CHAPITRE XVII

Le sergent Al Moore était d’une humeur de chien. Six hommes étaient malades dans son commissariat et il travaillait douze heures par jour, sans gagner un dollar de plus. Pas d’heures supplémentaires dans la police municipale new-yorkaise.

Alors, il se rattrapait sur le client. Lui qui était plutôt débonnaire, s’offrait un festival de contraventions… L’air défait de ses victimes lui réchauffait un peu le cœur.

Malheureusement, la sortie du Queen’s Midtown Tunnel offrait peu d’occasions de verbaliser. Les malheureux conducteurs qui sortaient à moitié asphyxiés du long boyau, rampant à dix à l’heure auraient attendri même un jeune flic pétant le feu. Aussi, appuyé à la cabine du préposé de la sortie numéro 4, le sergent Al Moore regardait-il défiler les voitures d’un œil bovin, presque sans espoir.

Soudain, son œil s’alluma et il se redressa.

Une Ford verte allait redémarrer après avoir donné ses vingt-cinq cents. Al Moore l’arrêta d’un geste et pencha son visage buriné de vieux motard par la fenêtre encore ouverte.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il de sa voix la plus rogomme.

Son doigt désignait une bouteille posée près du conducteur.

Al Moore mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Avec son gros 45 pendu à son ceinturon, son uniforme bleu et son casque couleur bronze, il faisait assez redoutable.

Pavel Andropov bredouilla :

— Ce n’est rien. Je l’ai sortie de ma poche. Elle me gênait…

Al Moore étendit le bras et saisit la bouteille. Son index boudiné montra le niveau :

— Elle vous gênait, hein ? Vous ne savez pas que dans l’État de New York, il est interdit de boire en conduisant ? Allez ! vos papiers tous les deux.

Le chauffeur regarda Pavel Andropov, affolé. Un second flic, plus jeune, s’approchait déjà de la Ford, débonnaire et imposant. Mine de rien, il se plaça devant le capot. Une voiture de patrouille avec quatre policiers à bord était arrêtée à dix mètres. Ils regardaient la scène, paisibles. Simple routine.

— Votre permis, répéta Al Moore, d’un ton un peu plus sec.

Janos Ferenczi dit une phrase à voix basse à Pavel Andropov. Celui-ci sortit lentement un gros portefeuille de sa poche. Malko ne quittait pas le policier des yeux, cherchant à accrocher son regard. Mais pour l’instant, il ne prêtait aucune attention aux passagers de la voiture.

Cela allait se régler par une amende de quinze dollars. Soudain, il eut une inspiration : de sa voix la plus avinée, il cria :

— Tu vas pas montrer ton permis à cet empaffé… non ! Foutons le camp. J’aime pas les flics.

Il crut que les yeux du sergent allaient jaillir hors de leurs orbites. La belle couleur violacée de son visage aurait fait envie à un évêque. Il porta instinctivement la main à la crosse de son 45.

— Ah ! il y a un petit malin ! Allez, ouste, tout le monde dehors…

La tension était insupportable à l’intérieur de la voiture. Les nerfs noués, Malko attendait la réaction de Janos Ferenczi. De seconde en seconde, ses chances augmentaient. Le policier recula d’un pas, dégainant son arme. Voyant la scène, les quatre autres policiers jaillirent de leur voiture et vinrent entourer la Ford verte. Histoire de se dégourdir les jambes.

Malko leur aurait baisé les bottes.

Un d’entre eux tenta d’ouvrir la portière arrière, qui résista. Le sergent Al Moore saisit Pavel Andropov par l’épaule.

— Allez, dehors, vite !

Sans attendre la réponse, il ouvrit la portière et tira le Russe hors de la voiture. Celui-ci se laissa faire. Il n’y avait pas grand-chose à tenter. Les six flics étaient prêts à tirer. Alors, Janos Ferenczi, pâle et secoué de tics, jaillit de la Ford et referma avant que Malko ait pu descendre : s’approchant du sergent Moore, il brandit un passeport diplomatique tchécoslovaque :

— Je suis membre de la délégation de mon pays aux Nations Unies, dit-il dans un anglais parfait. Vous devez nous laisser partir immédiatement.

Le flic, impressionné, salua et prit le document pour l’examiner. Puis, il le rendit à Janos Ferenczi :

— Pour vous, c’est OK, sir. Mais les autres personnes ont-elles également des passeports diplomatiques ?

