L'existence, c'est pas un ensemble d'instants, comme les gens s'imaginent ; non, c'est juste un instant après l'autre. Et chaque instant est capital !
Chaque instant anéantit celui qui l'a précédé. Faut respecter l'instant, sans cesse unique. J'expliquais ça, l'autre fois, à ma crémière où j'étais allé échanger trois San-Antonio pas trop défraîchis contre un quart de beurre des Charentes et deux yaourts à la fraise. Elle était de mon avis, ou bien faisait semblant, ce qui est tout aussi satisfaisant pour l'orateur. Les gens, c'est déjà beau qu'ils t'écoutent de nos jours ; si en plus t'exigeais qu'ils te comprennent, la vie se mettrait à patiner.
Y a un brouhaha autour de moi. Des carillons ouatés indiquant qu'on va faire une annonce. Une voix femelle, toujours la même, onctueuse comme un chocolat chaud espagnol, annonce des arrivées, des départs, des vols, des numéros de salles d'embarquement.
Je suis tout branlibranlant, ailleurs, sirupeux.
— Tu vas, mon vieux ? s'inquiète l'organe mâle de M. Blanc.
Il est bioutifoule de la cave au grenier, le négus Tartines en faux croco frileux, costar de touide marron, pardingue poils de came ! chemise vert billard, cravate jaune (d’œuf). Il s'est fait couper les douilles, paraître un peu moins crépu et même qu'il est parvenu à se manigancer une espèce de raie sur le côté tellement oléagineuse qu'elle ressemble à l'écoulement d'un pressoir à huile. D'en plus, il fouette son parfum Duglandard, le con ! Une abomination qu'il achète par bonbonnes dans une grande surface, et dont il s'asperge pour moins renifler le nègre.
Remarque, son odeur, Jérémie, il la perçoit pas. Mais les autres blafards, qui eux sentent le cadavre nouveau-né, tu parles qu'ils l'ont affranchi les sagouins ! Lui l'ont assez seriné qu'il puait la ménagerie, M. Blanc, et pas n'importe laquelle !
— Tu es superbe ! remarqué-je.
— Dans vos contrées de putes, l'habit fait le moine, explique mon pote. Comment te sens-tu ?
— Faiblard, déboussolé. J'ai pas eu comme un turbin, une fois de plus ?
Il hésite, puis, choisissant la vérité :
— Si, mon vieux. Ça t'a repris chez la colonelle comme l'autre fois dans l'avion : tu te croyais chez toi, dans ta chambre. T'appelais ta mère et tu chialais parce que tu pensais qu'on vous avait volé votre escalier.
J'essaie de faire le point, mais tout est brouillé, il ne me reste qu'une sensation de réveil brusque après une gueule de bois.
Il ajoute :
— Tu sais que tu as fourré la vieille !
Là, je cible à peu près le récent passé.
— Elle n'est pas si vieille que ça !
— Cadillac V 12 était scandalisée parce que tut promenais la queue à l'air.
— Ça ne doit pas l'épouvanter : dans votre monde de merde, tout le monde est à poil ou presque !
— Pas les Blancs ! T'as perdu la face, mon vieux !
— J'aime mieux perdre la face et retrouver ma bite ! Putain, ce coup admirable que j'ai tiré ! Sauf le respect que je dois à toutes les donzelles que je me suis farcies, j'affirme que ç'aura été la plus magnifique troussée de ma vie ! Elle y va souvent à la craquette, votre sourdingue ?
— Tu charries ! Veuve exemplaire ! Tous les matins elle souffle sur la mémoire de son défunt pour la ranimer. Jamais ma petite frangine ne l'avait vue avec un homme, si ce n'est son médecin ou son notaire.
— Ses faveurs me flattent d'autant plus ! Je retournerai Villa Montmorency. Je sens que cette femme a fait beaucoup pour moi. Tous mes carambolages précédents n'étaient que des brouillons ; à compter de maintenant je vais commencer à faire l'amour pour de bon.
Il rit.
— Bon, j'aime ce langage optimiste. Viens, c'est à nous.
