Monter en voiture avec Patrik était toujours aussi épouvantable. Agrippé à la poignée de la portière passager, Martin ne cessait de formuler des prières même s’il n’était pas croyant pour un sou.
— La route est bonne aujourd’hui, constata Patrik d’un ton joyeux.
Devant l’église de Kville, il ralentit un peu. Une fois la petite localité traversée, il accéléra de nouveau. Dans le virage serré quelques kilomètres plus loin, Martin fut violemment projeté contre la portière et sa tête vint heurter la vitre.
— Arrête d’accélérer dans les virages, Patrik ! Je ne sais pas ce que ton vieux moniteur d’auto-école t’a appris il y a cent ans, mais ce n’est pas la bonne technique.
— Je suis un excellent conducteur, marmonna Patrik, mais il leva le pied.
Ils avaient déjà eu cette discussion, et ils l’auraient probablement maintes fois encore.
— Comment va Tuva ? demanda-t-il ensuite.
Martin se rendit compte que Patrik lui jetait un regard furtif. Il aurait préféré que les gens ne soient pas si inquiets. Il n’avait rien contre leurs questions, au contraire. Elles montraient qu’ils se souciaient de lui et de Tuva. Elles n’aggravaient rien, le pire était déjà arrivé. Les questions ne venaient pas non plus ouvrir d’autres plaies, c’était la même qui se rouvrait tous les soirs quand il couchait sa fille et qu’elle réclamait sa maman. Ou quand il se glissait au lit, à côté de la place vide de Pia. Ou chaque fois qu’il prenait le téléphone pour appeler la maison et demander s’il devait faire des courses avant de rentrer, et réalisait qu’elle n’allait plus jamais répondre.
— Bien, j’ai l’impression. Elle réclame sa mère, bien sûr, mais elle me demande surtout de lui parler d’elle. Elle semble avoir accepté son absence. Les enfants sont plus raisonnables que nous pour ces choses, je crois.
— Je n’arrive même pas à imaginer ce que j’aurais fait si Erica avait été tuée ce jour-là, dit Patrik doucement.
Martin comprit qu’il pensait à ce qui s’était passé deux ans plus tôt, lorsque Erica mais aussi les jumeaux qu’elle portait dans son ventre avaient failli mourir dans un accident de la route.
— Je ne sais pas si j’aurais pu continuer à vivre.
La voix de Patrik tremblait au souvenir de ce jour où il l’avait presque perdue.
— Tu aurais pu, dit Martin en contemplant le paysage enneigé qui défilait. On y arrive. Et il y a toujours quelqu’un pour qui vivre. Tu aurais eu Maja. Tuva est tout pour moi maintenant, et Pia continue à vivre en elle.
— Tu crois qu’un jour tu seras prêt à rencontrer quelqu’un d’autre ?
Martin remarqua que Patrik hésitait à l’interroger, comme si se poser ce genre de question avait quelque chose d’interdit.
— Là, maintenant, ça me paraît impensable. Et d’un autre côté, ça me paraît tout aussi impensable de passer ma vie seul. Ça se fera en temps voulu. Pour l’instant, j’essaie de trouver un équilibre pour moi et Tuva, c’est une occupation à plein temps. On apprend à remplir les vides que Pia a laissés, on fait de notre mieux. Et puis, Tuva aussi devra être prête à laisser quelqu’un d’autre entrer dans la famille.
— C’est bien raisonné, dit Patrik, puis il rigola. D’ailleurs, il ne doit plus rester beaucoup de nanas à draguer à Tanum. Tu as eu le temps de toutes les essayer, avant de tomber sur Pia. Il va falloir élargir ton terrain de chasse si tu ne veux pas du réchauffé.
— Ah ah ah, te fous pas de moi !
Martin sentit qu’il rougissait. Patrik exagérait, mais il n’avait pas entièrement tort. Martin n’avait jamais été ce qu’on appelle un bel homme, mais la combinaison de son côté gamin, de ses cheveux roux et de ses taches de rousseur en avait fait un vrai tombeur. Quand il avait rencontré Pia, cela avait mis un terme au batifolage. Il n’avait jamais regardé une autre femme pendant toutes ces années ensemble. Il l’avait aimée d’un amour profond et elle lui manquait à chaque seconde.
Soudain il n’eut plus la force de parler d’elle. La douleur frappa fort et sans pitié, et il changea de sujet. Patrik comprit le message et, jusqu’à Göteborg, ils ne discutèrent plus que de sport.
Erica hésita un peu avant de sonner à la porte. C’était toujours problématique de déterminer comment structurer l’entretien avec un proche. La mère de Minna lui avait paru calme et sympathique au téléphone. Pas de ton brusque ou sceptique — la réaction la plus fréquente quand elle contactait un parent pour le besoin de ses livres. Et pourtant, aujourd’hui il ne s’agissait pas d’un cas résolu depuis longtemps, mais d’une enquête en cours.
Elle appuya sur la sonnette. Des pas se firent bientôt entendre derrière la porte avant qu’on l’entrouvre.
— Bonjour, dit Erica. Anette ?
— Nettan, dit la femme, et elle s’écarta pour la laisser entrer.
Déprimant. Ce fut le premier mot qui vint à l’esprit d’Erica en pénétrant dans le vestibule. Les lieux tout autant que la personne qui l’accueillit lui parurent déprimants, et ce n’était sans doute pas uniquement dû à la disparition de Minna. La femme devant elle semblait avoir perdu espoir depuis belle lurette, humiliée par toutes les déceptions que la vie lui avait apportées.
— Entrez, dit Nettan en la précédant dans le séjour.
La pièce était parsemée d’affaires et d’objets qui s’étaient retrouvés là et n’en avaient plus bougé. Nettan fixa nerveusement un tas de vêtements sur le canapé avant de le faire tomber par terre, sans autre forme de procès.
— Je n’ai pas eu le temps de ranger… dit-elle en laissant la phrase flotter.
Erica observa à la dérobée la mère de Minna en prenant place au bord du canapé. Elle savait que Nettan avait presque dix ans de moins qu’elle, mais elle avait l’air d’avoir son âge, ou même plus. Sa peau était grise, probablement le résultat de trop de cigarettes, et ses cheveux ternes et emmêlés.
— Je me demandais…
Nettan serra son tricot bouloché plus près du corps. Elle semblait se préparer à poser une question gênante.
— Pardon, je suis un peu nerveuse. Ce n’est pas souvent qu’une célébrité vient chez moi. À vrai dire, c’est la première fois.
Elle rit de sa maladresse et, un bref instant, Erica put entrevoir la femme qu’elle avait dû être dans sa jeunesse. Quand la joie de vivre l’habitait encore.
