Une qu'est tout chavirée, c'est ma douce Féloche.
Elle se tient devant la porte de notre pavillon, avec le gros Apollon-Jules dans les bras. Simplement enveloppée de son grand châle mauve, m'man, alors que l'enfant d'ogre a son manteau en peau de mouton et un passe-montagne tricoté avec de la laine des Pyrénées-Orientales. Il se met à ressembler à Mao, le fils Béru. La frite en balancier d'horloge (un balancier de cuivre rouge), le regard immense et déjà vachetement con, le tif rouquin, en frange sur le front bas.
M. Blanc stoppe devant notre grille.
Je dévoltige.
— Mais que fais-tu dans le froid, m'man ?
— Je t'attendais !
— Quoi, tu m'attendais ? Comment savais-tu que j'allais venir ?
— Un pressentiment très intense, Antoine.
Elle m'embrasse. Elle a le bout de son pif gelé, ma vieille… Je la houspille un peu. Merde, c'est suicidaire ce pied de grue devant notre carrée ! Le thermomètre est en chute libre, ce soir.
On se hâte de crécher. M. Blanc a accepté de venir gurgiter un coup de rouille, pour une fois, lui qui déteste l'alcool !
Je sens un grand bonheur en remontant l'allée. La tonnelle dénudée ne parvient pas à faire triste malgré sa carcasse rouillée.
Je dis en passant devant elle :
— Au printemps, je te repeindrai la tonnelle, m'man.
C'est bien parler pour ne rien dire ! Au printemps, les rosiers auront repris possession des arceaux rouillés et je n'y penserai plus ! Et puis même si je me mettais au labeur, je renoncerais avant d'avoir fini de décaper cette ferraille. question bricolo, je suis piteusement velléitaire, j'avoue.
On remet les effusions en route, une fois au chaud.
— Quelle joie de te revoir à la maison, mon chéri !
— Et moi donc !
Ça m'a biché d'un seul coup d'un seul, cette retournerie au bercail. Chez Jérémie, l'idée suivante m'est venue : dans mes hallucinations, chaque fois, je me crois chez nous. C'est donc que je dois y aller !
C.Q.F.D., comme disent les physiciens.
Et me voilà.
— Où est Toinet ?
— Il prépare sa composition de géographie pour demain. Veux-tu que je l'appelle ?
— Non, non, laisse s'accomplir les bonnes volontés, je le verrai plus tard.
Je désigne le sous-produit des Bérurier.
— Et ce porcelet, il ne t'en fait pas trop voir de dures ?
— Il est sage comme tout. Pourvu qu'on lui donne à manger, il est satisfait.
Elle ajoute, confuse de sa hardiesse :
— Il tient de ses parents !
Là-dessus, voilà la Maria peinte en blonde qui dévale l'escadrin. S'arrête sur l'avant-dernière marche pour dominer la scène. Se lance dans du Shakespeare revu et corrigé par Cervantes.
— Non ! ma qué cé qué jé vois ! Cesté Moussiou ! Moussiou ! Ahrrrvvvrmmm !
Elle libellule sur la pointe des pantoufles jusqu'à moi, me jette contre sa poitrine, son pubis, son mufle ibérique et son odeur patchoulesque ; plus des larmes de joie.
— Moussiou ! Moussiou ! Cesté Moussiou ! Oh ! Moussiou, moussiou, moussiou !
Comme si je revenais de l'enfer après être passé par le goulag et la dernière conférence de presse de Canuet et que j'arrive, exténué, sanglant, suivi du vieux hussard que j'aime entre tous.
Moi, gêné, je la dégage à l'énergie du désespoir. M'man se détourne, pudique. M. Blanc me déballe un sourire large comme une piste de descente olympique et un peu plus blanc.
Ouf ! me voici enfin décataplasmé. Je descends à la cave chercher une bonne boutanche de roteux, fêter le retour de l'enfant prodige (j'écris bien prodige, merci).
A mon retour, je surprends m'man et Jérémie en grande et chuchoteuse converse, au salon. Il doit lui expliquer mes problos, faire des recommandations pour la noye.
Du coup, elle va pioncer sur le palier, Félicie, j'entrevois. Flambeau !
L'Aiglon. Le Roi de Rhum ! Assurer ma protection à outrance. Tendre des matelas dans l'escadrin, d'au cas je m'y fraiserais la gueule en état second, voire tertiaire.
On écluse des bulles, on les feule avec un max de discrétion. Séparation. A demain, Noirpiot !
