CHAPITRE XVIII

La Cinquième Avenue grouillait d’une foule élégante et pressée. La pluie venait de cesser et toutes les femmes qui s’étaient réfugiées chez Bloomingdale, Lord and Taylor ou Saks, en profitaient pour reprendre leur shopping.

Diana Lynn poussa la porte tournante de Bloomingdale et commença à descendre l’avenue. Elle avait acheté des bas neufs et s’était changée dans les toilettes du magasin. Maintenant, elle se sentait mieux. Avec pourtant, une pointe d’angoisse au cœur. Tout pouvait être un danger pour elle. Elle vivait désormais dans un monde hostile. Sans faux papiers, presque sans argent, elle ne pouvait sortir de New York. Tous les endroits où elle aurait voulu se rendre étaient certainement surveillés.

Elle s’attarda une minute devant la vitrine de Tiffany’s. Les bijoux valant des centaines de milliers de dollars scintillaient ironiquement derrière la vitrine blindée, comme pour la narguer.

Puis elle reprit son chemin : dans la foule, elle se sentait relativement en sécurité.

À côté de la Librairie Doubleday, il y avait une pimpante cafétéria. Diana Lynn y entra et commanda un milk-shake. Dans un quart d’heure, elle rappellerait Janos Ferenczi. Elle n’avait pas encore vraiment peur. Le Tchèque lui inspirait une confiance totale. Au fond, c’était plutôt un mauvais moment à passer.

Elle dégusta sa friandise lentement, puis sortit une pièce de dix cents de son sac et alla au taxiphone, au fond. Elle appelait sur la ligne directe. Cette fois, la voix qui lui avait déjà répondu était tendue :

— Où êtes-vous ?

— Sur Fifth Avenue. Dans…

— Ne donnez pas de précision, cingla l’autre. Dans une demi-heure, marchez le long de l’avenue, entre la 50e et la 56e. Nous vous récupérerons.

Il raccrocha avant qu’elle ait eu le temps de demander des explications. Elle était un peu inquiète quand même. Qu’arrivait-il aux agents brûlés ? Elle avait entendu raconter toutes sortes d’histoires horribles, sans vouloir les croire. Après tout, elle avait toujours bien fait son travail. Ce qui arrivait n’était pas de sa faute. Pour se donner du courage, elle commanda un Martini.

Le barman eut un sourire étincelant et désolé :

— Nous ne servons pas d’alcool, madame.

Elle se rabattit sur un thé, qu’elle goûta à peine. Soudain, elle ne pouvait plus rien avaler, tant sa gorge était serrée. Elle laissa passer dix minutes, se leva et paya. Seule cliente de la cafétéria, elle risquait de se faire repérer.

Elle sortit dans Fifth Avenue juste au moment où une voiture de police blanche et verte passait à petite allure le long du trottoir. Un haut-parleur était fixé sur son toit et l’appareil crachait des mots qui tétanisèrent Diana Lynn. Une voix d’homme grave répétait d’un ton monocorde.

— Ici, le FBI. Diana Lynn, vous êtes en danger de mort. Vos complices veulent vous faire abattre. Rendez-vous immédiatement, il ne vous sera fait aucun mal. Où que vous soyez, allez dans une cabine téléphonique et appelez la police. Dites où vous êtes et on viendra vous chercher…

Il y eut une courte interruption, puis la voix anonyme recommença son appel. Malgré elle, Diana marcha plus vite. La masse sombre de la cathédrale Saint-Patrick se dressait devant elle. Elle eut envie de s’y engouffrer, mais ce n’était pas dans les consignes.

Une autre voiture de patrouille arrivait du nord, et son haut-parleur répétait la même chose.

— Diana Lynn, vous êtes en danger. Rendez-vous dans une cabine téléphonique…

Six voitures ratissaient la Cinquième Avenue, Park Avenue et Lexington Avenue. Les passants y prêtaient à peine attention. La plupart pensaient qu’il s’agissait du tournage d’un film ou d’une campagne publicitaire. Une femme s’approcha d’une des voitures de patrouille et demanda s’ils distribuaient des primes…

Diana Lynn entra chez Saks. La rue lui faisait peur, maintenant. Mais, même à travers les glaces, la voix du haut-parleur lui vrillait les oreilles.

« Diana Lynn… mort… cabine téléphonique… »

Elle avait beau se répéter que c’était un piège du FBI, qu’il n’y avait aucune raison que les siens lui veuillent du mal, une sourde angoisse l’étreignait maintenant. Elle erra à travers les rayons sans les voir, acheta une paire de lunettes de soleil en solde à un dollar quatre-vingt-quinze, les mit et ressortit.

