CHAPITRE II

Il restait encore quelques feuilles mortes dans les arbres, mais plutôt le genre de celles qui se ramassent à la pelle dans les chansons de Prévert.

Pugnaces en diable, elles risquaient de s'accrocher jusqu'au printemps prochain et, chose paradoxale, ce serait la sève neuve qui, alors, les en délogerait : la vie nouvelle tue la vie usée.


Assis sur le banc, je flottais dans de louches suavités, maman venait de partir après m'avoir fait sa visite quotidienne et m'avoir tellement emmitouflé que je devais ressembler au gus qui s'est amusé à arpenter la banquise jusqu'au pôle Nord. A peine que j'avais encore froid au bout du pif. Pour le reste, j'étais paré.

Il faisait un soleil d'hiver, vachement pâlot, comme je l'aime. Un soleil qui ressemble à un souvenir d'enfance, quand t'as mal à la gorge et que tu regardes au-dehors à travers les sculptures que le gel a bricolées sur les vitres.

Y avait dans mes tréfonds une sérénité fragile, proche de la mélancolie.

J'aurais dû rentrer, mais la perspective de retrouver l'ambiance cafardeuse de la clinique, avec ses tons maïs et son odeur d'antiseptique me rebutait.

Une ombre aussi pâle que le soleil s'étala près du banc. Je tournai la tête. Le propriétaire de celle-ci était beaucoup plus foncé qu'elle puisqu'il s'agissait de l'inspecteur Jérémie Blanc, qu'une peau plus noire que la sienne, y a que celle du charbon de bois !

Je découvris qu'il n'était pas seul : le commissaire Roidec l'accompagnait ; toujours aussi chauve et mal fringué, avec une frime de vieux canard déplumé, genre Sim, résultant de ses maxillaires inférieurs très écartés.

Il avait une manière à lui de faire un énorme nœud avec son long cache-nez et de le fourrer à l'intérieur de son pardingue qui le faisait ressembler à un polichinelle, ou à un pigeon ramier au gésier plus bourré de grains qu'un grenier beauceron.

Les arrivants me tendirent la main. Celle de Jérémie était froide, puisque main de Noir ; celle de Roidec brûlante puisqu'elle venait tout juste de lâcher la paire d'humbles testicules sur quoi il la chauffait.

— Tu vas choper la crève sur ce banc et par un froid pareil ! m'annonça Roidec, sûr de lui.

— On me soignera, je suis dans une clinique, après tout ! répondis-je.

Jérémie me couvait de son regard comme deux presse-papiers de verre. Y avait plein de tendresse et de compassion dans ses sulfures.

— Comment te sens-tu ? murmura-t-il.

— Bien, fis-je loyalement. Très bien je dors, je bouffe, je défèque, et ce matin au réveil, je bandais comme l'obélisque de la Concorde.

— Tu pourrais peut-être sortir, non ? murmura M. Blanc.

— Ils prétendent que ce ne serait pas prudent.

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai l'esprit vide.

— Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?

— Qu'ils ont raison. Présentement, la différence existant entre un géranium en pot et moi, c'est que le géranium donne des fleurs.

Je me mis à sangloter comme un fou. J'y pouvais rien. Je me sentais perdu dans l'hiver comme une hirondelle qu'aurait raté l'envol général de l'automne.

Le commissaire Roidec se détourna, gêné. Les deux sulfures de Jérémie se mirent à suinter. quelque part, dans le parc, il y eut un cri d'animal ; mais on ne pouvait pas déterminer si c'était un oiseau ou un mammifère qui l'avait poussé ; en tout cas pas un poisson.

— On devrait rentrer pour causer, décida mon homologue ; je viens juste d'avoir une crise d'asthme et la fraîche ne me vaut rien.

— Causer ? fis-je. Mais j'ai rien à bonnir, mon pauvre Léopold. Si j'avais à dire, je ne serais pas ici !

— Viens toujours au chaud me dire que t'as rien à dire, insista le vieux canard-pigeon.

