Un abominable roquet, poilu, informe, de grande race sûrement, à ce point de laideur, tu penses ! se met à japper contre M. Blanc.
Raciste, le clébard !
Toujours les premiers à donner le mauvais exemple ces cadors de luxe ! Ils sont pis que leurs maîmaîtres à force de leur renifler le fion, les chaussettes et le slip ! Asservis complets ! Fanatisés ! Ils en rajoutent !
Touche pas à mon pote ! Eux, c'est à la canine qu'ils traitent ça ! A l'incisive suraiguisée !
Le gros homme aux lunettes noires calme la bête juste en lui présentant le plat de la main. Et puis l'auto s'emporte. Nous avec ! Et le plus inouïsement formide c'est que les pandores ne cherchent même pas à l'intercepter. Tout à leur violent emplâtrage, ils se colmatent les avaries en glapissant des choses ; s'injurient, s'en viennent aux mains, aux pieds !
Assez plaisant comme intermède comique. Typhon sur la volaille !
On se dégage de la cohue. Le gros type ne moufte toujours pas. Il s'est rencogné dans sa grosse tire monumentale, la main gauche passée dans un accoudoir de velours. Te dire si sa calèche n'est pas jeunette ! Par moments, il tourne la tête vers moi, et chaque fois, je sens des ondes qui m'entortillent. Ça me fait l'effet d'une piquouze de morphine. Tout devient cool, plaisant et sans importance métaphysique.
On ne parle pas. Jérémie est installé dans l'autre angle de la guinde et semble rêvasser. Moi je me tiens assis au milieu. Le toutou qui a complètement rengracié s'est lové entre mes pompes. J'essaie de cohérer de la pensarde. Je me dis des bribes de choses. Par exemple : « Voici l'homme qui m'a désigné quelqu'un à l'ambassade d’Égypte ». Ou encore : « Il m'envoûte ! » Ou bien des questions telles que : « Cette rencontre n'est pas fortuite. Est-il venu à moi, ou bien suis-je allé à lui via l'initiative des policiers syriens ? » Tu vois ? Des trucs précis, mais sans enchaînement.
Ce qui domine, ce qui importe et l'emporte, c'est ce sentiment de sécurité qui m'envahit. Je suis enfin hors d'atteinte. Sauvé !
La grande carcasse de bagnole-carrosse stoppe sur un terre-plein. Je mate : nous sommes devant une mosquée ancienne drapée de mosaïques dans les tons bleutés. Mais ce qu'il y a de plus spectaculaire, c'est les centaines de paires de godasses abandonnées devant l'entrée. Un tableau hyperréaliste !
Des babouches, des croquenots, des sandales, des escarpins, des brodequins, des pantoufles touf-touf, des bottes, des cothurnes, des spartiates, des galoches, un soulier pour pied-bot, la voiturette d'un cul-de-jatte-de-basse-fosse, une paire d'échasses (celle, d'un berger landais qui fait du tourisme) et des sabots de Noël. Le chauffeur vient délourder et je descends de la Daimler, suivi du type et de Jérémie.
L'homme s'avance vers la mosquée. Le voilà qui ôte ses tarbouis : des tatanes heurf, made in Jourdan. Après quoi, il a un demi-tour vers nous. Et bon, on se détartine à son tour. Le Gros marche vers la mosquée, nous deux sur ses traces (la loi du talon !).
On entre. Bioutifoul ! Des dômes à fromage, de la mosaïque rare, et des tapis superposés sur le sol. Certains sont si grands qu'ils n'entreraient pas dans la Galerie des Glaces de chez Gobbi.
La foule est à croupetons, et fait sa culture physique à la gloire d'Allah.
Et je me dresse ! Et je me prosterne ! Et je frotte mon front sur le sol ! Et je dresse mon cul que tu puisses jouer aux fléchettes avec ! C'est beau, la ferveur. Il y a, dans la contrition, la soumission ardemment consentie, un somptueux aveu d'impuissance de la part de l'homme. Un instant, il abdique son sale orgueil de merde pour offrir son dénuement au Très Haut (lequel, selon mon estimation personnelle, n'est pas Très Haut mais Très Près).
C'est l'instant où il est le plus proche de lui-même, l'homme. Où il s'admet, dans toute la gloire de sa misère infinie.