C’était horrible d’entendre son nom crié ainsi. Elle avait l’impression que tous les gens la reconnaissaient, allaient la montrer du doigt. Elle hâta le pas. Il n’y avait plus que dix minutes avant le rendez-vous. Elle avait hâte d’être à l’abri, que quelqu’un pense pour elle.

Elle s’emplissait les yeux de l’Amérique, du luxe des boutiques, tout en guettant la chaussée. Elle pensait qu’ils seraient en voiture.

Tout à coup, elle les vit. Quatre hommes dans une longue Cadillac noire Fleetwood aux vitres bleutées. Janos Ferenczi était à l’arrière. Son regard croisa le sien. Elle s’arrêta. Mais ils étaient de l’autre côté de la Cinquième Avenue. La Cadillac stoppa aussi, en double file, juste après le feu de la 54e rue. Un autobus klaxonna furieusement. Diana Lynn s’avança pour traverser. Mais le flot de voitures filait devant elle. C’était se faire écraser à coup sûr. Pendant qu’elle hésitait, un flic apoplectique accourut du carrefour, hurlant des injures à l’adresse du chauffeur de la Cadillac. Diana Lynn vit Ferenczi donner un ordre à ce dernier. La voiture fit un bond en avant. Comme il était interdit de tourner à gauche dans Fifth Avenue, la voiture était obligée de faire le tour par la 55e, jusqu’à l’Avenue of the Americas, afin de redescendre la 57e et de cueillir la jeune femme.

Au moment où la Cadillac démarrait, elle accrocha le regard de Janos Ferenczi. Tout en pupille, impitoyable et déshumanisé. À l’instant même, elle sut que le haut-parleur avait raison. On allait la tuer.

Elle eut un sanglot convulsif, en équilibre au bord du trottoir. Elle pensait aux années de pénitencier qui l’attendaient, à sa jeunesse. Mais, de l’autre côté, c’était la destruction, la mort. Elle connaissait Janos Ferenczi. Elle n’était qu’un pion sur un échiquier compliqué. Un pion dont on pouvait se passer.

Un des haut-parleurs se rapprochait. La voix anonyme martelait :

— Diana Lynn, vous êtes en danger de mort…

La propre angoisse de la jeune femme semblait se refléter dans la voix de l’homme. Ou peut-être rêvait-elle ?…

Sans réfléchir, elle se mit à courir vers la 57e Rue. Il y avait une cabine téléphonique au coin de Fifth Avenue. Elle en était sûre.

La cabine était vide. Fiévreusement, Diana entra et referma sur elle la porte de verre, comme une fragile protection, et chercha dans son sac une dime.

Elle n’avait plus de monnaie. Une seconde, le désespoir la submergea. Puis ses réflexes de « bonne Américaine » lui revinrent. Décrochant l’appareil, elle composa le zéro sur le cadran. Dès qu’elle eut l’opératrice en ligne, elle demanda d’une voix haletante :

— Ici Diana Lynn, passez-moi la police, immédiatement.


* * *

La Lincoln Continental remontait la 57e Rue, entre Park et Madison. Elle fut croisée par une voiture haut-parleur qui dévidait son appel. Malko secoua la tête.

— Elle ne se rendra pas.

Le quartier grouillait d’agents du FBI, qui, malheureusement, ne possédaient qu’un vague signalement de la jeune femme. Seul Malko pouvait l’identifier.

Soudain, une voix cria dans la radio.

— Elle est dans la cabine au coin de Fifth et 57e !

La Lincoln bondit comme une Ferrari, laissant au passage un bout d’aile accroché au pare-chocs d’un autobus.

— Pourvu que nous arrivions à temps, dit Malko.

C’est lui qui avait eu l’idée des haut-parleurs.

Ils franchirent Park Avenue. Plus que deux cents mètres. En ce moment toutes les voitures de police convergeaient vers le même point.

Malko la vit le premier. Une fragile silhouette dans la cabine vitrée un peu plus loin. Malheureusement, il y avait une cinquantaine de voitures devant eux, bloquées par le feu. Impossible de voler par-dessus.

Il aperçut presque en même temps une Cadillac noire venant en face, arrêtée au feu rouge. Juste au moment où un homme en sortait : Janos Ferenczi. Il n’était séparé de Diana que par la largeur de la rue. Le lieutenant Walker leva son colt et le rabaissa avec un juron. La foule était trop compacte pour prendre le moindre risque.

Malko cria :

— Il va la tuer.

Ouvrant la portière, il sauta sur la chaussée. Walker lui jeta un gilet pare-balles qu’il attrapa au vol et passa en courant. Il n’avait même pas d’arme.

Diana, dans la cabine, avait vu Ferenczi. Comme fascinée par un serpent, elle attendait sans bouger.