— Où m'emmènes-tu ?
— Berlin, tu sais bien.
— Ah bon !
Dans l'avion, il me surveille comme tu surveilles ta belle-mère aveugle quand tu la promènes au sommet des falaises d'Etretat. Peur que j'aille délourder en plein vol, tu penses ! Mais je reste très conscient, très présent et je suis presque en état de fraîcheur lorsque nous nous posons à Berlin.
C'est dans le gros taxoche Mercedes, piloté par une espèce de S.S. en cuir noir et kébour plat que la curiosité des faits m'empare.
— Tu m'as dit que tu avais retrouvé la gonzesse à qui j'ai parlé dans le Damas-Paris ?
— C'est elle que nous venons voir.
— Qui est-ce ?
— Une Égyptienne, chanteuse de son état, cataloguée vedette au Moyen-orient et en Afrique du Nord. Elle se nomme Kamala Safez.
— Qu'est-ce qu'elle fout à Berlin ?
— Son métier : elle a été engagée par un cabaret de la Suszob Bahn. On va aller l'applaudir dès ce soir.
Grâce à ma carte de l'American Express (1), je m'achète quelques fringues de rechange dans un grand magasin voisin de mon hôtel où les mannequins ressemblent aux soldats du regretté Von Paulus après leur reddition.
Ensuite de quoi, je décide de tubophoner à la colonelle.
J'espère que le bistounet dont elle se farcit une Portugaise peut lui permettre des échanges téléphoniques. Faut croire qu'oui puisque c'est elle qui décroche et s'annonce :
— Aglaé Curet-Trécy, j'écoute.
Chère Glagla, j'ignorais jusque-là son prénom. Un nom de grâce !
— C'est votre commissaire, merveilleuse amante ! je gazouille en regrettant de pas parler le rossignol couramment.
— Cher petit flic, comme c'est gentil à vous de m'appeler !
— Je crois avoir eu une espèce de… d'étourdissement après que vous m'eûtes comblé ?
— Le frère de ma soubrette m'a donné quelques précisions sur votre cas. Il faut vous soigner, mon tendre ami.
— Je ne vois guère quelle thérapeutique employer ; j'ai été victime de manœuvres louches, c'est certain…
— Toujours est-il qu'elles n'affectent pas votre sexualité, Dieu en soit loué !
— Et vous aussi, madame, qui avez si bien su l'arracher à cette torpeur des sens où je me confinais.
Beau parler, non ? Ça fait pas évoluer la langue française, mais ça lui tient le nez au chaud. Y a des moments où, pour moi, l'expression classique constitue une sorte de jeu de (bonne) société.
— Vous fûtes un partenaire exemplaire, petit flic !
— Et vous une diva de l'amour, madame. Lorsqu'on reçoit d'une femme une telle somme de volupté, on lui dit merci. Je baise vos jolies mains, madame.
— Quand vous reviendrez me visiter, il y aura mieux à faire.
Gloussement feutré. Non mais elle me pâme, la mère. J'en tricote de l'entendre.
— Bonsoir, ma Souveraine !
— Bonne nuit, mon jeune Roi !
On est bonnard pour jouer Le Cid, Ruy Blas ou Occupe-toi d'Amélie du train qu'on roucoule, les deux.
M. Blanc, qui a insisté pour que nous partagions la même chambre, se détraque le grand zigomatique.
— Alors là, t'es en plein cirage, mon vieux ! Pour être chié, t'es chié ! Une vieille peau comme la mère Curet-Trécy, lui débiter des tirades pareilles, faut pas crainre la naphtaline ! Mais comment as-tu pu sabrer ce tromblon, avec son relais hertzien dans l'oreille ? T'es vachement morbide, mon vieux ! Les catafalques te portent aux sens, je crois bien !
Écrase, ou je te peins en blanc ! me rebiffé-je. Chacun son pied, mon drôle !
Là-dessus, allons bouffer quelques denrées germaniques, ce sera toujours ça que les Boches n'auront plus ! comme l'aurait dit ma grand-mère.
