— Les Allemands, ils sont là. Mais on ne les voit jamais. Sauf quand ils vont sur le bateau. Un sacré ketch, le White-Devil.
Le patron du Red-Barrel, bar à matelots de Montego Bay, était un Jamaïcain prolixe et accueillant. D’autant plus accueillant que Malko offrait tournée sur tournée.
Par la porte ouverte du bar, sa main noire, rose à l’intérieur, désignait l’ouest de l’île, une région très peu habitée de la Jamaïque. Tous les endroits chics, les beaux terrains de golf se pressaient sur le côté de l’île, entre Port Antonio et Montego Bay. C’est là que le gros jet de la BOAC avait déposé Malko, la veille. Depuis, il menait son enquête. Cela n’avait pas été très difficile de retrouver la trace du White-Devil. Depuis cinq ans, son port d’attache était Montego Bay. Et c’était un des plus beaux voiliers du port.
Mais impossible d’en savoir beaucoup plus. Une colonie d’Allemands et de Paraguayens étaient venus s’installer dans l’île, un an après l’indépendance. Ils avaient acheté des domaines et faisaient de la canne à sucre, ne se mêlant ni aux derniers Anglais de l’île, ni à la nouvelle bourgeoisie noire. Bien entendu, pas la moindre trace de Rudi Guern. Pourtant, il devait être là. Mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Appuyé au comptoir crasseux du Red-Barrel Malko se sentit envahi par le découragement. La tentation était grande de reprendre le premier avion pour New York et d’attendre.
En plus, il pleuvait à torrents, des cordes, à ne pas y voir à trois mètres : l’averse quotidienne. Les Noirs en profitaient pour se savonner tout nus sous la pluie, choquant profondément les touristes anglo-saxons des innombrables palaces de Montego Bay.
Où était Janos Ferenczi ?
Que faisaient les tueurs israéliens lancés à sa poursuite ?
Ici, à la Jamaïque, tout cela semblait lointain et irréel. C’était un autre monde. Montego Bay n’était peuplé que de touristes paisibles.
Le grondement d’un VCIO qui décollait secoua la torpeur de Malko.
— Comment peut-on aller dans l’Ouest ? demanda-t-il.
— Il faut louer une voiture, expliqua le Noir. Les Allemands sont dans la région de Négril. Vous avez un ami, là-bas ?
— C’est un peu cela, fit Malko, pince-sans-rire.
Le Noir hocha la tête.
— Alors, il faut aller au Sundowners. C’est un petit hôtel juste avant Négril, tenu par un Allemand. Il doit connaître les autres. C’est un brave type, il a épousé une fille de chez nous. Vous lui donnerez le bonjour de Max.
Malko jura qu’il n’y manquerait pas, paya et sortit. Sa décision était prise. Il n’allait pas abandonner si près du but…
Une heure plus tard, il roulait sur l’étroite route de Négril, qui longeait la côte. Il n’y avait même plus de poteaux téléphoniques. Le réceptionniste de son hôtel avait ouvert de grands yeux quand il lui avait appris qu’il partait vers l’ouest. Prudemment, il lui avait indiqué le play-boy club, dans la direction opposée, où tout était importé, même les somptueuses bunnies.
Évidemment, ce n’était pas le même genre de distraction.
En roulant entre les champs de canne à sucre, sur la route déserte, Malko regretta soudain de ne pas avoir pris Krisantem avec lui. Mais le Turc était un peu voyant pour s’introduire dans une colonie nazie.
Il aurait du mal à le faire passer pour un ancien SS.
Ben Uri et Haym Agmon avaient passé leur journée à se disputer. Leurs nerfs étaient à vif. Ben Uri ne se pardonnait pas d’avoir abattu un innocent. Et il n’y avait rien à faire : le pistolet à acide prussique était une arme sans parade. Les deux agents n’étaient pas des tueurs ; chaque fois qu’ils avaient supprimé quelqu’un, c’était avec la certitude de frapper un coupable si monstrueux que ses crimes échappaient à la dimension humaine. Ils ne prenaient jamais aucun risque et frappaient toujours à coup sûr. Il avait fallu une coïncidence extraordinaire pour que l’erreur puisse se produire.