— Pfft, ça fait bizarre quand vous le dites comme ça, déclara-t-elle avec une grimace.
Elle détestait sincèrement qu’on la qualifie de célébrité. Elle avait le plus grand mal à s’identifier comme telle.
— Oui, mais vous êtes célèbre. Je vous ai vue à la télé. Vous étiez plus maquillée.
Elle regarda par en dessous le visage d’Erica dépourvu de tout artifice.
— Oui, on vous tartine pour passer à l’antenne. Mais c’est nécessaire, les projecteurs vous font une tête affreuse. Sinon, je ne me maquille presque jamais.
Erica sourit et vit que Nettan commençait à se détendre.
— Moi non plus, dit-elle, et c’était presque touchant de l’entendre souligner ce qui était si évident. Ce que je voulais vous demander, c’est… pourquoi vous avez envie de me voir ? La police m’a déjà interrogée, plusieurs fois.
Erica réfléchit. En fait, elle n’avait pas d’explication raisonnable. La curiosité était sans doute la réponse la plus proche de la vérité, mais ça, elle ne pouvait pas l’avouer.
— J’ai collaboré avec la police locale à quelques reprises, et depuis ils me consultent quand leurs propres ressources ne suffisent pas. Et après ce qui s’est passé à Fjällbacka avec la jeune fille disparue, ils ont eu besoin d’un peu d’aide supplémentaire.
— Ah bon, c’est étrange parce que…
Nettan laissa la phrase s’envoler, et Erica s’en tint là. Elle voulait entrer dans le vif du sujet et poser ses questions sur Minna.
— Parlez-moi de la disparition de votre fille.
Nettan serra son tricot encore plus près du corps. Elle fixa ses genoux, puis se mit à parler d’une voix si basse qu’Erica eut du mal à distinguer ses mots.
— Je n’avais pas compris qu’elle avait disparu. Je veux dire, pour de vrai. Elle allait et venait un peu à sa guise. Je n’ai jamais su m’occuper d’elle. Minna a toujours eu beaucoup de volonté, et je suppose que je n’ai pas…
Elle leva les yeux et regarda par la fenêtre avant d’ajouter :
— Parfois elle dormait chez des copines pendant quelques jours. Ou chez un garçon.
— Un garçon en particulier ? Est-ce qu’elle avait un copain attitré ?
Nettan secoua la tête.
— Pas que je sache. Il y en avait plusieurs, des différents. Non, je ne pense pas qu’elle en avait un en particulier. Elle m’avait paru plus joyeuse les derniers temps, et je m’étais posé des questions. Mais j’ai demandé à ses copines, personne n’a entendu parler d’un petit ami. Je pense qu’elles auraient été au courant, elles formaient une bande assez soudée.
— Pourquoi pensez-vous qu’elle était plus joyeuse ?
Nettan haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Je me souviens de ma propre adolescence. L’humeur change facilement. C’était peut-être aussi parce que Johan avait déménagé.
— Johan ?
— Oui, mon copain. Il a vécu ici quelque temps. Mais Minna et lui ne se sont jamais entendus.
— Il a déménagé quand ?
— Je ne sais plus. Six mois peut-être avant la disparition de Minna.
— Est-ce que la police l’a interrogé ?
Nettan haussa les épaules de nouveau.
— La police a interrogé plusieurs de mes anciens copains. Ça a été un peu chaotique par moments.
— Est-ce que l’un d’eux s’était montré menaçant ou violent envers Minna ?
Erica ravala l’énervement qui bouillonnait en elle. Elle avait certaines connaissances sur les victimes de violences et leurs réactions. Et, après ce que Lucas avait fait subir à Anna, elle savait que la volonté d’un individu peut être réduite à néant par la peur. Mais comment pouvait-on exposer un enfant à ça ? Comment l’instinct maternel pouvait-il s’émousser au point de laisser quelqu’un blesser son enfant, que ce soit psychiquement ou physiquement ? Elle ne le comprenait pas. Un instant, elle pensa à Louise, seule et enchaînée dans la cave de la maison des Kowalski. C’était le même processus, mais en pire.
— Eh ben, je suppose, oui, ça pouvait arriver. Mais Johan ne la frappait pas, simplement ils n’arrêtaient pas de se crier dessus. Je crois qu’elle a été soulagée quand il est parti. Un jour, il a pris ses cliques et ses claques et il s’est tiré. On n’a plus jamais entendu parler de lui.
— À quel moment avez-vous compris qu’elle n’était pas chez une copine ?
— Ça ne lui était jamais arrivé de rester absente plus d’un jour ou deux. Alors comme elle n’était toujours pas revenue, et qu’elle ne répondait pas sur son portable, j’ai appelé toutes ses copines. Personne n’avait eu de ses nouvelles depuis trois jours, et…
Erica serra les dents. Comment pouvait-on attendre trois jours avant de réagir à l’absence d’une gamine de quatorze ans ? Pour sa part, elle avait l’intention de surveiller ses enfants de près quand ils atteindraient l’adolescence. Jamais elle ne les laisserait partir sans savoir où ils allaient et avec qui.
— La police ne m’a pas prise au sérieux au début, poursuivit Nettan. Ils connaissaient Minna, elle a eu certains… problèmes, ils ne voulaient même pas enregistrer ma déposition.
— Quand ont-ils compris qu’il y avait un souci ?
— Au bout de vingt-quatre heures. Puis ils ont trouvé cette dame qui avait vu Minna monter dans une voiture. Enfin quoi, avec ces autres filles qui avaient disparu, ils auraient dû comprendre ! Mon frère trouve que je devrais porter plainte contre la police. Il dit que si ça avait été un enfant de riches, comme l’une des autres, ils auraient donné l’alerte tout de suite. Alors que des gens comme nous, on ne nous écoute pas. Ce n’est pas juste.
Nettan baissa les yeux et se mit à tirer sur les bouloches de son tricot.
Erica reconsidéra ses opinions. C’était intéressant de noter que Nettan qualifiait les autres filles de riches. En réalité, elles étaient plutôt de condition moyenne, mais les différences de classe sont parfois assez relatives. Quant à elle, elle était venue ici avec un tas d’idées préconçues, qui s’étaient renforcées dès qu’elle avait mis un pied dans l’appartement. De quel droit faisait-elle des reproches à Nettan ? Elle ignorait tout des circonstances qui avaient façonné sa vie.
— Ils auraient dû vous écouter, dit-elle, et elle posa spontanément sa main sur celle de Nettan.
Celle-ci sursauta comme si elle s’était brûlée, mais ne retira pas sa main. Les larmes coulaient le long de ses joues.
