L'orchestre musette attaque un tango. Béru ne peut pas résister. Il dit à Alfred, le coiffeur :
— Tu permettrais-t-il que je fisse danser la Grosse ?
Magnanime, Alfred opine, mais sans grand enthousiasme. Alors le Mastar se lève et présente ses abattis à celle qui est encore son épouse devant la loi, mais qui, désormais, habite avec le vieil aminche du ménage en attendant que le divorce soit prononcé.
Un couple monumental, gras de partout, se forme qui part à la conquête de Vincent Scotto pour aller piétiner sa musique immortelle.
— Écrase-moi pas les paturons, je te prille ! recommande la mégère.
— La corpulerie empêche pas la souplesse, rétorque Alexandre-Benoît.
Il enlace sa demi-tonne de boustifailles assimilées, prend un air d'ailleurs, la lèvre supérieure en tuile romaine et le regard bridé par la concentration.
Avec des rouflaquettes et une moustache effilée, il ferait Argentin, le Mahousse.
Les voilà partis en gambille. D'autres couples les rejoignent qui les happent par intermittence.
Je demande à Alfred :
— Ça marche les amours avec Bertha ?
Il hausse les épaules et répond de sa voix encore teintée d'accent rital :
— Elle me fait chier, commissaire ! Faut absolument que je m'en débarrasse. Pour une partie fine, elle est de première. Y a pas plus dégueulasse et inventive que cette grosse vache ; Elle vous ferait n'importe quoi. Mais vivre avec est impossible. Elle fout la merde dans mon salon de coiffure ; la merde avec mes employées, la merde avec mes clientes, qu'est-ce que je pourrais faire ?
— Une partie de canotage à Villequier, sur la Seine. Tu lui attaches un plot de ciment à chaque cheville et tu fais basculer la barque ! Tu sais nager, j'espère ?
Il hausse les épaules.
— C'est un pot de merde. quand je me risque à lui dire que je ne l'épouserai pas, elle me bat. Y a que Béru pour s'accommoder de cette charognerie ! La dompter un peu, dans un sens. Regardez-les danser, on comprend qu'ils sont faits l'un pour l'autre.
Et c'est vrai. L'image est majestueuse. Bérurier sue sous son chapeau pourri. Il lève le petit doigt en tenant la main de sa partenaire. Alfred me saisit par le bras.
— Aidez-moi, commissaire ! Je vais partir en douce. Vous leur direz que c'est fini, que je vends mon fonds et que je retourne en Italie, dans les Pouilles où sont nés mes ancêtres. Moi, je vais aller placarder un avis de fermeture sur la porte du salon et prévenir mes gonzesses qu'on fait relâche jusqu'à nouvel ordre. Je viens d'engager une petite shampouineuse belge salope à damner toute une congrégation de moines ! Je m'embarque. Si vous saviez ce qu'elle sait faire avec ses lotions mousseuses ! quand je la voudrais plus, je vous la ferai essayer : je sais que vous adorez la chose.
Alors, d'accord ? Vous vous chargez de la corvée ?
Je réponds que oui. Tu connais ma grande âme altruiste. Toujours à dispose pour porter aide et assistance, l'Antonio de ses deux !
Alfred s'esbigne si vite que j'ai pas le temps de voir, tel un suppositoire dans un trou de balle. Gloup ! Bye bye, merlan !
Une valse anglaise succède au tango, le couple damné repique au truc. Tu penses qu'ils vont pas rater ça : la valse anglaise, une langourance pareille est propice au frottis de tripailles. Le menu étant bien composé, c'est un slow qui suit. Faut aller dans les banlieues escarpées pour trouver encore des airs commaks ! Des musiques unissantes, bonnes pour le lard et les bas morceaux. Mains aux miches, joue contre joue, tu croirais qu'ils s'aiment, les Béru.
Quand ils reviennent, ils transpirent comme une chapelle ardente. Le regard brillant, le souffle façon fin de coït.
Béru se commande une roteuse. Berthe dit, au bout de son essoufflement :
— Alfred ait été uriner, je suppose ?
— Non, fais-je. Il est parti.
— Parti ! Vous entendez quoi t'est-ce, par parti, Antoine ?
— Qu'il nous a quittés, et vous tout spécialement. Il abandonne son fonds de commerce et il va refaire sa vie sous d'autres cieux, en compagnie, a-t-il précisé, d'une shampouineuse belge qui lui pratique d'époustouflantes savonneuses, ce qui est une sorte de déformation professionnelle, ne nous le dissimulons pas. Il m'a chargé de vous dire, chère Berthe, que vous lui cassiez les couilles et qu'il vous restituait de grand cœur à votre époux, ici présent, ce que je trouve être une heureuse conclusion de vos amours adultérines.
La mégère pousse un tel barrissement que l'orchestre, en train de musiquer In the Moon, avec un rare brio, couaque couaque et s'interrompt.
Elle m'alpague au collet, la pétasse.
— Non, mais dis donc, commissaire de mes fesses, empaffé de frais, suceur de pissotières, dégueulasserie vivante, tu croives que j' tolérerai des insultes aussi conséquentes sans régir !
Because ma dignité, je suis contraint de lui faire lâcher prise. S'ensuit une empoignade féroce. Je tords ses poignets musculeux ! Elle m'estourbe d'un coup de front dans le portrait. Je remise d'une manchette à la glotte !
Elle riposte en me mordant la joue ! C'est la confusion, la bataille pas rangée, l'incident diplomatique de bas niveau, voire de caniveau.
Les gens prennent peur devant l'importance du séisme et se carapatent. Béru aussi s'est débiné. On reste seuls à se créer des voies de fait, d'eau et de conséquences sur le plancher.
