CHAPITRE III

Il avait consacré une demi-heure à passer les lieux au peigne fin. Sans même découvrir une épingle à cheveux. Pour retrouver Sabrina, il n’avait qu’un nom, certainement faux, et le souvenir de son visage. C’est peu pour rechercher quelqu’un dans une agglomération de seize millions d’habitants. Il y avait une toute petite lueur d’espoir : Sabrina était certainement une « illégale » des Services secrets soviétiques. Les Russes avaient beaucoup de mal à les établir aux USA. Donc elle devait y être encore. Mais, de la Californie à New York, il y a 4.500 kilomètres. Avec une bonne fausse identité, Sabrina pouvait se cacher n’importe où. Même le FBI mettrait des semaines à la retrouver, avec le peu d’éléments dont disposait Malko.

Après un dernier regard circulaire, celui-ci referma derrière lui et se retrouva dans le couloir beige. En attendant l’ascenseur, il se sentait cafardeux. C’était dur de se dire que Sabrina n’avait pas existé, qu’elle était juste une mozhonos de la section Korzigd du KGB, une fille dressée à se servir de ses charmes, comme Malko en avait déjà rencontré[6].

En tout cas, son personnage de milliardaire canadienne avait été bien étudié. Rien que le vison et les robes avaient coûté une petite fortune aux Russes. Flatteur pour Malko. Il est vrai qu’un agent double avec un pied dans la CIA valait de l’or en barre. L’ascenseur ultrarapide l’emmena au rez-de-chaussée. Il n’avait pas une minute à perdre avant de commencer son enquête. Après avoir inspecté le petit hall de l’immeuble sans résultat, il se décida à sonner à une des portes du rez-de-chaussée. Un homme en robe de chambre lui ouvrit immédiatement.

— Je cherche à louer un appartement dans cet immeuble, expliqua Malko et je voudrais savoir à qui m’adresser…

L’homme qui lui avait ouvert lui dit que rien n’était plus facile. Pendant que Malko patientait dans l’entrée, il fouilla dans un secrétaire et finalement exhuma un contrat de location.

— Voilà, dit-il. Étude Broom and Dale, 72 Broadway, ce n’est pas très loin d’ici.

Malko remercia chaleureusement et sortit dans fifth avenue. Le soleil s’était caché et un vent aigre, comme souvent à New York, balayait l’avenue du nord au sud.

Il trouva un taxi au coin de la 8e Rue et donna l’adresse de l’étude. Il avait décidé de commencer son enquête tout seul. En prévenant le FBI ou la CIA il mettait en marche un mécanisme irréversible où il pouvait très facilement être broyé. Les Russes ne s’étaient découverts qu’à bon escient. Pour Malko, la seule façon de désamorcer la machine infernale était de démonter le mécanisme du piège.

Le taxi mit près de trois quarts d’heure à descendre Broadway. Malko fumait, littéralement. Enfin, il stoppa devant un vieux building aux briques rouges noircies de cinquante ans de crasse, où la plaque de l’Étude Broom and Dale était une des plus propres avec un bon centimètre de vert-de-gris.

C’était au troisième. On avait installé des secrétaires partout où c’était possible, même dans l’entrée, Malko crut même en voir une tapant avec sa machine sur les genoux. Lorsqu’il annonça qu’il désirait louer un appartement on le conduisit immédiatement dans le bureau de Jack Broom.

Celui-ci apparut aussitôt, la main largement tendue. Une crinière blanche flamboyante lui donnait un air éminemment respectable.

— Que désirez-vous louer, cher monsieur ? demanda-t-il, après avoir indiqué un fauteuil un peu défoncé à Malko.

Il changea d’expression quand Malko lui mit sous le nez la carte du Secret Service[7] donnée par la CIA, qui lui servait de couverture dans les opérations « grises ». Le service indiqué correspondait à une antenne de la CIA, heureusement.

