Dans le petit matin glacé, Helga arpentait les rues désertes de Fjällbacka. En été, la petite ville vibrait d’animation. Les magasins étaient ouverts, les restaurants bondés, dans le port les voiliers s’amarraient à couple et le moindre recoin fourmillait d’estivants. En hiver, en revanche, le calme régnait. Tout était fermé, comme si Fjällbacka hibernait en attendant un nouvel été. Helga avait toujours préféré cette saison morne, qui lui offrait un peu de tranquillité à la maison. Aux beaux jours, Einar rentrait souvent ivre et d’humeur particulièrement méchante.

Depuis sa maladie, les choses avaient changé. Les mots étaient la seule arme qui lui restait, mais ils n’avaient plus le pouvoir de la blesser. Personne ne pouvait la blesser, hormis Jonas. Lui connaissait ses points faibles et savait détecter ses moments de fragilité. Elle avait pourtant envie de le protéger, ce qui était absurde. Il était un homme adulte, grand et fort, mais cela n’avait aucune importance. Il avait encore besoin d’elle et elle le défendrait envers et contre tout.

En dépassant la place Ingrid-Bergman, son regard se tourna vers la mer gelée. Elle adorait l’archipel. Son père était pêcheur et l’avait souvent amenée à bord de son bateau. Ces balades avaient cessé après son mariage avec Einar. Lui qui venait de l’intérieur du pays ne s’était jamais habitué aux caprices de la mer. Si les hommes devaient aller sur l’eau, ils seraient nés avec des ouïes, marmonnait-il. Jonas n’avait jamais apprécié la navigation non plus, si bien que Helga, qui vivait sur la côte, face au plus beau des archipels, n’avait plus mis le pied sur un bateau depuis ses dix-sept ans.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, elle en ressentit une nostalgie douloureuse. Aujourd’hui, une glace épaisse recouvrait la mer, emprisonnant les bateaux qui n’avaient pas été sortis pour l’hiver. En ça, ils lui ressemblaient. Elle s’était sentie comme eux toute sa vie adulte : si près de son élément, et pourtant incapable de se libérer de sa captivité.

C’était grâce à Jonas qu’elle avait survécu. Son amour pour lui était si fort qu’il faisait pâlir tout le reste. Depuis qu’il était né, elle s’était préparée à faire obstacle au train fou qui se précipitait pour le broyer. Elle était absolument prête. Tout ce qu’elle faisait pour Jonas, elle le faisait avec joie.

Elle s’arrêta devant le buste d’Ingrid Bergman. Jonas et elle étaient venus le jour de la cérémonie de dévoilement. La rose créée en l’honneur de l’actrice avait également été présentée à cette occasion. Jonas s’était montré très impatient. Les enfants d’Ingrid devaient y assister, et même la petite amie de son fils : Caroline de Monaco. Jonas était à un âge où l’imaginaire est peuplé de chevaliers et de dragons, de princes et de princesses. Il aurait préféré rencontrer un chevalier, mais une princesse ferait l’affaire. C’était émouvant de le voir, tout excité, se préparer pour le grand événement. Il s’était peigné les cheveux avec de l’eau, et il avait cueilli un bouquet de fleurs du jardin, des cœurs-de-Marie et des campanules qui avaient largement eu le temps de faner dans sa main moite avant qu’ils n’arrivent sur la place. Cruel comme toujours, Einar s’était moqué de lui, mais pour une fois, Jonas avait ignoré son père. Il se préparait à voir une véritable princesse.

Helga se rappelait encore son expression de stupeur et de déception quand elle lui avait désigné Caroline. La lèvre inférieure tremblante, il l’avait regardée en disant :

— Mais maman, on dirait une dame ordinaire.

Dans l’après-midi, après la cérémonie, elle avait trouvé tous ses livres de contes abandonnés dans l’arrière-cour. Jetés aux oubliettes. Jonas n’avait jamais su gérer les déceptions.

Elle respira profondément, fit demi-tour, quitta la place et rentra à la maison. C’était à elle de lui épargner les déceptions. Les grandes comme les petites.


Le commissaire Palle Viking, qui avait été désigné président de séance, s’éclaircit la gorge.

— Soyez les bienvenus à l’hôtel de police de Göteborg. Je tiens à vous remercier pour la bonne collaboration entre les districts. Nous aurions sans doute dû nous réunir bien plus tôt, mais vous connaissez la lourdeur et l’inefficacité de la coopération interrégionale. Mais qui sait, l’avenir montrera peut-être que c’était justement le bon moment, dit-il, puis il baissa les yeux et ajouta : Le fait que Victoria Hallberg ait été retrouvée dans un tel état est bien entendu une tragédie. Mais cela nous donne aussi une indication sur ce qui a pu arriver aux autres filles, et, corollairement, des informations qui nous permettront de progresser dans nos enquêtes.

— Il parle toujours comme ça ? chuchota Mellberg.

— Mmm, fit Patrik. Il a fait l’école de police assez tard, mais sa carrière a été fulgurante. Il paraît qu’il est très doué. Avant, il était chercheur en philosophie.

— Rien que ça ! Et ce patronyme ? Il a changé de nom, je suppose.

— Non, mais il lui va comme un gant, tu ne trouves pas ?

— Tu l’as dit, bouffi ! Il ressemble à — comment il s’appelle déjà, le Suédois qui se battait contre Rocky ?

— Ce n’est pas faux… sourit Patrik, car Mellberg avait raison, Palle Viking était une copie conforme de Dolph Lundgren.

Mellberg se pencha vers Patrik pour chuchoter encore quelques mots, mais celui-ci le fit taire :

— Il vaut mieux qu’on écoute le Viking maintenant.

Entre-temps, le commissaire avait poursuivi son introduction.

— Je propose de faire un tour de table pour que chaque district explique où il en est de son enquête. Nous avons déjà partagé la plus grande partie de nos données, mais j’ai quand même veillé à ce que vous disposiez de dossiers avec des résumés actualisés de l’état des recherches. Vous aurez aussi des copies des entretiens filmés que nous avons menés avec les proches des victimes. Une initiative appréciable, dont je voudrais remercier Tage.

Il fit un signe de tête vers un homme trapu à la moustache fournie, responsable de l’enquête sur la disparition de Sandra Andersson.

