Ces paroles de regret expriment admirablement toute la misère de notre condition humaine. Nous avançons dans l'existence, poussés par nos appétits de loups affamés, et, au fur et à mesure que nous nous déplaçons, nous regrettons les lieux et les époques que nous avons quittés. Elles nous semblent alors détentrices de bonheurs et de privilèges que nous ne sûmes apprécier à leur juste valeur. Ce sont des gamelles qui contiennent des restes de mets que nous mangeâmes sans appétit et qui, rétrospectivement, nous font saliver.
Pauvres hommes. Pauvres chers cons jetés en pleine mourance dans le redoutable infini où tout s'abîme sans disparaître vraiment !
Mon Dieu, que je m'exprimerais bien si j'étais un branleur d'écrivain à la recherche de ses grains de beauté les plus infimes ! quelle carrière prestigieuse traîné-je à ma queue, comme le chien la casserole dont des polissons l'ont affublée. Mais quoi, il nous faut savoir assumer notre courage, nous qui sommes si compétents pour assumer nos lâchetés !
Mais je te charlante, l'aminche ! T'emberlife de première alors que tu mouilles de curiosité. T'es là, les pinceaux dans tes tartines-blocs, prêt à démarrer dans les indicibles surprenances ; et moi, grand fumier, de tergiverser, misanthroper, philosopher à la ronde, histoire de te faire languir un coup de théâtre dont tu as acquis les droits en achetant ce livre de belle tenue.
Les trois éventrés suspendus sont, dans l'ordre : Tuboûf Mafig, le père Bouchafeu et son égérie la brave Chère Razade, héroïne à présent des « Mille et Un Ennuis ».
Oui, les voilà ci, accrochés lamentablement et cruellement morts, ces gens dont j'ai croisé la route. Morts pour de bon, morts pour toujours à moins que ne se produise un jour la résurrection promise par la Sainte Église Catholique, ma mère.
Et nous regardons, M. Blanc et moi, pressés l'un contre l'autre, fascinés, écœurés, démoralisés, nous regardons, dis-je, cette horrible fresque comme deux nouveaux damnés contemplant les enfers où on les a précipités.
— Qui a fait ça ? murmuré-je, sans espérer de réponse.
J'en reçois une cependant.
— Nous ! fait Jérémie-le-Sombre.
Je crois piger, mais je doigtdanlœille.
— Je sais : Ne demande pas pour qui sonne le glas : il sonne pour toi ! récité-je.
— Glas, mon zob, grand con !
Et de s'expliquer :
— Nous avons tué ces gens en les contactant ! Tu le sens bien. On nous tient à l’œil depuis notre arrivée. Et l'on met tout en œuvre pour nous empêcher de découvrir la vérité, car on a bien compris que nous sommes venus à la recherche de ton temps perdu, Marcel.
Pour un ancien balayeur, je trouve l'astuce émérite, non ? D'autant plus que, parmi mes douze millions huit cent quatre-vingt-quatre mille lecteurs (homologués lors du dernier recensement), sept ou huit seulement l'auront perçue. Et, parmi eux, je compte : le professeur Sauvy, Françoise Xenakis, Jean Dutourd, Bertrand Poirot-Delpech, le général Mitterrand plus deux ou trois autres que je ne connais pas. C'est te dire s'il y a de la déperdition quand tu te mêles de faire de l'esprit fin. Faut pas craindre !
Là est le vrai courage ! Jeter une bombe dans une poubelle ou vider un chargeur dans le dos d'un P.D.G. au moment où il rentre chez lui, la nuit, c'est du velours en comparaison.
Mais, basta, je renoue le fil de mon récit, lequel est cousu de fil blanc, comme toujours, ce qui constitue ma marque de fabrique.
M. Blanc continue de démonstrationner sous les étoiles moyenorientales. L'endroit sent très fort le jasmin et le chèvrefeuille.
— De même qu'ils ont buté la fille que tu as sautée. Ils pourraient nous liquider, note bien. Seulement ils veulent se débarrasser de nous autrement, en nous faisant porter le chapeau. Ils vont réussir le crime parfait, mon vieux : nous tuer légalement. La flicaille du pays va nous arrêter. Nous passerons en jugement et serons condamnés à mort et pendus.
— On n'avait pas besoin de ça pour bander ! lamenté-je. On entre ?
Il ne bronche pas.
— A quoi bon, objecte le noir.
— Une petite perquise, ça ne mange pas de pain !
— Que veux-tu découvrir ? L’Égyptien t'a dit ce qu'il savait. Nous ferions mieux de chercher une planque. Pour l'instant nous ne sommes pas filochés.