Ils en haïssaient encore plus l’homme qu’ils poursuivaient, le Scharführer Rudi Guern. C’est là que leurs opinions différaient. Ben Uri voulait continuer immédiatement la poursuite. Chercher à le retrouver par tous les moyens.
Hayim Agmon penchait pour la patience. Rudi Guern avait vécu sous un faux non aux USA. Ils connaissaient ce nom. Grâce à leurs informateurs, il serait facile de retrouver sa trace. Après, il n’y avait plus qu’à tendre un piège.
Assis dans le hall du Bayerischer-Hof à Munich, ils se disputaient à voix basse, sans parvenir à prendre une décision. Mais si leur avis sur les méthodes différait, ils étaient absolument d’accord sur le but à atteindre : liquider Rudi Guern.
Janos Ferenczi transpirait à grosses gouttes. Son air hautain et cruel avait fait place à une expression de chien battu. Son teint était devenu aussi blafard que sa cicatrice et il croisait et décroisait nerveusement ses doigts maigres. De même, il hochait docilement la tête à chacune des affirmations de son vis-à-vis. Pourtant, ce dernier ne haussait jamais le ton et parlait d’une voix mesurée.
Avec son complet d’une couleur indéfinissable, mal coupé, ses lunettes sans monture et sa chemise en nylon, il évoquait un petit fonctionnaire sans éclat et sans puissance. Un rond-de-cuir.
Mais Janos Ferenczi savait que son interlocuteur tenait son sort entre ses mains. Il appartenait à un métier où l’on ne pardonne pas l’échec. Et il est toujours si facile de s’arranger sur le dos d’un agent dont on ne veut plus. Même avec l’adversaire. Les petits cadeaux entretiennent la haine.
Finalement l’interlocuteur de Janos Ferenczi le congédia d’un signe de tête. Intérieurement, le Hongrois soupira de soulagement. Il avait encore une chance de sauver sa vie et sa liberté. Il ne s’attarda pas dans les couloirs gris du Ministère de la défense. En retrouvant l’air frais du quai Maurice-Thorez, il respira tout de suite mieux, en dépit du froid encore vif.
La rivière de Moscou coulait paisiblement devant lui, parcourue de bateaux-mouches. Au loin, il apercevait les tours du Kremlin brillant dans le soleil.
Une heure plus tôt, Janos Ferenczi se trouvait au Quartier général secret du G.R.U., place Arbatskia. L’immeuble d’en face abritait la célèbre prison Lubianka. Sinistre voisinage.
En remontant dans sa Zim, le Tchèque était quand même de bonne humeur. Il avait arraché une sérieuse concession au patron du neuvième directorat : désormais, les résidents et les « honorables correspondants » du KGB dans le monde entier recherchaient en priorité absolue le prince Malko, alias Rudi Guern.
Les Russes n’aiment pas être battus.
— Dépêchons-nous, ordonna-t-il au chauffeur de la Zim.
Il devait être à l’aéroport de Sheremetyévo avant trois heures. Il n’avait qu’une demi-heure pour parcourir les trente-cinq kilomètres. Certes, il n’y avait pas beaucoup de véhicules mais il était impossible de faire comprendre à un chauffeur russe ce que « vite » signifiait…
Le DC-9 des Scandinavian Airlines ne l’attendrait pas. Et, à Copenhague, il devait attraper sa correspondance pour New York. Il consulta rapidement son billet, pris un peu plus tôt à l’Hôtel National, siège de la Scandinavian. Le vol 919 décollait à dix-huit heures. Grâce à la différence d’heure, il serait à New York à vingt et une heures quarante, après un vol confortable au-dessus de l’Atlantique et un bon dîner. Évidemment, en bon communiste, il aurait dû emprunter l’Aéroflot, au moins jusqu’à Copenhague.
Mais à force de vivre au contact des capitalistes, il avait contracté leurs vices : au service Spartiate du Tupolev-104, il préférait le confort des DC-9 flambant neufs et les soins attentifs des hôtesses de la Scandinavian.
Finalement son voyage surprise à Moscou se terminait plutôt bien. Il avait obtenu un sursis et des moyens accrus. Retrouver le faux Rudi Guern n’était qu’une question de jours. Cette fois, il ne lui laisserait pas autant de liberté.