— J’ai fait tellement de bêtises. J’ai… j’ai… et maintenant il est peut-être trop tard.
Sa voix était saccadée et les larmes ruisselaient en un flot continu.
C’était comme un robinet qu’on ouvre, et Erica devina que Nettan avait retenu ses larmes bien trop longtemps. À présent elle pleurait sa fille disparue qu’elle ne reverrait vraisemblablement plus jamais. Sans doute pleurait-elle aussi toutes les mauvaises décisions qu’elle avait prises, qui avaient imposé à Minna une vie si différente de celle dont Nettan avait rêvé pour son enfant.
— J’avais tellement envie qu’on soit une famille unie. Que Minna et moi, on ait quelqu’un pour s’occuper de nous. Personne ne s’est jamais occupé de nous.
Les pleurs la secouèrent, et Erica s’approcha d’elle, l’entoura de ses bras et la laissa pleurer tout son soûl contre son épaule. Elle lui caressa les cheveux en lui murmurant “chut, chut”, comme elle le faisait avec Maja ou les jumeaux quand ils avaient besoin d’être consolés. Nettan n’avait peut-être jamais consolé Minna ainsi. Cette femme n’avait connu qu’un malheureux enchaînement de déceptions au long d’une vie qui n’avait pas tenu ses promesses.
— Vous voulez voir des photos ? demanda Nettan tout à coup.
Elle se dégagea des bras d’Erica et s’essuya les yeux avec sa manche, l’air un peu ragaillardi.
— Bien sûr, avec plaisir.
Nettan se leva et alla chercher des albums rangés sur une étagère Ikea bancale.
Le premier contenait des photos de Minna toute petite. On voyait une Nettan jeune et souriante, tenant sa fille dans les bras.
— Vous êtes rayonnante, constata Erica, incapable de tenir sa langue.
— Oui, c’était une chouette période. La meilleure que j’aie connue. Je n’avais que dix-sept ans quand je l’ai eue, mais j’étais si heureuse, dit Nettan en passant un doigt sur le cliché. Mon Dieu, quelle dégaine j’avais…
Elle rit et Erica dut lui donner raison. La mode des années 1980 était affreuse, et celle des années 1990 ne valait guère mieux.
Elles continuèrent à feuilleter les albums, les années défilant sous leurs doigts. Minna avait été une petite fille très mignonne, mais en grandissant, son visage s’était refermé, et ses yeux s’étaient éteints petit à petit. Erica vit que Nettan s’en rendait compte.
— Je croyais que je faisais de mon mieux, dit-elle silencieusement. Ce n’était pas vrai. Je n’aurais pas dû…
Elle fixa son regard sur l’un des hommes qui figuraient dans les albums. Erica put constater qu’ils étaient assez nombreux. Des hommes qui étaient entrés dans la vie de Nettan, qui avaient causé une énième déception puis étaient repartis.
— Tiens, ça, c’est Johan. Notre dernier été ensemble.
Nettan montra une autre photo qui exhalait la chaleur de l’été. Un grand homme blond l’entourait de ses bras dans un berceau de verdure. Derrière eux on voyait une maison rouge aux huisseries blanches. La seule chose qui dérangeait l’idylle était une Minna manifestement boudeuse assise à côté d’eux, qui les fixait d’un regard furibond.
Nettan referma vivement l’album.
— Tout ce que je veux, c’est qu’elle rentre. Je ferai tout différemment. Tout.
Erica se tut. Elles restèrent ainsi en silence un moment sans savoir quoi ajouter. Mais ce n’était pas un silence désagréable, il semblait apaisant et rassurant. Soudain on sonna à la porte et elles sursautèrent toutes les deux. Nettan se leva pour ouvrir.
En voyant la silhouette qui entrait dans le vestibule, Erica se redressa, stupéfaite.
— Patrik ! Euh, salut, gloussa-t-elle avec un sourire idiot.
Paula trouva Gösta dans la cuisine du commissariat, comme elle s’y était attendue. Le visage de son collègue s’éclaira en l’apercevant.
— Salut, Paula.
Elle lui rendit un grand sourire. Annika aussi avait été enchantée de sa visite, elle s’était précipitée pour la serrer fort contre elle et la bombarder de questions sur la jolie petite Lisa.
Gösta la pressa sur son cœur, un peu plus sobrement qu’Annika, et la garda ensuite à bras tendus pour l’examiner.
— Tu es blanche comme un linge, on dirait que tu n’as pas dormi depuis des semaines.
— Merci Gösta, on peut dire que tu sais parler aux femmes, plaisanta-t-elle, mais elle vit aussi son regard inquiet. C’est vrai que j’ai eu des mois difficiles. Être maman, ce n’est pas que du bonheur, ajouta-t-elle.
— Oui, j’ai entendu dire que la petite te mène la vie dure. J’espère que c’est une visite de courtoisie que tu nous fais, je ne voudrais surtout pas que tu te fatigues en pensant au boulot en plus.
Avec une douce fermeté, il la conduisit jusqu’à la chaise devant la fenêtre.
— Assieds-toi. Le café arrive.
Il posa une tasse remplie sur la table, se servit lui-même et s’installa en face.
— Ben, disons un peu des deux, dit Paula.
Se retrouver sans le bébé était une sensation étrange, néanmoins, reprendre son bon vieux rythme pendant un moment lui parut aussi très agréable.
— Ici, on tient le coup, précisa Gösta en fronçant les sourcils.
— Je sais, t’inquiète pas. Tout à l’heure, Bertil a dit un truc qui m’a chatouillé la mémoire. J’ai senti que je devais essayer de me rappeler quelque chose.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, quand il m’a parlé des résultats de l’autopsie, notamment la langue coupée, ça m’a fait tilt. J’ai déjà vu ça quelque part, et je me suis dit que j’allais fouiller un peu dans les archives, histoire de voir si je peux relancer la machine. Mon cerveau n’est pas au top de sa forme. On dit que l’allaitement te met l’esprit en compote, et je te confirme que ce n’est pas un mythe. Je n’arrive presque plus à me servir de la télécommande.
— Ah oui, mon Dieu, les hormones, je connais ça. Je me souviens de Maj-Britt, quand…
Il détourna les yeux et regarda par la fenêtre. Paula comprit qu’il pensait à l’enfant qu’ils avaient eu, sa femme et lui, et perdu peu après la naissance. Elle comprit aussi qu’il savait qu’elle savait. Si bien qu’elle le laissa tranquille un petit moment avec ses souvenirs.
— Et tu n’as aucune idée de ce que ça peut être ? finit-il par dire en la fixant de nouveau.