Et c'est vrai que son souffle se faisait laborieux. Il venait de poinçonner la cinquantaine, Roidec, et les chieries démarraient en loucedé. Ils peuvent avancer l'âge de la retraite, ces messieurs d'haut lieu, y a lurette que les pèlerins sont à moitié nazes quand ils les jettent ! On se met à devenir vieux sitôt qu'on cesse de grandir. Le sport te révèle toute la vérité sur notre condition bipédique. A trente piges c'est râpé place aux jeunes ! Le reste du temps, jusqu'au berceau final, n'est qu'une lente glissade inconsciente.

Je me levai avec un léger gémissement d'arthritique et nous nous mîmes en route par l'allée principale.

Top niveau, la Clinique du Donjon. N'empêche que son architecture de routine est aussi cacateuse que celles des moins huppées. Le soupirail des cuisines nous soufflait dans les trous de nez les poireaux du soir et aussi le court-bouillon du colin pommes vapeur.

— Dis donc, ça sent bon, nota Roidec en passant. Vous devez avoir une sacrée table ici !

J'en conclus que chez lui on devait bouffer de la merde ou peut-être pire encore.

Je les emmenai au salon de bridge, désert à cette heure de l'après-midi.

Chemin faisant, je demandai des nouvelles des potes. J'appris que Pinaud convalesçait de son dernier coup d'éclat dans une pension de famille de Boulouris ; que Bérurier, contrairement à ce qu'il avait envisagé, ne divorçait plus pour épouser une marquise italienne, cette dernière ayant perdu opportunément la raison, et que le dirlo continuait de bouffer des chattes fraîches sur le sous-main de son burlingue. Ce vieux salaud aurait pu me rendre visite ! quand ça baignait, j'étais son chérubin. Mais il m'ignorait lorsque je cessais de performer ! quant à Mathias, il se déréglait doucement, sur le plan boulot, partageant son temps entre son foyer et l'Hôtel du Sabre d'Or où il allait calcer à couilles que veux-tu Rafaella, une chômeuse italoche qu'on avait ramenée de Rome.

On prit place autour d'une table de bridge en faux acajou garnie d'un tapis vert. L'endroit où traînassait une lumière mourante était à peine moins folichon que la morgue.

En bon flic de tradition (nous le sommes tous peu ou prou), Roidec tira un carnet de sa poche ainsi qu'un stylo réclame avec lequel il se mit à jouer, sortant et rentrant la tige encreuse comme toi tu tires à la mitrailleuse quand on te donne le pont Alexandre III à garder les jours d'avance allemande. Au bout de trente secondes j'eus les nerfs à vif.

— Bon, commença-t-il par-dessus son clic-clic clic clic, débutons par la fin. Tu es dans une clinique, Antoine, tu sais pourquoi, j'espère ?

— Je sais ce qu'on m'a raconté, Léo. Je me trouvais en avion mais je me croyais chez moi à Saint-Cloud et j'ai voulu descendre au rez-de-chaussée, sans savoir qu'il se trouvait dix mille mètres plus bas. On m'a neutralisé, administré un calmant et hospitalisé dare-dare après l'atterrissage.

— Exact. Tu te rappelles d'où venait ce zinc ?

Je secoue la tête.

— Je ne me rappelle rien, Roidec ! Rien ! Rien ! Rien ! Tout ce que je sais, je l'ai appris des autres. Et c'est pas en me faisant chier les tympans avec le clic-clic de ton stylo de merde que tu vas combattre mon amnésie !

Il tressaille, s'arrête de martyriser l'objet et, pour fuir la tentation, le dépose dans la pliure du carnet.

— Bon, t'emballe pas, grand. On est là pour tenter d'y voir clair ; il faut vider le sac d'embrouilles sur la table et se mettre à trier.

— C'est toi qui es chargé de l'enquête à mon sujet ?

— Tu t'en doutes.

— Et Blanc ?

— Il s'est porté volontaire pour me seconder bien qu'il ne soit pas de mon équipage. Il argue que, te connaissant bien, il peut m'être utile, ce qui n'est pas tout à fait faux.

— Et Béru ?

Ils ne me répondent pas.

Mon cœur se serre. Lui non plus n'est pas venu me voir, l'ingrat ! En voilà un, si tu veux de la merde de goret, t'as qu'à lui attacher un panier au fion !

J'adresse un sourire à Jérémie.

— Merci, fais-je dans mes bottes, pas qu'on dérape dans les glissantes émotions.