Lorsque Jennifer Backlin avait disparu, six mois après Sandra, on avait commencé à suspecter un lien, et Tage avait recommandé à la police de Falsterbo de suivre son exemple et de filmer les entretiens avec la famille. L’idée était de laisser les proches communiquer leurs observations sur la disparition en toute tranquillité. En se rendant à leur domicile, les enquêteurs pouvaient aussi se faire une meilleure idée de la personnalité de la disparue. Les districts concernés avaient suivi le conseil, et les vidéos étaient maintenant à la disposition de tous.

Chaque disparition était matérialisée sur une grande carte de la Suède affichée au mur. Même s’il avait exactement la même dans son commissariat, Patrik plissa les yeux pour tenter de distinguer une sorte de schéma. Mais il ne voyait aucun lien entre les différentes localisations, à part qu’elles étaient situées au sud-ouest et au centre de la Suède. Il n’y avait pas d’épingles au-delà de Västerås, ni à l’est ni au nord.

— Tu veux bien commencer, Tage ? dit Palle en faisant un signe à l’enquêteur de Strömsholm, qui se leva et alla prendre sa place.

L’un après l’autre, ils s’avancèrent ensuite pour rendre compte de toutes les facettes de leur enquête. Très déçu, Patrik constata qu’ils ne lui apportaient rien de nouveau. Les mêmes informations incomplètes figuraient dans les dossiers qu’il avait déjà étudiés. Il comprit qu’il n’était pas le seul à avoir ce sentiment, car le climat de la salle s’assombrit.

Mellberg fut le dernier à prendre la parole, puisque Victoria était la dernière sur la liste des filles disparues. Du coin de l’œil, Patrik le vit se trémousser d’impatience à l’idée d’être sous les feux de la rampe. Il espérait du fond du cœur que Mellberg était prêt et qu’il avait révisé ses leçons, au moins un peu.

— Salut à tous ! démarra-t-il, comme d’habitude incapable de cerner l’ambiance et encore moins de s’y adapter.

Il obtint un vague murmure pour toute réponse. Mon Dieu, se dit Patrik, quelle catastrophe ! Mais à sa grande surprise, Mellberg fit un exposé pertinent de leur enquête et des théories sur le ravisseur qu’avait proposées Gerhard Struwer. Par moments, il parut même compétent. Patrik retint son souffle quand Mellberg aborda le point dont les autres enquêteurs n’avaient pas encore pris connaissance.

— Au commissariat de Tanumshede, nous avons la réputation d’accomplir un travail particulièrement efficace, vous le savez sans doute.

Patrik étouffa un reniflement. Les collègues autour de lui laissèrent spontanément échapper quelques petits rires étouffés.

— Un de nos policiers a trouvé un lien entre Victoria Hallberg et un homicide bien plus ancien.

Mellberg marqua une pause oratoire en guettant la réaction qui ne se fit pas attendre : le silence s’installa et les dos se redressèrent. Il poursuivit :

— Est-ce que quelqu’un se souvient du meurtre d’Ingela Eriksson ? À Hultsfred ?

Plusieurs policiers hochèrent la tête et un des hommes de Västerås répondit :

— On l’a retrouvée assassinée dans le bois derrière sa maison, elle avait subi les pires tortures. Son mari a été condamné pour meurtre, alors qu’il se disait innocent.

— Exact. Il est mort ensuite, en prison. Le cas reposait sur de simples indices, et il y a tout lieu de croire que le mari était effectivement innocent. Il soutenait qu’il se trouvait seul à la maison le soir où sa femme a disparu. Elle avait dit qu’elle allait chez une amie, mais d’après l’amie en question, ce n’était pas vrai. Toujours est-il qu’il n’avait pas d’alibi et aucun témoin pour étayer ses affirmations. D’après le mari, sa femme était à la maison dans la journée et ils avaient reçu la visite d’un individu ayant répondu à une petite annonce qu’ils avaient passée, mais la police n’a jamais retrouvé l’homme en question. Puisque l’époux était connu pour avoir maltraité des femmes, y compris son épouse, l’attention de la police s’est immédiatement focalisée sur lui. Les enquêteurs ne semblent pas s’être intéressés à d’autres pistes.

— Mais quel rapport avec nos disparitions ? demanda le policier de Västerås. Ça s’est passé il y a pas loin de trente ans ?

— Vingt-sept précisément. Eh bien, le fait est… dit Mellberg en marquant une autre pause oratoire pour donner du relief à ce qu’il était sur le point de lâcher… qu’Ingela Eriksson présentait exactement les mêmes mutilations que Victoria.

Il y eut un long silence.

— Peut-on avoir affaire à un copycat ? demanda finalement Tage.

— Possible, oui.

— C’est le plus probable. Ça ne peut pas être le même tueur. Pourquoi laisserait-il s’écouler tant d’années ?

Tage consulta les autres du regard. Certains émirent des marmonnements d’approbation.

— En effet, dit Palle en se tournant à moitié sur sa chaise pour que tout le monde l’entende. Ou alors il a été empêché de commettre d’autres crimes pendant toutes ces années. Parce qu’il était en prison ou à l’étranger. Nous avons aussi pu rater des victimes. Six mille personnes disparaissent chaque année en Suède, il y a peut-être parmi elles des filles qui ont échappé à tout rapprochement avec cette affaire. Nous devons donc envisager la possibilité que ce soit le même coupable. D’un autre côté, dit-il en levant l’index, nous ne devons pas prendre pour argent comptant que le lien existe. Ça peut aussi être un hasard.

— Les blessures sont identiques, protesta Mellberg. Dans le moindre détail. Vous n’avez qu’à regarder le rapport de l’enquête, nous avons apporté des copies.

— Prenons une pause de lecture, voulez-vous ? dit Palle Viking.

Les enquêteurs se levèrent et prirent chacun une copie sur la table. Ils entourèrent Mellberg et lui posèrent des questions, et toute cette attention le fit rayonner comme un soleil.

Patrik leva un sourcil. Son chef ne s’était pas attribué la gloire de la découverte, ce qui l’étonnait. Mellberg avait donc ses instants de lucidité. Mais il serait bon qu’il garde en tête la raison de leur présence ici. Cinq filles disparues. Dont une était morte.


Comme d’habitude, Marta était matinale. Les tâches à l’écurie ne pouvaient pas attendre. Jonas, de son côté, s’était levé encore plus tôt, pour se rendre dans une ferme voisine soigner un cheval qui souffrait d’une colique sévère. Elle bâilla. Ils avaient discuté tard la veille, et n’avaient pas eu leur quota de sommeil.

