CHAPITRE XI

La fille n’avait sur elle qu’un microscopique slip noir et marchait torse nu. Elle avait la morphologie d’un adolescent poussé trop vite : des jambes interminables, musclées et maigres, pas de taille, un long buste avec des seins minuscules. En apercevant Malko, elle se couvrit négligemment la poitrine avec le foulard de tulle mauve qu’elle tenait à la main. Ce qui ne dissimula pas grand-chose.

Ils étaient les deux seuls êtres humains sur la longue plage de Négril. L’averse quotidienne de fin de journée venait de se terminer et le groupe d’Américains logeant comme lui dans le petit Hôtel Sundowners n’avait pas encore remis les pieds dehors, bien que la température fût descendue de deux ou trois degrés.

Malko se leva machinalement, faisant fuir une multitude de petits crabes. Depuis une semaine qu’il se trouvait à la Jamaïque, à Négril, tout à l’ouest de l’île, la jeune inconnue était sa première rencontre intéressante.

Elle n’était plus qu’à quelques mètres de lui. Il remarqua alors l’étrange animal qui trottinait sur le sable à côté d’elle : une levrette à poil ras, avec des pattes grêles et un museau de rat.

L’horrible bestiole se précipita droit sur Malko avec un jappement aigre. Il sentit une douleur aiguë à la cheville et poussa un cri.

La levrette venait de le mordre ! D’une brusque détente, il la rejeta loin de lui. L’animal fit trois cabrioles sur le sable et alla se réfugier en grondant dans les jambes de sa maîtresse. Malko leva alors la tête et reçut le choc des yeux de l’inconnue.

« Les plus beaux yeux du monde », pensa-t-il. Immenses et mauves, dilatés et presque sans expression. La pupille mangeait l’iris comme chez un oiseau de nuit.

Les cheveux très courts, la bouche proéminente et l’ovale du visage passaient au second plan.

L’inconnue toisa Malko, avec une moue furieuse. Elle était un peu plus grande que Malko.

— Vous avez fait mal à mon chien, dit-elle en anglais.

Sa voix avait la douceur d’une tondeuse rasant un jardin anglais et le violet de ses yeux fonça encore. Elle se pencha pour prendre la levrette dans ses bras.

Étant donné sa solitude, Malko ne releva pas une aussi évidente mauvaise foi. Cela faisait du bien de parler à quelqu’un d’autre que les Américains du Sundowners. Il se demandait d’où avait surgi la jeune fille. À part l’hôtel, il n’y avait que les cases du village de Négril et le phare.

— Si c’est vrai, vous m’en voyez désolé, reconnut-il, mais je crois qu’il a manifesté une certaine agressivité à mon égard.

Elle le foudroya du regard :

— Putch n’aime pas les étrangers. Qu’est-ce que vous faites ici ?

C’était un comble. Comme si la plage était à elle.

— Et vous ? demanda doucement Malko. Que faites-vous sur cette plage ?

L’expression des yeux mauves changea.

— Je m’ennuie, dit l’inconnue, d’une voix morne. À mourir. On s’ennuie beaucoup à Négril. Vous voulez vous baigner ?

Elle était la première Blanche qu’il rencontrait à Négril. À part l’hôtel des Sundowners où il n’y avait pas le téléphone, et les cases du village jamaïcain, il n’y avait rien. Négril n’existait encore que sur les cartes, en tant que centre touristique. À trente-cinq miles à l’est, il y avait Montego Bay, par où Malko était arrivé et, à cinquante miles à l’ouest, Savanna la Mar.

Et quelque part entre ces deux points plusieurs propriétés occupées par des Allemands. Dans l’une d’entre elles, se cachait Rudi Guern.

Sans attendre la réponse de Malko, l’inconnue posa son chien, enroula son foulard autour de son cou et partit en courant vers l’eau. Une ceinture de récifs à fleur d’eau arrêtait les vagues et on voyait le sable blanc jusqu’à cent mètres du rivage. De dos, impossible de distinguer si c’était une femme ou un garçon. Malko la suivit, surveillant ses mollets. La levrette grognait encore.