— Qu'en sais-tu ?
— Ils te croient arrêté par les lardus qu'ils ont avertis de ton meurtre chez la fille. Nous disposons d'une marge relative de manœuvre.
— Tu as vu les routes, les rues ? Y a des bédis partout, mon minet.
Comme, dans mes périodes désabusées, je peins volontiers le diable sur la muraille, je crois opportun de résumer :
— Nous sommes traqués, sans passeports, dans un pays hostile policé jusqu'aux sourcils. Tous nos points d'accrochage sont nazes. Je n'ai même pas pu recouvrer la mémoire, ni ne me suis défait de mon envoûtement !
— Tu parles en alexandrins, remarque Jérémie, songeur.
Et de recompter sur ses doigts :
— Je-n'ai-mê-me-pas-pu-re-cou-vrer-la-mémoire, Ni-ne-me-suis-dé-fait-de-mon-en-voû-te-ment.
— T'es hugolien, quoi ! Je l'avais déjà remarqué. Moi, je préfère Verlaine, c'est plus nègre comme poésie, plus chaleureux.
— Tu crois que c'est le moment de parler littérature, grand ?
Il hausse les épaules.
— II y a eu une quantité de types qu'on a fusillés et qui chantaient ; tu crois que c'était le moment de chanter ?
Cette fois, c'est ma pomme qui a pris le volant. Ça s'est fait sans concertation, machinalement. Je me suis assis à la place du conducteur et M. Blanc a pris celle du mort, simplement.
— Tu sais où tu vas, grand chef blanc ? questionne-t-il.
— Yes, monsieur Bougne.
— Je peux savoir, ou bien il s'agit d'une croisière-surprise ?
Je ne réponds pas. Non que je veuille le taquiner, mais parce que je viens de lui bourrer le mou, à mon black-pote. Je n'ai pas la moindre idée de notre prochain point de chute (comme disent les riverains du Zambèze).
Souvent, je me pose des colles, me lance des défis. Ainsi, là, je me dis : Avant Damas, tu devras avoir opté pour la meilleure conduite à tenir. Comme s'il y en avait des chiées à ma disposition !
M. Blanc ronge son frein, ce qui est préférable à ronger celui de la voiture, car, précisément, on amorce une descente.
Et puis, voilà que du haut de mon promontoire, je distingue au loin, fonçant sur nous, une nouvelle colonne militaire.
Alors cette fois, pas bonnard pour affronter de nouveaux matuches ! D'autant qu'on n'a plus de fafs d'identité.
Tu sais quoi ? Je quitte la route après avoir coupé mes phares et dévale une étendue galeuse où tentent de végéter des arbrisseaux mélancoliques.
Jérémie a tout vu, tout pigé et m'approuve de son silence, comme l'écrit la comtesse de Paris dans son célèbre roman titulé : Comme le Temps Pax !
Ma tire cahote sur le sol dénivelé. Nous atteignons un muret de pierres plates empilées. Des chèvres bêlent de l'autre côté because notre charrette les a réveillées. Je coupe les gaz et j'attends des aubes blondes.
Au loin, derrière nous, la caravane passe, mais les chiens n'aboient pas.
Je vois grimper la colonne dans son lourd ronron de moteurs poussifs.
C'est alors que j'avise un mouvement par-dessus le muret. Une silhouette a surgi et disparu. M'a semblé qu'il s'agissait d'une femme. Le bruit de notre survenance a dû la tirer de son sommeil et elle vient aux nouvelles.
Faudrait pas qu'elle donne l'alerte. Je n'ai guère envie de voir surgir quelques gaillards armés d'escopettes ! Vitos, je déboule de la tire et escalade le muret. De l'autre côté, il y a une humble construction, également composée de pierres entassées, mais couverte de tôles rouillées. Le clair de l'autre (pardon : de l'une) révèle une jeune fille aux pieds nus, vêtue de hardes noires, qui se tient tapie sous l'avancée du méchant toit. Comprenant que je l'ai vue, elle recule à l'intérieur de la cahute. Un vieux zig chenu roupille sur un tas de hardes, tandis que deux chèvres naines, attachées à un pieu, s'agitent en bêlant.
— Des nomades récemment sédentarisés, me chuchote Jérémie qui m'a rejoint.
Il s'adresse à la dolescente dans son arabe de réserve. Elle reste un moment sans répondre, mais comme il insiste patiemment, que sa voix est douce, son sourire large comme le clavier d'un Gaveau grand sport, elle finit par répondre.