Son portable vibra et elle le sortit de sa poche pour vérifier l’écran. Helga les invitait, Molly et elle, à venir prendre le café. Elle avait dû guetter par la fenêtre, voir que sa petite-fille n’était pas allée au collège, et voulait sans doute savoir pourquoi. Molly s’était en effet plainte d’avoir mal au ventre et, pour une fois, Marta avait fait semblant de croire son piètre mensonge.

— Molly, mamie veut qu’on passe prendre le café.

— On est obligées ? fit la voix de Molly dans un des box.

— Oui, on est obligées. Allez, viens.

— Mais j’ai mal au ventre, gémit-elle.

— Si tu peux venir à l’écurie, tu es sûrement capable d’aller chez mamie. Dépêche-toi, comme ça, ce sera fait. Ils se sont disputés hier, Jonas et elle, et je pense que ça arrangerait ton père qu’on enterre la hache de guerre.

— Mais moi, je voulais préparer Scirocco et faire une séance d’entraînement.

La tête basse, Molly surgit dans l’allée centrale de l’écurie.

— Alors que tu as mal au ventre ? s’étonna Marta, et elle reçut un regard furieux en retour. Tu auras tout l’après-midi pour ça. On boit son café vite fait, et après tu t’entraîneras tant que tu voudras. Ma première leçon n’est qu’à dix-sept heures.

— Bon, d’accord, marmonna-t-elle.

En traversant la cour, Marta serra les mains d’agacement. Sa fille avait tout eu sur un plateau d’argent. Elle ignorait ce que c’était d’être obligé de se débrouiller toute seule, d’avoir une enfance malheureuse. Parfois Marta bouillonnait d’envie de lui montrer à quoi pouvait ressembler la vie quand on n’était pas aussi gâté qu’elle.

— On est là, lança-t-elle en entrant sans frapper chez sa belle-mère.

— Venez vous installer. J’ai fait un quatre-quarts, et je vous ai préparé du thé.

Helga se retourna quand elles arrivèrent dans la cuisine. Elle était l’archétype de la grand-mère, avec un tablier taché de farine noué autour de la taille et les cheveux gris encadrant son visage tel un nuage.

Molly fronça le nez.

— Du thé ? Moi, je veux du café.

— Moi aussi, je préférerais du café, dit Marta en s’installant.

— Je viens de me rendre compte qu’il n’y en a plus. Je n’ai pas eu le temps de faire des courses. Avec une cuillérée de miel, ça devrait passer, trancha-t-elle en montrant un pot sur la table.

Marta le prit et fit couler une grosse cuillérée ambrée dans sa tasse.

— J’ai appris que tu as un concours ce week-end ? lâcha Helga en poussant l’assiette avec le quatre-quarts vers elles.

Molly sirota la boisson brûlante.

— Ben oui, celui de samedi dernier m’est passé sous le nez, alors hors de question que je loupe le prochain.

— Ça va sûrement bien se passer. Et papa et maman vont t’accompagner, tous les deux ?

— Oui, bien sûr.

— Vous en avez du courage, toujours par monts et par vaux, dit Helga à Marta avec un soupir. Mais c’est ce qu’il faut. Des parents qui se mobilisent par tous les temps.

Marta lui lança un regard suspicieux. D’habitude Helga n’était pas aussi positive.

— Eh oui. Les entraînements se sont bien passés. Je crois qu’on a nos chances.

Malgré elle, Molly se dérida. C’était tellement rare que sa mère la félicite.

— Tu as du talent, toi. Oui, vous avez du talent toutes les deux, sourit Helga. Quand j’étais jeune, je rêvais de faire du cheval, moi aussi, mais je n’en ai jamais eu l’occasion. Et puis j’ai rencontré Einar.

Son sourire s’éteignit et son visage se ferma. Marta l’étudia en silence, pendant qu’elle remuait son thé. Oui, Einar avait le don d’éteindre les sourires, elle en savait quelque chose.

— Vous vous êtes rencontrés comment, papi et toi ? demanda Molly, et Marta fut surprise par l’intérêt soudain de sa fille pour quelqu’un d’autre qu’elle-même.

— À un bal à Fjällbacka. Ton grand-père était très beau à cette époque.

— Ah bon ? s’étonna Molly, qui gardait très peu de souvenirs de son grand-père avant qu’il ne soit condamné à un fauteuil roulant.

— Oui, et ton papa lui ressemble beaucoup. Attends, je vais te chercher une photo.

Helga se leva, alla dans le salon et revint avec un album qu’elle feuilleta jusqu’à ce qu’elle trouve le cliché voulu.

— Regarde, ça c’est ton grand-père au temps de sa splendeur.

Le ton de Helga était étrangement amer.

— Waouh, carrément canon ! C’est vrai qu’il ressemble à papa. C’est drôle parce que papa n’est pas spécialement beau, enfin je veux dire, on peut pas voir ces choses-là quand c’est votre père. Il a quel âge, là ?

— Dans les trente-cinq ans.

— Et c’est quoi cette voiture ? C’est la vôtre ? demanda-t-elle en montrant le véhicule contre lequel Einar s’appuyait.

— Non, c’est une de celles qu’il achetait et rénovait. Une Amazon magnifiquement restaurée. On peut dire ce qu’on veut, pour les voitures, il savait faire.

De nouveau ce ton amer et, étonnée, Marta regarda sa belle-mère en buvant une autre gorgée de thé au miel.

— J’aurais aimé connaître papi à l’époque, avant qu’il soit malade, déclara Molly.

— Oui, je comprends. Ta maman le connaissait, tu n’as qu’à lui poser des questions, répliqua Helga.

— Je n’y avais jamais pensé. Je le voyais surtout comme le vieil acariâtre au premier étage, dit Molly avec le franc-parler des adolescents.

— Le vieil acariâtre au premier étage. Oui, c’est une bonne description, rit Helga.

Marta lui sourit en retour. Sa belle-mère était vraiment différente aujourd’hui. Pour un tas de raisons, plus ou moins évidentes, elles ne s’étaient jamais aimées. Aujourd’hui, cependant, Helga n’était pas aussi fade que d’habitude et Marta s’en réjouit. Mais ça n’allait sûrement pas durer. Elle croqua un bout de gâteau. Bientôt elles en auraient fini, avec cette visite de politesse.


Un silence indescriptible régnait à la maison. Les petits étaient au jardin d’enfants, Patrik à Göteborg, et cela signifiait qu’elle allait pouvoir travailler en paix. Elle avait descendu ses dossiers dans le séjour dont le sol se trouvait maintenant jonché de documents. Elle venait de minutieusement lire et relire le dossier de l’enquête sur le meurtre d’Ingela Eriksson. Il lui avait fallu déployer des trésors de persuasion pour obtenir une des copies que Patrik devait apporter à sa réunion. Les ressemblances avec les mutilations de Victoria étaient hallucinantes.