Seconde de flottement. Malko en profita pour hurler :

— Janos, tu as fini de parler à cet enculé !

C’était quitte ou double. Le Russe assis près de lui avait le temps de l’abattre. Mais cela risquerait de causer de sérieux ennuis. Le sergent, de plus en plus violet, se rua sur la portière et la secoua furieusement.

— Sortez de là, ou je viens vous chercher ; glapit-il.

— Viens donc, eh ! connard, fit Malko, hilare.

C’en était trop. Al Moore rengaina son pistolet, tira de sa ceinture une paire de menottes, et avec la rapidité d’un prestidigitateur, la passa à Pavel Andropov, éberlué. Affolé, le chauffeur s’empressa de débloquer la porte arrière qui s’ouvrit. Maintenant, la voiture était entourée par les six policiers.

Malko ne perdit pas un centième de seconde pour bondir dehors. Dès qu’il eut posé le pied par terre, il courut jusqu’à la voiture de patrouille et plongea sur le siège arrière sous les regards des flics éberlués.

— Arrêtez ces hommes, ce sont des espions russes, cria-t-il.

Son interjection n’eut pas du tout l’effet escompté. Le sergent Moore vint à lui d’un pas lourd et le saisit au collet, le sortant de la voiture :

— Vous avez fini, espèce d’ivrogne ! Ça va barder ! Vos papiers !

Malko avait repris une voix normale. Il sortit de son portefeuille sa carte du Secret Service et la mit sous le nez du policier :

— J’appartiens à une agence fédérale, dit-il. Ces hommes sont de dangereux agents de l’Est qui se préparaient à m’exécuter. Mettez-vous en rapport immédiatement avec le FBI de New York. Et surtout arrêtez les quatre personnes qui sont avec moi.

Impressionné par le ton autoritaire de Malko, le sergent le regardait, indécis ; examinant sa carte sous toutes les coutures. C’en était trop pour son esprit simple.

— Dites-moi, c’est une blague ou quoi ? demanda-t-il.

Pendant ce temps, ses collègues avaient achevé d’aligner les quatre Russes dehors.

Malko pointa un doigt menaçant sur la tunique bleu marine :

— Je sais que vous me prenez pour un ivrogne et un farceur. Ce que je ne suis pas. Vous ne risquez pas grand-chose à m’écouter. Dans le cas contraire, je vous jure que vous passerez le restant de vos jours à régler la circulation dans ce tunnel. Jusqu’à ce que vous creviez asphyxié.

Il désigna Pavel Andropov :

— Fouillez cet homme. Il est armé et cela m’étonnerait qu’il ait un permis. Regardez dans la voiture. Vous trouverez du matériel étrange.

Une seconde, le sergent jaugea Malko puis il le repoussa à l’intérieur de la voiture de patrouille et revint d’un pas lourd vers les Russes.

Lorsqu’il sortit de la ceinture de Martin le gros pistolet noir on aurait dit une vieille fille trouvant un satyre sous son lit.

— Nom de Dieu ! fit-il. Nom de Dieu de nom de Dieu !

Instantanément, les autres policiers avaient sorti leurs armes. Malko était sauvé. Il attendit sagement dans la voiture de patrouille que le policier revienne, en jurant toujours tout bas. Sans même parler à Malko, il empoigna le micro de sa radio de bord, et appela son commissariat :

— J’ai une grosse histoire sur le dos, annonça-t-il. Prévenez le FBI…

Les deux autres Russes avaient déjà les menottes. Lorsqu’on voulut les passer à Janos Ferenczi, il recula d’un pas, blanc de rage :

— Vous n’avez pas le droit. Je suis diplomate.

Le policier hésita. Effectivement, il n’avait pas le droit de procéder à l’arrestation d’un diplomate. Mais cette affaire était tellement bizarre.

— Bon, fit-il. Mettez-vous là avec les autres.

Janos Ferenczi fit un pas en avant :

— Non. Je m’en vais. Vous n’avez pas le droit de m’arrêter. Prenez mon identité et mon passeport si vous voulez, mais je m’en vais.

Le jeune policier était de plus en plus ennuyé. Il revint à la voiture de patrouille pour quêter des instructions. Le sergent Moore racontait son histoire à toute vitesse dans le micro. Entendant la question de son subordonné, il la répéta au micro. Après quelques secondes, il dit :

— OK, Murphy, on peut le laisser tranquille, celui-là. Mais on emmène les autres.

