pause. Nous étions très différentes, nous avions peu en commun. J’ai choisi de ne pas être associée à la vie de Laila et aux choix qu’elle a faits. Aucun des Suédois que nous fréquentons ici ne sait que j’ai une sœur ni qui elle est, et je souhaite qu’il en reste ainsi. Je ne veux donc pas que vous me citiez dans votre livre, et je ne veux pas non plus que vous disiez à qui que ce soit que nous nous sommes parlé. Surtout pas à Laila.

— Je vous le promets. Une dernière petite question : Laila collectionne des articles de journaux sur des jeunes filles qui ont disparu ces deux dernières années en Suède. Dont l’une ici, à Fjällbacka. On l’a retrouvée cette semaine, mais elle s’est fait renverser par une voiture juste après et elle est décédée. Elle avait de graves blessures provenant de sa captivité. Savez-vous pourquoi ces affaires intéressent Laila ?

Elle se tut et perçut la respiration d’Agneta.

— Non, dit celle-ci brièvement, puis elle lança quelques mots en espagnol à quelqu’un dans la pièce. Je dois m’occuper de mes petits-enfants maintenant. Et je le répète : je ne veux en aucune manière être associée à tout ça.

Erica lui assura encore une fois qu’elle ne la mentionnerait pas, puis raccrocha.

Elle s’apprêtait à mettre ses notes au propre quand elle entendit un grand tumulte au rez-de-chaussée. Elle se leva aussitôt pour se pencher par-dessus la balustrade et regarder ce qui se passait en bas.

— C’est quoi ce… ? s’exclama-t-elle, avant de se précipiter dans l’escalier.

Dans le vestibule, Patrik était en train de dépouiller de ses vêtements trempés un Bertil Mellberg aux lèvres bleues, grelottant de froid.


Martin entra au commissariat et tapa des pieds pour se débarrasser de la neige. Quand il passa devant l’accueil, Annika leva les yeux et le regarda par-dessus ses lunettes anti-lumière bleue.

— Comment ça s’est passé ?

— Bof, comme d’habitude quand Mellberg est là.

Il vit la perplexité d’Annika et, aussi calmement que possible, lui fit le récit des exploits de leur chef.

— Mon Dieu ! Cet homme-là n’a pas fini de nous étonner. Et Torbjörn, qu’est-ce qu’il a dit ?

— Qu’il serait malheureusement difficile de relever des empreintes, puisque Mellberg a tout piétiné. Mais il a prélevé le sang. Il devrait pouvoir le comparer avec le groupe sanguin de Lasse, et même avec l’ADN de ses fils, pour confirmer que c’est bien le sien.

— C’est déjà ça. Vous croyez qu’il est mort ?

— Il y avait beaucoup de sang sur le ponton et sur la glace autour du trou, mais aucune trace qui s’en éloignait. Alors, si c’est celui de Lasse, la conclusion s’impose.

— Ça me chagrine.

Les yeux d’Annika se remplirent de larmes. Elle avait toujours été très émotive, et depuis qu’elle et son mari avaient adopté une petite fille chinoise, elle était encore plus sensible aux injustices de la vie.

— On n’avait pas imaginé que ça se terminerait si mal. On pensait plutôt le retrouver ivre mort dans un fossé.

— Quel triste destin. Je plains sa famille, dit Annika, et elle se tut un instant avant de se reprendre. Au fait, j’ai réussi à contacter tous les enquêteurs concernés, il y aura une réunion à Göteborg demain à dix heures. J’ai informé Patrik, et Mellberg bien entendu. Comment vous allez faire, Gösta et toi ? Vous irez ?

Le commissariat était bien chauffé et Martin commençait à transpirer. Il retira sa veste et, en passant les doigts dans ses cheveux roux, sa main devint humide.

— J’aurais bien aimé, et Gösta aussi, je pense. Mais on ne peut pas laisser le commissariat sans effectifs. Surtout pas maintenant, avec un meurtre à élucider.

