— Je vais chercher le courrier.

Patrik glissa ses pieds dans ses grosses chaussures. Ces derniers jours, il n’avait pratiquement pas vu Erica. Tous les interrogatoires et examens supplémentaires les avaient occupés du matin au soir, ses collègues et lui. Mais ce vendredi, il avait posé une matinée de congé.

— Putain, quel froid ! dit-il en rentrant. Il a dû tomber un bon mètre de neige cette nuit.

— Oui, on dirait que ça ne va jamais s’arrêter.

Assise à la table dans la cuisine, Erica lui adressa un sourire fatigué. Il s’installa en face d’elle et examina le courrier. Erica cala sa tête entre ses mains et se perdit dans ses pensées. Il posa le tas d’enveloppes sur la table et l’observa, préoccupé.

— Comment ça va, toi ?

— Je ne sais pas trop. Je crois que j’hésite sur la façon de reprendre le livre. Je ne suis même pas sûre de le vouloir. Tu comprends, il y a une suite à l’histoire maintenant.

— Mais Laila veut que tu l’écrives ?

— Oui, j’ai l’impression qu’elle considère sa publication comme une sorte de mesure de sécurité. Elle imagine que Marta n’osera pas refaire surface si un livre apprend au grand public qui elle est et ce qu’elle a fait.

— Ce n’est pas plutôt l’inverse qui risque de se produire ? demanda Patrik prudemment.

Il ne voulait pas dire à Erica ce qu’elle devait faire ou ne pas faire, mais il trouvait désagréable qu’elle écrive un livre sur des gens aussi vicieux et dangereux que Jonas et Marta. Ils pourraient bien vouloir se venger un jour.

— Non, je crois que Laila a raison. Et au fond, je sais que je dois terminer ce livre. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter, dit Erica en croisant son regard. Fais-moi confiance.

— C’est en eux que je n’ai pas confiance. On ignore totalement où ils se trouvent, répondit Patrik, incapable de museler son angoisse.

— Ils n’oseront pas revenir, d’ailleurs il n’y a plus rien ici pour eux.

— À part leur fille.

— Ils se fichent de Molly. Marta ne l’a jamais aimée, et l’intérêt de Jonas semble s’être envolé dès qu’il a compris qu’elle n’était pas sa fille.

— Où peuvent-ils être allés ? Avec un avis de recherche national, ça paraît invraisemblable qu’ils aient réussi à quitter le pays.

— Aucune idée, dit Erica tout en ouvrant une des nombreuses enveloppes à fenêtre. Laila craint qu’ils n’essaient d’aller en Espagne pour retrouver Peter.

— Je comprends, mais à mon avis ils sont toujours en Suède, et tôt ou tard, on va leur mettre la main dessus. Et alors ils auront à répondre de leurs crimes. On a déjà réussi à identifier certaines filles sur les films. Parmi celles qu’Einar avait enlevées et parmi les victimes de Jonas et Marta.

— Comment vous avez pu supporter de regarder ça… ?

— C’était atroce, crois-moi.

Patrik songea aux images des DVD. Elles demeureraient probablement imprimées dans son esprit, comme un rappel des monstruosités dont les hommes sont capables.

— Pourquoi ont-ils choisi d’enlever Victoria ? demanda-t-il ensuite. Ça comportait un risque énorme.

Erica garda le silence un instant. Il n’existait pas de réponses évidentes. Jonas et Marta avaient disparu et les films montraient leurs actes sans révéler quoi que ce soit de leurs motivations.

— Je crois que Marta est tombée amoureuse de Victoria, mais que sa loyauté envers Jonas était inébranlable. Victoria était peut-être une sorte d’offrande à Jonas. Une manière de lui demander pardon.

— On a trop tardé à comprendre qu’elle y était mêlée, dit Patrik. C’est sans doute elle qui a enlevé Victoria.

— Comment auriez-vous pu soupçonner ça ? Les actes et les pulsions de ces gens sont incompréhensibles. J’ai essayé d’en parler avec Laila hier, elle non plus n’a aucune explication au comportement de Marta.

— Je sais, mais je m’en veux quand même. Et j’ai besoin de comprendre comment ils en sont arrivés là. Par exemple, pourquoi Marta et Jonas ont choisi de marcher sur les traces d’Einar ? Pourquoi ont-ils infligé les mêmes mutilations macabres à leurs victimes ?