La jeune fille nageait déjà dans l’eau tiède d’un crawl souple. Il la rejoignit facilement et prit son rythme. Ses cheveux plaqués lui donnaient encore plus l’air d’un garçon et elle semblait totalement indifférente au fait que sa poitrine était nue.

Soudain, elle s’arrêta de nager debout dans l’eau et dit de sa voix de papier de verre :

— Vous êtes en train de vous dire que je suis laide, n’est-ce pas ? Un véritable échalas. Que je n’ai pas de poitrine, pas de cheveux, pas de belles jambes, que je ne suis pas une femme. Que je suis désagréable. Et encore vous ne savez pas tout ! J’ai un nom ridicule : Phœbé.

Malko la regarda, perplexe. Ou elle avait une bonne insolation ou elle était folle à lier. Soudain, il remarqua de fines rayures brunes striant les épaules, la poitrine et le dos de l’inconnue. Comme des marques de flagellation ancienne. De plus en plus étrange.

— Je ne trouve pas que vous soyez laide à regarder, dit-il, prudemment. Et vous avez les plus beaux yeux de la création.

Elle haussa les épaules et se remit à nager vers la plage.

— Oui, mais cela ne donne pas aux hommes envie de me faire l’amour.

— Je ne serais pas aussi catégorique, assura Malko nageant à côté d’elle.

Cette inconnue excentrique ne l’attirait pas spécialement mais elle habitait peut-être Négril, ou les environs. Elle pourrait éventuellement l’aider s’il parvenait à lui faire tenir des propos cohérents. La petite colonie allemande de Négril était un milieu terriblement fermé.

Elle s’assit sur le sable, secoua ses cheveux et baissa son slip si bas qu’il aperçut les poils rasés de son pubis. La pudeur n’était pas son fort, décidément. Un vautour se posa derrière eux, près d’un gros crabe mort. La mer était presque phosphorescente. À un kilomètre de là, le petit runabout du Sundowners prit la route des coraux. C’était l’heure de la promenade. Les yeux fermés, l’étrange Phœbé s’étendit sur le dos, les pointes de ses petits seins dressés vers le ciel.

— Que faites-vous à Négril ? demanda Malko pour rompre le silence.

— Je vis avec mon mari. Vous aimez les chiens ?

Un moment, sa raison vacilla. Est-ce qu’elle… ?

Non, elle prit simplement l’affreuse levrette et la tendit à Malko.

— Caressez-le, ordonna-t-elle. Il aime cela. Avec moi, c’est toujours la même chose.

Malko passa une main dégoûtée sur une truffe froide et gluante, résistant à l’envie de lui tordre discrètement le cou.

Phœbé avait refermé les yeux. Malko lâcha le chien. Les yeux de cette fille l’obsédaient, comme s’ils donnaient sur un inonde inconnu, fantastique. Ils vous attiraient irrésistiblement, comme des aimants. À côté, ses yeux dorés en paraissaient ternes.

Phœbé bougea et se mit sur le ventre. Ses fesses découvertes par le micro-slip avaient la même couleur que le reste de son corps. Les yeux fermés, elle demanda :

— Et vous, que faites-vous à Négril ?

— Vacances.

— Où habitez-vous ?

— Au Sundowners.

— Vous repartirez ensuite ?

— Bien sûr.

Elle se leva sur un coude et il eut de nouveau le choc des deux grands lacs violets, noyant le visage.

— Vous voulez m’emmener quand vous repartirez ?

C’était pour le moins inattendu. Malko plissa ses yeux dorés. Phœbé, c’était déjà un prénom étrange. C’est fou ce qu’on peut trouver sur une plage sauvage de la Jamaïque.

— Mais, votre mari ?

C’était la première objection qui lui venait à l’esprit.

— Je ne suis pas mariée.

— Mais vous m’avez dit tout à l’heure…

— Il ne faut jamais croire ce que je dis. Je mens, j’aime mentir, cela me distrait. Vous m’emmènerez ? demanda-t-elle sur un ton plus insistant.