— Je crains que non, soupira-t-elle. Ce serait plus facile si je savais au moins par quel bout commencer. Elles sont tellement énormes, ces archives.
— Oui, se lancer comme ça, sans méthode, ça me paraît un boulot fou.
— Je sais, répondit-elle avec une grimace. Autant m’y mettre tout de suite.
— Tu es sûre que tu ne devrais pas être à la maison, à t’occuper de toi et de la petite Lisa ?
Gösta avait toujours une ride soucieuse entre les sourcils.
— Tu n’es pas obligé de me croire, mais c’est plus reposant ici. Et je suis contente d’abandonner mon pantalon de pyjama un moment. Merci pour le café !
Paula se leva. La plupart des dossiers étaient conservés dans des archives numérisées, mais les anciennes enquêtes existaient toujours en version papier. S’ils en avaient eu les moyens, ils auraient sans doute scanné tout le matériel pour le stocker sur un seul disque dur plutôt que de laisser monopoliser une pièce entière au sous-sol. Mais ils ne disposaient pas de ces ressources et ce n’était pas près de changer.
Elle descendit l’escalier, ouvrit la porte et resta un instant sur le seuil. Bon sang, tous ces dossiers ! Il y en avait plus que dans ses souvenirs. Les enquêtes étaient classées par année, et pour suivre une sorte de stratégie, elle décida de commencer par les plus anciennes. Résolument, elle saisit le premier carton, le posa par terre et s’installa à côté.
Une heure plus tard, elle n’avait parcouru que la moitié du contenu, et elle comprit que son projet pourrait s’avérer aussi chronophage que stérile. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle cherchait, et n’était même pas sûre que ça se trouve dans cette pièce. Cependant, depuis ses débuts au commissariat, elle avait consacré pas mal de temps à examiner de vieux dossiers. Parce que ça l’intéressait, d’une part, mais aussi pour se familiariser avec l’historique de la criminalité locale. Il était donc plutôt logique de considérer que ce qu’elle essayait de retrouver était rangé dans cette pièce.
Un coup frappé à la porte l’interrompit dans ses recherches. Mellberg pointa la tête.
— Comment ça se passe ? Rita vient d’appeler, elle m’a chargé de te dire que tout va bien avec Lisa.
— Tant mieux. Moi aussi ça va très bien. Mais je suppose que ce n’est pas pour ça que tu es venu ?
— Eh bien, je…
— Je n’ai pas beaucoup avancé, malheureusement, et je ne sais toujours pas ce que je dois chercher. Si ça se trouve, c’est juste mon cerveau surmené qui me joue des tours.
De frustration, elle enleva le chouchou qu’elle gardait autour du poignet et noua ses cheveux châtains en une queue de cheval approximative.
— Non, non, non, ne te mets surtout pas à douter maintenant, dit Mellberg. Tu as beaucoup de flair, il faut toujours se fier à son intuition.
Paula le regarda, surprise. Du soutien et des encouragements de la part de Bertil ? C’était le moment d’aller acheter un billet de loterie ! Un jour de chance !
— Oui, tu as raison, répondit-elle, et elle organisa les documents devant elle en un tas propret. Il y a quelque chose, c’est sûr. Je vais fouiller encore un peu.
— Toutes les initiatives sont les bienvenues. On n’a encore aucun indice. Patrik et Martin sont allés à Göteborg voir un gars qui va prédire qui est le coupable en regardant dans une sorte de boule de cristal mentale, déclara Mellberg d’un air important, et il poursuivit d’une voix affectée : Je vous dis que l’assassin a entre dix-sept et soixante-dix ans, c’est soit un homme soit une femme qui vit en appartement, ou à la rigueur en pavillon. Cette personne a entrepris un ou plusieurs voyages à l’étranger au cours de sa vie, fait généralement ses courses à Ica, à moins que ce ne soit à Konsum, mange des tacos le vendredi et ne loupe jamais Let’s Dance à la télé. Ni Tous en chœur à Skansen en été.
Paula ne put s’empêcher de rire de sa performance d’impro.
— C’est bien, Bertil. Ce ne sont pas les préjugés qui t’étouffent ! Mais je ne suis pas d’accord avec toi. Je pense que ça peut donner des résultats, surtout quand les circonstances sont aussi particulières que dans cette affaire.
— Oui, oui, on verra bien qui a raison. Continue de chercher. Mais ne t’épuise pas. Rita m’assassinerait.
— Je te le promets, sourit Paula, avant de se replonger dans les documents.
Patrik bouillonnait de rage. La surprise de découvrir sa femme dans le salon de la mère de Minna s’était rapidement muée en colère. Erica avait une fâcheuse tendance à se mêler de ce qui ne la regardait pas, et à quelques occasions cela avait failli très mal se terminer. Mais il n’avait rien pu montrer devant Nettan. Il avait été obligé de se donner une contenance pendant tout l’entretien, avec Erica assise à côté de lui, les yeux grands ouverts, l’oreille tendue et un sourire de Mona Lisa aux lèvres.
Dès qu’ils furent sortis de l’immeuble, hors d’écoute de Nettan, il explosa.
— Putain, mais qu’est-ce que tu fabriques ?
Il prenait très rarement la mouche, et il sentit le mal de tête poindre dès la première syllabe.
— Je pensais que…
Erica essaya de marcher au même rythme que Patrik et Martin jusqu’au parking. Martin se faisait tout petit, il aurait sans doute préféré être à mille lieues de là.
— Tu pensais ? J’ai vraiment du mal à croire que tu as eu recours à ton cerveau !
Patrik toussa. Son éclat de colère lui avait fait avaler de travers un grand bol d’air glacial.
— Avec vos moyens limités, vous n’avez pas le temps de tout faire, et je me suis dit que… tenta Erica de nouveau.
— Tu aurais pu me demander avant, non ? Évidemment, je n’aurais jamais permis que tu ailles discuter avec la mère d’une victime pendant une enquête en cours, et je soupçonne que c’est pour ça que tu n’as pas demandé.
— Ce n’est pas faux. J’avais besoin de faire une pause dans mon écriture. Je suis enlisée et j’ai pensé qu’en me concentrant sur une autre histoire un instant, peut-être que…
— Alors pour toi cette affaire, ce serait comme une sorte de thérapie professionnelle ! Si tu as la crampe de l’écrivain, il te faut trouver un autre moyen d’y remédier. Non mais je rêve, tu t’es mêlée d’une enquête en cours ! Malheureuse, tu as perdu la tête ou quoi ?
— Oh oh, les années 1940 viennent d’appeler, elles voudraient récupérer leur archaïsme, dit Erica en guise de plaisanterie, ce qui n’eut pour effet que d’attiser la colère de Patrik.