Elle avait aussi relu toutes ses notes, celles de ses rencontres avec Laila, de la conversation avec sa sœur, avec les parents d’accueil de Louise, et celles des déclarations du personnel de l’établissement. Plusieurs heures d’entretiens qu’elle avait menés pour tenter de comprendre ce qui s’était passé le jour où Vladek Kowalski avait été tué, et pour établir un lien entre son meurtre et la disparition de cinq jeunes filles.

Elle se mit debout et essaya d’avoir une vue d’ensemble du matériel devant elle. Qu’est-ce que Laila voulait lui dire que pour une raison ou une autre elle n’arrivait pas à verbaliser ? D’après le personnel, elle n’avait eu de contact avec personne d’extérieur à l’établissement pendant toutes ces années. Elle n’avait pas reçu de visites, pas de coups de fil, pas de…

Erica s’arrêta net. Elle avait oublié de vérifier si Laila recevait ou envoyait du courrier ! Quelle impardonnable étourderie ! Elle prit son téléphone et composa le numéro du centre de détention qu’elle connaissait par cœur.

— Bonjour, Erica Falck à l’appareil.

La gardienne qui prit l’appel sembla l’identifier.

— Bonjour Erica. C’est Betty. Vous voulez faire une visite ?

— Non, pas de visite aujourd’hui. Je voudrais juste vérifier un truc. Est-ce que Laila a reçu du courrier pendant son internement ? Est-ce qu’elle en a envoyé ?

— Oui, elle a reçu des cartes postales. Et quelques lettres aussi, il me semble.

— Ah bon ? Vous savez de qui ? demanda Erica, qui ne s’attendait pas à cette réponse.

— Non, mais il y a peut-être quelqu’un d’autre ici qui le sait. Quoi qu’il en soit, il n’y avait rien d’écrit sur les cartes postales. Et elle ne les a jamais acceptées.

— Comment ça ?

— À ma connaissance, elle voulait à peine les toucher. Elle nous a demandé de les jeter. Mais on les a conservées, au cas où elle changerait d’avis.

— Ah, elles existent donc encore ? Je pourrais les voir ?

Erica eut du mal à cacher son excitation.

Après avoir reçu la promesse de pouvoir les examiner, Erica raccrocha, assez perplexe. Cela avait forcément une signification. Mais elle n’arrivait pas à voir laquelle.


Gösta se gratta les cheveux. Il se sentait seul au commissariat. À part lui, il n’y avait qu’Annika. Patrik et Mellberg étaient à Göteborg, et Martin était parti à Sälvik pour faire du porte-à-porte près de la baignade. Les plongeurs n’avaient toujours pas trouvé de corps, mais c’était peut-être normal vu les conditions météorologiques difficiles. De son côté, il avait interrogé plusieurs amis de Lasse, aucun n’était au courant pour l’argent. Il envisageait maintenant de se rendre à Kville afin de questionner les dirigeants de la congrégation.

Il s’apprêtait à se lever quand le téléphone sonna. Il se jeta sur le combiné. Pedersen.

— Déjà ! C’était rapide ! Qu’avez-vous trouvé ?

Il écouta attentivement.

— C’est vrai ? Quoi ?

Après avoir posé quelques questions, il raccrocha et resta figé un instant. Les pensées fusaient, il ne savait pas comment interpréter ce qu’il venait d’apprendre.

Il enfila sa veste et passa presque en courant devant Annika à l’accueil.

— Je file à Fjällbacka.

— Qu’est-ce que tu vas y faire ? lança-t-elle derrière lui, mais il avait déjà franchi la porte.

Alors qu’il ne fallait que vingt minutes pour aller de Tanumshede à Fjällbacka, le trajet lui parut interminable. Il se demanda s’il n’aurait pas dû tenir Patrik au courant des résultats de Pedersen, mais conclut qu’il était inutile de le déranger. Autant se mettre tout de suite au boulot, et avoir ainsi du nouveau à lui présenter à son retour. Prendre des initiatives, telle était la consigne. Et il était parfaitement capable de se débrouiller seul pour ce qu’il avait à faire.

Arrivé à la ferme des Persson, il sonna et dut attendre un moment qu’un Jonas tout juste sorti du lit vienne lui ouvrir.

— Je vous ai réveillé ? demanda Gösta en consultant sa montre qui indiquait treize heures.

— J’ai eu une urgence tôt ce matin, et j’ai voulu rattraper les heures de sommeil perdues. Entrez, ce n’est pas grave. De toute façon, je suis levé maintenant.

Il fit une tentative pour arranger ses cheveux ébouriffés. Gösta le suivit dans la cuisine où il prit place bien que Jonas ne l’ait pas invité à le faire. Il décida d’aller droit au but.

— Vous connaissiez Lasse ? Bien ? Très bien ?

— Je dirais que je ne le connaissais pas du tout. Je lui disais bonjour de temps en temps quand il venait chercher Tyra à l’écurie, c’est tout.

— J’ai des raisons de croire que ce n’est pas vrai.

Jonas était toujours debout et les coins de sa bouche se mirent à tressaillir d’irritation.

— Vous commencez à me fatiguer. Qu’est-ce que vous cherchez, là ?

— Je pense que Lasse était au courant de votre relation avec Victoria. Et qu’il vous faisait chanter.

Jonas écarquilla les yeux.

— Vous n’êtes pas sérieux ?!

Sa stupeur paraissait authentique et un instant Gösta eut des doutes sur la théorie qu’il avait développée après sa conversation avec Pedersen. Puis il se reprit. Il ne pouvait pas en être autrement, et il n’aurait aucun mal à le prouver.

— Autant admettre les faits tout de suite. Nous allons analyser vos appels téléphoniques et votre compte bancaire, et nous verrons immédiatement que vous avez été en contact et que vous avez retiré des espèces pour le payer. Vous pouvez nous épargner ce travail en disant tout de suite ce qu’il en est.

— Sortez d’ici ! cria Jonas en montrant la porte. Ça suffit comme ça !

— On le trouvera écrit noir sur blanc, poursuivit Gösta. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ? Il en voulait davantage ? Vous en avez eu marre de ses exigences et vous l’avez tué ?

— Je veux que vous partiez, maintenant.

La voix de Jonas était glaciale. Il raccompagna Gösta dans le vestibule et le poussa presque dehors.