— Vous ne savez même pas où je vais, biaisa Malko.

Elle remonta son slip. À voir la couleur de sa poitrine elle ne devait jamais porter de soutien-gorge.

— Cela m’est égal. Je veux partir d’ici.

D’un bond, elle se mit debout et le toisa :

— Vous avez peur de moi, n’est-ce pas ? Vous ne m’emmènerez pas.

Sans crier gare, elle s’éloigna à grandes enjambées, son chien sur les talons. Malko se leva à son tour.

Elle se retourna et, devant le geste de Malko, partit en courant. À cent mètres, elle se retourna et cria d’une voix ironique :

— À bientôt.

Malko courut un peu, puis s’arrêta, se sentant complètement ridicule. C’est probablement ce qu’elle cherchait. D’ailleurs les jambes interminables de Phœbé avalaient le sable comme une autruche. Elle partait dans la direction opposée à l’hôtel, là où il n’y avait que des cocotiers et la plage.

Très vite, elle ne fut plus qu’un petit point noir sur la plage. Malko aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il s’assit sur le sable. Pendant un moment, il avait oublié qu’il était à Négril, au bout du monde, pour sauver sa vie, pour retrouver un homme qui se cachait sous un faux nom, qui était son seul espoir de reprendre une vie normale.

L’insaisissable Phœbé, toute folle qu’elle était, pouvait peut-être l’aider. D’après ses dires, elle habitait la région de Négril.

Mais comment la retrouver ?

Il ne savait que son prénom. S’il était vrai. Et elle n’était pas particulièrement sociable. Il n’avait d’ailleurs jamais vu, en une semaine, qui que ce soit d’inconnu aux Sundowners. Et pourtant, le propriétaire était Allemand lui aussi.

La plage lui parut soudain déserte et sinistre. En face de lui, le soleil se préparait à plonger dans la mer des Caraïbes, dans un éblouissement de couleurs. Négril était à l’extrême ouest de la Jamaïque et jouissait d’un bien meilleur ensoleillement que la côte nord. Les yeux mauves immenses flottaient dans sa tête, l’obsédant. Qui était Phœbé ? En dépit de son corps de garçon, elle était terriblement attirante.

Malko reprit le chemin de l’hôtel, la tête baissée. Dans une heure le soleil serait couché. Il n’y aurait plus qu’à boire un daiquiri ou deux et à aller se coucher. Les huit couples de vieux Américains se couchaient tous à neuf heures, après un dîner rapide.

En prenant sa douche, Malko s’aperçut qu’il n’arrivait pas à oublier Phœbé. Même le danger qu’il courait passait au second plan. Quel âge avait-elle ? Pourquoi vivait-elle à Négril ? Qu’y avait-il de vrai dans ce qu’elle avait raconté ?

Après s’être changé, il s’installa dans la petite véranda donnant sur le jardin de l’hôtel, devant un daiquiri. C’est ce qu’il avait trouvé se rapprochant le plus de la vodka.

Soudain, un coup de klaxon ébranla la sérénité des Sundowners. Une grosse Mercédès noire, arrogante avec ses chromes étincelants, franchit lentement le portail et s’arrêta à trois mètres de Malko.

Phœbé en sortit, et vint droit vers sa table. Elle avait plus que jamais l’air d’un garçon dégingandé et embarrassé de sa peau. Un pantalon de flanelle moulait ses jambes interminables et ses fesses minces, retenu à la taille par une ceinture de cuir marron. Elle portait dessus une chemise de crépon rose, boutonnée un bouton sur deux, froissée et tachée. Les lacets d’une de ses chaussures de tennis qui avaient dû être jadis blanches étaient défaits, traînant par terre.

Mais ses yeux étaient toujours du même violet admirable, faisant ressortir la dure géométrie de son visage.

Elle s’assit à la table, attirant une chaise à elle.

— Je voudrais du rhum, moi aussi, dit-elle de la même voix métallique.

Les Blums, qui avaient la chambre voisine de celle de Malko, regardèrent l’apparition, éberlués, et se lancèrent dans une grande conversation à voix basse. Malko alla à l’intérieur commander le daiquiri de Phœbé.