— Hé ! s’écria Malko, vous n’allez pas laisser filer Ferenczi !

— J’y peux rien, répliqua Al Moore. C’est la loi et c’est pas moi qui vais la violer.

Malko renchérit :

— Cet homme est un tueur.

Le policier secoua lentement la tête :

— Peut-être, sir, mais je n’ai pas le droit de le retenir contre son gré. Tout juste celui de prendre son nom.

— Mais je vous dis…

— Je ne suis pas obligé de vous croire. J’ai des ordres du capitaine. Il m’a dit : « Laisse tomber. » Je laisse tomber.

Malko comprit qu’il n’aurait pas gain de cause.

— Retenez-le au moins quelques minutes, supplia-t-il. Et prévenez le FBI.

— C’est en train de se faire, assura le flic. Le capitaine s’en occupe.

Il descendit de la voiture et se dirigea droit sur Janos Ferenczi.

— Vous êtes libre, sir, dit-il. À condition de me laisser votre passeport. Il faudra vous présenter à l’Immigration pour le récupérer.

Poliment, Ferenczi tendit son passeport avec un sourire :

— Merci, je sais que dans ce pays, vous respectez la liberté individuelle. Je vous félicite.

Le policier salua sans répondre. Janos Ferenczi, les mains dans ses poches, franchit les guichets et s’éloigna à grandes enjambées. Il y avait une station de métro à cent mètres. Une seconde, Malko songea à s’emparer de l’arme d’un des policiers et à tirer sur lui. Mais il serait transformé en passoire avant d’avoir eu le temps de presser la détente.

Janos Ferenczi allait droit à l’appartement de Sabrina détruire les preuves et faire disparaître la jeune femme. Et cette fois, il n’y aurait plus personne pour innocenter Malko…

Le capitaine Pavel Andropov et les deux autres Russes furent enfournés à l’arrière de la voiture de police. Les policiers avaient inspecté entièrement la Ford verte et découvert les appareils à photocopier, ce qui les laissait plutôt perplexes.

Malko se rongeait les ongles d’impatience. Trois quarts d’heure passèrent. Janos Ferenczi avait eu dix fois le temps de liquider Sabrina, ou de la faire disparaître.

Soudain, le Queen’s Midtown Tunnel retentit du son lugubre d’une sirène. Une Lincoln noire jaillit du tunnel comme une fusée, un feu rouge clignotant frénétiquement derrière son pare-brise.

La voiture stoppa près de celle des policiers. Deux hommes en descendirent en même temps. Deux armoires à glace, vêtues de la même façon : costume gris en dacron, feutre à bords étroits, et chemise au col boutonné.

Malko poussa une exclamation de surprise. C’était les deux gorilles de la CIA avec qui il avait souvent travaillé : Milton Brabeck et Chris Jones[23]. Deux durs qui valaient une division de Marines. Ils ne s’étaient plus revus depuis leur mission en Sardaigne de l’été précédent[24].

Chris Jones serra la main de Malko. Mais ses yeux bleu-gris n’avaient pas une expression aussi chaleureuse que d’habitude. Milton Brabeck se contenta d’un signe de tête.

— Comment êtes-vous ici ? demanda Malko.

Chris répondit sans le regarder :

— On vous expliquera. Qu’est-ce qui se passe ?

Malko désigna la voiture de patrouille.

— Vous avez là trois Russes appartenant à un réseau clandestin. Un quatrième est en fuite. Il faut le rattraper d’urgence, sinon il va supprimer un témoin ou le faire disparaître.

Le gorille hocha la tête.

— On y va.

Les policiers regardaient avec respect la Lincoln Continental. Ce n’est pas dans la police municipale qu’on leur donnerait des voitures de huit mille dollars. Chris Jones eut un bref conciliabule avec le sergent Al Moore. Les trois suspects allaient être conduits au FBI immédiatement.

— C’est vous qui avez laissé filer le quatrième ? demanda Jones au sergent Moore.

— C’est la loi, fit l’autre sentencieusement.

Le gorille grinça des dents :

— Si vous continuez à l’appliquer comme ça, mon vieux, vous vous préparez un beau job de tondeur de gazon…

Sur ces paroles vengeresses, il remonta dans la Lincoln. Malko s’installa à l’avant entre les deux hommes. La voiture fit un demi-tour où elle laissa la moitié de ses pneus et replongea dans le tunnel, à tombeau ouvert.