— C’est complètement ridicule. Comme dans un mauvais polar anglais, quand une vieille dame fourre son nez curieux partout.
— Sauf que quand j’écris mes livres, je fais un peu la même chose que vous. Je parle avec des gens, je sonde des faits, je comble des trous dans des enquêtes, je vérifie des témoignages…
— Bien sûr, et en tant qu’écrivain, tu es très douée. Mais là, il s’agit d’une enquête de police, c’est donc à la police de faire le travail, tu peux le comprendre, non ?
Ils s’étaient arrêtés devant la voiture. Martin hésitait à ouvrir la portière du passager, ne sachant trop comment se comporter, coincé en terrain miné.
— Mais admets que je vous ai été utile plusieurs fois, dit Erica.
— Tout à fait, avoua Patrik à contrecœur.
Elle avait en effet été utile, elle avait activement contribué à résoudre plusieurs de leurs enquêtes, mais ça, il n’avait pas l’intention de le souligner maintenant.
— Et vous retournez au commissariat, là ? Ça fait une trotte juste pour bavarder avec Nettan.
— C’est bien ce que tu as fait, toi, contre-attaqua Patrik.
— Touché.
Erica sourit, et Patrik sentit sa colère baisser d’un cran. Il n’arrivait jamais à être en rogne contre sa femme très longtemps et, malheureusement, elle le savait.
— Mais moi, je ne suis pas obligée de veiller aux dépenses, contrairement à la police, poursuivit-elle. Qu’est-ce que vous êtes venus faire d’autre à Göteborg ?
Patrik jura intérieurement. Parfois elle était un peu trop futée pour son propre bien. Du regard, il chercha l’appui de Martin qui se contenta de secouer la tête. Espèce de dégonflé, pensa Patrik.
— On va voir quelqu’un.
— Quelqu’un ? Qui ça ?
Patrik serra les mâchoires. Il connaissait parfaitement l’obstination de sa femme, et sa curiosité. Une combinaison qui pouvait se révéler agaçante au plus haut point.
— On va parler à un expert. Au fait, qui va chercher les enfants ? Ma mère ? demanda-t-il pour tenter d’orienter la conversation sur une autre piste.
— Oui, Kristina et son nouveau mec, dit Erica en prenant l’air satisfait du chat qui a avalé le canari.
— Et son quoi ?
Patrik sentit son mal de tête virer à la migraine. Cette journée ne faisait qu’empirer d’heure en heure.
— Je suis sûre qu’il est très sympa. Bon, c’est quoi cet expert que vous allez voir ?
De lassitude, Patrik s’appuya contre la voiture. Il jetait l’éponge.
— On va voir un expert en portraits criminels.
— Un profileur !?
Les yeux d’Erica se mirent à briller, et Patrik soupira.
— Non, on ne peut pas l’appeler comme ça.
— OK, je viens avec vous, trancha-t-elle, et elle se dirigea vers sa voiture.
— Non, ce n’est pas… lança Patrik derrière elle, mais Martin l’interrompit.
— Tu ferais mieux d’abandonner, tu n’as aucune chance. Laisse-la venir. Elle l’a dit elle-même, son aide nous a déjà été utile, et cette fois on sera présents, on pourra la surveiller. Trois paires d’oreilles valent sûrement mieux que deux.
— Oui, enfin, quand même, grommela Patrik.
Il s’installa au volant.
— Et en plus, on n’a rien appris de nouveau chez la mère de Minna.
— Non, mais avec un peu de chance, Erica aura pêché du neuf, elle, sourit Martin.
Patrik le fusilla du regard. Puis il démarra la voiture et partit sur les chapeaux de roues.
— Comment on va l’habiller pour son enterrement ?
La question de sa mère atteignit Ricky comme un coup de poignard. Il n’aurait pas cru que la douleur puisse augmenter davantage, mais l’idée de Victoria plongée dans une obscurité éternelle lui fit tellement mal qu’il eut envie de hurler.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle a de beau dans sa garde-robe ? rétorqua Markus. Peut-être la robe rouge qu’elle aimait tant.
— Elle avait dix ans quand elle la portait, fit remarquer Ricky.
Malgré le chagrin, il ne put s’empêcher de sourire. Apparemment son père n’avait pas fait de mise à jour depuis des lustres.
— Ah bon, ça fait si longtemps ?
Markus se leva et commença à laver la vaisselle, mais s’arrêta en plein milieu et retourna s’asseoir. C’était pareil pour tout le monde. Par habitude, ils essayaient d’accomplir les gestes du quotidien avant de se rendre compte qu’ils n’en avaient pas l’énergie. Tout leur semblait insurmontable. Et voilà qu’il y avait un tas de décisions à prendre quant à la cérémonie et à l’enterrement alors qu’ils arrivaient à peine à décider ce qu’ils mangeraient au petit-déjeuner.
— On va lui mettre la robe noire. Celle de chez Filippa K, proposa Ricky.
— Laquelle, tu dis ? demanda Helena.
— Celle que vous avez toujours trouvée trop courte. Victoria l’adorait. Elle ne faisait pas du tout vulgaire sur elle, elle lui allait très bien. Très très bien.
— Tu crois vraiment ? demanda Markus. Du noir… C’est déprimant.
— Elle se sentait belle dans cette robe. Vous ne vous en souvenez pas ? Elle avait économisé pendant six mois pour se l’offrir.
— Tu as raison. Bien sûr qu’elle portera la robe noire, dit Helena avec un regard implorant. Et pour la musique ? Qu’est-ce qu’on choisira comme musique ? Je ne sais même pas ce qu’elle aimait…
Elle éclata en sanglots et Markus lui caressa maladroitement le bras.
— On mettra Some Die Young de Laleh et puis Beneath Your Beautiful de Labrinth. Elle les adorait, ces morceaux. Ils sont parfaits.
C’était fatigant de devoir tout décider, et la gorge de Ricky se noua. Ces foutues larmes n’étaient jamais loin.
— Et pour le buffet ?
Encore une question angoissée. Les mains de sa mère papillonnaient au-dessus de la table. Ses doigts si pâles, si minces.
— Des gâteaux-sandwiches. Victoria avait des goûts ringards. Vous avez oublié qu’elle en raffolait ?
Sa voix se brisa, il savait qu’il était injuste. Évidemment qu’ils n’avaient pas oublié. Ils avaient tellement plus de souvenirs que lui, qui remontaient tellement plus loin que les siens. En ce moment ils leur arrivaient sûrement par rafales, sans qu’ils ne parviennent à faire le tri. À lui de les y aider, justement.