— Tu te sens bien, mon grand ? s'inquiète Félicie, lorsque nous sommes seulâtres.
— Parfaitement bien, ma chérie ; sauf que je suis victime de phénomènes hallucinatoires, parfois, la nuit, et que je me livre, à mon insu, à des exercices de télépathie avec toi.
— Il faudra consulter !
— Ca ne concerne pas la médecine. Je vais retourner à Damas avec Jérémie qui est un garçon épatant, surdoué, côté police. Il a l'esprit de déduction, l'initiative, les réflexes…
— Et s'il y allait tout seul, Antoine ? Je crains pour toi. C'est à ton retour de là-bas que tu es devenu partiellement amnésique !
— Voyons, ma chérie, si je veux sortir de ces brumes, il faut bien que j'aille à leur source.
— J'ai peur, balbutie-t-elle, toute pâlotte.
Je la berce dans mes bras. Jalmince, ce petit salopard d'Apollon-Jules cramponné aux jupes de ma mère, se met à chialer et à me menacer de son poing. M'est idée qu'il deviendra un vrai cogneur, comme son cocu de père !
En attendant, j'en ai gros sur la patate du lâchage d'Alexandre-Benoît ! Il fut des temps, pas si lointains, où il ne mêaurait pas quitté d'une semelle en me voyant dans le blitz. Mais depuis que je me suis intéressé à M. Blanc, il me boude. La jalousie ! Tous les hommes, c'est ça qui les tue : ils sont jalminces.
— A propos de Damas, Antoine, il faut que je te signale quelque chose.
— Quoi donc, ma poule ?
— Le 2 janvier, tu as reçu un coup de téléphone qui a semblé te contrarier fortement et dont tu n'as pas voulu me parler.
— Je sais.
— Peu après, tu es parti pour Paris. Auparavant, tu es monté dans ta chambre pour te mettre en tenue de ville.
— Et alors ?
— Ce matin, en faisant ta chambre, j'ai ouvert le tiroir de ta table de travail pour y ranger des stylos et des agrafes qui traînaient. J'y ai trouvé un gros horaire d'Air France ouvert à la page des vols Paris-Damas.
— Ah bon !
— En travers de la page, il y avait ta trace de quelque chose d'écrit. Je suppose que tu as pris une note sur un feuillet de bloc en te servant de l'horaire comme support. A l'aide de ta loupe, j'ai pu lire ce texte.
— Hé, dis donc, mother : j'ai de qui tenir ! Et il y avait quoi d'écrit ?
— Un instant, je l'ai noté.
Elle fonce à la cuistance, marchant en arc de cercle, la pauvrette, biscotte le petit enfoiré d'Apollon-Jules qui ne quitte ses bras que pour ses genoux. Je l'entends farfouiller entre les pots de faïence garnissant son étagère café, farine, pâté, thé, etc.
C'est là qu'elle place ses pense-bêtes, notes d'épicerie, cartes postales familiales. Une sorte d'étrange bureau qu'elle s'est aménagé au coeur de son antre. On y trouve des pointes Bic, des enveloppes, des blocs réclames…
— Tiens, mon grand.
Le grand trembille un peu des salsifis en saisissant le papelard de sa chère Féloche.
Il lit Gl Gamal Halaziz.
Gl signifie probablement général, non ?
Mais alors, voilà qui recolle à mes hallucinances de l'autre nuit, chez la colonelle Curet-Trécy, lorsque j'ai épouvanté Cadillac V 12.
— Ca t'intéresse, mon grand ?
— Plus que tu ne crois, ma poule. Sans doute as-tu déniché la clé de ma petite affaire embrouillée.
— Si ça pouvait être vrai !
Là-dessus, Toinet rapplique de sa turne, son travail scolaire achevé. Les yeux cernés, l'artiste. Ça vient des compos ou des branlettes ? Précoce comme il est, ce gueux, il doit déjà se jouer les grands airs d'opéra à la clarinette baveuse, je parie. L'an prochain, il commencera à palper la moule de Maria, je te parie n'importe quoi !
Content de me voir. D'emblée, il me raconte qu'ils le font chier avec les affluents de l'Amazone et la balance commerciale du Brésil dont lui-même se balance à en faire craquer son froc !
M'man, qui savait télépathiquement ma venance, a mijoté la blanquette de veau des grandes occases. Moi, tout en savourant, je pense au supposé général Gamal Halaziz. Personnage clé de cette mystérieuse histoire ?
La nuit qui suit est un enchantement ; je dors d'une traite et sans cauchemarder, preuve que j'avais vraiment besoin du logis maternel.