Patrik déglutit. Les nausées l’envahissaient dès qu’il pensait aux films.

Erica réfléchit un moment.

— J’imagine que la folie de Jonas a germé durant sa jeunesse, quand Einar l’obligeait à filmer les sévices. Et Marta, ou Louise, était tout aussi déséquilibrée par ce qu’elle avait vécu dans son enfance. Si ce que Gerhard Struwer dit est vrai, il est avant tout question d’avoir le contrôle. Einar maintenait les filles prisonnières, sauf Ingela Eriksson et peut-être une ou deux autres dont on ignore l’existence. En les transformant en poupées sans volonté, il satisfaisait un besoin dément profond, un besoin qu’il a transféré sur Jonas, qui à son tour a initié Marta. Leur relation était peut-être nourrie par le pouvoir qu’ils exerçaient sur les filles.

— Quelle horreur, dit Patrik en avalant sa salive pour refouler les haut-le-cœur.

— Et Helga, qu’est-ce qu’elle en dit ? Elle était au courant de tout ça ?

— Elle refuse de parler. Elle dit seulement qu’elle est prête à subir sa peine et qu’on ne retrouvera jamais Jonas. Je pense qu’elle savait et qu’elle a choisi de fermer les yeux. À sa façon, elle était aussi une victime.

— Oui, elle a dû vivre un enfer pendant toutes ces années. Et même si elle percevait la vraie nature de Jonas, c’était son fils, et elle l’aimait.

— Tous ces si et ces peut-être. C’est tellement frustrant d’être obligé de spéculer. Mais tu es sûre et certaine que Marta est bien Louise Kowalska ?

— J’en suis sûre. Je n’arrive pas à l’expliquer de façon logique, mais ça m’a paru évident quand j’ai compris que Marta et Jonas avaient enlevé ces pauvres filles après des concours hippiques. Quand j’ai réalisé que c’étaient eux qui envoyaient les cartes postales et les coupures de journaux à Laila. Qui, à part Louise, avait une raison de haïr Laila et de la menacer ? Marta a le même âge que Louise. Et Laila a confirmé mes soupçons. Elle avait deviné depuis longtemps que Louise était en vie et qu’elle voulait les tuer tous les deux, Peter et elle.

Patrik la fixa d’un air grave.

— J’aurais aimé avoir ton intuition, même si je verrais d’un bon œil que tu cesses de la suivre aveuglément. Je te félicite d’avoir eu, cette fois, la présence d’esprit de me laisser un message pour me dire où tu allais.

Il frissonna à l’idée de ce qui aurait pu se passer si Erica était restée là-bas, dans la cave glaciale de la Maison de l’horreur.

— Tu vois, tout est bien qui finit bien, trancha Erica, et elle tira une autre enveloppe du tas, l’ouvrit avec le doigt et en sortit une facture. C’est quand même fou de se dire que Helga était prête à sacrifier Marta et Molly pour permettre à son fils d’être libre.

— Oh, tu sais toi-même jusqu’où peut aller l’amour d’une mère.

— Tiens, à propos, dit Erica, et son visage s’illumina, j’ai encore parlé avec Nettan, on dirait qu’elle et Minna sont en train de se retrouver.

— Quelle chance que tu aies vu ce truc avec la voiture, sourit Patrik.

— Oui, ce qui m’énerve, c’est de ne pas avoir fait le lien tout de suite, quand j’ai vu la photo dans l’album.

— C’est surtout étrange que Nettan elle-même ne l’ait pas fait. On l’avait pourtant interrogée sur cette voiture, aussi bien Palle que moi.

— Je sais, et quand je l’ai contactée, elle s’est presque fâchée. Elle a dit qu’elle l’aurait évidemment signalé à la police si elle avait connu quelqu’un qui avait ce genre de voiture. Quand je lui ai déclaré que je me rappelais une photo de son ancien compagnon devant une voiture blanche, elle s’est tue. Puis elle a prétendu que c’était impossible que Minna soit montée dans la voiture de Johan de son plein gré. Elle le détestait cordialement.

— Il y a beaucoup de choses qui nous échappent quand on a une fille adolescente, dit Patrik.