Tu vois, lui dis-je en arpentant la Suszob Bahn, je ne pourrai jamais m'intéresser à un peuple qui pense en lettres gothiques. Au lycée, j'ai chié des casques à pointe pour apprendre l'allemand ; moi, le rapprochement de l'après-guerre, j'en ai rien à secouer ; je trouverais plus confortable de les garder comme ennemis héréditaires, ces nœuds.
Maintenant qu'on n'en a plus, on se sent vides. Ils pourront s'évertuer, les politiques, le Chleuh conservera toujours un mépris admiratif pour le Français, et le Français une crainte méprisante pour l'Allemand. On est voisins mais antagonistes par essence. Quand je regardais Von Karajan diriger son Philhamonique, j'éprouvais toujours l'impression qu'il avait fait fusiller une douzaine de ses musiciens avant le concert et qu'il en ferait flinguer douze autres après.
— En somme, t'es raciste, conclut M. Blanc. T'aimes bien les bougnoules, mais tu détestes les Teutons.
Il s'arrête en apercevant une immense enseigne au néon violet accolée du haut en bas à un immeuble. « Les Délices » ; c'est écrit, en français !
— Voilà l'usine de notre Cléopâtre, m'annonce M. Blanc.
Arts déco, la façade. Tu croirais une lampe de Galle. Le pied de la lampe étant la lourde de l'établissement. Un aboyeur saboulé en chasseur de chez Maximes promet des ambiances rarissimes en allemand et en anglais. Étant polyglotte, il les traduit en français lorsqu'il nous entend user de cet idiome.
On commence par une volée de marches garnies de moquette mauve, on descend jusqu'à un sas où une gonzesse vêtue seulement d'un Tampax et d'un collier de chien s'occupe du vestiaire. Elle hérite nos pardingues et nous remet en échange un badge que ça représente une chatte entrouverte et frisée blond. Le nombre 28 est imprimé pardessus. Une autre nana, avec des bas, un porte-jarretelles à fleurs et vingt kilogrammes de nichons nous ouvre une porte matelassée et le badaboum me cueille de plein fouet. Ces viornes de boîtes de nuit m'ont toujours filé des spasmes dans l'horlogerie interne. Je me sens mourant depuis que je me sais mortel, mais ces lieux accélèrent les choses et me propulsent sur les rives fangeuses de l'agonie.
Je cabre. Jérémie, qui le sent, me pousse avec fermeté.
On est pris en charge par d'autres personnes du beau sexe aux culs étranges venus d'ailleurs. T'as de l'Asiate, de la Moricaude, de la Suédoise imitation, de l'Auvergnate authentique, et puis encore et encore, à croire qu'aux Délices, le personnel est plus nombreux que la clientèle. Mais c'est une erreur car, lorsque tes falots sont accoutumés à la pénombre, tu t'aperçois que la taule est bondée. Deux gerces coloured nous dénichent cependant deux poufs dans un recoin, car ici on ne s'assied pas vraiment : on se vache.
— Que prendrez-vous ? me questionne une Saïgonaise qui s'est refait une santé depuis le Boat People.
— Des boules quiès et un bloody-mary chargé à mort, ma chère Fleur de Membrane.
Elle sourcille pas. Ces gens, pour les estomaquer, faut appuyer sur les pédales, espère !
Jérémie commande un cocktail de jus de fruits (exotiques si possible) et on laisse venir.
Pour l'instant, il ne se passe rien. Ça vacarme, ça bavasse, ça bécote et pelotaille un peu partout. Ça picole aussi et surtout.
— Quand je pense, soupiré-je, que tu m'as infligé ce voyage pour m'amener dans un endroit aussi débile !
— C'est pas ce boxif qu'on vient voir ! proteste le négro spirituel.
Le pire de ces lieux nocturnes, après le bruit, c'est l'odeur.
L'accumulation des parfums et des sueurs intercontinentales me flanque une monstre gerbance. Ça fouette l'humain en déchéance ; tu rêves d'une bonne douche aux mille jets récurateurs.