— Je sais que j’ai raison, dit Gösta, un pied sur la première marche d’escalier.

— Vous vous trompez. Premièrement, je n’avais pas d’aventure avec Victoria, et deuxièmement, Terese affirme que Lasse a disparu entre samedi matin et dimanche dans la matinée ; or, j’ai un alibi pour tout ce temps-là. La prochaine fois que je vous verrai, j’attends vos excuses. Et je rendrai compte de mon alibi à un de vos collègues si on me le demande. Pas à vous.

Jonas referma la porte et Gösta sentit le doute s’immiscer. Se pouvait-il qu’il se trompe, alors que tous les morceaux semblaient si bien s’imbriquer ? Il en aurait bientôt le cœur net. Une autre visite à faire, puis il s’attaquerait aux relevés bancaires de Jonas et à l’historique de ses appels. Ils seraient éloquents. Et il pourrait toujours parler d’alibi, ce serait du pipeau.


Ça ne devrait plus tarder. Laila avait le pressentiment qu’elle recevrait une carte postale d’un jour à l’autre. La première était arrivée par la poste deux ans plus tôt. Depuis il y en avait eu quatre au total. Quelques jours après arrivait la lettre contenant les coupures de journaux. Les cartes étaient vierges, mais peu à peu elle avait deviné le message.

Elle avait demandé au personnel de les jeter parce qu’elle en avait peur. En revanche, elle avait conservé les coupures de presse. Chaque fois qu’elle les sortait de leur cachette, elle espérait en comprendre davantage sur la menace qui n’était plus dirigée uniquement contre elle.

Elle était fatiguée, et s’allongea sur le lit. Dans un instant, elle aurait encore un de ces entretiens thérapeutiques stériles. Elle avait mal dormi cette nuit, assaillie de cauchemars sur Vladek et sur Fille. Elle ne comprenait pas comment l’anormal était peu à peu devenu la norme. Ils avaient lentement été transformés, jusqu’à ne plus se reconnaître eux-mêmes.

— C’est l’heure, Laila !

Ulla frappa à sa porte ouverte et Laila se releva péniblement. Sa fatigue empirait de jour en jour. Les cauchemars, l’attente, les souvenirs du déraillement lent et inexorable. Elle l’avait tant aimé. Son passé était si différent du sien… jamais elle n’aurait imaginé qu’elle rencontrerait un homme comme lui, et pourtant, ils avaient formé un couple. Cela lui avait paru la chose la plus naturelle au monde, jusqu’à ce que le mal prenne le dessus et anéantisse tout.

— Tu viens, Laila ?

Elle obligea ses jambes à bouger. C’était comme marcher dans l’eau. La peur l’avait si longtemps empêchée de parler, empêchée d’entreprendre quoi que ce soit. Et elle avait toujours peur. Elle était terrorisée. Mais le sort des filles disparues l’avait profondément touchée et elle ne pouvait plus se taire. Elle avait honte de sa lâcheté, honte d’avoir laissé le mal faucher des vies innocentes. Rencontrer Erica était un début, elle finirait peut-être par trouver le courage de lui révéler la vérité. Elle pensait à ce qu’on disait : les battements d’ailes d’un papillon d’un côté de la planète pouvaient provoquer une tempête à l’autre bout. C’était peut-être ce qui allait bientôt se passer.

— Laila ?

— J’arrive, soupira-t-elle.


La terreur labourait son corps. Où qu’elle regarde, elle ne rencontrait que des abominations. Par terre des serpents aux yeux luisants, aux murs un fourmillement d’araignées et de cafards. Elle hurla, et l’écho se propagea en un chœur d’épouvante. Elle se démenait pour s’éloigner des bêtes, mais quelque chose la tenait prisonnière, et plus elle tentait de se dégager, plus ça lui faisait mal. Au loin, elle entendit quelqu’un l’appeler, énergiquement, et elle voulut avancer vers la voix autoritaire. De nouveau elle fut retenue, et la douleur exacerba la panique.

— Molly !

La voix perça à travers ses propres cris et tout sembla s’interrompre un instant. Son prénom était répété, sur un ton plus calme maintenant, plus bas, et elle vit les bestioles se dissoudre lentement et disparaître comme si elles n’avaient jamais existé.

— Ce sont des hallucinations.

Les paroles de Marta résonnèrent, claires et nettes.

Molly plissa les yeux et essaya de percer l’obscurité. Elle était allongée. Son esprit était confus, elle ne comprenait rien. Où étaient passés les serpents et les cafards ? Ils étaient bel et bien là une seconde plus tôt, elle les avait vus de ses propres yeux.

— Écoute-moi. Rien de tout ce que tu vois n’est réel.

— D’accord, dit-elle, la bouche sèche, et elle essaya encore une fois de bouger en direction de la voix de Marta. Aïe, je suis coincée.

Elle donna un coup avec sa jambe, sans parvenir pour autant à se dégager. Il faisait nuit noire autour d’elle et elle comprit que Marta avait raison. Les bêtes ne pouvaient pas être réelles, elle n’aurait pas pu les voir dans ces ténèbres. Elle eut l’impression que les murs se resserraient autour d’elle, et ses poumons manquaient d’oxygène. Elle entendait sa propre respiration, courte et superficielle.

— Calme-toi, Molly !

Marta utilisait son ton tranchant, celui qui lui permettait de mettre les filles de l’écurie au garde-à-vous. Et il s’avéra efficace à cet instant aussi. Molly se força à respirer plus lentement, et au bout d’un moment la panique s’estompa et ses poumons se remplirent d’oxygène.

— Il faut qu’on garde notre sang-froid. Sinon on ne va jamais s’en sortir.

— Qu’est-ce qui… on est où ?

Molly se mit péniblement en position accroupie et tâta le long de sa jambe. Un anneau de métal était attaché à sa cheville et en promenant ses doigts elle put sentir les maillons d’une grosse chaîne. En vain, elle se mit à tirer dessus en poussant des hurlements.

— Je t’ai dit de te calmer ! Ça ne sert à rien, ce que tu fais, tu ne pourras pas te détacher.

Le ton était ferme et insistant, mais cette fois, la voix de Marta ne parvint pas à tempérer la panique qui montait en Molly jusqu’à ce qu’elle comprenne enfin l’évidence. Elle s’arrêta net et chuchota dans le noir :

— Celui qui a enlevé Victoria nous a enlevées aussi.