— Et du julmust. Elle pouvait en écluser des litres. On devrait encore en trouver, non ? C’est plus Noël, mais ils en vendent encore, hein ?
Il essaya de visualiser les rayons des supermarchés : y avait-il vu récemment le fameux soda qui détrône le Coca-Cola à Noël ? Aucune image ne vint le confirmer et la panique l’envahit presque. Soudain cela lui parut la mission la plus importante au monde : trouver du julmust pour le buffet de la cérémonie d’enterrement.
— Je suis sûr qu’on en trouve encore, dit son père en posant une main apaisante sur la sienne. C’est une très bonne idée. Tout ce que tu as dit, c’est très bien. On prend la robe noire. Maman sait où elle est, elle va la repasser. Et on va demander à tante Anneli de préparer quelques gâteaux-sandwiches. Elle sait très bien faire ça et, c’est vrai, Victoria les adorait. On avait pensé en commander pour son examen en juin… poursuivit-il, et il parut perdre le fil un instant avant de reprendre : Donc, je sais qu’on peut encore acheter du julmust. Ce sera très bien. Tout sera très bien.
Non, tout ne sera pas bien, voulut hurler Ricky. Ils étaient en train de parler de sa sœur enfermée dans un cercueil pour être enterrée. Rien ne serait plus jamais bien.
Au fond de son recoin, le secret l’écorchait de plus en plus. Il avait l’impression qu’on pouvait lire sur son visage qu’il cachait quelque chose, mais ses parents n’étaient pas en état de le remarquer. Ils avaient le regard vide, assis là dans la petite cuisine avec les rideaux traditionnels décorés d’airelles que sa mère trouvait si jolis et que Victoria et lui avaient souvent essayé de faire remplacer.
Est-ce que tout serait différent quand ils sortiraient de leur torpeur ? Allaient-ils voir et comprendre ? Ricky réalisa que tôt ou tard il serait obligé de parler à la police. Papa et maman seraient-ils assez solides pour supporter la vérité ?
Parfois Marta se sentait comme l’horrible directrice d’orphelinat dans Annie. Des filles, des filles, partout rien que des filles.
— Ça fait trois fois d’affilée que Liv monte Blackie ! Ça devrait être à moi maintenant.
Ida fonçait sur elle dans la cour, les joues en feu, et Marta soupira. Toujours ces disputes. La hiérarchie dans l’écurie était très stricte, et de leurs conflits, elle voyait, entendait et comprenait bien plus que ce que les filles imaginaient. En général, elle accueillait avec satisfaction leur jeu de pouvoir qu’elle jugeait intéressant, mais aujourd’hui c’était trop.
— Vous réglerez ces détails entre vous. Ne venez pas me déranger pour des broutilles pareilles !
Ida recula, presque effrayée. Les filles étaient habituées à ce qu’elle soit sévère, mais en général elle ne s’emportait pas autant.
— Je suis désolée, dit-elle aussitôt, sans être vraiment sincère.
Ida était gâtée et geignarde, il aurait fallu lui apprendre les bonnes manières, mais Marta devait raisonner en termes pratiques. Jonas et elle dépendaient des revenus de l’école d’équitation, ils ne pourraient pas vivre avec ce que Jonas gagnait en tant que vétérinaire, et les élèves — ou plutôt leurs parents — étaient ses clients. Elle était obligée de les caresser dans le sens du poil.
— Je suis désolée, Ida, répéta-t-elle. Je suis un peu perturbée à cause de Victoria, j’espère que tu le comprends.
Elle serra les dents et sourit à Ida qui se détendit tout de suite.
— Pas de problème, je comprends. C’est tellement affreux. Qu’elle soit morte et tout.
— Bon, on va aller voir Liv, pour lui annoncer que c’est à toi de monter Blackie aujourd’hui. À moins que tu ne préfères Scirocco ?
Les yeux d’Ida se mirent à briller d’excitation.
— Je peux ? Molly ne va pas le monter ?
— Pas aujourd’hui, dit Marta, et elle fit une grimace en pensant à sa fille privée de concours, en train de bouder dans sa chambre.
— Dans ce cas, je préfère Scirocco, comme ça Liv peut prendre Blackie aujourd’hui aussi, dit Ida, magnanime.
— Super, alors c’est réglé.
Marta passa le bras autour d’Ida et entra avec elle dans l’écurie. L’odeur de cheval l’accueillit. Cet endroit était l’un des rares au monde où elle se sentait chez elle, où elle se sentait comme un être humain normal. La seule qui avait aimé cette odeur autant qu’elle était Victoria. Chaque fois qu’elle pénétrait dans l’écurie, une expression béate illuminait son visage, la même qui habitait Marta. Elle était surprise que la jeune fille lui manque autant. Son absence la frappait avec une force inattendue qui la bouleversait. Elle resta dans l’allée centrale et entendit au loin Ida interpeller Liv en train de bouchonner Blackie dans son box.
— Tu peux le monter aujourd’hui. Marta m’a dit de prendre Scirocco.
Le triomphe dans sa voix était manifeste.
Marta ferma les yeux et visualisa Victoria. Ses cheveux bruns qui volaient autour du visage quand elle passait en trombe dans la cour. La souple fermeté avec laquelle elle menait ses montures. Marta aussi avait ce pouvoir, difficilement explicable, sur les chevaux, mais il y avait une grande différence. Les chevaux obéissaient à Marta parce qu’ils la respectaient, parce qu’ils la craignaient. Ils obéissaient à Victoria grâce à ce mélange de manières douces et de volonté. Cette antinomie avait toujours fasciné Marta.
— Pourquoi elle a le droit de monter Scirocco et pas moi ?
Marta dévisagea Liv qui surgit devant elle, bras croisés sur la poitrine.
— Parce que tu ne sembles pas très encline à partager Blackie. Comme ça tu peux le monter aujourd’hui aussi. Exactement comme tu voulais. Tout le monde est content, tu vois !
Elle s’emportait de nouveau. Son travail aurait été tellement plus simple si elle n’avait eu à se soucier que des chevaux.
D’autant qu’elle avait sa propre morveuse à gérer. Jonas détestait quand elle appelait Molly la morveuse, même si elle lui faisait croire que c’était pour rire. Elle ne comprenait pas comment il pouvait être aussi aveugle. Leur fille était en train de devenir insupportable, Jonas ne voulait rien entendre et Marta n’y pouvait rien.
Dès leur première rencontre, elle avait su qu’il était le morceau de puzzle manquant dans sa vie. Un seul regard leur avait suffi pour comprendre qu’ils formaient un tout. Chacun s’était retrouvé dans les yeux de l’autre, comme dans un miroir, et il en serait toujours ainsi. Le seul grain de sable, c’était Molly.