Quand elle eut son verre devant elle, elle le vida d’un coup. Il sembla à Malko que ses immenses pupilles s’agrandissaient encore.

Elle resta un moment silencieuse, les yeux dans le vague, puis annonça, presque sans bouger les lèvres :

— Je suis venue vous inviter.

— M’inviter ?

— Nous donnons un petit buffet froid ce soir. Il y aura une vingtaine de personnes. Ma mère m’a autorisée à vous dire de venir. Vous n’êtes pas Américain ?

Malko faillit mentir. Mais c’était dangereux.

— Non, je suis Autrichien.

Nouvelle qui sembla ne lui faire ni chaud ni froid. Elle jouait machinalement avec son verre vide. Malko la regarda à la dérobée. Les deux grandes taches violettes ressemblaient à un tableau abstrait. Il n’avait jamais rencontré chez personne ces pupilles dilatées en permanence, noyant les yeux sous leur couleur.

À moins que Phœbé ne soit droguée jusqu’aux os…

— Vous retournez dans votre pays ? demanda-t-elle soudain.

— Parfois.

Les deux taches violettes s’animèrent légèrement et elle souffla :

— Vous m’emmènerez ?

C’était une obsession. Malko sourit :

— Ce serait avec plaisir, mais…

Soudain, Phœbé prit une expression effrayée qui lui donna l’air d’une toute petite fille.

— Surtout, ne dites jamais à maman que je vous ai demandé de m’emmener ! Vous me promettez ?

— Juré.

— Alors, donnez-moi un autre daiquiri.

Elle but l’alcool d’un coup, comme le premier. Ses joues en rosirent, et elle découvrit des dents parfaites, cachées sous ses lèvres sensuelles et épaisses.

— On boit beaucoup à Négril… vous verrez.

Malko sursauta :

— Pourquoi je verrai ?

Phœbé haussa ses maigres épaules :

— Quand vous serez là depuis trois ou quatre mois, vous aurez envie de mourir, de faire n’importe quoi, de boire, de crier, de dormir, de ne plus penser…

— Mais je ne resterai pas si longtemps, fit Malko. Je vous ai dit que j’étais en vacances.

Phœbé se leva d’un bloc.

— Je m’en vais. Je reviens vous chercher à neuf heures. Mais il ne faut pas me mentir. Vous n’êtes pas venu en vacances. Vous ne seriez pas seul.

Il n’eut pas le temps de la questionner. Déjà, la grosse Mercédès faisait demi-tour dans un nuage de poussière. Que diable avait-elle voulu dire ? Est-ce que par hasard, Rudi Guern avait été prévenu de son arrivée ? Cela semblait impossible. Le White-Devil était détruit et Anton Brunner mort. Personne ne pouvait savoir ce qu’il était venu faire à Négril.

Et pourtant, la remarque de Phœbé était inquiétante.

Brusquement, la rencontre et l’invitation semblèrent étranges à Malko. Cela pouvait parfaitement être un piège. Et Phœbé : Dalila version jamaïcaine.

Ce ne sont pas les autorités de Kingston qui se mettraient martel en tête pour la disparition d’un étranger que personne ne réclamerait, de surcroît…

Malko retourna dans sa chambre passer une chemise rose brodée et un pantalon de lin. Avec cet accoutrement, il était hors de question de prendre une arme, même son pistolet extraplat. Les pensionnaires du Sundowners mangeaient déjà quand il ressortit pour attendre Phœbé. La nuit était tombée brutalement, en dix minutes, comme toujours sous les tropiques. Il entendit le glissement soyeux de la Mercédès avant de la voir et il sortit à sa rencontre.

Phœbé s’était métamorphosée. Un pantalon de velours noir, très ajusté, retenu par une lourde ceinture d’or, lui donnait l’air d’une araignée. Son torse fluet était moulé par un pull de soie noire très ajusté qui dessinait jusqu’à la pointe de ses seins minuscules. Elle avait même consenti à peigner ses courts cheveux mais ne portait trace d’aucun maquillage.