Les cavaliers de l’Apocalypse.

— Voulez-vous m’expliquer… commença Malko.

Chris Jones eut un sourire triste.

— On vous cherchait. Depuis cinq jours. Mais on ne voulait pas le dire devant ces abrutis.

Malko sursauta.

— Vous m’arrêtez ?

L’autre secoua la tête.

— Non. Nous avons l’ordre de rester avec vous tant que tout n’est pas absolument éclairci. Mais le FBI a quand même lancé un avis de recherches pour vous retrouver depuis que vous avez faussé compagnie à leur petit camarade…

— C’est une longue histoire…

Chris Jones l’arrêta d’un geste :

— On sait. M. Wise a reçu votre lettre de Vienne. On ne demande qu’à vous croire. Où en êtes-vous ?

Pendant que la Lincoln dévalait le tunnel, Malko résuma la situation.

— Il faut demander l’aide du FBI, conclut-il. Pour retrouver Janos Ferenczi coûte que coûte, et Sabrina.

— Tous les gars des Domestic Opérations sont sur le coup pour vous, dit Chris Jones. On va les avertir. Et le FBI aussi.

L’immeuble contenant la centrale des Domestic Opérations se trouvait à Washington, 1750, Pensylvania Avenue, à deux pas de la Maison-Blanche. La CIA n’ayant pas le droit d’opérer sur le territoire des USA, cette centrale n’avait aucune existence légale – La Lincoln que conduisait Chris Jones était pourtant immatriculée au nom d’une société fantôme domiciliée 1750, Pensylvania Avenue. Ils émergeaient du tunnel.

Chris Jones prit le micro, dissimulé sous le luxueux tableau de bord, changea de fréquence et annonça :

— Ici, Jones. 6-4-7-9. Nous avons retrouvé SAS. Il faut protéger d’urgence une femme qui habite 425, East 52, appartement 2 B. Nom encore inconnu. Que personne, je dis, personne, ne puisse l’approcher. Retenez quiconque tentera d’entrer en contact avec elle.

Malko s’écria :

— Chris, il va être midi. Avec le trafic, ils ne pourront jamais y être à temps.

Le gorille sourit finement.

— Ils y vont en chopper[25]. Seront là-bas avant nous. Ils attendent sur le building de la Panam.

Effectivement quand ils arrivèrent au 425 de la 52e Rue, cinq hommes du FBI étaient déjà là. L’hélicoptère les avait tout simplement déposés sur le toit de l’immeuble. En trois minutes. À son micro, Chris Jones diffusa le signalement de Janos Ferenczi avant de rejoindre Malko et Milton dans le hall.

Le portier, qui avait été chercher un taxi pour Malko, eut un haut-le-corps en l’apercevant :

— Mais je connais ce type-là, glapit-il. Il a voulu…

Chris Jones l’arrêta :

— C’est notre patron. Vous avez quelque chose à dire ?

Puis il se tourna vers les agents du FBI.

— Où est la fille ?

— Pas dans l’appartement, répondit l’autre. Nous avons tout fouillé. Deux gars de chez nous y sont en permanence.

— Personne ne l’a demandée ?

— Personne, sauf un coup de téléphone. On a raccroché tout de suite, sans rien dire.

— Vous avez des hommes partout ? demanda Malko.

— Jusque dans le vide-ordures.

Tout ce déploiement de force ne servait à rien tant qu’on ignorait où se trouvait Sabrina. Malko eut une inspiration :

— Allons à l’appartement.

Ils montèrent avec Chris et Milton. Les hommes du FBI leur ouvrirent. Le cœur battant, Malko alla au meuble d’où Martin avait sorti le masque de caoutchouc. L’objet n’avait pas bougé.

Il le sortit et le tendit à Chris Jones :

— Gardez cela comme un billet de mille dollars. C’est la première preuve que je ne suis ni fou, ni traître…

Déployant le masque, il expliqua au gorille de quoi il s’agissait. Chris Jones siffla d’admiration :

— Eh bien ! je ne m’étonne pas qu’ils vous aient eu, avec des trucs comme ça. Moi qui croyais qu’ils en étaient restés au couteau entre les dents.

Il n’y avait plus rien à faire dans l’appartement. Le FBI le passerait au peigne fin.