Jonas avait menacé de la quitter si elle n’acceptait pas qu’ils aient un enfant, et elle avait dû céder. En réalité, elle ne l’avait pas vraiment cru. Il savait bien que s’ils se séparaient, ni l’un ni l’autre ne trouverait jamais la même connivence avec un nouveau partenaire. Mais elle n’avait pas osé prendre le risque. En lui, elle avait découvert son alter ego, et pour la première fois de sa vie, elle avait plié devant le désir d’autrui.
Après la naissance de Molly, ce qu’elle avait craint était arrivé. Elle avait dû partager Jonas avec elle. Une grande part lui était volée, par un être qui, au début, n’avait même pas de volonté propre ni d’identité. C’était incompréhensible.
Jonas avait aimé Molly dès le premier instant, d’un amour si évident et inconditionnel qu’elle ne le reconnaissait pas. Et depuis, une légère barrière s’était dressée entre eux.
Elle alla aider Ida à préparer Scirocco. À tous les coups, Molly se fâcherait tout rouge qu’elle ait laissé quelqu’un d’autre le monter, mais après la bouderie de sa fille, Marta y trouva une certaine satisfaction. Jonas allait probablement lui faire des reproches aussi. Elle savait cependant comment lui changer les idées. Le prochain concours aurait lieu dans une semaine seulement, il serait alors comme de la cire molle entre ses mains.
Paula ne s’était pas attelée à une tâche facile. Gösta ne put s’empêcher de s’inquiéter pour elle. Elle était si pâle.
Il déplaça au hasard les documents sur son bureau. C’était frustrant de ne pas savoir comment poursuivre l’enquête. Le travail accompli depuis la disparition de Victoria n’avait donné aucun résultat, et ils avaient quasiment épuisé toutes les pistes. L’interrogatoire de Jonas n’avait rien donné non plus. Gösta avait fait exprès de lui demander de tout raconter encore une fois, pour voir s’il s’écarterait de sa déclaration initiale. Mais Jonas avait relaté le même déroulement des événements sans la moindre variation. Et sa réaction en apprenant que la kétamine avait peut-être été administrée à Victoria avait paru naturelle et tout à fait plausible. Gösta soupira. Autant consacrer un moment aux dépôts de plainte qui prenaient la poussière sur son bureau.
La plupart étaient des broutilles : vols de vélos, vols à l’étalage, litiges entre voisins s’injuriant et s’accusant mutuellement de tout et de rien. Certaines plaintes, néanmoins, étaient en attente depuis trop longtemps, et il s’en voulut.
Il prit celle qui se trouvait en dessous de la pile, autrement dit la plus ancienne. Un cambriolage. Quoique, était-ce réellement un cambriolage ? Une Katarina Mattsson avait vu des empreintes de pieds mystérieuses dans son jardin, put-il lire, et un soir elle y avait aperçu quelqu’un en train de scruter l’obscurité. C’est Annika qui avait enregistré la plainte. La femme n’avait pas redonné de ses nouvelles, donc, pour autant qu’il sache, les intrusions avaient sans doute cessé. Il préférait quand même vérifier, et décida qu’il passerait un coup de fil à cette femme dans la journée.
Au moment de reposer le document, il regarda l’adresse et s’arrêta net. Ses pensées se mirent à tournoyer. Il pouvait s’agir d’une simple coïncidence, mais rien n’était moins sûr. Il réfléchit une bonne minute tout en relisant la déposition. Puis se décida.
Quelques minutes plus tard, il était en route pour Fjällbacka. L’adresse où il se rendait était située en zone pavillonnaire, et il bifurqua dans une rue tranquille, où les jardins étaient petits et les maisons très proches les unes des autres. Il ignorait si la femme serait là, mais en se garant devant la maison, il vit de la lumière aux fenêtres. Il appuya sur la sonnette, impatient. S’il avait raison, sa découverte pourrait être décisive. Gösta regarda à la dérobée la maison sur la gauche. Il n’y avait personne en vue, et il espérait qu’aucun membre de la famille n’était à la fenêtre à cet instant précis.
Des pas s’approchèrent et la porte s’ouvrit sur une femme qui le dévisagea, surprise. Gösta se présenta rapidement et expliqua ce qui l’amenait.
— Ah oui, ça fait tellement longtemps que j’avais presque oublié. Entrez.
Elle s’effaça pour lui laisser le passage. Deux enfants d’environ cinq ans apparurent dans l’embrasure d’une porte, et Katarina hocha la tête dans leur direction.
— Mon fils Adam et son copain Julius.
Les deux garçons s’illuminèrent en voyant Gösta dans son uniforme. Il leur fit un signe maladroit de la main, et ils s’approchèrent pour l’examiner de la tête aux pieds.
— T’es un vrai policier ? T’as un pistolet ? T’as déjà tué quelqu’un ? T’as apporté des menottes ? T’as une radio pour parler avec les autres policiers ?
Gösta rit et leva les mains pour les arrêter.
— On se calme, les bambins ! Oui, je suis un vrai policier. Oui, j’ai un pistolet, mais pas sur moi, et je n’ai jamais tiré sur qui que ce soit. C’était quoi, la question suivante ? Ah oui, j’ai une radio pour appeler du renfort si vous n’êtes pas sages. Et les menottes, elles sont là. Je vous les montrerai tout à l’heure, je voudrais d’abord parler avec la maman d’Adam sans être dérangé.
— On pourra les voir ? Coooool !
Les garçons sautèrent de joie et Katarina secoua la tête.
— La journée est sauvée. Peut-être même l’année. Mes biquets, vous avez entendu ce qu’a dit monsieur l’agent. Il vous montrera les menottes et la radio seulement si vous nous laissez parler tranquillement. Retournez voir votre film, on vous appellera quand on aura fini.
— D’accord…
Les deux garçons partirent avec un dernier coup d’œil admiratif sur Gösta.
— Ils vous ont fait subir un interrogatoire en règle, je suis vraiment désolée, s’excusa Katarina en le précédant vers la cuisine.
— Pas de problème, j’aime bien les enfants. Il faut en profiter tant qu’on peut. Dans dix ans, ils crieront peut-être mort aux flics en me voyant.
— Ne me dites pas ça. Déjà que j’appréhende les joyeusetés de l’adolescence.
— Ça ira, ne vous en faites pas. Je suis sûr que vous l’élevez correctement, votre mari et vous. Vous avez d’autres enfants ?
Gösta s’installa à la table. La cuisine était un peu défraîchie, mais claire et accueillante.