Les pin-up court-vêtues nous servent. On boit. quelques couples dansent à la désœuvrée, chaque gambilleur se tenant à trois mètres de son partenaire. Près de nous, par contre, un minet frivole turlute son barbon berlinois tandis que, tout au bout du renfoncement, une nana fait à son mec le coup du Poséidon. Franchement, tu me connais : je suis le contraire de bégueule, mais je trouve qu'on en prend trop à son aise, de nos jours !
Je lichetrogne mon bloody-mary (la mixture favorite du Dabe) et je prends ces mûles en patience. Une heure s'écoule, puis la zizique cesse et c'est comme si on te flanquait un grand seau de silence en pleine poire. C'est sûrement ça « les délices » promises par l'enseigne : l'interruption des sévices !
Une voix annonce en boche, angliche, françouse que le moment des attractions internationales est arrivé et qu'on va avoir droit à du jamais vu, qualité surchoix ! Programme heurff en plein ! Pour commencer, Peter Panpan, le célèbre ventriloque, l'homme qui fait parler sa bite !
Projos croisés : jaune et rouge ! Et viva Espana ! Débarque alors un grand rouquin en habit et cape noire doublée rouge. Chapeau et tête à claques, évidemment. Il a le sourire suffisant d'un qui s'aime et n'a jamais rien rencontré de plus beau que lui depuis sa naissance.
Il balance en outre-rhinien une plaisanterie que je pige pas et qui fait s'esclaffer sept connards de l'assistance natifs de Westphalie ; puis il dégrafe sa cape d'un mouvement théâtral, et alors c'est la formidable pinte de bon sang. Ya yaïe !
J'ai jamais rien vu de plus drôle depuis qu'Adam a tiré la mère Eve ! Tu parles d'un facétieux, l'aminche ! Spirituel à ce point, je croyais pas ! A se tenir les côtes !
Figure-toi qu'il a la braguette béante, Peter Pan-pan, et en sort une biroute en carton-pâte d'un mètre, dodue, violacée, avec des roustons poilus gros comme des noix de coco.
Et elle est articulée, cette prothèse ridicule. Sa belle tête de charcutier munichois peut faire jawol ou nein à volonté. Alors, tu l'as deviné, il se met à lui poser des questions, et la tête de nœud lui répond en prenant la voix du chancelier Kohl dont elle a d'ailleur le profil. Inénarrable, je te répète ! Les « Roupettes Chauves » peuvent aller se déshabiller, toutes : la grenouille, le vautour, l'ours et les deux petits vieux dans la loge ; plus le saxophoniste verdâtre !
Je laisse ce génial artiste faire ses besoins en public, profitant de sa prestation pour commander de nouvelles consos.
C'est tout de suite après lui qu'on nous annonce la célèbre Kamala Safez, la première chanteuse du Caire (à droite quand tu sors de la Grande Pyramide).
Sa particularité suprême ? Elle danse du ventre en chantant. Faut le faire !
Les projos deviennent verts pour l'accueillir (vert Nil, œuf corse).
Et alors les baignes crépitent. Cette fois on ne rit plus. On a la gorge ensablée ! De la personne commak, c'est pas fatalement de l'autre côté du bassin méditerranéen que tu en trouves.
Un corps merveilleux, souple, lascif, provocant ! Pourtant, je ne suis pas fana des peaux blanches. La sienne est blafarde comme celle de la Dame aux Camélias (d'après ce qu'on m'a raconté). Des étoiles de strass sur la pointe des loloches, un cache-sexe large comme une menotte de bébé ; elle fait la route avec, Kamala. Son regard intense est plus salingue qu'une partouze de notaires.
— Tu la reconnais ? chuchote M. Blanc.
— Non.
— Cependant, tu lui as parlé dans l'avion.
— Je ne me souviens de rien.
Je sens bien qu'il espérait le bon déclic, mon petit camarade. La réaction électrique. Il croyait que j'allais balancer un « bon Dieu mais c'est bien sûr ! » fameux.