Le gros choisit un emplacement, en retrait, derrière un pilier et tombe à genoux. Bien que notre compte courant spirituel soit ouvert dans une autre banque de l’Âme (comme l'a écrit si magnifiquement Jean-Marie Le Pen dans son livre de souvenirs préfacé par la comtesse de Ségur), nous l'imitons, Jérémie et moi. Tout comme lui on unissonne avec les autres fidèles. Et nous v'là à notre tour montés sur ressorts.
Je vois un motif du tapis se rapprocher de mon pif. Et puis s'en éloigner, alternativement. Il représente un losange à l'intérieur duquel s'inscrivent des espèces de croix de Malte, et puis il y a de la frisure autour. C'est bleu, saumon, blanc, noir. Bientôt, n'existe plus que cela dans mes yeux, dans ma tête. Mon crâne grandit, devient plus vaste que le dôme principal de la mosquée d'Haaran Sôr. Un bruit étrange m'emplit les feuilles. Ça fait comme de l'eau qui goutte dans une grotte et tombe dans la flaque que les précédentes ont constituée. C'est cristallin, avec un écho sur chaque goutte. Mais le bruit s'enfle dans ma tronche. Je perçois, à travers cet étrange vacarme, une espèce de rumeur vague qui serait celle d'une voix répercutée par un ampli réglé sur les graves.
Les paroles sont difficilement discernables. Je suis obligé de me concentrer à outrance, de faire abstraction de tout, y compris du grondement de mon sang dans mes oreilles. Alors, à force de tension et d'attention, je perçois :
« Il est ici… Le moment est enfin arrivé… Tu as su patienter jusque-là ; maintenant tu vas agir… Sois heureux… Tu vas enfin connaître la griserie de la victoire… »
Les motifs du tapis, grossis à m'en faire éclater les châsses ! Le goutte-à-goutte de la grotte… Je sens que la paix s'étend en moi. Quelle délivrance ! La voix poursuit :
« Tu vas te lever… Tu marcheras jusqu'au second pilier de droite… Là, tu soulèveras le coin du premier tapis, ensuite, celui du deuxième… Et tu trouveras ce que tu cherches… Tu t'en empareras et tu iras droit à lui… Il ne sera qu'à trois enjambées de toi… Alors tu agiras… Et le monde célébrera tes mérites… Tu es l'élu… Sois heureux !.. »
Le tour de mes yeux me brûle. J'ai beau les frotter avec force, ça continue de me cuire cruellement.
Je me lève… Domine ces culs de lapins dressés. Allah est grand !
Une lumière bleutée dans la mosquée…
Une odeur de suint, d'huile, de corps négligés…
L'eau qui tombe comme dans une grotte.
Ça s'élargit en moi. Clic ! Clic ! Clic !
Je m'avance vers le second pilier. La voix se fait plus présente, plus ardente aussi.
Oui ! approuve-t-elle. Oui : va… Va… De toute éternité ce moment était prévu… Nous venons de boucler la boucle… Tu es exact au rendez-vous que je t'avais fixé… Voici le second pilier… Repousse doucement ce vieillard agenouillé sur l'angle du tapis… N'aie crainte : il t'obéira…
Tu vois : il s'écarte. Maintenant, baisse-toi… Relève le coin du tapis bleu… Très bien… Il y en a un second par-dessous, soulève-le un peu… Tu aperçois ce creux entre les dalles ? Plonge ta main dedans… Tu sens quelque chose ? Oui : c'est un pistolet. Il est plié dans un linge huilé… Prends-le tel quel et redresse-toi… Tourne-toi un peu sur la gauche… Voilà : juste devant toi, il y a le général… Il est incliné, le front à terre. Tu reconnais son uniforme ?… Tu vois sa nuque ? Il te faut dégager le pistolet du linge… Agis lentement… Ça y est ! Assure l'arme dans ta main. Tu en as l'habitude. Le cran de sûreté n'a pas été mis, le pistolet est prêt à servir… Maintenant, fais trois pas… Parfait ! Avance doucement le pistolet jusqu'à la nuque du général. Tu vas presser la détente et garder le doigt dessus. C'est un automatique, tout le contenu du chargeur partira. Fais !
FAIS ! FAIS ! ! !
J'aperçois le canon de l'arme à dix centimètres de la nuque du général. Une main le tient, qui ne tremble pas. Et cette main c'est la mienne. Mon index…
Brouhaha.
Bousculade.
J'ouvre les yeux. Je suis au sol. Des pieds grouillent autour de moi, me flanquent des coups de talon. Tout là-haut des visages grimacent. Des visages de haine. Certains ont des rictus édentés. Je prends des gnons de partout. Un choc plus violent que les autres me fait exploser l'entendement. Encore des pieds. Mais chaussés cette fois. Je suis sur un plancher de tôle (si j'ose m'exprimer ainsi).