— Vous êtes ravissante, dit Malko, en effleurant de ses lèvres le bout de ses doigts.

— Pourquoi dites-vous cela ? Ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle acidement. Je n’ai pas de poitrine, pas de…

— Vous êtes pleine de charme quand même.

Elle hocha la tête et se concentra sur le demi-tour. Ils repartirent par l’unique route goudronnée vers Négril, en suivant la côte. Le village passé, Phœbé tourna à gauche, dans un chemin de terre coupant une bananeraie. La Mercédès cahotait tant et plus. La bananeraie fit bientôt place à la jungle. Ils passèrent un petit gué à toute allure, projetant une gerbe d’eau de chaque côté de la voiture. Phœbé jura tout bas, avec la violence d’un homme.

— Qu’y a-t-il ? demanda Malko.

— Je hais ce pays, fit-elle les dents serrées. Je voudrais qu’il y ait un tremblement de terre ou quelque chose… Que Négril n’existe plus. Pour aller dans une vraie ville. Voir des gens.

— Alors, pourquoi restez-vous là ?

Sa bouche se tordit en une grimace d’ironie.

— Ma mère. Elle ne me donnera pas un sou, si je pars. D’ailleurs, je ne saurais pas où aller. Je ne connais personne. Et je ne suis même pas assez belle pour faire une putain.

Les étranges remarques de la jeune fille revinrent à la mémoire de Malko.

— Pourquoi m’avez-vous dit tout à l’heure que je mentais ? demanda-t-il.

Phoebé sourit. D’un sourire sensuel et cruel.

— Parce que vous avez tué. La plupart du temps, je peux dire si quelqu’un a tué, rien qu’en le regardant. J’ai l’habitude. Vous êtes ici pour vous cacher. Pas en vacances.

Sa voix tremblait légèrement. Elle stoppa brutalement la voiture, en plein dans le chemin et pencha sur Malko sa belle bouche.

— Embrassez-moi, ordonna-t-elle.

Sa bouche était chaude et vivante. Elle tremblait de tous ses membres comme un chien que l’on sort de l’eau, et s’enroulait autour de Malko à la façon d’une longue pieuvre noire. D’un geste sec, elle recula son siège pour mieux enlacer Malko.

Puis, brusquement, elle interrompit son baiser et souffla à l’oreille de Malko :

— Vous me raconterez. Cela m’excite.

Décoiffé, Malko reprit son souffle. Étrange et inquiétante Phœbé.

— Que voulez-vous que je vous raconte ?

— La mort. Comment vous avez tué des gens.

Les pupilles violettes s’étaient encore agrandies.

Ses narines palpitaient involontairement.

Aussi soudainement qu’elle s’était arrêtée, elle repartit. Sans un regard pour Malko. Mais il voyait ses seins se soulever sous la soie du pull. Il ne put s’empêcher de demander.

— Où avez-vous appris à reconnaître les tueurs avec autant de certitude ?

Elle sourit mystérieusement sans répondre.

— Nous arrivons, annonça-t-elle, un quart d’heure plus tard.

La jungle s’éclaircit et la Mercédès entra dans un patio entouré de trois côtés par des bâtiments blancs et bas et stoppa devant une grande porte vitrée donnant sur une pièce éclairée par des chandeliers. À travers la paroi transparente, Malko aperçut des groupes de gens buvant et bavardant. Des Blancs.

Une femme attendait sur le pas de la porte, moulée dans un pantalon de lastex doré et un pull de soie assorti. Elle s’avança vers Malko, la main tendue.

— Bienvenue à Ochorios, dit-elle d’une voix haut perchée, en anglais. Phœbé m’a dit que vous étiez charmant et que vous lui aviez tenu compagnie sur la plage. Je suis heureuse de vous accueillir ici. Je m’appelle Eisa.

Malko s’inclina sur la main tendue.