Au lieu de, je m'exorbite sur la gonzesse. Apprécie ses formes, sa souplesse, sa coquinerie. Une liane, Éliane ! Le serpent des pharaons ! A la fois provocante et mystérieuse.
Une musique en play-back, retentit nasillarde, mélopesque où domine l'aigrelet lamento d'une petite flûte. Elle commence à trémousser. De Dieu, ce travail ! Complètement désarticulée, la mère ! Son bide est à New York quand son prose est à Moscou, et visez-moi ça ! J'arrives pas à suivre les gambades de son nombril, tellement qu'il yoyote vite !
Quelques pas de danse et elle se met à chanter. Sa voix, pas à tergiverser, te saute au paf d'emblée, vraoum ! Te remue tous les dépôts de l'âme : ces trucs qui stagnent, dont on s'accommode sans mal et qu'on oublie. Les sédiments se remettent en activité. T'apportent un temps de régénération.
Tu suis son lent déplacement, ses contorsions inimaginables ; et tu écoutes cette voix éperdue. Et en toi, tout se débine vers des félicités. T'es charmé yeux et oreilles. Plus ce sixième sens, pas encore catalogué à ce jour, et je dépose requête à son sujet, qui est le sens du cul (pour parler sommairement) auquel participent les cinq autres. Le sens des sens, quoi !
Je veux qu'on le reconnaisse ! Le sens de la baise. Le sens du désir. Le sens de la mouille, de la banderie ! Allez, je veux pas crever avec une telle lacune ! Je vois, j'entends, je renifle, je goûte, je touche, merci, bravo ; mais la trique ? Mais l'émoi ? Mais cette alerte merveilleuse du corps s'enflammant pour un autre ? C'est un sens, ça ! Pourquoi ne l'a-t-on pas reconnu, catalogué ? Trente millions d'années à hypocriser par défaut ?
Merde ! J'insurge ! Je veux plus. J'ai des droits : je suis vivant ! J'exige réparation ! Je suis terrien à part entière ! Je laisse monter, je laisserai des cendres ! J'occupe un certain volume (voire un volume certain). Je tire des coups, moi aussi ! Des visions m'humectent. Alors j'appelle ça comment ?
Mais répondez-moi, bordel, les lettrés, académiciens, grammairiens, naphtalineurs du vocabulaire !
Je dis quoi, pour exprimer qu'il se passe un frémissement dans mes burnes ? Que l'envie me biche de fliquer une frangine ? quel est le nom du sens souverain qui fait de ma grosse veine bleue un lierre sur un tronc ?
Elle chante et danse.
Les julots retiennent leur souffle ; même les gonzesses qui ne bouffent pas du gigot à l'ail sont troublées ! La salle retient son souffle, suspend son viol.
Elle fait un malheur, Ninette !
Après cette première goualante, elle en dégosille quatre autres. Sagement, elle rengracie ensuite bien que le public en exige encore. Faut pas fatiguer. Les laisser sur une bonne impression. C'est avisé comme démarche.
— Tu m'attends un instant ? demande M. Blanc en se levant.
— Où vas-tu ?
Mais il est déjà perdu dans l'obscurité, noir au point qu'il est, comme dit ce salaud de Bérurier !
Une entraîneuse vient draguer dans mon secteur. Me demande si je m'ennuie, si j'accepterais sa compagnie et qu'elle serait aussi honorée que Balzac si je lui offrais une coupe.
Je m'en débarrasse en l'affirmant que je suis pédé comme un phoque et que moi, les nanas, tout ce que j'accepte d'elles, c'est qu'elles cirent mes pompes, et encore je préfère que ce soit un mec qui le fasse !
Elle se tire.
D'ailes.
Une troisième attraction, now : un numéro de danse érotique par la famille Tuyau de Poêle grand-père, mémé, papa, maman, Vévette, Riton, la bonne et le garçon boucher ! Une monstre empoignade généralisée. Le strip déliquescent. Grand maman ôte son corset et ses béquilles ; sa grande culotte à six places, tout un saint-frusquin du diable, ça fait marrer le monde. Les gens raffolent du grotesque. Tout ce qui peut humilier les ravit. Le pantomime continue dans ce style. Y a franchement que des cervelles allemandes pour enfanter une attraction de ce tonneau (de bière !).