— J’ai besoin d’une petite information, expliqua Malko. Le nom et l’adresse de la personne qui vous a loué l’appartement 16-F du 30, Fifth Avenue.

Jack Broom se refroidit considérablement et passa une longue main soignée dans ses cheveux neigeux.

— En principe, commença-t-il, nous ne donnons jamais d’informations de ce genre.

— En principe, répliqua Malko, vous ne louez pas vos appartements à des espions russes…

Il crut que les beaux cheveux blancs allaient tomber d’un coup.

— C’est… c’est une plaisanterie, balbutia Jack Broom.

— Je n’en ai pas l’impression, fit froidement Malko. Alors, êtes-vous disposé à nous aider ou préférez-vous être convoqué devant un Grand Jury ?

Sa phrase n’était pas achevée que Jack Broom fouillait déjà fiévreusement dans ses dossiers. Il en sortit une chemise jaune qu’il ouvrit, tremblant d’énervement.

— Voici le contrat de location. M. Bernard Medley.

Il a toujours payé d’avance son loyer. Justement sa location se termine demain. Il m’en avait avisé par téléphone hier.

— L’avez-vous rencontré ?

— Oui, une fois, ici à l’étude. Un homme très convenable, petit ; avec des lunettes. Il m’a expliqué qu’il avait besoin pour ses affaires de demeurer trois mois ou six mois à New York. Il n’a pas discuté le prix du loyer, trois cent cinquante dollars par mois. J’avais mis une annonce dans le New York Times et il y a répondu.

— Puis-je voir le contrat ?

L’homme d’affaires le lui tendit. Malko examina la signature. Un vague gribouillis.

— Il était descendu à l’Hôtel Americana.

Malko eut un soupir découragé. Aux USA, on ne demande aucun papier dans aucun hôtel. Vous pouvez vous inscrire sous le nom du roi d’Angleterre, on ne fera aucun commentaire. M. Medley était un autre clandestin russe.

— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ? demanda-t-il par acquit de conscience.

— Rien. Ah ! si, pourtant… ce gentleman m’a payé en cash, ce qui est assez inhabituel. Mais j’aurais eu mauvaise grâce à me formaliser, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Bien sûr.

L’argent n’a pas d’odeur. Pas de parti non plus. C’est bien connu.

Pas de chèque, pas de trace. C’était du beau travail. Malko remercia Jack Broom et quitta l’étude, passablement déprimé. La piste s’arrêtait là. Un appartement meublé loué pour quelques mois par un homme de paille fantôme ; une fille dont il ignorait l’identité, disparue elle aussi.

Seule, la menace était bien réelle.

Malko reprit un taxi et se fit conduire à Grand Central Station d’où il pouvait prendre le train pour Poughkeepsie. Il lui restait quelques heures pour se décider : ou tout raconter à la CIA et risquer d’être abattu par les Israéliens. Ou contre-attaquer, seul.

Un peu plus tard, tandis que son train filait le long de l’Hudson, il commença à broyer sérieusement du noir. Il avait le choix entre trois solutions. Toutes mauvaises. Ne rien dire et travailler pour les Russes, cela ne pouvait que se terminer mal. Dix ou vingt ans dans un pénitencier, au mieux, et au pire, l’Ordre de Lénine à titre posthume. Aller trouver la CIA et expliquer l’histoire ? La tentation serait trop forte pour les Américains de ne pas chercher à intoxiquer les Russes à travers lui. Il se trouverait pris entre trois feux. Il pouvait aussi ne pas bouger, attendre que les Russes mettent leur menace à exécution. C’était un coup de roulette russe. Ou ils bluffaient et il ne se passait rien. Ou ils ne bluffaient pas et il se trouverait un beau matin en face de tueurs qui ne lui laisseraient pas le temps pour des explications. Comme Cukurs. On pourrait toujours le réhabiliter après.

À titre posthume.