M. Blanc me traduit.
— Ce que je te disais, mon vieux : des nomades. Elle a été larguée par sa tribu pour assister le patriarche qui ne peut plus arquer. Il est à demi paralysé, sourd, aveugle et centenaire. On les a laissés ici avec deux chèvres et un sac de semoule.
Elle est mignonne, non ? Dommage qu'elle fouette autant !
Je souris à la petite, tire un talbin de ma fouille et le lui tends. Elle le griffe avec une prestesse de caméléon gobant un moucheron volage.
— Asseyons-nous, décidé-je. Tu sais qu'on ne serait pas mal ici pour laisser passer l'orage ? Par exemple, il faudrait pouvoir planquer la bagnole.
— On peut, répond le noirpiot en me désignant la grande bâche trouée servant de porte à la cahute.
Et le voilà qui reprend ses jactances avec la fille.
J'ignore ce qu'il lui bonnit, mais elle paraît adhérer et s'apprivoise à vue d'oeil, Ninette.
— Elle est d'accord, m'annonce Jérémie.
— Que lui as-tu bradé comme salades ?
— On nous a volé nos papiers et comme nous sommes étrangers, on est obligés de se cacher jusqu'à ce qu'un ami nous en procure d'autres. Les nomades détestent le Parti Baas qui leur fait subir une chiée de tracasseries.
— Elle t'a cru ?
— Tu sais, elle a pas un Q.I. de surdouée !
Alors bon, on s'installe.
— T'as rien contre les morpions ? rigole M. Blanc.
— Penses-tu : j'adore les animaux, surtout quand ils sont affectueux.
Le jour s'est levé depuis des heures lorsque nous nous réveillons. J'ai encore fait un rêve. Je dormais sous une immense tente militaire en compagnie du général.
Une fille est entrée, quasiment nue. Une Arabe superbe qui faisait la danse du ventre. A la fin de son numéro, le général a voulu la tirer, mais je lui ai sauté sur le paletot car, moi aussi j'avais des visées sur la danseuse.
Et c'est mon pauvre Jérémie qui gueule tout ce qu'il peut, étant donné que je lui ai mis un œil au beurre blanc en lui ajustant un ramponneau plein cadre !
Adieu, général ! Danseuse ! Cochon ! Couvée !
Mon air consterné le touche.
— T'as encore eu une crise ?
— Je rêvais…
— Faudrait que tu mettes une camisole de force au lieu d'un pyjama pour roupiller, si ça ne te passe pas !
Je suis incurable, quoi !
Le vieux qui gisait toujours sur son grabat poussa une plainte ; du moins cela y ressemblait-il. En réalité il s'agissait d'un appel qu'il réitéra à plusieurs reprises et de plus en plus fort ; mais sa surdité l'empêchait de régler le son de sa voix et chaque cri se ponctuait d'un couac lamentable.
— Que dit-il ? fis-je à M. Blanc.
— Je crois qu'il appelle sa petite-fille, me répondit Mister Bois-d'ébène.
Nous parlions d'une voix normale, mais les baffles à pépère ne percevaient rien de rien et t'aurais pu lui passer Rhapsodie in blue avec Armstrong à la trompette au ras des tympans que, que c'eût été du kif.
Le vieillard se tourna vers La Mecque et se prosterna à différentes reprises en psalmodiant ses prières. Qu'après quoi il péta un grand coup et se leva avec mille difficultés. Il était tout minot, tout égrotant.
Sa barbiche poivre et sel et ses yeux complètement blancs m'incommodaient.
Il se livra alors à une opération sur la finalité de laquelle nous nous méprîmes, Jérémie et moi : il releva le capot de sa gandoura. Nous crûmes qu'il allait soulager sa chère vieille vessie ; mais il n'en fut rien et déballa, à notre vive stupeur, un braque de trente centimètres, gonflé à bloc et qui battait la mesure d'un mouvement absurde, comme l'eût fait la baguette d'un pauvre d'esprit ignorant tout de la musique.
— Tas vu ce membre ! béa M. Blanc ! Pour un centenaire il est chiément performant, non ?
Le grand-dabe tint sa gandoura relevée d'une main et, de l'autre, en antenne, sonda le vide jusqu'à ce qu'il rencontrât l'une des deux chèvres.
Celle-ci était grisâtre comme son bouc à lui ! Elle devait avoir l'habitude des réveils érectiles du grand-père et les subir avec un plaisir certain car elle se mit docilement en position et le vioque n'eut aucune peine à l'enfourner. L'effroyable accouplement dura dix bonnes minutes sans que l'animal regimbe. Simplement, la chèvre faisait « mé-mé » de temps à autre, ce qui, somme toute, la confirmait dans ses fonctions supplétives avec le pépé.