— C’est vrai. Qui aurait pu croire que Minna allait s’amouracher de l’ex de sa mère alors qu’elle était sans cesse en conflit avec lui ? Et qu’elle allait tomber enceinte par-dessus le marché et choisir de s’enfuir avec lui parce qu’elle avait peur de la réaction de Nettan !

— Effectivement, ce n’est pas la première chose sur laquelle on miserait.

— Quel soulagement ça a dû être pour Nettan quand Minna a été retrouvée saine et sauve dans la cabane de Johan ! Elle va tout faire maintenant pour que ça se passe bien. Elles sont très remontées contre ce minable qui s’est lassé de Minna dès que son ventre a commencé à s’arrondir. Nettan a promis à Minna de l’aider avec le bébé.

— Au moins une bonne chose qui ressort de tout ce malheur.

— Oui, et bientôt Laila va retrouver son fils. Après plus de vingt ans… La dernière fois qu’on s’est parlé, elle m’a dit que Peter allait venir lui rendre visite à l’établissement. Et je vais même pouvoir le rencontrer.

Les yeux d’Erica scintillèrent de plaisir et Patrik eut chaud au cœur en voyant l’enthousiasme de sa femme. Elle était si heureuse d’avoir pu aider Laila. Pour sa part, il avait surtout envie de laisser cette affaire derrière lui. Il avait eu son compte de ténèbres et de perversion.

— C’est sympa que Dan et Anna viennent dîner ce soir, dit-il pour changer de sujet.

— Oui, je suis tellement contente qu’ils aient pu se réconcilier. Anna m’a dit qu’ils avaient une bonne nouvelle à nous annoncer, mais elle n’a pas voulu m’en dire plus. Je déteste quand elle est cachottière comme ça, mais je n’ai pas réussi à la faire céder… Elle n’a rien voulu savoir, je vais être obligée de patienter jusqu’à ce soir…

Erica examina les autres lettres sur la table. Sous les nombreuses factures se trouvait une enveloppe blanche et épaisse bien plus élégante que les autres.

— C’est quoi, ça ? On dirait un carton d’invitation.

Elle se leva et alla chercher un couteau pour l’ouvrir. Elle en sortit un joli bristol frappé de deux alliances en or sur la première page.

— On connaît des gens qui vont se marier ?

— Non, pas que je sache, dit Patrik. La plupart de nos amis sont mariés depuis des lustres.

Erica déplia la carte.

— Ooooh…

— Quoi ? dit Patrik.

Il la lui arracha des mains, puis lut à voix haute, incrédule :

— “Vous êtes chaleureusement invités à assister à la cérémonie de mariage de Kristina Hedström et Gunnar Zetterlund.”

Il leva les yeux sur Erica avant de les tourner de nouveau vers l’invitation.

— C’est une blague ?

— Je ne pense pas, dit Erica en pouffant. C’est génial !

— Mais ils sont si… vieux, protesta Patrik, et il fit son possible pour repousser l’image de sa mère en robe de mariée.

— Pfft, arrête de dire des bêtises, le gronda Erica, et elle se leva et l’embrassa sur la joue. Ça va être super. On aura notre propre Bob le Bricoleur dans la famille. Il ne nous restera plus rien à réparer dans cette maison, peut-être même qu’il voudra l’agrandir. Tu te rends compte, on pourrait avoir deux fois plus de place !

— Quelle idée effroyable.

Il ne put s’empêcher de rire. Elle avait raison. En réalité, il souhaitait à sa mère tout le bonheur du monde et c’était formidable qu’elle ait trouvé l’amour sur le tard. Il avait juste besoin d’un peu de temps pour s’y habituer.

— Quand même, parfois tu as des réactions vraiment puériles, dit Erica en lui ébouriffant les cheveux. Heureusement que tu es si mignon.

— Merci, je te retourne le compliment, sourit-il.

Il était temps pour lui d’oublier Victoria et les autres filles. Il ne pouvait plus rien faire pour elles. Mais sa famille était là, sa femme et ses enfants, qui avaient besoin de lui et qui lui donnaient tant d’amour. Il n’y avait rien dans sa vie qu’il aurait voulu changer. Pas un seul détail.

Загрузка...