Elle s’attendait à entendre Marta parler de nouveau, mais celle-ci ne dit pas un mot. Et pour Molly, ce silence était plus effroyable que tout le reste.


Ils avaient déjeuné à la cantine de l’hôtel de police et quand la réunion reprit, ils étaient en pleine digestion et légèrement somnolents. Patrik se secoua pour émerger. Il n’avait pas beaucoup dormi ces derniers jours et la fatigue pesait sur son corps comme une enclume.

— Voilà, on reprend, dit Palle Viking en montrant la carte. Le périmètre géographique des disparitions est relativement limité, pourtant personne n’a réussi à établir de liens entre les différentes localisations. Concernant les victimes, il existe plusieurs ressemblances, physiques et familiales, mais nous n’avons trouvé aucun dénominateur commun, du genre passe-temps, échanges sur un forum Internet ou ce genre de choses. Il y a aussi plusieurs dissemblances. Minna Wahlgren se démarque particulièrement, comme l’a relevé la police de Tanum plus tôt dans la journée. Ici, à Göteborg, nous avons bien entendu consacré de gros moyens pour trouver d’autres témoins qui auraient pu apercevoir la voiture blanche. Or, comme vous le savez, nous avons fait chou blanc.

— Il faut se demander pourquoi le ravisseur a été aussi négligent dans ce cas précis, déclara Patrik, et tous les regards se tournèrent vers lui. Il n’a pas laissé une seule trace lors des autres enlèvements. Si toutefois on part du principe que c’est le conducteur de la voiture blanche qui a enlevé Minna, ce qui n’est pas du tout sûr. Toujours est-il que Gerhard Struwer, dont nous avons parlé ce matin, nous a conseillé de focaliser notre attention sur les déviances de comportement de notre homme.

— Je suis d’accord avec vous. Ici, nous avons travaillé en partant de l’hypothèse que le ravisseur la connaissait personnellement. Nous avons déjà interrogé un grand nombre de personnes de l’entourage de Minna, mais je pense que ça vaudrait le coup de continuer de creuser de ce côté-là.

La proposition de Palle rencontra un murmure d’approbation.

— Le bruit court d’ailleurs que même votre femme a parlé à la mère de Minna, ajouta-t-il avec une mine amusée.

De petits rires étouffés émergèrent ici et là, et Patrik se sentit rougir.

— Oui, mon collègue Martin Molin et moi-même sommes allés chez Mme Wahlgren, et Erica, ma femme… y était aussi.

Ça ressemblait à une forme d’excuse, il s’en rendait bien compte.

— A-t-on jamais vu une bonne femme aussi culottée, grommela Mellberg.

— Vous pouvez lire tout cela dans le rapport, se dépêcha de glisser Patrik pour tenter de le réduire au silence. Euh, enfin, la visite d’Erica n’y est pas mentionnée.

D’autres petits rires, et il soupira mentalement. Il aimait très fort sa femme, mais parfois elle lui compliquait la vie.

— Ce qu’il y a dans votre rapport sera sûrement suffisant, sourit Palle, avant de retrouver son sérieux : Mais on dit aussi qu’Erica est une forte tête, alors n’hésitez pas à lui demander si elle a appris quelque chose qui aurait pu nous échapper.

— Nous en avons déjà parlé, et je ne pense pas qu’elle ait découvert plus d’éléments que nous.

— J’insiste, discutez-en avec elle. Il faut que nous trouvions ce qui rend le cas de Minna si différent.

— Entendu, déclara Patrik, qui retrouva son aplomb.

Les heures suivantes furent consacrées à examiner les différents cas sous toutes les coutures. Des théories furent lancées, des propositions regardées à la loupe, des axes d’exploration possibles notés et répartis entre les districts. Des idées farfelues furent accueillies avec autant d’ouverture d’esprit que les suggestions les plus raisonnables. Ils voulaient tous trouver un chemin qui leur permettrait d’avancer. Ils ressentaient tous le même découragement. Chaque district gardait en souvenir les rencontres avec les proches des disparues, leur peine, leur désespoir, leur angoisse et leur épouvante de ne pas savoir ce qui était arrivé à leur enfant. Puis le désespoir plus grand encore après la réapparition de Victoria, quand ils avaient compris que leur fille avait peut-être subi le même sort.

À la fin du jour, ce fut un groupe de policiers moroses mais déterminés qui se dispersa. Ils partirent chacun de leur côté pour poursuivre les investigations. Le destin de cinq filles pesait sur leurs épaules. L’une d’elles était déjà morte. Quatre restaient disparues.


Le calme régnait à l’établissement quand Erica arriva. En habituée des lieux, elle salua les gardiens et après s’être signalée à l’accueil pour se faire enregistrer, elle gagna la salle du personnel. Elle fulminait contre elle-même d’avoir pu être aussi négligente. Elle n’aimait pas commettre ce genre d’erreur.

— Bonjour, Erica.

Betty entra et referma la porte derrière elle. À la main, elle tenait quelques cartes postales entourées d’un élastique qu’elle posa sur la table devant Erica.

— Les voici.

— Je peux les prendre ?

Betty fit oui de la tête et Erica saisit le petit paquet et retira l’élastique. Puis elle s’arrêta net en pensant aux empreintes digitales, avant de comprendre que ces cartes avaient déjà été manipulées par tant de personnes que toute empreinte digne de ce nom avait disparu depuis belle lurette.

Il y en avait quatre. Erica les étala, dos contre la table. Toutes représentaient différents motifs espagnols.

— La dernière est arrivée quand ?

— Laissez-moi réfléchir… Il y a trois, quatre mois peut-être.

— Laila n’a jamais évoqué un éventuel expéditeur ?

— Pas un mot. Mais elle est très agitée quand elles arrivent, et reste bouleversée pendant plusieurs jours.

— Et vous dites qu’elle n’a jamais voulu les garder ?

— Non, elle nous a toujours dit de les jeter.

— Vous n’avez pas trouvé ça bizarre ?

— Si… dit Betty en hésitant. C’est peut-être pour ça qu’on les a conservées, après tout.

Erica observa la pièce dépouillée et impersonnelle. Seul un yucca à moitié fané posé sur le bord de la fenêtre tentait de l’égayer.

— On ne vient pas très souvent ici, sourit Betty.

— Je comprends, répliqua Erica avant de reporter son attention sur les cartes postales.

Elle les retourna. Effectivement, le verso était vierge, à part l’adresse de Laila à l’établissement, imprimée avec un tampon bleu. Toutes avaient été expédiées de différents endroits, et aucun des lieux n’avait de lien avec Laila, pour autant qu’Erica sache.