Le vieil Arbi limait lentement mais sûrement, avec une conscience et une application de grand besogneux.
La seconde chèvre, dédaignée, ruminait nostalgiquement en boudant à l'écart.
La rareté du spectacle (rare par son caractère de zoophilie et par l'âge avancé du protagoniste humain) nous fascinait au point que nous ne perçûmes pas immédiatement l'arrivée des perdreaux. Il faut dire que la route n'était éloignée que de quelques centaines de mètres et qu'il y passait pas mal de véhicules en cette matinée. Lorsque nous fûmes alertés par la proximité des moteurs, il était trop tard pour tenter de fuir : les deux jeeps n'étaient plus qu'à un jet de pierre de la cahute. Elles fonçaient à fond la caisse sur le sol étique qui, de jour, ressemblait à un immense tapis-brosse. Dans le soleil triomphant, les canons des armes jetaient des éclairs. Il y avait trois hommes dans celle de gauche, trois autres dans celle de droite, plus la garce-salope de petite-fille de père Embroquebique. Cette foutue vachasse de sous-merde s'était levée tôt le morninge pour aller nous cafter aux archers. Escomptait-elle une prime ?
Pensait-elle se mettre bien avec les autorités en agissant de la sorte ? Ou bien, plus simplement, voulait-elle accomplir son devoir de Syrienne en allant dénoncer des ennemis (pensait-elle) du régime ? Mystère.
Mais les faits étaient là, dans toute leur hideur : nous étions faits aux pattes, M. Blanc et moi ; et il allait bientôt pleuvoir sur nous des emmerdes si monumentaux que nous serions écrasés sous leur masse.
Les deux tires stoppèrent devant l'entrée et les six gaziers en sautèrent en un ballet de parachutistes opérant une démonstration au Bourget.
— Si tu as quelque chose de particulier à me dire, il te reste six secondes pour le faire ! émit M. Blanc.
Je lui répondis en quatre que je l'aimais beaucoup et le remerciai pour son dévouement. Ensuite de quoi les gars furent sur nous. Ils marquèrent un léger temps en apercevant le pépé qui limait la biquette ; mais quoi : ils en avaient vu d'autres et nous cueillirent sans ménagements.
J'ignore si la môme Judas a palpé ses trente deniers, en tout cas elle nous regarde embarquer avec le sourire.
On nous fourre à l'arrière d'une jeep et l'un des lardus pilote la nôtre qu'ils ont dégagée de la bâche. Le mahomed cigogne à tout va et on doit bronzer ferme (moi du moins, M. Blanc ayant déjà donné). Mais le déplacement d'air causé par la vitesse nous plonge dans un bain de fraîcheur nonobstant les rayons ardents. Franchement, nous aurions dû rester chez nous, au lieu de venir jouer les justiciers du Far West dans ces contrées peu hospitalières pour les salauds de roumis dont je fais partie.
Et comme je ne sais pas mettre ma pensée au point mort ; je continue de phosphorer, c'est-à-dire de me demander ce qui a pu me motiver, le 2 janvier pour que je moule m'man et Toinet en pleine fiesta afin de rabattre à Damas ! Fallait-il que l'enjeu fût important, ou bien que la personne sollicitant mon départ me fût chère ! Comment se peut-il que rien ne sorte de mon caberluche ? que m'a-t-on fait subir pour que j'aie perdu totalement le souvenir de ces jours passés ici ? J'ai juste récupéré la tannerie et ses bacs puants ! Cela indiquerait-il que, pour retrouver ma route dans les ténèbres de l'oubli, j'aie besoin d'éprouver physiquement ce que j'ai alors vécu ?
— Tu veux que je te dise ? me chuchote soudain Jérémie, sans remuer les lèvres. On devrait pouvoir essayer quelque chose dès que nous serons en ville.
— Quoi ?
— Ces cons nous ont placés seuls à l'arrière. Nous ne sommes surveillés que par celui qui se tient à côté du chauffeur et il garde sa mitraillette la crosse posée sur son genou ; je me fais fort de la lui arracher !
— Et après, camarade ?
— On se perd dans la foule !
— Tu parles ! C'est comme si tu cherchais à perdre deux pommes dans un sac de blé ! Nous sommes trop repérables. Et puis les gars de la seconde jeep nous suivent et là, espère, ils n'hésiteraient pas à nous cartonner.
— Ils nous suivent à cinquante mètres. En sautant chacun d'un côté et en plongeant dans les ruelles…
— Utopique !