Les godasses de cuir épais se lèvent pour s'abattre sur moi, de temps à autre. J'ai mal partout et ne peux pratiquement plus respirer.
A chaque coup que je morfle, une voix protestataire s'élève. Je crois reconnaître le bel organe de M. Blanc.
Je risque un mouvement de tête. Oui, c'est bien lui. Il est assis sur une banquette, entre des types en uniforme. quand ceux-ci me cognent, il tente d'intervenir, mais ça ne leur fait ni chaud ni froid, on dirait même que ça les excite au contraire. Résigné, Jérémie finit par fermer sa grande gueule.
Le fourgon roule en cahotant.
Et puis alors, bon, je passe à plus tard.
Un grand burlingue aux murs décrépits.
Sur le plus important, la photo du président. Il ressemble à je sais pas qui, mais pas à lui ! C'est fréquent en politique : les leaders ne se ressemblent plus, du jour au lendemain.
Une grande table à tiroirs. Des sièges. quelques classeurs métalliques qui m'ont l'air déglingués du point de vue fermeture. Et alors, des flics, des flics à en dégobiller son quatre heures. Derrière la table, deux en civil.
De chaque côté de la chaise où j'essaie de rester assis, quatre autres, en civil aussi. Sur le banc du fond, où se tient Jérémie, ils sont trois ou quatre en uniforme. Et d'autres en uniforme se déplacent, mais je ne peux pas les compter, de même que tu ne parviens pas à dénombrer les poussins d'une couvée.
La tête me tourne. J'ai des cerceaux fêlés, voire brisés. Ça ronfle quand je respire. Voilà plusieurs heures que je suis arrêté, garrotté, roué vif.
Pas frais frais, l'Antonio. La gonzesse qui me découvrirait sur son traversin se sauverait en hurlant ! Tuméfié de partout, l'apôtre. Le clapoir plein de sang, le nez plein de sang, les dents branlantes ! C'est pas joyce d'être lynché. Et encore, les gaziers de la mosquée étaient nu-pieds, sinon j'y passais. Une trivaste de cette envergure, je me rappelle plus en avoir dégusté. Oh ! certes, j'en ai essuyé des chicornes. J'en ai morflé des coups de tomahawk sur le cigare ! Et l'a-t-on assez lardée, ma pauvre bidoche !
Mais ce coup de broyeur pour usine d'incinération, c'est une grande première qui risque, si les séquelles s'y mettent, de se muer en grande dernière ! En arrivant à la maison de police, on m'a filé dans un trou à rats sans lumière et j'ai été séparé de M. Blanc. De le retrouver là, ça me fait un peu de chaud au palpitant.
L'un des deux perdreaux-chefs assis à la table, en face de moi, me demande :
— Parlez-vous anglais ?
— Certainement, bavé-je.
— Et du sang visqueux me dégouline des babines en même temps que les mots.
— Ce sont les impérialistes américains qui vous ont mandaté pour assassiner le général Sasser Akdal ?
La déprime m'empare. Je ne suis pas au bout de mes peines. Avant d'être fusillé ou pendu, je vais devoir en essuyer des sévices ! Des interrogatoires pernicieux !
— Oh ! non, soupiré-je, ne commençons pas avec ça, messieurs. Les Américains, je me les mets quelque part. En réalité je suis la victime d'un envoûtement.
Mon terlocteur, il fait pas dans le poil à gratter, espère ! C'est un zig terrific, avec le cheveu en brosse, très dru, le front bas, le sourcil fourchu, Je regard comme les orifices d'une mitrailleuse jumelée. Et puis alors, il a une drôle de tronche en pain de sucre, très large de la base. Genre menhir, tu vois ? Avec des mâchoires formides, des dents pareilles à un jeu de dominos qu'il aurait parié de tout s'enfourner dans la clape.
Il me déclare, avec un mépris non feint, qu'il trouve mon système de défense un peu léger, si c'est pour me foutre de sa gueule que je l'emploie, je risque de le payer ultra-chérot, ce sera plus dans mes moyens.
J'ai beau m'efforcer d'avoir l'air sérieux, grave, pénétré, il égosille sitôt que j'en rajoute. Faut dire qu'à partir du moment où tu as la frime sinistrée, les traits en compote, personne ne te croit plus. Si t'as pas les apparences avec toi, t'es flambé, mon prince ! Ayant compris cela, m'y étant résigné, je tente de puiser quelque réconfort dans les yeux de chien fidèle de mon brave Jérémie. II paraît jouir d'un régime de faveur, ce qui est préférable à jouir d'un régime de bananes. Aucune trace de gnons, toujours dents blanches haleine fraîche, M. Blanc.
