CHAPITRE XIV

Il y eut un imperceptible craquement dans l’obscurité. Phœbé appela :

— Putch !

Aucun aboiement ne répondit. La jeune fille tâtonna pour trouver le bouton électrique. Un claquement sec mais rien ne s’alluma. Il ne s’était pas écoulé deux heures depuis qu’elle s’était enfuie de l’hôtel avec la voiture. Son cœur était remonté dans sa gorge avant de tomber d’un coup au fond de son estomac quand elle avait tourné la clé de contact.

C’était idiot ce qu’elle faisait. Putch n’était qu’un animal avec un cerveau minuscule. Mais elle avait pleuré si souvent en le tenant dans ses bras qu’il faisait un peu partie d’elle-même. Tout s’était bien passé jusqu’à maintenant. Alors, brusquement, elle eut peur, voulut battre en retraite.

C’était trop tard. Une main enserra sa gorge tandis qu’une autre la bâillonnait. Des doigts secs et durs. Phœbé se débattit, mais l’inconnu la poussa violemment sur le lit où elle tomba à plat ventre. Un objet froid et rond s’appuya sur sa nuque et une voix ordonna en allemand :

— Ne criez pas et ne vous défendez pas ou je vous tue tout de suite.

Phœbé sentit que l’inconnu lui ramenait les poignets derrière le dos et les ligotait avec ce qui lui parut être du fil électrique. De toutes ses forces, intérieurement, elle appelait Malko.

Malko qui se trouvait à soixante miles, au Chatam Hôtel. Elle ne comprenait pas ce qu’on lui voulait, mais elle avait peur.

L’homme la retourna sur le dos après lui avoir attaché les jambes et alluma la lampe à pétrole. Une petite boule sanglante gisait près de la porte ; Putch à qui on avait écrasé la tête à coups de pied.

Elle poussa un cri et voulut se lever. L’inconnu la repoussa brutalement et s’assit sur le lit. Elle était fascinée par ses yeux noirs incroyablement durs, et la grande cicatrice blanche qui partageait ses cheveux en deux.

— Je veux savoir où votre ami a porté le cadavre de l’Allemand ? demanda-t-il.

Phœbé le regarda, des larmes plein les yeux :

— Pourquoi avez-vous tué mon chien ? dit-elle plaintivement.

Janos Ferenczi la gifla à toute volée. Ses sanglots se turent brusquement et elle se mit à trembler. Elle avait peur. Ce n’était pas la première fois qu’on la battait, mais là, il n’y avait aucun érotisme, aucun lien entre elle et cet inconnu. Elle détenait un certain renseignement et il le voulait. Par tous les moyens. Il la gifla encore, aussi fort. Elle était déjà dans un état second. Il lui sembla qu’il répétait sa question, mais elle ne comprit pas…

Elle ne pensait qu’à une chose : prendre le cadavre de Putch dans ses bras pour le bercer une dernière fois.

Janos Ferenczi la regardait, les sourcils froncés par la réflexion. Il ne disposait pas de beaucoup de temps pour la faire parler et devait être relativement discret. Bien que personne ne fût venu depuis qu’il attendait Phœbé, il savait que la maison voisine était occupée. Il attendait dans le noir depuis quatre heures de l’après-midi. Une fois de plus, Malko n’avait pas réagi comme prévu en emportant le cadavre de Rudi Guern. Il ignorait totalement où il pouvait être. Sa seule chance c’était la fille. Elle devait revenir. Il fallait de la patience. Gérard, l’Allemand, patron du Sundowner, lui avait appris où elle habitait. Le reste avait été facile.

Il sortit de sa poche une petite boîte et l’ouvrit. Elle contenait une seringue et un flacon plein d’un liquide incolore. Janos Ferenczi était un scientifique. Il savait qu’une séance de narcose est infiniment plus valable que l’arrachage de tous les ongles.