Pourquoi l’Espagne ? Était-ce la sœur de Laila qui les envoyait ? Pour quelle raison ? Ça ne paraissait pas très probable, puisqu’elles étaient postées en Suède. Elle envisagea de demander à Patrik de vérifier les déplacements d’Agneta. Les sœurs avaient peut-être plus de contacts que ce que Laila avait prétendu. Ou bien ça n’avait rien à voir avec elle ?

— Vous voulez demander à Laila si elle a un commentaire à faire ? Je peux lui dire que vous êtes là, proposa Betty.

Erica réfléchit un instant, observa le yucca flétri à la fenêtre, puis secoua la tête.

— Merci, je préfère cogiter un peu d’abord, voir si j’arrive à comprendre ce qu’il y a derrière tout ça.

— Bonne chance, dit Betty en se levant.

Erica eut un faible sourire. De la chance, c’était exactement ce qu’il lui fallait.

— Je peux les emporter ?

Betty hésita.

— D’accord, si vous les rapportez ensuite.

— Je vous le promets.

Elle glissa les cartes dans son sac. Rien n’était impossible. Le lien était là, quelque part, et elle n’abandonnerait pas avant de l’avoir trouvé.


Gösta se demanda si finalement il ne devait pas attendre le retour de Patrik, mais le temps pressait et il décida de suivre son instinct et d’avancer en fonction de ce qu’il avait appris.

Annika avait appelé pour prévenir qu’elle partait plus tôt parce que sa fille était malade, et il aurait sans doute mieux fait de retourner au commissariat, qui se retrouvait déserté. Mais Martin ne tarderait pas à revenir et, sans trop s’inquiéter, il prit la route pour se rendre chez les Hallberg.

Ricky lui ouvrit la porte et le fit entrer. Gösta lui avait envoyé un SMS pour s’assurer qu’il y aurait quelqu’un à la maison. La tension était manifeste quand il pénétra dans le salon.

— Tu as du nouveau ? demanda Markus.

L’espoir animait leurs visages, mais ce n’était plus l’espoir de retrouver leur fille. Désormais, ils attendaient une sorte d’explication, qui les aiderait peut-être à retrouver la paix.

— Non, en tout cas rien qui concerne la mort de Victoria. Mais il existe un fait étrange qui se rapporte à l’autre enquête que nous menons.

— Lasse ? demanda Helena.

— Oui, nous avons découvert un lien entre Victoria et Lasse. Un lien qui se réfère à une autre information que je viens d’apprendre. C’est un peu délicat.

Il s’éclaircit la gorge, sans trop savoir comment présenter les faits. Il vit l’angoisse dans le regard de Ricky, la mauvaise conscience qui allait probablement l’accompagner toute sa vie.

— Nous n’avons toujours pas trouvé le corps de Lasse, mais il y avait des traces de sang à proximité de sa voiture, que nous avons fait analyser. C’était bien le sien.

— Ah bon, dit Markus. Et qu’est-ce que ça a à voir avec Victoria ?

— Voilà, vous savez que quelqu’un surveillait votre maison. Il y avait un mégot de cigarette dans le jardin de votre voisine, que nous avons également fait analyser, déclara Gösta, en approchant du sujet qu’il aurait préféré éviter. De leur propre initiative, les techniciens du laboratoire ont comparé le sang du ponton avec l’ADN du mégot, et il s’avère que les deux correspondent. Autrement dit, c’est Lasse qui surveillait Victoria, et il est fort plausible que ce soit lui, l’auteur des lettres anonymes dont Ricky nous a parlé.

— Il nous en a parlé aussi, confirma Helena avec un regard sur son fils.

— Je suis désolé de les avoir jetées, murmura-t-il. Je ne voulais pas que vous tombiez dessus.

— Ne t’en fais pas pour ça, le rassura Gösta. C’est réglé. Toujours est-il que nous travaillons maintenant sur l’hypothèse que Lasse faisait chanter quelqu’un qui a fini par en avoir marre et l’a tué. Et j’ai une théorie sur l’identité de cette personne.

— Pardon, mais j’ai du mal à suivre, dit Helena. En quoi ça concerne Victoria ?

— Oui, pourquoi est-ce qu’il la surveillait ? demanda Markus. Qu’est-ce qu’elle avait à voir avec le chantage de Lasse ? Il faut que tu nous expliques, là.

Gösta soupira et respira à fond.

— Je pense que Lasse faisait chanter Jonas Persson parce qu’il savait que ce dernier avec une relation extraconjugale avec une fille bien plus jeune que lui. Avec Victoria.

Dès qu’il eut lâché la révélation, il sentit ses épaules se détendre. Il retint sa respiration en attendant la réaction des parents de Victoria. Qui n’eut rien à voir avec celle qu’il imaginait. Helena leva les yeux et le fixa sans s’émouvoir.

— Alors là, tu te fourvoies complètement, Gösta.


À la grande surprise de Dan, Anna s’était chargée d’accompagner les filles au centre équestre. Elle avait besoin de prendre l’air, et même la présence des chevaux n’aurait pu l’en dissuader. Elle grelottait et serra plus fort sa veste autour d’elle. Pour ajouter à toutes ses misères, son mal au cœur ne faisait qu’empirer et elle commençait à douter que ce soit un simple effet psychosomatique. Elle avait dû attraper la gastro qui sévissait à l’école. Jusque-là elle avait réussi à lui tenir tête en avalant dix grains de poivre blanc, mais elle se voyait déjà penchée sur une bassine, à vomir ses tripes.

Quelques filles se gelaient en attendant devant l’écurie. Emma et Lisen coururent les rejoindre, et Anna les suivit.

— Bonjour, pourquoi vous n’êtes pas entrées ?

— Marta n’est pas encore arrivée, dit une grande fille brune. D’habitude elle n’est jamais en retard.

— Elle ne va sûrement pas tarder.

— Mais Molly devrait être là aussi, ajouta la grande brune.

Les autres opinèrent — c’était manifestement la chef de la bande.

— Vous avez vérifié si elles ne sont pas chez elles ?

Anna regarda la maison. La lumière était allumée, il devait donc y avoir quelqu’un.

— Non, on n’oserait jamais faire ça, dit la fille, l’air épouvanté.

— Eh bien, moi, j’y vais. Attendez-moi.

Elle traversa rapidement la cour. Son empressement n’arrangea pas le mal au cœur, et elle s’appuya sur la main courante en montant les marches du perron. Elle dut sonner deux fois avant que Jonas ne vienne ouvrir. Il s’essuya les mains sur un torchon ; à en juger par l’odeur de cuisine, il était en train de préparer à manger.