Il renaude :
— T'es chié, mon vieux ! Ça, pour être chié, t'es chié. J'en ai déjà rencontré des mecs chiés, mais des aussi chiés que toi, jamais ! T'es chiément chié, quoi ! Je me défonce l'oignon pour t'aider, allant même jusqu'à tromper ma chère Ramadé que je vénère, et toi, tu joues les timorés !
— Ce n'est pas être timoré que de choisir le moindre mal ! Jusque-là, les flics, nous ne leur avons rien fait. Certes, nous sommes pris dans une machination, mais nous pouvons encore espérer nous en sortir. Choisir la fuite, c'est accepter par avance toutes les accusations qui vont être portées contre nous. T'arrives pas à piger cette évidence avec ta cervelle de primate ?
— Eh, baluche, on drope jusqu'à l'ambassade demander aide et protection.
— Ah ! parce que tu crois que ces beaux messieurs qui passent leur temps à masser la prostate des dirigeants syriens dans l'espoir de récupérer nos otages vont faire la nique à leur police ? Les diplomates de cette contrée du monde marchent sur des œufs. Ils se retiennent de péter de crainte de flouzer dans leur bénouze. Quand quelqu'un de haut juché leur serre la louche, ils recomptent leurs doigts après, vérifier qu'il n'en manque pas !
Nous voici dans les faubourgs de Damas. C'est grouillant de vieux tacots rafistolés, de charrettes à âne ou à bras, de vélos ferraillants, et surtout de gens, de gens, de gens. Des mômes, des adultes, des soldats, des civils, des guenilleux et des notables au coude à coude, au ventre à ventre ! Des marchands de fritaillerie hèlent le nonchalant qui passe. Ça pue, ça gesticule, ça kaléidoscope !
On ralentit de plus en plus.
— Quelle misère, soupire M. Blanc. On n'aurait même pas besoin de lui arracher sa mitraillette. Non plus que de courir. On sauterait de cette merde et on s'éloignerait les mains aux poches.
Il finit par m'user, le All Black.
— Putain d'enfoiré, si tu y tiens à ce point, faisons-le, mais tu le regretteras !
Je me tais, brutalement, les ficelles stratifiées, la cervelle liquéfiée, sans plus d'énergie que la guiguitte de Louis XVIII. C'est si spontané et si brutal que je me crois victime d'une attaque cérébrale. Je me paralyse tout ! Dis, je vais canner ou quoi ? Dans un effort désespéré, je tourne la tête sur ma droite, là où darde un rayon laser.
J'avise une grosse bagnole noire, ancienne, fourbie au polish jusqu'à la moelle, avec des chromes épais qui rutilent à t'énucléer. Ça ne doit pas être une Rolls, ce machin. Anglais, certes, cossu, moelleux, mais c'est pas une Rolls ; plutôt une vieille Daimler. Ça fait penser à un corbillard de grande famille.
Au volant, y a un chauffeur arabe en uniforme ; à l'arrière se tient un gros mec adipeux, au front dégarni. Il doit subsister deux douzaines de cheveux sur le sommet de son crâne, mais ils lui font du profit, vu la façon dont il les étale bien et les maintient collés à la gomme… arabique. Il porte des lunettes teintées, très sombres, cerclées d'or. Il a un tronçon de Davidoff Number One planté au milieu des lèvres comme un gode dans un prose. Et il me fixe. Et son regard (que je ne puis capter) est tellement intense qu'il m'est impossible de bouger, de penser, de réagir. Je suis une larve, une bouse de vache, un rien poisseux dans lequel il vaut mieux ne pas marcher.
L'homme actionne l'abaisse-vitre électrique de sa tire climatisée et se penche hors du véhicule pour se consacrer à notre jeep. Maintenant, ce n'est plus moi qu'il fixe, mais le chauffeur.
Que je t'explique, la Daimler se trouve à notre hauteur, mais en sens contraire. Nous l'aurions déjà croisée s'il n'y avait devant elle un embarras de circulation. quant à nous, nous aurions dû filer, mais notre tire paraît comme en panne. Celle de derrière klaxonne à tout berzingue, et toute une théorie d'autres chignoles idem. Et voilà que notre conducteur passe tout à coup la marche arrière et recule, pied au plancher, jusqu'à ce qu'il percute avec violence la jeep suiveuse. Dans un réflexe fou, nous avons sauté avant l'impact, M. Blanc et ma pomme.
La portière de la Daimier s'ouvre et nous nous y précipitons sans avoir eu à le vouloir.
Dans le fond, c'est commode qu'un autre pense pour toi, tu peux davantage te consacrer à tes mots croisés favoris.