— Il faut retrouver Sabrina coûte que coûte, dit Malko. Le portier ne sait rien ?

Ils retournèrent au desk.

— Avez-vous vu sortir la locataire du 2 B ? demanda Malko. Tâchez de vous souvenir. C’est une question de vie ou de mort.

Le portier avala sa salive. Qu’est-ce qu’il allait avoir à raconter à sa femme, au fond de Brooklyn…

— Mam’selle Diana Lynn ? Ça fait bien deux heures qu’elle est partie. Mais j’sais pas où. Elle dit jamais rien. Juste « bonjour », « bonsoir ». Le bonhomme ne pouvait pas les aider plus. Même en lui lavant le cerveau à la lessive biologique.

Soudain, Malko eut une illumination : il revoyait le taxi emmenant Sabrina, deux heures plus tôt. Malgré lui, son cerveau avait enregistré la plaque arrière. Les numéros défilaient dans sa mémoire, aussi nettement que s’il les avait notés.

Il se tourna vers Chris Jones :

— On peut retrouver un taxi immatriculé 126 HNK ? Savoir qui le conduit.

— Sûr.

— Sabrina l’a pris il y a deux heures.

Chris courait déjà à la Continental, appeler le fichier central de la Police municipale. Dix minutes plus tard, il était de retour.

— C’est un Yellow Cab, numéro de compagnie 6214. Conduit par Julius Feiffer. Pas de radio à bord. Peut être n’importe où.

— Alertons la Police municipale, proposa Malko. Et le FBI. Ça les concerne.

Chris se réinstalla dans la Lincoln. Cela prit encore une douzaine de minutes pour s’assurer que son message avait bien été relayé à toutes les voitures de patrouille. Cela en faisait trois cents environ…

Il n’y avait plus qu’à attendre.

À New York, les taxis sont obligés de noter toutes leurs courses avec leur destination. On saurait au moins où Sabrina s’était rendue.

Malko mourait de faim. Heureusement, il y avait une petite cafétéria après le fleuriste sur la Première Avenue. Lui et Chris allèrent s’attabler devant des œufs brouillés au bacon et un café.

Ils en étaient à leur troisième tasse de café quand un des hommes du FBI, au visage grêlé de taches de rousseur, entra en courant.

— Vite, on l’a retrouvé !

Dans la Lincoln Continental le micro grésillait doucement. À l’autre bout se trouvait un sergent du Bronx. Sa voiture de patrouille venait de tomber sur le taxi de Julius Feiffer. Ce dernier attendait près du micro, ému et bégayant.

Malko prit le combiné :

— Monsieur Feiffer. Ici le FBI. Dites-moi où vous avez déposé une jeune femme chargée il y a deux heures et demie environ au coin de la Troisième Avenue et de la 52e Rue ?

— Attendez voir, fit l’autre.

On l’entendit grommeler, parler tout seul et finalement annoncer :

— Voilà. 1088, Madison Avenue. Juste au coin de la 86e.

— Aucune idée de l’endroit où elle allait ?

Le chauffeur eut un gros rire :

— Ouais, chez le coiffeur, elle m’a dit. Dans le coin probablement.

— Vous l’avez vue entrer quelque part ?

— Ouais. Dites donc, quel châssis cette fille ! J’ai bien perdu deux minutes à la reluquer. Elle est entrée dans la troisième porte en partant de l’avenue… Mais dites donc…

— Parfait, monsieur Feiffer, remercia Malko, vous nous avez rendu un grand service. Au revoir.

Le feu rouge clignotait déjà. Elle tourna tout de suite dans la 53e pour gagner Madison Avenue, en double sens et moins encombrée de camions que la Première Avenue. Dans Madison, ce fut le carrousel. Chris se faufilait diaboliquement, à coups de sirène. Il ne leur fallut pas un quart d’heure pour parvenir au croisement de la 86e. Un quartier d’antiquaires et de boutiques de mode dans le vent. Pas loin de Harlem. Entre-temps, une voiture de patrouille verte et blanche les avait rejoints.

Malko, Chris et deux policiers en uniforme descendirent et se ruèrent à la porte indiquée par Julius Feiffer. Une plaque de cuivre ovale indiquait : « Jean-Louis, coiffeur pour dames. Premier étage. »

Ils montèrent à pied et firent irruption dans une petite entrée qui sentait la laque et le parfum. Un jeune éphèbe blond, le buste serré dans une tunique Mao, poussa un petit cri en voyant les quatre hommes.