— Bonjour, dit-il, l’air perplexe.

Anna se racla la gorge.

— Bonjour. Je cherche Marta et Molly, elles sont là ?

— Non, elles doivent être à l’écurie, répondit Jonas en consultant sa montre. Marta a un cours dans pas longtemps, et Molly est censée l’aider.

— Elles ne sont pas encore arrivées, dit Anna en secouant la tête. Vous avez une idée d’où elles peuvent être ?

— Aucune. Je ne les ai pas vues depuis ce matin, j’ai dû partir tôt pour une urgence et quand je suis revenu, il n’y avait personne. J’ai un peu dormi, et j’ai eu des consultations. J’étais persuadé qu’elles étaient à l’écurie cet après-midi. Molly a un concours important à préparer, je pensais qu’elles étaient en plein entraînement. Et la voiture n’a pas bougé.

Il montra la Toyota bleue garée devant la maison.

— Qu’est-ce qu’on fait alors ? Les filles attendent…

Il prit son téléphone, posé sur une commode dans le vestibule, et appela un numéro pré-enregistré.

— Non, elle ne répond pas. Bizarre. Elle a toujours son portable avec elle, dit Jonas, et il eut l’air inquiet. Je vais voir avec ma mère.

Il l’appela et Anna l’entendit expliquer de quoi il s’agissait, tout en disant à sa mère de ne pas s’inquiéter, que tout allait bien. Il termina la conversation en disant “allez ciao” plusieurs fois.

— Ah, les mamans et les téléphones, ronchonna-t-il avec une petite grimace. C’est plus facile de faire voler un cochon que de raccrocher quand on a sa mère au bout du fil.

— Oui, c’est vrai.

Anna fit comme si elle savait de quoi il parlait, alors qu’en fait, leur mère, à Erica et elle, n’avait pratiquement jamais donné de ses nouvelles.

— Elles sont passées chez elle dans la matinée, après ça, elle ne les a plus vues. Molly n’est pas allée au collège aujourd’hui, elle avait mal au ventre, mais elles avaient quand même prévu de reprendre l’entraînement cet après-midi.

Il enfila un blouson et rejoignit Anna sur le perron.

— Je viens avec vous, on va voir si on les trouve. Elles sont forcément quelque part par là.

Ils firent le tour de la cour, regardèrent dans la vieille grange et dans le manège, puis dans la salle polyvalente. Aucune trace de Molly et Marta.

Les filles étaient dans l’écurie à présent, leurs voix résonnaient quand elles parlaient aux chevaux et entre elles.

— On va attendre un moment, déclara Anna. Si elles n’arrivent pas, je pense qu’on repartira. Il y a peut-être eu un malentendu sur l’horaire.

— Oui, probablement, dit Jonas sans conviction. Je vais chercher encore un peu, ne partez pas tout de suite.

— D’accord.

Anna entra dans l’écurie, en prenant garde de rester à bonne distance des énormes bêtes.


Ils étaient sur le chemin du retour. Patrik avait insisté pour conduire, il lui fallait ça pour décompresser.

— Quelle journée ! On n’a pas chômé ! s’exclama-t-il. C’était une bonne chose, ce débriefing, mais j’avoue que j’avais espéré des retombées directes et immédiates. J’aurais adoré avoir une sorte d’illumination soudaine.

— Ça viendra, ne t’inquiète pas, lui répondit Mellberg gaiement.

Il était d’humeur inhabituellement joyeuse. L’euphorie d’avoir été le centre d’intérêt avec le cas Ingela Eriksson devait encore lui tourner la tête. Une telle attention allait le nourrir pendant des semaines, se dit Patrik. Mais il comprit aussi qu’il devait absolument rester optimiste. Il était hors de question de transmettre un sentiment d’enlisement quand ils feraient le bilan de la situation demain.

— Tu as raison, cette réunion aura peut-être servi à quelque chose. Palle va mobiliser des ressources supplémentaires pour éplucher l’affaire Ingela Eriksson, et si tout le monde s’y met, on va finir par comprendre en quoi la disparition de Minna Wahlberg se distingue des autres.

Il appuya sur l’accélérateur. Il était impatient de rentrer à la maison pour tout digérer et peut-être discuter de la réunion avec Erica. Elle parvenait souvent à structurer ce qui pour lui s’apparentait au chaos, et personne ne l’aidait mieux qu’elle à mettre de l’ordre dans ses idées.

D’autant qu’il voulait lui demander un service, sans rien en dire à Mellberg bien sûr, lui qui rouspétait tant contre la mauvaise habitude d’Erica de se mêler de leurs enquêtes. Même s’il arrivait que Patrik se fâche sérieusement contre elle, il devait admettre qu’elle avait un don pour trouver de nouveaux angles d’attaque. Palle lui avait demandé d’exploiter ce talent, et d’une certaine façon elle était déjà impliquée dans l’affaire. Patrik pensait au lien éventuel entre Laila et les disparitions. Il avait envisagé de l’évoquer pendant la réunion pour finalement s’en abstenir. Il fallait en savoir davantage, et ne pas courir le risque que cet élément incertain vienne déranger l’enquête et les déconcentrer au lieu de les faire progresser. Pour l’instant Erica n’avait rien trouvé pour étayer sa théorie, mais l’expérience avait appris à Patrik qu’il valait mieux l’écouter quand elle avait un pressentiment. Elle se trompait rarement, ce qui était à la fois terriblement agaçant et d’une grande aide. C’était précisément pour cela qu’il allait lui demander de visionner les entretiens filmés avec les proches. Leur grand défi était toujours de trouver un dénominateur commun entre les filles, et Erica serait peut-être en mesure de repérer un détail qui avait échappé à tout le monde.

— On pourrait tous se retrouver à huit heures demain matin pour faire le point, non ? dit-il. J’ai envie de demander à Paula de venir aussi, si c’est possible.

Le silence régnait dans la voiture et Patrik essaya de se concentrer sur la conduite. La chaussée était particulièrement glissante.

— Qu’est-ce que tu en penses, Bertil ? ajouta-t-il comme la réaction tardait à venir. Tu peux demander à Paula ?

Il ne reçut pour toute réponse qu’un ronflement sonore. Il jeta un regard sur son chef : il s’était endormi, le pauvre. Lui qui n’était pas habitué à travailler autant, cette journée l’avait complètement épuisé.

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