Il remplit la seringue avec le liquide : du sodium-amythal. Mieux que le pentothal. Provoque un relâchement de la volonté, et une sorte de dialogue avec l’interrogateur. Seul inconvénient, il n’agit qu’un quart d’heure. Après, il faut une bonne dose d’amphétamine pour réveiller le sujet.

La seringue remplie, il se pencha sur Phœbé, muette de terreur.

— Cela ne vous fera pas mal, dit-il. Mais ne bougez pas.

Phœbé ne pouvait détacher les yeux du cadavre du petit chien. Et c’était cet homme qui l’avait tué. Son cerveau était parcouru d’ondes concentriques et douloureuses. Elle savait qu’on voulait la faire parler, tout en ignorant ce qu’elle devait cacher. C’était horrible…

Elle éprouva une légère douleur dans le bras gauche. Il avait remonté la manche du chemisier et planté l’aiguille au-dessus du coude. Les quatre centimètres cubes de liquide mirent quelques secondes à pénétrer. Janos Ferenczi arracha l’aiguille d’un coup sec, la remit dans la boîte et attendit.

Phœbé n’avait pas bougé. Pendant la première minute elle n’éprouva rien. Puis une sorte de brouillard envahit son cerveau. Elle ferma les yeux et les rouvrit. Le corps de Putch semblait tout petit et très loin. Le visage de l’homme penché sur elle était sympathique et ouvert. Il demanda :

— Je m’appelle Janos. Quel est votre nom à vous ?

Cela ne pouvait pas être dangereux.

— Phœbé, dit-elle dans un souffle. C’est un drôle de nom, n’est-ce pas ?

Brusquement, elle se mit à transpirer à grosses gouttes. Elle avait l’impression que chacun de ses nerfs était un fil de fer électrifié rampant sous sa peau. L’ampoule éclairant la pièce lui parut éblouissante et, quand elle parla, il lui sembla que sa voix portait plus que d’habitude. Mais, en même temps, elle se sentait envahie d’une force surhumaine, démente.

Elle sentait qu’elle pouvait faire éclater ses liens, étrangler l’homme qui se tenait en face d’elle. Elle était dix fois plus forte que lui.

Mais elle ne bougea pas. Son cerveau ne transmettait plus d’ordre à ses muscles. C’était atroce, et Phœbé poussa un gémissement.

Janos Ferenczi regarda sa montre. Sept minutes déjà. Elle n’avait encore rien dit. Il suivait sur son visage les progrès de la drogue. Elle était angoissée, elle avait besoin de parler maintenant.

— Cela ne va pas ? demanda-t-il amicalement. À quoi pensez-vous ?

— Au bateau… commença Phœbé.

Puis quelque chose réagit dans les zones obscures de son subconscient et elle se reprit :

— Les bateaux. J’aime les bateaux et la mer.

Janos Ferenczi avait perçu le changement de la voix. Il insista :

— Vous avez vu un bateau aujourd’hui ? Avec votre ami Malko ?

Phœbé secoua la tête et ne répondit pas. La sueur coulait régulièrement sur son visage et ses yeux étaient presque révulsés. Le Tchèque changea de tactique :

— Pourquoi avoir emmené ce cadavre, c’était très lourd à porter…

— Nous l’avons mis dans la voiture, répondit machinalement Phœbé.

Puis le mécanisme se bloqua encore. De tout ce qui lui restait de volonté, elle luttait, avec l’impression de se battre dans du coton. Que fallait-il ne pas dire ? Que savait-il ? Il lui semblait que des heures s’étaient écoulées depuis que l’inconnu était entré dans sa vie.

Tout cela avait si peu d’importance…

Ferenczi jura à voix basse. Phœbé venait de basculer sur le lit, inconsciente. À toute vitesse, il reprit sa seringue et la remplit d’un liquide ambré contenu dans une petite ampoule : des amphétamines pour combattre l’effet hypnotique de la première injection. Pas indiqué pour le cœur et le cerveau. D’autant qu’il mettait une dose de cheval. Mais il fallait la réveiller.