— Non, on n’a qu’Adam. Mais on est… eh bien on a divorcé quand Adam avait un an, et son père ne s’intéresse pas spécialement à la vie de son fils. Il a une nouvelle femme, de nouveaux enfants, et apparemment pas assez d’amour pour tout le monde. Les rares fois où Adam va chez lui, il a surtout l’impression d’être de trop.
Lui tournant le dos pour verser du café dans le filtre, elle pivota et haussa les épaules en un geste de regret.
— Désolée de m’épancher comme ça. L’amertume déborde par moments. Mais on s’en sort bien, Adam et moi, et si son père ne veut pas voir qu’il a un petit garçon formidable, tant pis pour lui.
— Ne vous excusez pas, la rassura Gösta. On dirait que vous avez toutes les raisons d’être déçue.
Il y a vraiment des mufles, se dit-il. Comment pouvait-on rejeter un enfant pour se consacrer à une nouvelle progéniture ? Il observa Katarina qui préparait les tasses, elle dégageait une sorte de quiétude agréable. Elle devait avoir dans les trente-cinq ans. Il avait lu dans sa déclaration qu’elle était institutrice, elle lui fit l’effet d’une femme compétente et respectable.
— Je ne pensais pas que vous alliez me contacter, dit-elle, et elle s’assit après avoir servi le café et ouvert une boîte de biscuits. Je ne dis pas ça pour me plaindre. Quand Victoria a disparu, j’ai compris que vous deviez vous concentrer sur elle.
Elle lui tendit la boîte et il prit trois gâteaux secs. Des sablés à l’avoine. Après les Ballerina, c’étaient ses préférés.
— Oui, c’est vrai que ça nous a occupés pratiquement à plein temps. Mais j’aurais quand même dû examiner votre plainte plus tôt, et je vous présente mes excuses pour l’attente.
— Vous êtes là maintenant, c’est ce qui compte, dit-elle.
Gösta lui sourit avec reconnaissance.
— Pouvez-vous me dire ce dont vous vous souvenez, ce qui s’est passé exactement et pourquoi vous avez décidé de le signaler à la police ?
— Eh bien… fit-elle en hésitant et en plissant le front. La première chose que j’ai remarquée, c’est les traces de pas dans le jardin. Mon gazon se transforme en champ de boue quand il pleut et il était tombé des trombes d’eau au début de l’automne. J’ai vu ces empreintes dans la boue plusieurs matins. Elles étaient grandes, du coup j’ai supposé que c’étaient celles d’un homme.
— Et ensuite vous avez vu quelqu’un se tenir là ?
Katarina plissa le front de nouveau.
— Oui, je crois que c’était quelques semaines après la première fois où j’avais remarqué les empreintes. À un moment, je me suis demandé si ça pouvait être Mathias, le père d’Adam, mais ça ne me paraît pas très crédible. Pourquoi viendrait-il nous espionner alors qu’il veille à avoir le moins de contact possible ? En plus, cette personne fumait, ce qui n’est pas le cas de Mathias. Je ne sais pas si je l’ai dit, mais j’ai trouvé des mégots.
— Vous n’en avez pas conservé, par hasard ? demanda Gösta, même s’il savait d’avance que c’était parfaitement invraisemblable.
Katarina fit une grimace.
— Non. Je pense les avoir tous retirés. Je ne voulais pas qu’Adam les trouve. Évidemment, je peux en avoir loupé un ou deux, mais…
Elle montra l’extérieur et Gösta comprit ce qu’elle voulait dire. Un épais manteau de neige recouvrait le jardin. Il poussa un petit soupir.
— Vous avez pu voir à quoi ressemblait cet individu ?
— Non, je suis désolée. En fait, j’ai surtout vu le bout rougeoyant de la cigarette quand il tirait dessus. On était déjà couchés, mais Adam s’était réveillé parce qu’il avait soif, et je suis descendue dans la cuisine lui chercher un verre d’eau. C’est à ce moment-là que j’ai vu quelqu’un fumer dans le jardin, mais j’ai seulement distingué une silhouette.
— Vous pensez quand même qu’il s’agissait d’un homme.
— Oui, si c’est bien celui qui a laissé les empreintes. À la réflexion, je dirais une personne de grande taille.
— Et comment avez-vous réagi ? Vous avez montré d’une façon ou d’une autre que vous l’aviez vu ?
— Non, je n’ai même pas allumé la lumière. Je me suis contentée de vous le signaler. C’était assez désagréable, mais je ne me suis pas vraiment sentie menacée. Ensuite il y a eu la disparition de Victoria, et il était difficile de penser à autre chose. Et après, je n’ai plus rien remarqué de bizarre.
— Mmmm… fit Gösta.
Il se maudit de ne pas s’être occupé de son dépôt de plainte plus tôt. Mais il était trop tard maintenant pour pleurer sur le lait renversé. Il devait juste essayer de se rattraper. Il se leva.
— Vous avez une pelle à neige ? Je vais sortir voir si je ne trouve pas un mégot malgré tout.
— Bien sûr, elle est dans le garage, allez-y. N’hésitez pas à dégager l’allée d’accès aussi, tant qu’à faire !
Gösta enfila ses chaussures et sa veste et se rendit dans le garage, qui était propre et bien rangé. La pelle à neige était appuyée contre le mur, derrière la porte.
Dans le jardin, il s’arrêta et réfléchit un instant. Ce serait bête de transpirer inutilement, il fallait bien choisir l’endroit où commencer. Katarina avait ouvert la porte de la terrasse, et il lui demanda :
— À quel endroit avez-vous ramassé le plus de mégots ?
— Là-bas à gauche, tout près de la maison.
Il pataugea dans la lourde neige. Au premier coup de pelle, il sentit la douleur se réveiller dans le dos.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je le fasse ? demanda Katarina d’un air soucieux.
— Mais oui, ça lui fait du bien à ce vieux corps de travailler un peu.
Il vit les garçons le regarder avec curiosité par la fenêtre et leur fit un signe de la main avant de poursuivre son travail. Au bout d’un moment, et après quelques pauses, il avait dégagé un carré d’à peu près un mètre sur un mètre. Il s’accroupit et examina minutieusement le sol, mais ne distingua que de la terre gelée et quelques brins d’herbe pris dedans. Puis son regard fut attiré par un petit bout jaune qui pointait juste au bord du carré qu’il avait creusé. Avec précaution, il enleva la neige qui le recouvrait. Un mégot de cigarette. Il le dégagea tout doucement et se redressa, le dos endolori. Il observa le mégot puis leva les yeux sur ce qu’avait forcément vu celui qui avait fumé ici. Pile à cet endroit, on avait une vue dégagée sur la maison de Victoria. Et sur sa chambre à l’étage.