Le train stoppa pour trois minutes à Tarry Town. Quelques miles plus loin, c’était Ossining et la sinistre prison de Sing-Sing. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Les voyageurs avaient tous la même tête fatiguée et banale. Ils rentraient chez eux après une longue journée de travail pour boire trois Martini et regarder la télévision.

Une seconde, Malko envia leur paix. Le danger et la mort l’attendaient dans sa villa de Poughkeepsie. Et, en fait d’épouse fidèle et aimante, il avait plutôt affaire à des serpents à sonnettes. Comme Sabrina qui faisait si bien l’amour en lui criant qu’elle n’aimerait plus jamais que lui…


* * *

Il arriva chez lui à la nuit après avoir repris sa voiture au parking de la gare. Il pleuvait à verse. Brusquement, sa petite villa lui parut sinistre. Après avoir mis sa voiture au garage du sous-sol, il examina chaque pièce, sans rien trouver de suspect. Il était nerveux et le moindre craquement le faisait sursauter. La pluie battait les vitres.

Dix minutes plus tard, le téléphone sonna. Il alla décrocher presque aussitôt.

Personne ne parla, mais il entendit aussitôt le déclic du récepteur raccroché.

Ça commençait.

Il se versa un grand verre de vodka « Krepskaia » dans lequel il fit tomber un glaçon et s’assit dans un fauteuil. Il grillait d’aller trouver David Wise, le directeur de la Division des plans de la CIA, son ami et patron, et de tout lui raconter. Au fond, il avait mis le doigt, involontairement, sur un important réseau clandestin russe.

Mais il connaissait les Américains : en dépit de toute son amitié, David Wise ne pourrait pas taire à ses supérieurs les témoignages accusant Malko d’être un ancien SS. Leur hantise, c’était justement ce genre d’histoire. Donc, ils risquaient de ne pas le croire entièrement.

Il se leva et alla dans sa salle de bains. Après avoir ôté sa chemise, il examina soigneusement son aisselle gauche. Le tatouage SS était bien là, gravé dans sa chair, indélébile, bien qu’assez pâle, comme effacé par le temps. Malkp jura à voix basse. Ils avaient pensé à tout. Comment prouver de façon certaine que ce tatouage n’existait pas auparavant ?

Rhabillé, il retourna dans le living-room et termina sa vodka d’un trait, sans parvenir à se réchauffer. Et soudain, une évidence le frappa. Il n’y avait qu’un moyen de faire échec à la fois aux Russes et aux tueurs d’Israël : retrouver l’homme dont on lui avait donné l’identité. Les Russes n’étaient pas assez bêtes pour avoir tout inventé. Certes, ce n’était pas une tâche aisée. Peut-être même impossible. Mais c’était l’unique chance d’écarter le danger, définitivement et totalement. Après, il s’occuperait du capitaine Andropov, avec l’aide de la CIA.

S’il était encore vivant, bien entendu.

Cinq minutes plus tard, il était en train de faire sa valise. Il engageait une course de vitesse contre la mort. Les Russes, dès qu’ils s’apercevraient de sa disparition se douteraient immédiatement de ce qu’il était en train de faire.

Il décrocha son téléphone et appela Kennedy Airport. Comme il le faisait souvent, il demanda les Scandinavian Airlines.

— Avez-vous un vol pour l’Europe, ce soir ? demanda-t-il.

— Certainement, répondit une voix fraîche avec un léger accent. Le vol Scandinavian N°907 décolle à vingt heures trente à destination de Copenhague et Stockholm. Vous arrivez à Copenhague à neuf heures du matin. L’appareil est un super DC-8, très confortable.

— Copenhague, me suffira, assura Malko. Ai-je une correspondance pour Vienne, en Autriche ?

Après quelques secondes, l’hôtesse confirma :

— Certainement. Décollage onze heures trente. Vol Scandinavian 102. Arrivée à Vienne treize heures. C’est une Caravelle.

— Retenez-moi une première, demanda Malko. Jusqu’à Vienne.

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