— Monsieur Jean-Louis, venez vite !

M. Jean-Louis n’eut pas le temps de se déplacer. Malko et Chris ne voulaient pas prendre de risque. Après tout, Sabrina, alias Diana Lynn, était un agent russe.

Chris brandit son 38 spécial et dit d’une voix de stentor, en s’avançant dans le salon :

— Qu’aucune de ces dames ne bouge. Police.

Un par un, il entreprit d’inspecter les casques de séchage d’où émergeaient des bustes en peignoir mauve.

Horrible.

Le premier contenait une vieille mémère qui ressemblait à un sapin fané, hérissée de bigoudis, avec des cheveux roses. Elle vit le pistolet et les yeux froids de Chris, poussa un cri perçant et se laissa glisser par terre, évanouie.

Chris continuait la tournée. Une forêt de bigoudis. Des jeunes, des vieilles, des laides, des belles. Toutes criaient, s’interpellaient, piaillaient. C’était la panique. Le coiffeur Jean-Louis s’accrocha à la veste du gorille.

— Monsieur, monsieur, supplia-t-il, vous allez me ruiner. Que cherchez-vous ? J’ai donné aux œuvres de la police, comme tous les ans.

Chris lui jeta, soupçonneux, sans arrêter son inspection :

— Je cherche une certaine Diana Lynn. Vous connaissez ?

— Miss Lynn ! Mais elle est partie. Depuis une demi-heure, au moins.

Le gorille n’était pas convaincu.

— Faut voir.

Il continua sa tournée. Malko, de son côté, s’était attaqué aux « shampouineuses » et aux cabines de beauté. Il passa le long du bac à shampooing, où macéraient les cheveux d’une dizaine de femmes, lavés à des sauces aux étranges couleurs. Une employée voulut lui barrer le passage :

— C’est interdit de venir ici, monsieur.

Heureusement, le spectacle était un vrai remède contre l’amour. Entre les masques de crème grasse et les cheveux de toutes les couleurs, l’odeur acide des teintures…

Mais Malko écarta fermement la fille en blouse blanche et ouvrit la porte de la première cabine-beauté.

Une jeune femme était étendue entièrement nue, sur le dos tandis qu’une employée lui nettoyait la peau à l’aide d’une sorte de pistolet projetant une fine vapeur d’eau. Elle leva la tête vers Malko : une jolie brune aux yeux clairs, qui ne se troubla nullement.

— Voulez-vous fermer la porte, monsieur, dit-elle, et dire à Jean-Louis de venir. Mes points noirs ne s’en vont pas…

Malko referma la porte. Les trois autres cabines étaient occupées par d’horribles débris en train de se faire masser, dont aucun n’aurait pu être Sabrina, même trente ans plus tôt. Démoralisant.

Chris Jones, entre-temps, avait découvert quelque chose. Il vint arracher Malko à son enfer rose.

— Elle est partie acheter des bas. Dans Fifth Avenue. Chez Van Réalt. D’après le pédé d’ici.

M. Jean-Louis se tordait les mains. Il en était tout décoiffé.

— Messieurs, je vous assure que mon salon est très bien fréquenté. Mlle Diana est une jeune fille très comme il faut.

— Eh bien ! on vous donnera une carte de faveur pour aller la voir griller sur la chaise, conclut Chris Jones, qui n’aimait pas les homosexuels.

Effondré derrière sa caisse, Jean-Louis murmurait :

— La chaise électrique ! Mais c’est horrible.

Les deux voitures remontaient déjà la 86e Rue vers Fifth Avenue et Central Park. Ils passèrent devant le San Régis en trombe, grillèrent le feu de la 58e, manquant un autobus de peu et stoppèrent au coin de la 57e et de Fifth Avenue. Van Réalt, boutique chic de lingerie féminine, avait une entrée dans les deux rues.

Malko entra par Fifth Avenue et Chris Jones par la 57e. Ils se rejoignirent au milieu du magasin. Sabrina n’était pas là. Une vendeuse laide comme les sept péchés capitaux s’approcha de Chris, tout sucre et tout miel.

— C’est pour un cadeau ?

Le gorille ne daigna même pas sourire :

— Où sont les cabines d’essayage ?

La vendeuse le regarda, suffoquée.