La mère de Phœbé se déplaça légèrement et la lumière d’un des lampadaires tomba sur son visage. Il réprima un haut-le-corps. Elle avait dû subir plusieurs opérations esthétiques de lifting, car la peau était si tendue qu’elle pouvait à peine ouvrir la bouche sans fermer les yeux. Ses yeux très bleus brillaient dans un visage rose et luisant, intenable à regarder. Ses minauderies de petite fille n’arrivaient pas à effacer une cinquantaine largement entamée.

— Je vais vous présenter mon mari, dit-elle. Venez.

Malko la suivit à l’intérieur. Personne ne sembla se préoccuper de son arrivée. Il n’y avait que des couples entre quarante et cinquante ans, assez mal habillés. Des Blancs. Pas un seul Jamaïcain.

Ils entouraient un buffet somptueusement garni des fruits tropicaux et de viandes froides, parsemé d’orchidées aux couleurs ahurissantes de beauté. Plusieurs grands bols de punch incolore alternaient avec des bouteilles de whisky.

Sans pouvoir se l’expliquer, Malko éprouvait une sensation de malaise au milieu de tous ces gens qui ne semblaient pas le voir.

Et soudain, l’évidence le frappa, aveuglante : tous les gens présents parlaient allemand entre eux !

Il était tombé en plein dans ce qu’il cherchait : la colonie allemande de Négril. Les gens parmi lesquels se cachait l’homme qu’il recherchait : Rudi Guern.

Il n’eut pas le temps de méditer sur sa découverte.

Eisa s’était arrêtée devant un homme en chemise blanche à manches courtes. Une cicatrice courait de la pommette droite au cou, affreusement boursoufflée par endroits. Blessure de guerre, sans aucun doute.

L’homme le dévisagea. Un visage aigu, avec des yeux terriblement méfiants et en alerte, sans couleur bien définie et très enfoncés dans leur orbite.

— Bienvenue à Ochorios, fit-il mécaniquement en anglais rocailleux. J’espère que cette petite sotte de Phœbé ne vous a pas trop ennuyé… Prenez un verre et passez une bonne soirée.

Et sans plus s’occuper de son hôte, il reprit sa conversation avec un géant blond et sa femme, massive walkyrie. Eisa minauda à l’oreille de Malko :

— Mon mari n’est pas le père de Phœbé. Ce dernier est mort pendant la guerre. Je dois dire qu’ils ne s’entendent pas très bien.

— Je vois, dit prudemment Malko, en trempant les lèvres dans un verre de rhum. Peut-être pourriez-vous envoyer votre fille dans une bonne pension, à l’étranger…

Il comprit instantanément qu’il avait fait une gaffe. Le visage d’Eisa sembla encore plus tiré, plus amer :

— Les enfants sont égoïstes, remarqua-t-elle acidement. Ils ne pensent qu’à vous quitter. Phœbé a tout ce qu’il lui faut ici.

— Bien sûr, bien sûr.

Malko tenta de se rattraper.

— Avec des gens jeunes comme vous, elle ne doit pas s’ennuyer…

Eisa ronronna instantanément.

— Absolument ! Ah ! elle ne connaît pas son bonheur…

Malko se demandait comment il allait se débarrasser de son hôtesse à la peau tirée quand de nouveaux invités apparurent sur le pas de la porte. Aussitôt, elle s’excusa, et marcha vers eux.

Malko circula entre les groupes. Malgré lui, il était ému. Rudi Guern se trouvait peut-être là ce soir, parmi les invités. Le reconnaîtrait-il ?

Et que faire ? De tous côtés, il saisissait des bribes de conversation. En allemand.

Il errait près du buffet quand Phœbé se matérialisa près de lui.

— Vous avez vu ma chère mère ? grinça-t-elle. Si elle pouvait crever…

— Il ne faut pas parler ainsi, dit poliment Malko. On dit « mourir ».

Phœbé avait l’air sombre. Ses longs doigts jouaient nerveusement avec le bout de sa ceinture.

— Qui sont tous ces gens ? demanda Malko.

Elle laissa tomber du bout des lèvres :

— Toujours les mêmes. Les amis de mes parents. Ils vivent dans un rayon de trente kilomètres. Ils se réunissent une fois par mois, pour parler du passé et boire. Surtout boire. Dans trois heures, ils seront tous ivres morts.