Effectivement, Phœbé ouvrit les yeux quelques secondes plus tard. Ses pupilles avaient un éclat insoutenable.

De nouveau, elle avait l’impression d’être un objet brillant et électrique. Plus de fatigue, plus de douleur… plus de problèmes.

— Qu’avez-vous fait au bateau ?

Question idiote, voyons, ils avaient…

Et de nouveau la ronde. Que dire ? Que dire ?


* * *

Janos Ferenczi quitta la chambre de Phœbé trente-cinq minutes après l’arrivée de la jeune fille. Il savait tout ce qu’il avait besoin de savoir. Avant de partir, il détacha la jeune fille et l’étendit sur le lit. Elle n’était ni vraiment consciente, ni inconsciente, les yeux grands ouverts, le cerveau bouillant, le poul à 140. Dès qu’elle fut seule, elle courut au cadavre de Putch et le prit dans ses bras, poissant de sang ses longues mains. Plus rien n’existait que cette petite boule de poils déjà froide.


* * *

Malko arriva deux heures après le départ de Janos Ferenczi, après avoir perdu près d’une heure pour trouver une voiture de location. Il avait enfin hérité d’une Mustang louée au prix d’une Rolls. Partagé entre la rage et l’anxiété, il avait conduit à quatre-vingts miles sur la route étroite. Il arrêta la Mustang dans le chemin creux et s’avança vers la tour de Phœbé. Il eut un petit serrement de cœur en voyant l’Hillman. Donc Phœbé était là.

Il comprit aussitôt qu’il arrivait trop tard. Accroupie dans le coin le plus éloigné de la pièce, elle serrait le corps du petit chien mort contre sa poitrine, sans bouger, les yeux fixes. Il s’approcha et s’accroupit près d’elle.

— Phœbé.

Elle ne tressaillit même pas.

Il la prit par l’épaule, voulut la faire lever sans y parvenir, comme si elle était cimentée dans le sol. Ses yeux étaient dilatés et vitreux à la fois, avec un violet encore plus profond que d’habitude. Accroupi en face d’elle il chercha son regard :

— Phœbé, que s’est-il passé ? Qui est venu ?

Pas de réponse. Rien, pas une ombre dans les yeux.

Il voulut la prendre par la main.

— Venez, nous partons maintenant…

Rien. Une statue. Soudain, un bruit étrange et étouffé le fit tressaillir. Il mit plusieurs secondes à l’identifier : c’était le bruit du cœur de Phœbé-qui battait à un rythme forcené, retentissant dans le silence de la pièce. Alors, seulement, il vit les traces des deux piqûres sur l’avant-bras et il comprit : la fixité des yeux, l’état de coma hypnotique, le cœur déréglé…

Elle avait subi une séance de torture scientifique. Or, personne ne résiste à un interrogatoire sous narcose.

Une dernière fois, il la secoua, tenta de dissiper son apathie. Il aurait aussi bien parlé à une statue de sel.

Ses mains et son visage étaient brûlants. Son seul geste était de caresser automatiquement le pelage souillé de sang du petit chien. Malko l’examina attentivement. Certes il n’était pas médecin, mais il connaissait l’effet de la narcose sur des sujets peu équilibrés, comme Phœbé.

Elle semblait plongée dans une crise de schizophrénie, déclenchée par le choc des drogues. Il y avait neuf chances sur dix qu’elle ne retrouve jamais la raison, qu’elle n’arrive plus à communiquer avec le monde extérieur. C’était presque un réflexe d’autodestruction. Soumise à une pression mentale fantastique, elle s’était réfugiée dans la folie pour ne pas parler.

Mais, seul, Janos Ferenczi savait ce qu’elle avait pu dire. Le fait qu’il soit parti n’était pas bon signe.