— Là, au fond, mais nous ne vendons que…

Chris et Malko ne l’écoutaient plus. Ils poussèrent une porte qui donnait sur un petit couloir. Six cabines, fermées par des rideaux, s’alignaient le long du mur. Chris ouvrit le premier rideau et pencha la tête à l’intérieur. Simultanément, Malko entendit le bruit retentissant d’une gifle et un hurlement. Chris bondit en arrière, la joue écarlate. Suivi à un dixième de seconde par une sculpturale négresse, en panties à fleurs, la poitrine nue, tenant son soutien-gorge à la main.

— Sale Blanc, hurla-t-elle. Vous n’oseriez pas faire ça à une Blanche, voyou !

De toutes ses forces, elle lui envoya un coup de genou dans le bas-ventre qu’il esquiva de justesse en pivotant sur place. Du coup, il empoigna les cinq autres rideaux et les tira.

Dans le concert de glapissements qui suivit, Malko tenta de prononcer le mot « police », sans aucun succès. La négresse invoquait pêle-mêle le Black Power, la Constitution, l’âme de feu Martin Luther King, trépignait, bavait, en pleine crise d’hystérie. Sans penser à remettre son soutien-gorge.

Les deux hommes battirent en retraite, pour éviter d’être écharpés, poursuivis par la négresse, toujours les seins au vent. Les vendeuses étaient groupées autour des deux flics. Ceux-ci expliquèrent, égrillards :

— C’est un contrôle de routine…

Folle de rage, la Noire saisit une poignée de chemises de nuit et les lança à la tête de Chris Jones.

— La fille est partie depuis vingt minutes, expliqua paisiblement l’un des sergents. Avec des paquets. Elle a dû rentrer chez elle.

D’ici qu’ils la trouvent tranquillement gardée par le FBI.

— Retournons à la 52e Rue, ordonna Malko.

La négresse s’accrocha à lui, jusque sur le trottoir.

— Je vais vous faire arrêter, cria-t-elle. On n’est pas dans le Sud, ici. Vous m’avez déshonorée.

Les passants commençaient à s’attrouper. Les seins de la fille, magnifiques et fermes, vibraient au rythme de sa rage. L’un des deux policiers en uniforme fit demi-tour.

— Young lady, si vous ne rentrez pas immédiatement dans ce magasin, je vous arrête pour outrage public à la pudeur.

— Oh !

Elle resta là, les bras ballants, suffoquée, avec de grosses larmes dans ses yeux marrons. Ce fut la dernière vision qu’en emporta Malko, alors que la Continental s’élançait dans Fifth Avenue.


* * *

Diana Lynn était de bonne humeur. Elle aimait l’Amérique où tout était fait pour les femmes. Elle adorait se sentir désirée par les hommes. Souvent, le soir, avant de s’endormir, elle se remémorait tous les regards qui s’étaient posés sur elle dans la journée. Elle avait hâte de mettre les dessous qu’elle venait de s’offrir. En ce moment, elle vivait une période de calme et en profitait pleinement, sachant que cela ne durait jamais longtemps.

— Arrêtez-vous devant le 425, dit-elle.

Il recommençait à pleuvoir et elle ne voulait pas gâcher sa mise en plis.

Le taxi stoppa, et elle chercha dans son sac un billet d’un dollar. Elle baissa la glace pour appeler le portier, afin qu’il vienne l’abriter sous sa grande ombrelle, pendant que le chauffeur lui rendait sa monnaie.

Soudain, elle se sentit paralysée. Le portier, au fond du hall, regardait fixement le taxi et la désignait à un homme en civil, massif, avec un chapeau foncé et un imperméable noir. Cela dura une fraction de seconde. Diana Lynn avala sa salive et parvint à dire au taxi :

— Attendez, j’ai changé d’avis. Déposez-moi au Racket Club.

Le Racket Club était le dernier building de la rue. Extrêmement sélect. De sa cour, un escalier donnait directement sur East River Drive, en contrebas.

Diana Lynn se sentait très calme tout à coup. Elle avait toujours su que cela pouvait arriver. Elle savait ce qu’elle avait à faire.

Le taxi s’arrêta dans la cour du Racket Club. Diana descendit sans attendre la monnaie, emportant ses paquets. En courant, elle alla jusqu’à l’entrée du club. Le portier galonné s’inclina devant elle.

— Voulez-vous prendre ceci, demanda-t-elle, en tendant ses paquets. Je paie mon taxi et je reviens.