Malko la regarda en coin.

— Comment se fait-il que j’aie été invité à cette réunion de famille ?

Un sourire ironique découvrit une rangée de dents éblouissantes :

— J’ai dit à maman que si elle n’acceptait pas, je tuais quelqu’un avec la voiture dans le village… que cela lui causerait beaucoup d’ennuis. Les Jamaïcains sont très susceptibles.

Belle nature.

— Pourquoi teniez-vous tellement à ce que je vienne ?

Phœbé se versa un grand verre de punch et le but d’un coup. De nouveau, avec ses pupilles fixes, elle ressemblait à un oiseau de nuit.

— Parce que.

Elle était fermée comme une huître.

Phœbé à ses côtés, Malko entreprit de faire le tour de la réception. C’était saisissant. Il avait l’impression d’être un fantôme. Personne ne prêtait aucune attention à lui ; mais les conversations s’arrêtaient lorsqu’il passait près d’un groupe. De temps en temps une femme ou un homme inclinait poliment la tête et c’était tout.

Il était l’intrus, l’étranger.

Sans Phœbé, il n’aurait jamais pénétré ici. Il comprenait pourquoi ces gens n’aimaient pas les étrangers. Quelques semaines plus tôt, Anton Brunner, le capitaine du White-Devil aurait été là, lui aussi.

Il dévisagea discrètement tous les hommes. La plupart étaient trop vieux pour pouvoir être Rudi. Entre cinquante et soixante ans. Ils avaient l’air de braves gens, avec leurs crânes déplumés et leur bedaine. Et pourtant… Il ferma ses yeux dorés un instant, les imaginant sous la tunique noire des SS…

Phœbé le tira par le bras.

— Venez, je n’aime pas cet endroit.

Il allait la suivre lorsqu’il remarqua, dans un coin, assis entre deux femmes, un homme qui pourrait être Rudi Guern. Il restait peu de cheveux blonds, en couronne autour du crâne, mais le visage ressemblait vaguement à celui de Malko. Les yeux surtout, le frappèrent. Bleus, extrêmement pâles, froids et fixes. Inquiétants.

L’homme regarda Malko et celui-ci se hâta d’entraîner Phœbé, comme s’il flirtait avec elle. Mais il sentit les yeux bleus posés sur son dos, tant qu’ils furent dans la pièce.

Sans savoir où elle l’emmenait, il suivit Phœbé. Dehors, il faisait presque aussi chaud que dans la pièce de réception.

Ils sortirent dans le patio, puis empruntèrent un sentier jusqu’à une sorte de petite tour peinte en blanc, à quatre ou cinq cents mètres de la demeure principale. Phœbé s’arrêta devant la porte et se dressa sur la pointe des pieds. Le bout de ses doigts était à près de deux mètres cinquante du sol. Elle farfouilla dans le mur et en tira une clé.

— J’ai horreur qu’on fouille dans mes affaires, expliqua-t-elle.

Elle entra, craqua une allumette et alluma une lampe à pétrole. La pièce était très haute de plafond, avec une toute petite fenêtre. Peu de meubles. Un grand lit bas et partout des peaux de vache.

Phœbé se jeta sur le lit. Étendue, elle paraissait encore plus grande. Du regard, Malko chercha un siège. Mais les doigts interminables de la jeune fille s’accrochèrent à sa ceinture et l’attirèrent.

— Venez ici.

Avant qu’il puisse l’en empêcher, elle ôta son pull de soie et apparut la poitrine nue. Ce n’était pas une découverte pour Malko mais, là, dans cette pièce sombre, il émanait de ce simple geste une sensualité animale que Phœbé poussait jusqu’à la provocation.

Soudain quelque chose bougea dans un des coins mal éclairés de la pièce. Malgré lui, Malko eut un sursaut et empoigna la lampe à pétrole. Phœbé éclata de rire. Sa levrette sortit de l’obscurité et bondit sur le lit où elle se pelotonna contre sa maîtresse.