J'ai l'impression qu'il cherche à m'indiquer quelque chose du regard. Sitôt que le mien plonge dans le sien, il le détourne pour le porter en un point précis de la vaste pièce qui est une fenêtre intérieure, c'est-à-dire une fenêtre donnant sur une autre pièce. Les volets aux larges lattes en sont incomplètement fermés, néanmoins, ils ne permettent pas de regarder dans le local contigu. Je suppose que lui, œil de lynx, a pu apercevoir de l'intéressant et qu'il me signale la chose comme il le peut.
Mon interrogatoire se poursuit, âpre, violent.
Quand je tarde à répondre à une question, l'un des sbires qui m'encadrent me pique de la pointe de son coutelas de ceinture. Un coup vif, tournant, qui chaque fois vrille ma viande et m'électrise.
Mais moi, imperturbable, je m'obstine dans la vérité. J'ai été pris en charge et envoûté par un gros mec à lunettes teintées et point à la ligne.
Ma volonté s'est trouvée assujettie à la sienne, alors que je suis le premier à ne pas croire au surnaturel. Mais j'ai eu la preuve que j'étais en état second. Mon compagnon peut en témoigner, et aussi les autorités de la police parisienne qui…
J'ai la peau tellement lardée que je me fais l'effet d'être un porte-épingles. Je me sens de plus en plus faible et compromis. Foutu, archi ! Nazbroque complet !
Soudain, je me dis : Oh ! et puis merde ! A quoi bon tartiner, tenter de convaincre des inconvaincables ? Je récite mon histoire à des statues de haine ! Ces gens rassemblés ne rêvent qu'à m'écouiller et à faire cuire ensuite mes roustons en brochettes savoureuses.
Alors, las, je soupire :
— Je vois bien que vous ne me croyez pas, messieurs. A quoi bon vous faire perdre votre temps ? Je vais vous dire une dernière chose : vous avez tous des mères, nécessairement, et moi aussi. Des mères que nous aimons viscéralement. Je jure sur la vie de la mienne que ce que je vous dis est vrai, un point c'est tout !
Mais ces julots, pardon ! Tu leur donnerais un lavement avec plein de clous de tapissier dedans, ils resteraient marmoréens ! Pas un muscle ne bouge sur ces sombres visages où les yeux luisent comme de l'acier neuf.
La digue-digue m'empare.
Je commence à voir trouble. Dis, je vais pas syncoper comme une mauviette !
M'affaler comme dans du Racine, à la fin de l'acte IV !
A cet instant de flottement, les volets donnant sur une autre pièce sont brutalement poussés et un homme en uniforme obstrue tout l'encadrement de sa forte carrure. Je crois devenir dingue.
Cet homme, c'est le général Sasser Akdal !
Mirage ? Vous avez dit mirage ?
Je me dresse à demi, avant que mes gardes n'aient le réflexe de m'empoigner et me tourne vers Jérémie :
— Je ne l'ai donc pas tué ? lui crié-je.
— Mais non, j'ai fait dévier le canon de ton feu ! riposte le bon noirpiot !
Ouf !
Pas que cette découverte change quelque chose à mon cruel sort, je me berlure pas. Chez ces messieurs, l'intention vaut l'action, comme à l'époque où Damiens fut roué vif et écartelé, bien qu'il n'eût porté qu'un chétif coup de canif à Louis XV.
Je me dis ouf parce que je n'ai pas perpétré l'assassinat pour lequel on m'avait programmé. Ouf parce que j'ai échappé du moins à cette fatalité-là.
En fin de compte, le gros homme aux lunettes noires l'a eu dans le prosibus, very profoundly ! Aux chiottes, le mage ! M. Blanc a réussi, in extremis, comme disaient les Romains, à détourner le cours de ses louches machinations.
Lorsque le général est apparu, tous les hommes présents, civils ou militaires, se sont dressés en un garde-à-lui spontané. Dis, ça va plus, la tronche ! Les Arbis vont pas se mettre à faire la pige aux Allemands ! Je pressens qu'ils vont défiler au pas de l'oie, bientôt !