Ils en sont à Riton qui minouche sa grande sœur pendant que le louchébem emplâtre la boniche en levrette, lorsque M. Blanc se pointe (d'asperge) escorté de Kamala Lafez.
Celle-ci a troqué ses huit centimètres carrés de vêtements de scène contre une robe du soir verte, à encolure carrée, très arabisante.
Le noirpiot, 13 à Alès, (qu'est-ce que je déraille là ! je voulais dire très à l'aise), fait les présentations.
— Que prendrez-vous, mademoiselle ?
Bien que musulmane, elle gorgeonne du roteux, la superbe.
Comment M. Blanc s'est-il débrouillé pour l'inviter ? L'accès des loges, dans cette taule, c'est pas les Galeries Lafayette ! Et puis tu connais les Teutons ? Le racisme serait plutôt endémique chez eux ! Si tu les fais choisir entre massacrer un nègre ou un coiffeur, ils te répondent « Mais pourquoi un coiffeur ? »
Dans ces contacts nuiteux : artistes de cabaret-clients, y a toujours un temps mollasson où chacun cherche le ton et ses mots. On n'échappe pas à cette indécision.
Jérémie prend les choses en main.
— Vous étiez bien dans l'avion Damas-Paris, le 7 janvier dernier, n'est-ce pas ? demande-t-il à Miss Kamala.
Elle le regarde puis :
— En effet. Pourquoi, vous vous y trouviez également ?
— Pas moi : mon ami !
Du coup, elle me file un coup de périscope plus appuyé.
— Exact, fait-elle, je me souviens de vous. Vous voyagiez en first, auprès d'un petit garçon ; et vous m'avez parlé devant la porte des toilettes.
Moi, c'est comme si on me peignait la frite au minium. Tu comprends, cette gerce me prouve que j'ai des zones blanches dans mon caberluche. La mémoire qui patine. Elle est la preuve vivante de ma délabrance mentale.
— En effet, réponds-je sèchement.
La chanteuse-danseuse m'allonge un regard salingue.
— Vous m'avez fait un de ces rentre-dedans ! assure-t-elle.
— Vous parlez admirablement le français pour une Égyptienne, coupé-je.
— Probablement parce que je suis née quai de Bercy, à deux pas de l'ancienne Halle aux Vins !
— Je parie que vous vous appelez Ernestine Macheprot, comme tout le monde ? plaisanté-je.
Elle pouffe :
— Là, vous m'en demandez trop ! Je suis réellement égyptienne, mais de mère italienne. Mon père est retourné au Caire lorsque j'avais quatorze ans.
Elle nous bonnit sa vocation : le chant, la danse. Elle a suivi des cours chez une vieille artiste au rancart qui habitait près de chez eux, rue Fouad Voklamar dans le centre du Caire. La danse du bide, pas de la sucrette ! Les exercices que tu dois exécuter pour t'y entraîner ! Rappelle-toi que ça libère l'intestin ! T'as jamais vu une danseuse du ventre prendre de laxatifs.
Elle jacte. Ça vire au ronron (du Bey du Radada). Je cesse d'écouter. J'en reviens à mon amnésie. Et aussi à l'évidence que nous avons fait chou M. Blanc en nous pointant à Berlin. Cette fille n'a rien à voir avec mes problos méninges. La façon spontanée dont elle a parlé de notre rencontre le prouve. C'est un être spontané : l'hérédité italoche, je subodore.
Elle nous demande ce qu'on fait dans la vie ; on lui dit tout : qu'on est dans l'import-export. On vient pour passer un marché avec une fabrique berlinoise, concernant la fabrication de bâtons de sucettes en matière plastique.
M. Blanc, il doit partager ma décevance, probable. Alors il cherche à s'accrocher aux dernières branches du fraisier. Il demande :
— Vous étiez allée à Damas pour des raisons professionnelles.