— Ça me paraît sensé. Et à propos de sensé : Paula est revenue, elle est descendue aux archives. Tu pourrais aller vérifier que tout va bien, s’il te plaît ?

— Bien sûr, j’y vais de ce pas, dit Martin, mais il passa d’abord par son bureau pour suspendre sa veste.

Dans la cave, la porte des archives était grande ouverte. Il frappa quand même un coup discret car, assise par terre, Paula semblait plongée dans le contenu des cartons.

— Tu n’as pas encore abandonné ? dit-il en entrant.

Elle leva les yeux et rangea le dossier qu’elle venait d’examiner.

— Je ne vais probablement pas y arriver, mais ça me permet d’avoir un petit moment tranquille. Qui pourrait croire que c’est un tel boulot d’avoir un bébé ? Ce n’était pas du tout comme ça avec Leo.

Elle voulut se lever et Martin lui tendit la main.

— Oui, j’ai cru comprendre que Lisa a son petit caractère. C’est Johanna qui la garde ?

— Non, elle a emmené Leo faire de la luge, Lisa est restée à la maison avec sa grand-mère, dit Paula, puis elle respira profondément et s’étira le dos. Et vous, comment ça s’est passé ? J’ai compris que vous avez trouvé la voiture de Lasse, et qu’il y avait du sang sur place.

Martin répéta ce qu’il venait de raconter à Annika, le sang, le trou dans la glace et la trempette involontaire de Mellberg.

— Sans blague ! Comment peut-on être aussi balourd ? rit Paula, puis elle ajouta aussitôt : Mais il n’a rien ?

Martin eut chaud au cœur d’entendre que Paula s’inquiétait pour Mellberg. Il savait que Bertil adorait le fils de Paula et Johanna, et le bougre avait quelque chose qui forçait malgré tout l’affection, même s’il était extrêmement fatigant.

— Non, il va bien. Il est en train de dégeler chez Patrik.

— En tout cas, on ne s’ennuie jamais quand Bertil est dans les parages, répliqua-t-elle en s’étirant encore un peu. Ça fait super mal au dos de rester accroupi comme ça. J’ai besoin de faire une pause. Tu m’accompagnes pour un café ?

Ils remontèrent l’escalier et se dirigèrent vers la cuisine lorsque Martin s’arrêta.

— Faut juste que je voie un truc vite fait dans mon bureau.

— Pas de problème, je te suis, dit Paula joyeusement.

Il commença à farfouiller dans ses papiers, et Paula fit mine d’examiner les livres dans sa bibliothèque, tout en essayant de voir ce qu’il faisait. Comme d’habitude, son bureau était un vaste foutoir.

— Le boulot te manque, hein ?

— C’est le moins qu’on puisse dire, répondit-elle en inclinant la tête sur le côté pour lire les titres au dos des ouvrages. Tu as lu tout ça ? De la psychologie, de la criminalistique, dis donc, tu as même…

Elle s’interrompit au milieu de sa phrase et fixa la série de livres soigneusement rangés dans la bibliothèque de Martin.

— Quelle idiote ! Ce n’est pas dans les archives que j’ai lu cette histoire de la langue. C’est là-dedans !

Elle montra les livres, et Martin se tourna d’un air étonné. Est-ce que ça pouvait réellement être aussi simple ?


Gösta se gara dans la cour devant le centre équestre. Il était venu directement après sa visite à Terese. C’était toujours difficile de transmettre de mauvaises nouvelles. Dans le cas présent, il n’avait même pas pu annoncer un décès formel à la famille, seulement des signes probants qu’un malheur était arrivé et que selon toute vraisemblance Lasse n’était plus en vie. Terese ne serait pas fixée avant un bon moment.

Croiser Jonas l’avait surpris. Qu’est-ce qu’il faisait chez elle ? Il avait eu l’air inquiet d’entendre que Gösta voulait lui parler. Tant mieux. S’il se sentait bousculé, il serait plus facile de le faire craquer. C’était en tout cas ce que l’expérience lui avait appris.