Et puis j'éternue parce qu'elle me file encore des coups de boule dans les ratiches et qu'elle est frisée serrée, la Vachasse. Pourtant, naguère, sa coiffure était du genre raide.
Je mollis ; Berthe de même. Je suis dans le schwartz le plus total. Et puis une lumière éclate et j'aperçois M. Blanc, en pyjama, à genoux devant moi, sur sa descente de pieux. Il halète en me regardant avec ses énormes lampions. Il tient encore la poire électrique de sa loupiote de chevet en main. Un double filet de sang gouline des lunettes de soleil lui tenant lieu de narines. Moi-même j'ai un sale goût de raisiné dans la clape.
J'ai un vertige. Où est la salle de bal ? Où sont les Bérurier ? Je me trouve dans une chambre anonyme, morne et confortable, meublée essentiellement de plumards jumeaux à la literie saccagée.
— Que s'est-il passé ? demandé-je, ahuri.
— T'as eu une crise, explique le négus. Tu m'as sauté dessus comme un guépard. Ça fait un drôle d'effet, en plein sommeil !
Infiniment contrit, je murmure :
— Pardon, Jérémie. Tu vois bien que ma place est au cabanon, avec une camisole de force.
— Oh ! arrête avec ton numéro d'automortification, mon vieux ! T'es chié, décidément. Tu rêvais quoi ?
Je lui raconte : la salle du musette, les Béni et Alfred…
Il sourit.
— Ben tu vois, ça s'arrange. Tu ne sors plus du lit pour aller assassiner un général, mais pour mettre une avoinée à Berthe. On passe de la tragédie au vaudeville, c'est bon signe.
Nous nous rendons dans la salle de bains, histoire de colmater nos brèches, étancher nos sanguignoleries…
Ma frite dans le miroir ! Ça me fait comme dans l'avion. Ce que je fais vieux sur cette photo !
Je mate l'heure à ma tocante. Il est cinq heures du mat. Je décide, malgré la matinalité, de téléphoner à ma vieille. C'est pas gentil de la tirer si tôt des toiles, mais c'est incoercible comme on dit dans les romans chics.
Une pulsion.
Je l'appelle et, crois-moi, ou va te faire plumer l'étui à prostate, mais elle décroche dès la première sonnerie, ma « guetteuse du Val ». A croire qu'elle attendait mon appel, la main sur le combiné.
— Maman ?
— Mon chéri !
Tout l'amour du monde en deux mots. L'infini !
— Je vois que je ne te dérange pas, dis-je.
— C'est extraordinaire, Antoine, ex-tra-or-dinaire. Je dormais, et j'ai entendu ta voix qui m'appelait, je me suis réveillée et j'ai alors eu la certitude absolue que le téléphone allait sonner.
— Phénomène de télépathie, je coasse connement.
La niaiserie de routine. N'importe quoi, pour t'éviter d'approfondir.
— Où es-tu, mon grand ?
— A Berlin, maman.
— Ouest ?
— Oui.
— Ah bon !
Comme si ma vie eût été en danger dans le secteur Est.
— Je ne dormais pas et j'ai eu un tel besoin de t'entendre que, malgré l'heure, je…
— Tu as bien fait. Comment te sens-tu ?
Pourquoi la troubler, l'inquiéter ? Déjà, quand tout baigne, elle redoute ce qui pourrait ne plus aller, ma Féloche. Ah ! parents, quand on fait bien son métier, c'est pas une sinécure !
— En pleine forme, maman.
Je tête ma lèvre fendue et boursouflée par le coup de tronche de M. Blanc.
— Et à la maison ?
— Toinet a eu un A à sa composition française.
— Un quoi ?
— Un « A ».
C'est vrai qu'il existe maintenant cette notation à la con !
C'est bien pour dire de se prendre la bite dans le pédalier ! De mon temps, on notait sur 20 et ça roulait au poil. Tu pouvais nuancer les appréciations, y avait de la marge.
Maintenant, t'en as quoi à cirer qu'on te donne A sur E ? ils sont cons, je te jure. Par besoin de se manifester, de faire œuvre personnelle, ils foutent en l'air les valeurs acquises. Un jour, je prédis, un mec du gouvernement fera scier la tour Eiffel en deux pour laisser sa trace ! Faudrait les empaler, moi je dis. Sur des épieux frottés de piments rouges ! qu'ils se défèquent eux-mêmes, une bonne fois !
— Ben c'est bien, transmets-lui mes compliments.
— Maria vient de se faire décolorer en blond platiné. quand elle est arrivée, l'autre matin, je ne l'ai pas reconnue. que te dire encore ? Oh ! oui, j'ai toujours Apollon-Jules. Tu ne sais pas la nouvelle ? Alfred, l'ami des Bérurier avec lequel Berthe vivait maritalement (une expression d'autrefois, ça : maritalement) depuis quelques semaines, vient de la quitter. Il a fermé son salon de coiffure et il est parti en Italie avec sa shampouineuse…
— La petite Belge ?
— Oui, tu la connais ?
— J'en ai entendu parler.
On se raconte encore deux trois bricoles, sur Mme Foutremont, la crémière qui a un cancer et sur les nouveaux voisins qui ont fait installer un trampoline dans leur jardin, si bien qu'ils passent leur temps à guigner chez nous, par-dessus le mur, en exécutant leurs pirouettes. Ensuite de quoi, on se bisouille l'auditif avant de raccrocher.
M. Blanc, qui m'observe, murmure :
— T'as l'air tout chaviré, mon vieux ; y a quéque chose de cassé, chez toi ?
— Non, réponds-je, mais maintenant j'ai la preuve que je commence à vadrouiller dans la quatrième dimension, grand, et ça me file le trouillomètre à zéro !