Il reste d'ébène, bien qu'il existe du marbre noir.

Roidec attaque :

— Nous sommes le 22 janvier. Tu as fait ton numéro dans l'avion, le 7.

— On m'a dit qu'il venait de Damas ?

— En effet.

— Qu'étais-je allé foutre en Syrie ?

— On l'ignore. Par contre, on sait que tu ne t'y es pas rendu en service commandé.

— Ma mère m'a dit que le 2 janvier, j'ai reçu à Saint-Cloud un appel téléphonique qui a paru me contrarier infiniment. Elle m'a pressé de questions auxquelles je n'ai pas voulu répondre, probablement afin de ne pas l'alarmer. Selon elle, peu après je me suis rendu à Paris, bien qu'en ce surlendemain de fêtes j'eusse décidé de passer la journée à la maison. En fin d'après-midi, je l'ai appelée pour lui annoncer que je devais partir en voyage.

Roidec m'interrompt :

— Tu n'avais pas pris de bagages ?

— J'ai une valdingue de prête, en permanence, dans le coffre de ma Maserati. Tu sais, le genre de bagage qu'il est possible de ne pas enregistrer, avec une manette et une sangle. Elle contient un costar léger infroissable, du linge de corps de rechange et une trousse de toilette.

— Vous autres, les supermen, vous êtes vachement organisés, ironise cette vieille popote branlante.

Il réfléchit et ajoute :

— On a effectivement retrouvé ta valise dans le vestiaire des hôtesses de l'avion. Tu n'as pas dit à ta mère où tu te rendais, non plus que les raisons de ce départ précipité ?

— Non.

— Tu as retenu une place sur le vol Paris-Damas à 15 heures, dans l'après-midi du 2, et tu as embarqué à 18 heures 20.

— Tu as des nouvelles de mon séjour là-bas ?

— Notre correspondant en Syrie a mené une petite enquête. Il en ressort qu'à ton arrivé à l'aéroport de Damas tu t'es rendu au bureau d'information pour retenir une chambre dans un bon hôtel de la ville. Ça a été fait au Vahadache, mais tu ne t'y es jamais présenté.

— Ah ! Bon ?

Il parle, je lui réponds, sans parvenir à sortir de ma mornitude ; comme si tout cela ne me concernait pas, pire : ne m'intéressait pas !

— Tu as donc passé cinq jours en Syrie : les tampons de la douane syrienne en font foi sans qu'on puisse déterminer où tu as logé.

Il me fixe de ses petits yeux aux cils farineux.

— Tu ne te souviens vraiment de rien, Antoine ?

— De rien.

— C'est quoi, ton dernier souvenir ?

Je gamberge un bout, me chope les méninges en aparté pour une étude approfondie de sa question.

— En fait, c'est les toilettes de l'avion que je prenais pour ma salle de bains. Attends : je me regardais dans la glace du lavabo et je croyais voir une photo de moi. Je me trouvais moche et vieux.

— Mais bien en deçà, Antoine. Ton départ, par exemple ?

— Zéro. Le blanc.

— Tu ne te rappelles rien de ce fameux coup de fil ?

— Non. J'ai une très confuse notion de réveillon en famille, avec ma mère et les gosses, c'est tout.

— Quels gosses ?

— Ben, Toinet, le chiare que nous avons recueilli voici quelques années, et Apollon-Jules, le rejeton des Bérurier dont maman a la garde. Et puis notre soubrette espagnole… A minuit, on s'est tous embrassés sous le buisson de gui accroché à la suspension. Ma bonniche m'a même roulé une pelle, ajouté-je en grande loyauté.

— Tu n'as pas en mémoire la journée du 1er janvier ?

— Non. Ma vieille m'assure que je l'ai passée en robe de chambre, sans m'être rasé, à jouer avec Toinet et à regarder la télé.

— Ta-t-elle trouvé préoccupé ?

— Au contraire, j'étais relaxe comme un zob de vieillard. Elle assure que ça faisait des années qu'elle ne m'avait pas vu aussi détendu, à tirer ma flemme avec volupté. J'ai bouffé une grande boîte de chocolats fourrés à moi tout seul paraît-il.

— Cette crise de foie ! soupire Roidec. Moi, j'en crèverais.