— Toc toc.

Il frappa à la porte de chez Jonas et Marta, en prononçant les mots à voix haute. Il espérait voir Jonas en tête à tête. Si Marta ou leur fille étaient présentes, il proposerait d’aller au cabinet vétérinaire.

Jonas vint ouvrir. Son visage semblait recouvert d’une pellicule grise que Gösta n’avait jamais remarquée auparavant.

— Vous êtes seul ? Il y a une chose dont j’aimerais discuter avec vous.

Il y eut quelques secondes de silence pendant lesquelles Gösta resta à attendre sur le perron. Puis, résigné, Jonas fit un pas de côté, comme s’il savait déjà ce dont Gösta voulait parler. Il avait dû comprendre que ce n’était qu’une question de temps avant que l’information n’arrive aux oreilles de la police.

— Entrez, dit-il. Je suis seul.

Gösta regarda autour de lui. L’intérieur semblait meublé sans âme et sans soin, et n’avait rien de chaleureux. C’était la première fois qu’il entrait chez les Persson, et sans doute s’attendait-il à ce que les gens beaux habitent de belles maisons.

— C’est terrible, ce qui est arrivé à Lasse.

Jonas indiqua d’un geste un canapé dans le salon. Gösta s’y installa.

— Oui, ce n’est jamais évident d’avoir à annoncer ce genre de nouvelles. Qu’est-ce que vous faisiez chez Terese, d’ailleurs ?

— Il y a longtemps, nous étions ensemble. Depuis, on s’est un peu perdus de vue, mais quand j’ai appris pour Lasse, j’ai voulu passer voir si je pouvais l’aider. Sa fille fréquente le club d’équitation, elle a été très affectée par ce qui est arrivé à Victoria. Je voulais lui montrer que je me souciais d’elle et de ses enfants en ce moment difficile.

— Je vois.

Ce fut le seul commentaire de Gösta et il sentit que Jonas attendait impatiemment sa prochaine réplique.

— J’aimerais vous poser quelques questions au sujet de Victoria. Quelle était votre relation ? finit-il par demander.

— Eh bien… Il n’y a pas grand-chose à en dire. Elle faisait partie des élèves de Marta. Une de celles qui traînent tout le temps dans l’écurie.

Il balaya une poussière invisible sur son jean.

— D’après ce que j’ai compris, ce n’est pas toute la vérité, déclara Gösta, les yeux plantés sur Jonas.

— Comment ça ?

— Vous fumez ?

Jonas le dévisagea, le front plissé.

— Pourquoi vous me demandez ça ? Non, je ne fume pas.

— D’accord. Revenons à Victoria. J’ai entendu dire que vous auriez eu une… enfin, une relation plutôt intime.

— Qui vous a raconté ça ? Je lui adressais à peine la parole. J’échangeais quelques mots avec elle en passant dans l’écurie, comme avec tout le monde, mais c’est tout.

— Son frère Ricky soutient mordicus que vous aviez une aventure, vous et Victoria. Le jour où elle a disparu, il vous a entendus vous disputer au centre équestre. C’était à quel sujet ?

— Je ne me rappelle même pas qu’on ait parlé ce jour-là. En tout cas, ce n’était sûrement pas une dispute. Il m’arrive d’élever la voix si les filles se comportent mal dans l’écurie, c’est certain. Elles n’aiment pas trop être réprimandées, après tout ce sont des ados.

— Vous venez de dire que vous n’avez pratiquement aucun contact avec les filles au centre, constata Gösta calmement en s’enfonçant dans le canapé.

— Bien sûr que j’ai un contact avec elles. Je suis copropriétaire de l’école d’équitation, même si c’est Marta la gérante. Il m’arrive de donner un coup de main avec les chevaux, et si je vois quelque chose qui n’est pas fait dans les règles, je le dis.