Toujours est-il que le général Sasser Akdal lance un ordre, d'une voix doucereuse. Ce mec, je le reconnais parfaitement. Il y a comme un insert dans mon esprit. Le même qu'il y a eu à la mosquée naguère.
Comme au cinoche, quand un gros plan intercalaire vient de mettre un personnage ou une action en évidence. Au cours de la fameuse soirée à l'ambassade d’Égypte, le « Mage » (appelons-le ainsi puisque j'ignore son blaze) m'a désigné Sasser Akdal. Je l'ai capté intensément. Il se tenait au milieu d'un groupe mais les autres visages m'échappent, se perdent dans du flou comme si je les apercevais à travers du verre cathédrale au centre duquel on aurait ménagé une brèche ronde pour me permettre de bien voir le général.
Je ressens comme une espèce de cuisance mentale. Un bruit sifflant, kif les effets pour films d'épouvante.
Le chef de l'aréopage chargé de me questionner répond en arabe que « A vos ordres, mon général ». Il en profite pour balancer des directives à mes gardes. Ceux-ci me passent les menottes et m'embarquent.
J'ai plusieurs défaillances, chemin faisant. Comme si je morflais des coups de buis sur la boîte à idées. Il t'est sûrement arrivé de conduire en ayant terriblement sommeil. Tu te surprends à faire de légères embardées qui, chaque fois, te réveillent en sursaut, mais la torpeur revient, avec la route flottante et les bagnoles qui semblent filmées à travers un objectif dont on n'a pas fait le point. Eh bien, c'est un peu ça que j'éprouve en marchant par les couloirs cauchemardesques, d'un brun de merde et qui la sentent.
On parvient à une cour où végètent deux palmiers jaunissants. Paraît qu'ils sont tous en train de crever, les palmiers, because une charogne de bestiole qu'on n'arrive pas à neutraliser. On vit dans un monde qui se désherbe à tout berzingue, les gars ! Bientôt la Terre ressemblera à la Lune et on arpentera des étendues de cailloux gris. Tu les as vues, tézigue, les forêts lapones, mortes et noires sur des chiées et des chiées d'hectares ?
Non ? Moi, si. quand tu stoppes au milieu de cette immensité carbonisée par des termites, t'as froid aux meules, l'aminche. Tu sens poindre le règne de l'insecte. Tu pressens que le tien est râpé, malgré tous tes ordinateurs, tes engins nucléaires et toutim. Dans le fion la balayette, amigo ! Note que les termites, quand ils auront tout jaffé, ils crèveront à leur tour, non ? Ils ne bouffent pas des minéraux eux non plus. Ah ! c'est compliqué, tu sais ! Toujours est-il qu'on est baisés ! On n'a pas d'avenir.
Dans le fourgon où l'on m'installe, les vitres sont grillagées, kif les véhicules des C.R.S. chez nous ; mais du point de vue matériel, c'est moins fringant. Rouillé, poussiéreux, avec des banquettes de bois, polies par les miches des passagers et à demi descellées. Qu'en plus, ça chlingue mochement l'humain surmené, la harde en détresse, le pet refroidi et la frigousse de dernière classe.
On attend avant de démarrer. Et c'est M. Blanc qu'on amène au bout de quelques instants. Lui, je te le répète, tout en étant prisonnier, paraît jouir d'un régime de faveur ; probable parce qu'il m'a empêché de défourailler dans la nuque de Sasser Akdal. Il monte, prend place sur le banc en face du mien et se met à me regarder gentiment, en clignant de l’œil.
Puis il fredonne une chanson. C'est une variante de La Rirette. Et ses paroles à lui donnent ça :
« Sais-tu où l'on nous embarque ? La Rirette, la Rireeeette. »
« Le sais-tu, seulement, grand con ? »
« Le sais-tu, seulement, grand con ? »
« On va chez le général, la Rirette, la Rirette. »
« On va chez le général, c'est lui qui l'a exigé. »
Le brigadier-chef lui crie shut up, et il la ferme.
Mais trop tard puisque je suis au parfum.
On va y branler quoi ou qui, chez Sasser Akdal ?
Cet homme est donc si puissant qu'il peut se faire livrer à domicile des inculpés ?
Dans quel but ?
Compte-t-il se venger soi-même ? M'arracher les yeux, les poils des bras et les cors aux pieds avec une fourchette à escarguinches ?