— Je bois Saint-Yorre, rassuré-je.

Un temps. Jérémie Blanc paraît ne pas s'intéresser à la converse. Il a trouvé un magazine loqueteux et lit un article sur la culture des oranges en Carélie finnoise.

— Tu as eu l'occasion d'interroger une hôtesse de l'air en service sur mon vol de retour ? je demande.

— J'ai rencontré le chef steward.

— Et alors ?

— Rien. Il m'a raconté ta crise, c'est ainsi qu'il qualifie tes agissements à bord.

— Comment étais-je auparavant ?

— Rien à signaler. Tu as bouffé ton plateau repas et repris une chopine de bordeaux.

— Je voyageais seul ?

— Apparemment, oui.

— A côté de qui étais-je assis ?

— A côté d'un petit garçon. Paraît que tu l'as bien amusé en lui confectionnant un lapin avec sa serviette. J'ai idée que tu es bon à marier, Antoine.

Il jacte encore un peu sans rien m'apprendre ni rien m'arracher. On tourne en rond comme deux écureuils dans leur cage. A la fin, il rempoche son carnet et se lève.

— Je pense qu'il faut te laisser soigner et attendre, la mémoire finira bien par te revenir un jour ou l'autre.

Jérémie Blanc n'a pas bronché.

Il dit :

— Si vous le permettez, commissaire Roidec, je vais tenir compagnie un moment encore au commissaire San-Antonio.

Le canard lisse ses dernières plumes de la nuque, because son cache-col qui les fait rebiquer.

— Comme vous voudrez, Blanc, mais vous rentrerez comment ?

— Je prendrai le R.E.R., la station n'est pas si loin.

Des poignées de louches s'échangent, mortes, tout en veau pas cuit. Roidec me souhaite que tout aille bien. Je l'en remercie. Et puis il s'en va, emportant sa triste odeur de fringues accumulées et jamais nettoyées à fond.

Jérémie se lève.

— S'ils étaient tous comme lui, mon vieux, je ne resterais pas dans la police ! Je préfère balayer la place Saint-Sulpice.

J'opine.

Il dit encore :

— T'as tes papiers sur toi, ton blé, ta montre ?

— Pourquoi ?

— Ben, on se casse, non ? Tu ne vas pas moisir dans cette nécropole jusqu'à ce qu'il te pousse des champignons sur les méninges !

Je le mate avec effarement.

— Mais je ne suis pas en état de sortir, Noirpiot !

Tu verrais le grand carcasseux m'empoigner les revers.

— Putain, mon vieux, tu ne vas pas t'écouter jusqu'à la Saint-Trou-du-Cul ! Mais t'es devenu une gonzesse blanche ou quoi ? T'es chié, toi alors ! Il resterait là, ce con, bien gentiment, à attendre que son disjoncteur se remette en place. Dis-moi un peu : t'es un homme ou une souris, mec ?

Quelque chose qui ressemble à de la chaleur, à de la lumière, filtre dans mon entendement. Cela s'appelle le réconfort. Il me fait du bien ce grand négus.

— Ils ne me laisseront pas partir, grand.

— Si tu leur demandes, assurément pas !

— Y a un cerbère à la sortie, il réclamera mon bon de dégagement.

— Le voilà !

Il tire un faf de sa fouille à en-tête de la clinique du Donjon et c'est écrit dessus que M. le commissaire San-Antonio est autorisé à vider les lieux par le docteur Laboussol.

— Où as-tu piqué ça ? effaré-je.

— Ben, au bureau de la boîte, en arrivant, pendant que Roidec discutait de ta santé avec le médecin-chef. J'ai pris modèle sur toi : je suis allé faire du gringue à la gonzesse de service. Un beau nègre au sourire carnassier, tu penses : on jouait Ouragan sur le Came dans sa culotte ! J'aurais chouravé sa machine à écrire, elle n'y aurait vu que du feu !

Dis, il se monterait pas un peu le col, le Mâchuré ?

— Il est temps de les mettre, mon vieux ! Ca tombe bien que tu sois loqué, de la sorte, t'as pas besoin de repasser par ta chambre.

Il glisse son bras sous le mien et m'embarque d'autor !

Tu parles d'un !

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