— Oui, j'avais participé à une grande fête organisée par l'ambassade d’Égypte en l'honneur du gouvernement syrien. Cette soirée de gala a eu lieu dans les jardins de la Résidence et ça a été fantastique !
On ne devrait pas se regarder, Jérémie et moi ; et malgré tout, il nous est impossible de ne pas le faire.
Il a suffi d'un mot, d'un seul, pour que, brusquement, nous reprenions espoir. Et c'est le mot Résidence. En un éclair, j'ai retrouvé mon cauchemar de la nuit précédente. Je dormais dans la Résidence. Et j'avais mis mon réveil pour aller trucider « LE » général !
Se berlurons-nous ?
Pas impossible ; mais notre sursaut a été tellement spontané, le noirpiot et ma gueule ! Résidence !
II me flashe de ses gros lotos. Je lui offre les miens. On s'arrache les regards pour reprendre des mines angéliques.
La chère artiste, on lui fait insidieusement déballer sa prestation à Damas. Les invités en uniforme ou en habit. Ces joyaux que portaient les dames, dont beaucoup étaient loquées à l'orientale. La haie de cavaliers sur leurs dromadaires en sellerie d'apparat, fusils damasquinés dans le dos. La piscine de la Résidence recouverte d'un plancher pour servir de piste de danse. Des chiées de spots dans chaque arbre. Bref : Les Mille et Une Nuits.
La charmante fille a des extases d'adolescente. Elle doit renouveler son abonnement à De Tout Cœur, le magazine de la jeune fille masturbée.
Comme elle est vachement sympa et agréable de partout, on lui propose de la revoir demain pour un apéritif au bar de notre hôtel (qui se trouve être également le sien). Elle accepte. Lequel de nous deux a un ticket ? Difficile à décider. Elle se comporte pareillement avec Jérémie et avec moi. Peut-être ni l'un ni l'autre, après tout. Juste qu'elle nous trouve sympas. Le blanc et le noir, ça crée une sorte d'équilibre, d'harmonie. Beaux serre-livres pouvant accessoirement servir de serre fesses !
On la quitte, charmés. Demain sera un autre jour.
Taxi roulant, on échange nos impressions.
— Que penses-tu de cette souris ? Murmure M. Blanc.
— Jugement positif. C'est quelqu'un de spontané et de séduisant. A ce propos, tu aimerais te l'emplâtrer ?
Il ronchonne :
— Ca m'étonnait de pas encore avoir eu droit aux dégueulasseries d'usage ! Toi, mon vieux, t'es chié ! Tu parles d'un cas ! Tout terrain, comme un camion de l'armée ! Tu ramones la vieille colonelle et à présent t'es prêt à t'envoyer la danseuse orientale ! Mais, Seigneur, je finirai par t'interdire ma porte, de crainte que t'importunes ma chère Ramadé !
— La femme d'un pote ! Je m'en voudrais !
— Dis plutôt que t'as pas envie d'une négresse, espèce de forniqueur !
— Conclusion, Kamala Safez ne t'incite pas à l'adultère ?
— J'aime mon épouse, moi, mon vieux. Je sais bien que pour vous autres gorets en rut, ça paraît con, mais j'ai pas honte.
— Tartine pas, simplement je voulais éviter un conflit particulier entre nous. Puisque t'es pas partant, je me la ferai donc ! tranché-je (et c'est le cas de le dire) après l'avoir séduite.
— On ferait mieux de parler de la Résidence, murmure l'Ebène.
C'est vrai : on ferait mieux. J'ai vu que tu as tiqué, toi aussi.
Il acquiesce.
Curieux, ce que je ressens, mon vieux. D'un côté, j'ai l'impression qu'on tient une piste et qu'on a bien fait de parler à cette femme ; de l'autre, j'ai l'intime conviction qu'elle n'est pour rien dans ton aventure.
Telle est également ma double conviction, mon cher Othello.
Il refuse de boire l'ultime à l'hôtel et on grimpe se coucher.