Je renonce à regarder à travers les vitres-hublots du véhicule, tant tellement elles sont opacifiées par la crasse, fendillées et couvertes de vilaines et sombres giclées d'on devine quoi. Alors je plonge sur la vie par cette fenêtre grande ouverte qu'est le visage de Jérémie. Je le revois en balayeur parisien, le bravoune ! Avec son bonnet de laine tricoté par Ramadé, sa femme, et son grand imper déchiré sous les bras. Il portait des gants de laine, l'hiver, mais ses ongles de grand primate perçaient l'extrémité des doigts. Il se rasait une fois par semaine et avait le blanc de l’œil plus jaune qu'aujourd'hui, bien qu'il ne bût pas une goutte d'alcool avant de me connaître. Et maintenant, ange gardien, veilleur du pastis Duval, il me couve d'un regard tendre, en dodelinant contre les épaules de ses gardes, au gré des cahots. Putain, ce qu'il est noir !
Excepté ses paumes, tu croirais une locomotive à charbon, l'apôtre. Son pif, c'est une hotte de cheminée, en fer forgé. Il me sourit, tranche de pastèque dont les pépins seraient blancs. J'essaie de lui rendre sa politesse, mais je me sens à ce point tuméfié que même un sourire me fait souffrir.
Au bout d'un temps incernable, on parvient à destination. Les portes du fourgon sont déponnées. J'aperçois un jardin plein de feuilles, de fleurs et de branches. L'on m'extrait. Je m'affale dans du gravier rose en descendant du véhicule.
Ça me rentre dans les plaies. Monstre coup de râpe. Des parfums me charment néanmoins les trous de nez. Jasmin, rose ! Et quoi encore ? Une odeur opiacée qui me fait songer à certains tabacs de Virginie…
Je mate alentour. Des arbres bas. Oliviers, palmiers nains… Des massifs de fleurs. Des vasques enchâssées dans des espaces de marbre et au milieu desquelles glougloutent d'irréels jets d'eau.
Les gens de la maisonnée nous attendent, prévenus téléphoniquement, je présume. Il y a là un jeune capitaine qui ressemble à Omar Sharif de l'époque Jivago. Grand, élégant, séduisant, les bras croisés. Il surveille l'opération. Plusieurs militaires sans grade forment un demi-cercle derrière lui.
L'officier donne un ordre à nos convoyeurs. Ceux-ci nous abandonnent, remontent dans le fourgon et s'emportent.
Contre toute attente, l'officier s'avance vers moi et me salue :
— Capitaine Fouad Kanar, se présente-t-il.
Assez éberluant, non ? Un geôlier qui joue les gentlemen ! Le côté capitaine Benoît, dans les films sur le Deuxième Burlingue d'avant-guerre, l'époque qu'on se croyait invincibles. Déjà le gouvernement s'était transporté à Bordeaux, et on nous bieurlait encore dans les baffles que c'était pas grave, à peine préoccupant. Juste une mauvaise passe. Un léger cafouillage des armées, sans plus. Mais ça allait s'arranger. Weygand, dis, tu permets ? La manière qu'il avait pris des leçons avec Foch, le vainqueur de la 14/18 ! Et maintenant, tout ce qui reste de la 14/18, c'est une chaîne de ravissants magasins pour loquer les jeunes filles en flirt. Tu veux pas croire à la dérision universelle, mon pote ? T'es givré, alors !
— Commissaire San-Antonio, je lui dis-je.
J'hésite à lui proposer ma dextre. D'ailleurs j'ai le bras tellement lardé qu'une paralysie monstre me ligote.
Le capitaine Fouad Kanar nous entraîne vers la maison sans étages d'assez vastes dimensions, tapie au fond du jardin odoriférant.
On nous installe dans une grande pièce où, une fois de plus, on va devoir poser son cul sur des coussins, au ras du réséda. Les Arbis, faut pas qu'ils craignent les tours de reins ! On voit qu'ils ont l'habitude de gymnastiquer trois quatre fois par jour (ou plus ?) en faisant la prière.
Comme entretien spirituel et corporel, tu peux pas espérer mieux. Le findless, eux, tiens, fume ! Le contondant ne leur fait pas peur. Les genoux en cagne sup ! Le dargif blindé ! Paré pour les salamalecs de printemps, je t'annonce.
Jérémie m'aide à affaler sans que cette louable assistance lui soit reprochée.
Et puis on nous sert du thé à la menthe que le domestique verse de si haut dans la petite tasse que le bruit te donne envie de licebroquer. Traitement de roi après le traitement de choc ! qu'est-ce que ça cache ? Nous verrons bien : toujours ça de pris au pesage, comme disait un de mes amis jockey.