Gösta réfléchit. Est-ce que Ricky avait pu exagérer ce qu’il avait vu ? Même s’il ne s’agissait pas d’une dispute, Jonas aurait dû se souvenir de l’incident.

— Dispute ou pas, d’après Ricky, il vous a traité de tous les noms. Il vous a vus, vous et Victoria, il vous a rejoints, vous a crié dessus et il a continué à vous injurier une fois que Victoria s’est sauvée. Vous ne vous souvenez vraiment pas de tout ça ?

— Non, il se trompe, c’est tout ce que je peux dire…

Gösta comprit que ça ne mènerait nulle part, et il décida d’aborder un autre sujet, même si la réponse de Jonas n’était pas convaincante. Pourquoi Ricky aurait-il menti sur une confrontation avec Jonas ?

— Victoria avait reçu des lettres de menace qui évoquaient la même chose : le fait qu’elle ait une liaison avec quelqu’un.

— Des lettres ? répéta Jonas, et les pensées semblèrent fuser dans sa tête.

— Oui, des lettres anonymes, envoyées à son domicile.

Jonas eut l’air sincèrement surpris. Mais ça ne signifiait rien en soi. Gösta s’était déjà laissé abuser par une mine sincère.

— Je n’en savais absolument rien. Et je n’ai pas eu de relation avec Victoria. Premièrement, je suis marié et heureux en ménage. Et deuxièmement, c’était pratiquement une enfant. Ricky se trompe.

— Alors je vous remercie de m’avoir consacré du temps, dit Gösta en se levant. Vous comprenez bien que nous sommes obligés de prendre ce genre d’information au sérieux, nous allons devoir l’examiner de plus près et vérifier ce que d’autres personnes auront à en dire.

— Mais vous ne pouvez pas aller demander des choses pareilles à droite et à gauche ! s’exclama Jonas en se levant aussi. Vous savez comment les gens fonctionnent. Il suffira de leur poser la question pour qu’ils croient que c’est vrai. La rumeur commencerait à circuler, et les conséquences pour notre école seraient catastrophiques, vous vous en rendez bien compte ? C’est une méprise, un mensonge ! Bon sang, Victoria avait l’âge de ma fille ! Pour qui vous me prenez ?

Son visage habituellement si ouvert et avenant était déformé par la colère.

— Nous serons discrets, je vous le promets.

— Discrets ? Mais c’est de la folie ! s’écria Jonas en passant la main dans ses cheveux.

Gösta s’approcha du vestibule pour partir et se trouva face à face avec Marta sur le perron. La surprise le fit sursauter.

— Bonjour, dit-elle. Qu’est-ce que vous faites là ?

— Euh… j’avais des trucs à voir avec Jonas.

— Gösta avait quelques questions complémentaires au sujet du cambriolage, lança Jonas depuis le salon.

— Voilà, c’est ça, confirma Gösta, j’avais oublié quelques détails l’autre jour.

— J’ai entendu pour Lasse, c’est affreux, dit Marta. Comment va Terese ? D’après Jonas, elle paraissait assez sereine.

— Oui… fit Gösta qui ne savait pas trop quoi répondre.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Jonas m’a dit que vous avez retrouvé sa voiture ?

— Je suis désolé, je ne peux pas parler d’une enquête en cours, répondit Gösta, et il quitta le perron en la bousculant un peu. Il faut que je retourne au commissariat maintenant.

Il serra la rampe en descendant les marches. À son âge, s’il glissait, il n’était pas sûr de pouvoir se relever.

— Faites-nous savoir si on peut vous être utiles ! lança Marta derrière lui quand il se dirigea vers sa voiture.

Il lui répondit en agitant le bras. Avant de s’installer au volant, il observa la maison, où les silhouettes de Marta et Jonas se dessinaient derrière la fenêtre du salon. Au fond, il était persuadé que Jonas mentait à propos de la dispute, et peut-être même de la liaison. Ses mots sonnaient faux. Mais ce ne serait pas évident à prouver.

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