— Baissez-vous, cria Malko.

Mais son cri fut étouffé par le tumulte de la circulation.

Janos Ferenczi traversait à pied. Lui et Malko étaient à égale distance de la cabine. Bousculant les gens, Malko accéléra encore. À ce moment, le Tchécoslovaque le vit. Il aperçut également une voiture de police qui arrivait dans la rue derrière lui.

Janos Ferenczi n’était plus qu’à dix mètres de la cabine. Il s’agenouilla derrière une borne d’incendie rouge et tira un long pistolet noir de sa veste. Posément, comme au stand, il visa la silhouette de Diana Lynn.

La porte de verre vola en éclats. Diana Lynn fut projetée en arrière par le choc de la balle. Malko la vit tituber, la bouche ouverte, une tache de sang s’élargissant déjà sur sa robe imprimée, en pleine poitrine.

Il repoussa violemment la porte et entra dans la cabine. Saisissant la jeune femme à bras-le-corps, il se plaça de façon à lui faire un paravent de son corps. Une autre balle siffla, brisant le taxiphone. Malko se raidit. Les policiers n’avaient pas encore atteint Janos Ferenczi. Celui-ci, le visage crispé de rage, leva encore son arme.

Malko sentit un choc dans son côté droit. Une balle venait de s’écraser contre le gilet pare-balles. Une autre suivit. Il voyait distinctement le canon du pistolet et les petites flammes des départs. Le gilet ne protégeait que le corps jusqu’au haut des cuisses.

Si Ferenczi visait la tête, il était mort. Derrière lui, il sentit le corps de Diana s’affaisser. Elle s’était évanouie.

Une balle claqua encore, puis brusquement le corps de Janos Ferenczi sembla secoué de décharges électriques. Assourdi par le fracas des détonations, Malko aperçut enfin un policier en uniforme qui vidait sur Ferenczi le chargeur d’une mitraillette Thomson. Des balles perdues fracassèrent la vitrine d’une galerie de tableaux.

Le corps de Janos Ferenczi retomba sur le trottoir, foudroyé. Il devait avoir vingt balles dans le corps. Les gens s’attroupaient, criaient. Empêtré dans le lourd gilet de plaques d’acier qui lui avait sauvé la vie, Malko prit dans ses bras Sabrina, inerte. Elle respirait encore. Elle ouvrit les yeux, poussa un gémissement, et murmura :

— J’ai mal…

Il n’avait pas le temps d’attendre une ambulance. La Lincoln s’arrêta le long du trottoir.

— Quel est l’hôpital le plus proche ? demanda Malko.

— À la 76e, dit le lieutenant du FBI.

Quelques secondes plus tard, la Lincoln fonçait sur Fifth Avenue le long de Central Park. La tête sur les genoux de Malko, Diana respirait faiblement.

— Vous m’avez sauvé la vie, murmura-t-elle.

— Vous pouvez sauver la mienne, dit Malko. En disant tout ce que vous savez.

— Je le ferai, dit-elle.

Ils arrivaient à l’hôpital. Deux infirmiers chargèrent Diana sur une civière. La salle d’opération était prête.

Malko fit demander immédiatement un magnétophone. Quelques minutes plus tard, un médecin vint la trouver, le visage grave.

— La personne que vous avez amenée est inopérable. Il ne lui reste que quelques heures à vivre. Elle vous réclame. Ne la fatiguez pas trop.

Diana était très pâle dans une petite chambre blanche. Elle serra convulsivement la main de Malko dès qu’il se pencha sur elle.

— Vite. Je veux tout dire. Maintenant. Je ne me sens pas bien.

Dès que le magnétophone fut installé, elle commença à répondre aux questions du lieutenant Walker ; Malko faisait les cent pas dans le couloir. Il avait préféré ne pas assister à l’interrogatoire.

Walker sortit au bout d’une demi-heure. Il mit la main sur l’épaule de Malko.

— Tout est clair. C’était une machination diabolique. Allez-y, elle vous réclame.

Malko entra dans la chambre, les pommettes de Diana étaient roses et ses mains s’accrochaient au drap. C’est tout juste si elle le reconnut. Il resta près du lit jusqu’à ce que le soir tombe. Vers sept heures, elle prononça quelques mots incompréhensibles, puis sombra dans l’inconscience.

Elle mourut à huit heures dix. Sans avoir repris connaissance. Son corps alla rejoindre, à la morgue municipale, la dépouille déchiquetée de celui qui l’avait tuée, Janos Ferenczi. Épuisé, Malko prit une chambre au Plaza et s’endormit comme une masse.

Il aurait aimé sauver Diana. Même après qu’elle eut parlé.

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