On doit stagner ainsi près d'une plombe. Jérémie me raconte par le menu son intervention à la mosquée. La manière que ça l'a intrigué de me voir en état second ; comme quoi il a pigé que le gros lard de la Bentley c'était mon envoûteur et que je subissais la loi implacable de son pouvoir magique. Et pas que ma pomme !
Les poulardins idem ; à preuve, la façon connarde de passer la marche arrière pour aller embugner la deuxième tire suiveuse ! Et leur inertie à tous lorsqu'on a grimpé à bord de la bagnole noire, comme si on était sortis de leurs préoccupations.
— Et toi, envapé ?
— J'ai failli. Heureusement, j'ai pigé dans éclair ce qui se passait, j'ai pu m'organiser.
— Qu'appelles-tu t'organiser ?
— Me préserver en me mettant en état Gnoukoulé. C'est mon beau-père sorcier qui me l'a enseigné. quand tu devines qu'un type mal intentionné t'jette un sort ou cherche à t'hypnotiser, fissa tu te mets en état Gnoukoulé, mon vieux !
— Et ça consiste en quoi ?
— C'est pas un con de Blanc qui peut comprendre, mon vieux ! Je te le dirais, tu hausserais les épaules, parce que vous autres, dès qu'on sort de votre putain de logique de merde, vous vous mettez à ricaner. Sache simplement que, m'étant mis en état Gnoukoulé, le gros enfoiré de mes couilles n'a pas pu me posséder.
« J'ai suivi le mouvement en pensant que c'était toujours mieux de se laisser embarquer par lui que par les draupers. Bon, à la mosquée, je pigeais mal ce qu'on pouvait y fabriquer. Et puis voilà que tu te mets à marcher comme un robot en direction d'un pilier. Tu soulèves les tapis, tu farfouilles entre les dalles. Alors là, j'ai pigé qu'il allait y avoir du caca, mon vieux ! Je me suis précipité. Le Gros Pourri a essayé de m'inhiber à bloc afin de me retenir, mais moi j'ai surenchéri en ajoutant à l'état Gnoukoulé la passe Noir-Tout Grand et il l'a eu dans son gros cul, ce salaud ! J'ai bondi pile comme tu ajustais le général. J'ai frappé ton bras de bas en haut à l'instant où tu pressais la détente. Putain, mon vieux, j'avais plus un poil de sec. Ensuite, les croyants de mes fesses se sont jetés sur toi. J'ai voulu te défendre, mais… »
Il fouille sa poche et en tire une chose blanche de la dimension d'une poignée de porte : il s'agit de sa molaire préférée.
— Vise un peu ce que j'ai craché ! Je vais la faire monter en pendentif pour ma chère Ramadé.
— Ce sera vachement décoratif entre ses vertueuses mamelles, conviens-je. C'est plus petit qu'une défense d'éléphant, mais plus gros qu'une dent de cachalot.
Et puis on en est là, très exactement de notre converse quand le général Sasser Akdal se pointe, escorté de son tête de camp, le capitaine Fouad Kanar.
Il nous virgule un geste semi-circulaire plein d'entrain, comme disent les chefs de gare. Il choisit un beau coussiflard brodé pour lui confier ses meules.
Je t'ai causé du général Sasser Akdal ? Pas beaucoup, je crois. Peut-être même pas du tout, faudrait reviendre en arrière, m'assurer, mais j'ai plus de salive pour mouiller mon pouce tourne-pages. Dans le doute, je te le décris sobrement. La quarantaine, grand, des tifs noirs luisants avec des rouflaquettes qui dévalent jusqu'aux mâchoires. Un regard bleu (fait assez rare) et un nez plutôt fort. Expression de très grande énergie. Volonté de fer sans gants de velours. Deux rides verticales au-dessus du blair.
L'impression d'ensemble c'est qu'il est préférable d'être son ami que son ennemi, mais qu'il n'a pas d'amis : juste des complices et quelques relations, ce qui est largement suffisant pour faire carrière.
Néanmoins, il me mate avec aménité.
— Commissaire, me dit-il, nous autres Orientaux aimons les contes fantastiques, ce qui ne veut pas dire que nous y croyons. Et cependant, moi, je crois à celui que vous avez raconté à la police.
— Personne ne peut en être plus ravi que moi, mon général.
— Je souhaiterais que vous me fassiez une description, la plus fouillée possible, de votre envoûteur.
Jérémie intervient :
— Si vous le permettez, mon général, je peux vous fournir davantage de renseignements que mon ami, par exemple le numéro de plaque de sa voiture.