L’homme rentra se mettre à l’abri. Diana remonta les cinq marches, tourna à gauche et s’engouffra dans le petit escalier menant à l’East River Drive. Dix secondes avant que les deux hommes du FBI fassent irruption dans la cour.

Le portier du Racket Club, ahuri, tenait toujours les paquets à la main :

— Je ne comprends pas, dit-il. Une dame m’a donné ça et elle a disparu…

Le lieutenant du FBI jurait tout ce qu’il savait. Il retourna en courant à la voiture pour diffuser le signalement de Diana, tandis que son second se jetait dans l’escalier.

Diana Lynn avait retiré ses chaussures à hauts talons pour courir plus vite sous la pluie. East River Drive était en sens unique, remontant vers le nord. Elle ne disposait que de quelques secondes d’avance.

Elle courut cent mètres jusqu’à Peyton Place. La chance était avec elle. Un taxi était arrêté en train de débarquer quelqu’un.


* * *

Malko et Chris arrivèrent dix minutes après la disparition de Diana Lynn. Le lieutenant du FBI ne savait plus où se mettre.

— Cette femme est en danger de mort, dit Malko. Son premier geste va être de contacter ses chefs. Ceux-ci, s’ils ne peuvent la faire sortir du pays, vont la tuer. En ce moment, elle est quelque part dans Manhattan. Ferenczi. puisqu’il a un passeport diplomatique, a une adresse officielle. Trouvons-la.

Le lieutenant, qui s’appelait Walker, se précipita au téléphone. Durant cinq minutes, Malko le vit gesticuler à travers les parois transparentes de la cabine. Il revint, un bout de papier à la main :

— Janos Ferenczi habite dans la 34e Rue, l’immeuble de la délégation tchécoslovaque aux Nations unies, annonça-t-il.

Malko jura à voix basse. Impossible de perquisitionner dans un building protégé par le secret diplomatique.

— Attendez, fit le lieutenant Walker. On peut faire quelque chose.

Il baissa la voix.

— Nous avons une écoute permanente sur les lignes téléphoniques de l’immeuble. Tout est enregistré. Je viens de prévenir le central. Si la fille appelle, nous le saurons et nous la localiserons.

Malko soupira.

— Priez pour qu’elle appelle ! Et faites surveiller l’immeuble. Si elle y pénètre, c’est fichu.

— C’est déjà fait, assura le lieutenant.

— Attendons alors. Ou plutôt allons là-bas.

La mission tchécoslovaque occupait les deux étages d’un petit hôtel particulier assez délabré. Heureusement, il n’y avait qu’une sortie. Lorsque la Lincoln Continental passa lentement devant, le lieutenant Walker montra une camionnette de la Compagnie Con Edison, arrêtée juste en face de l’immeuble.

— Ce sont nos hommes.

La Continental stoppa un peu plus loin. Un par un Malko, Chris Jones et le lieutenant montèrent dans la camionnette jaune.

À l’intérieur, c’était un véritable laboratoire. Trois caméras avec des téléobjectifs, des émetteurs-récepteurs de radio, deux téléphones, un véritable râtelier d’armes avec une panoplie de gilets pare-balles ! Sans compter les équipements que Malko n’identifia pas.

Quatre agents du FBI s’y trouvaient. L’un d’eux avait un casque et était relié en permanence à la centrale du FBI.

— Rien encore, annonça-t-il. La fille ne s’est pas montrée ici.

Ils s’installèrent tant bien que mal. Toutes les cinq minutes, les bus faisaient trembler la chaussée. L’immeuble en face semblait mort.

Soudain, l’homme aux écouteurs leva la main :

— Attention ! Un appel pour M. Ferenczi. Deux minutes passèrent, interminables. Les computers du FBI recherchaient l’origine de l’appel, électroniquement. Enfin l’agent qui avait les écouteurs, annonça :

— La personne se trouve dans une cabine publique de Bloomingdale, Fifth Avenue.

De nouveau, ce fut la cavalcade jusqu’à la Lincoln. Le lieutenant Walker n’arrêtait pas de donner des ordres dans le radio-téléphone de la voiture de luxe.

— Cent cinquante agents vont quadriller le quartier, annonça-t-il.

Malko hocha la tête. C’était chercher un diable en enfer ! À cette heure de l’après-midi, trouver une jeune femme élégante dans Fifth Avenue !

Et où était Ferenczi ?

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