Malko hésita. Il aurait voulu tenir sa promesse. Mais emmener Phœbé dans cet état était pratiquement impossible. S’il la forçait à bouger, elle risquait d’avoir une crise de folie furieuse…

Il la regarda une dernière fois et prononça son nom à voix basse. Ses yeux ne cillèrent pas. La gorge serrée, il sortit et referma la porte derrière lui. Pauvre Phœbé, elle ne quitterait pas Négril. Les extraordinaires yeux mauves le poursuivraient longtemps.

Dehors, le ciel scintillait d’étoiles. Des crapauds-buffles commençaient leur sérénade.

La détresse de Phœbé lui avait fait oublier un moment son propre problème. Mais il resurgissait maintenant plus aigu que jamais.

Où était Janos Ferenczi et que savait-il ?

Son premier réflexe fut de foncer à l’Oracabeza. Mais si, justement, Janos Ferenczi n’attendait que cela ? Il n’y avait qu’une route pour aller de Négril à Montego Bay. Le Tchèque pouvait l’attendre à l’entrée de la ville et le suivre. À cette heure, il n’y avait plus beaucoup de circulation.

Peut-être même attendait-il, dans le voisinage, pour suivre Malko dès maintenant…

Il mit en marche et repartit vers la grand-route. Négril était absolument désert, sauf un camion venant de Savanah la Mar qui se traînait à vingt à l’heure. Malko le doubla devant les Sundowners.

Et si Janos Ferenczi avait appris que le corps de Guern se trouvait sur l’Oracabeza ?

Il tenta de se raisonner. Que pouvait faire le Tchèque ? Fred Perry était de taille à se défendre. Évidemment, il pouvait toujours se faire acheter, mais il aurait peur. Et Ferenczi ne devait pas avoir une grosse somme sur lui.

Les phares blancs éclairaient les deux murailles vertes de l’épaisse végétation tropicale, coupée çà et là par un terrain de golf impeccable. Montego Bay n’était plus qu’à douze milles. Malko leva le pied.

C’était tentant d’aller jusqu’au pied de l’United Fruit. Roulant très lentement, il tourna un peu en ville puis enfila Harbour Street. De là, il voyait l’Oracabeza, toujours à quai. Le chargement était terminé et il n’y avait aucun mouvement à bord.

Malko regarda sa montre : deux heures et demie.

Dans quelques heures, le bananier allait appareiller avec le corps de Rudi Guern. Il fallait tenter la chance. Il accéléra et tourna dans Union Street pour rejoindre la route du bord de mer.

L’Hôtel Chatam était éteint et le veilleur de nuit mit cinq bonnes minutes à se réveiller.

Malko eut du mal à s’endormir. Le lit jumeau vide à côté du sien, le faisait penser à Phœbé. Les yeux mauves et fixes de la jeune fille dansaient au fond de la chambre comme une hallucination de mescaline. Enfin, à force de se tourner et de se retourner, il trouva le sommeil.


* * *

Malko fut réveillé par un affreux cauchemar : Janoz Ferenczi braquait sur lui un énorme pistolet automatique. Il voyait le doigt blanchir sur la détente.

Il se dressa en sursaut au moment où le Tchèque tirait, dans son rêve.

Il mit bien une seconde à se demander si la détonation était réelle ou s’il avait rêvé. Pour s’éclaircir les idées il alla jusqu’à la fenêtre et regarda la mer.

Une colonne de fumée noire montait d’un point situé à un mille de large, dans Mahœ Bay. Un navire qui brûlait.

Malko s’habilla à toute vitesse et se rua au port. Les piers étaient en révolution en dépit de l’heure matinale. Malko apprit rapidement que l’Oracabeza venait d’être déchiqueté par une explosion, peu après son appareillage. Il achevait de couler. La minibombe ultramoderne, de fabrication japonaise pas plus grosse qu’un roman relié, avait fait du bon travail.

Cette fois Janos Ferenczi avait gagné. À moins d’aller chercher dans l’estomac des requins le cadavre de Rudi Guern. Malko quitta le port. L’avion de New York partait dans une heure et demie. Il avait juste île temps de l’attraper.

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