Cher M. Blanc ! L'efficacité même !
Il se met à jacter. Ce qu'il a pu emmagasiner comme tuyaux, cézig, pendant les brefs instants passés auprès de « l'homme ». Tu parles d'un fureteur ! D'un guette-au-trou ! L’œil de Moscou est borgne à côté du sien, comme l'écrivait y a pas tellement naguère Mme Yaourt Noir dans le Livre d'Or de Mme Claude.
Le capitaine Fouad Kanar prend des notes. A peine Jérémie s'est-il tu qu'il quitte la pièce précipitamment. Le général doit se plaire en notre compagnie car il tire de sa poche d'uniforme un étui à cigarettes en or massif rehaussé de cuivre et nous propose des sèches bleues à bout doré d'Abû Dhabi. Nous acceptons, pas le désobliger, les Arapiots, tu sais combien ils sont teigneux !
Il nous allume. Souffle sur l'allouf. Puis en frotte une seconde pour assurer la combustion de la sienne.
— Problème ! lance-t-il.
Là il exhale une bouffée qui sent fortement la boutique de parfums où l'on te donne à choisir parmi des douzaines d'essences toutes plus gerbantes l'une que l'autre.
Il répète :
— Problème.
Puis s'explique :
— Comment dominer un homme doté du pouvoir que vous lui prêtez ? Un homme capable d-imposer sa volonté à des policiers ? Si je l-identifie et le fais interpeller, il sera assez puissant pour amener mes gens à se prosterner ! au lieu de lui passer les menottes !
— Il faut, pour l'appréhender, quelqu'un susceptible d'échapper à son pouvoir, mon général, déclare M. Blanc. En l'occurrence moi. C'est parce que j'ai été capable de m'auto-immuniser contre son emprise démoniaque que j'ai pu, Dieu en soit loué, vous sauver la vie.
Là, ça l'intéresse, Sasser Akdal.
Il fumasse, rêvasse et murmurasse :
— Eh bien, vous l'arrêterez, mon ami, mais seul, le pourrez-vous ?
— Seul, peut-être pas, car, étant sur ses gardes depuis que l'attentat a échoué, il ne va pas être commode à interpeller. Mais je me fais fort d'initier au Gnoukoulé un homme comme votre aide de con, le capitaine Fouad Kanar. Je vous précise que le Gnoukoulé est une pratique de mes ancêtres qui permet de placer sa réceptivité en léthargie, ce qu'on nomme en France, je crois bien : le Syndrome Marcel.
— Le capitaine est dans son bureau : deuxième porte à gauche en revenant des toilettes, déclare Sasser Akdal. Allez le rejoindre et prenez toutes dispositions pour cueillir cet homme et me l'amener coûte que coûte.
II est indispensable que je connaisse les motivations l'ayant poussé à me faire assassiner.
Jérémie se dresse, dépose dans une vasque le mégot de la cigarette qu'il a laissé se fumer toute seule et sort.
— Seigneur, fais-je, si je pouvais enfin être délivré de ce cauchemar !
— Nous saurons la vérité avant le coucher du soleil ! affirme le général. Ce qui est le plus étrange, c'est que cet homme ait eu besoin d'un Occidental pour accomplir son abominable dessein.
— Là, il me semble comprendre, murmuré-je brusquement.
— C'est-à-dire ?
— Vous imaginez la réaction des médias, si par malheur je vous avais tué, mon généra ! ? Un officier de police français assassine le célèbre général syrien Sasser Akdal ! Le monde entier prenait feu ! C'était la guerre assurée ! La fin de tous les pourparlers ; la mort des accords déjà vacillants ! Des carnages allaient s'ensuivre ! On déstabilisait la planète !
— Exactement, exactement, dit-il, les yeux plissés par la concentration. Mais pourquoi diantre (il a dit diantre en arabe, mais ce juron littéraire conserve toute sa force dans la langue d'Allah-le-Grand) vous avoir choisi, vous ? qu'a-t-il invoqué pour vous attirer à Damas ?
— Si je le savais, mon général, j-aurais la clé de l-énigme. J-ai beau sonder ma mémoire, elle reste obscure. Cette nuit de mon esprit m-est intolérable. Ah ! soyez loué d-avoir accordé crédit à mon histoire. Sans votre sagesse, j-achèverais de m'anéantir dans un cul-de-basse-fosse.
Il toussote :
— Nos prisons ne sont pas des culs-de-basse-fosse, commissaire !
— Je parlais par image, mon général.