— De quoi avez-vous peur ? demanda-t-elle ironiquement.

Comme pour elle-même, elle ajouta :

— Vous êtes tous des lâches.

Puis, sans crier gare, elle jeta sa levrette à la tête de Malko. Le chien poussa un hurlement plaintif, tomba par terre et s’enfuit. Stupéfait, Malko plongea dans les yeux violets. La bouche en avant, Phœbé le défiait.

— Allez, dit-elle, la voix aussi rauque qu’à leur première rencontre. Battez-moi, puisque je suis odieuse.

Il en resta sans voix.

Elle farfouilla sous son lit et jeta sur la couverture une cravache noire, longue et fine, de fin bambou garnie de cuir. Un produit de sellier de luxe, inattendu dans cette île perdue.

— Battez-moi, je vous dis, fit-elle d’une voix sourde. Je ne crierai pas. D’ailleurs personne n’entendrait.

— Mais je n’ai pas envie de vous battre, protesta Malko.

— Moi, j’ai envie.

Un ange passa et s’envola à tire d’aile. Tant de perversité dans une tête si jeune. Maintenant, Malko comprenait d’où venaient les marques qu’il avait vues sur le corps de Phœbé, l’après-midi sur la plage.

La jeune fille se pencha vers lui et martela :

— Fouettez-moi. Autrement, je ne ferai rien avec vous. Rien.

Des pensées confuses tourbillonnaient dans la tête de Malko. Il était sûr d’avoir Rudi Guern à la portée de la main. Jamais il ne retrouverait occasion pareille. Mais sa seule alliée possible était cette fille à demi folle, vraisemblablement nymphomane, menteuse pathologique et masochiste ! Et encore, il en oubliait sûrement…

À genoux sur le lit, Phœbé l’injuriait à voix basse avec des mots extraordinairement obscènes. Voyant qu’il ne faisait pas mine de prendre la cravache, elle bondit du lit et l’attrapa par le devant de sa chemise.

— Foutez le camp, gronda-t-elle. Vous n’êtes bon à rien. Je ne veux plus vous voir jamais. Jamais.

Elle trépignait sur place, ivre de rage. Malko faillit la prendre au mot. Mais il se souvint de Janos Ferenczi, des tueurs israéliens. S’il repartait de la Jamaïque, les mains vides, c’était fini.

Et sans Phœbé, il ne trouverait pas Rudi Guern.

Alors, il demanda moralement pardon à ses ancêtres et prit la cravache. Lui qui n’avait jamais touché une femme même avec une fleur…

La cravache claqua sur le dos nu et Phœbé poussa un grondement rauque de satisfaction.

— Plus fort, ordonna-t-elle.

Malko surmonta son dégoût et continua à frapper, le plus mollement possible. Phœbé ondulait sous les coups, les pupilles immenses, la bouche entrouverte. À travers le tissu mince du pantalon, son ventre ondulait par secousses comme si elle éprouvait déjà un orgasme.

Elle défit elle-même la ceinture du pantalon noir qu’elle fit glisser le long de ses jambes pour apparaître entièrement nue. Elle se jeta sur le lit.

Malko n’en pouvait plus. Ce genre de privautés n’avait rien d’érotique à ses yeux. Doucement, il posa la cravache et rejoignit Phœbé sur le lit. Ce grand corps mince, étendu et offert était loin de le laisser indifférent.

— Encore ! gémit-elle. Encore !

Mais Malko, cette fois, fit la sourde oreille. Pas la moindre envie de se transformer en marquis de Sade.

Phœbé se retourna brusquement sur le dos et il rencontra son regard. Insondable et fou, tourné vers l’intérieur, sur des visions qu’il n’osait pas imaginer.

Lorsqu’il la prit, elle cria comme une chatte couverte par un matou. Le corps tendu en arc de cercle, ses dents claquaient, sa bouche laissait échapper un râle ininterrompu, ses longues jambes battaient nerveusement la couverture de fourrure.

C’était une tornade, une force de la nature. La déesse Çiva aux douze bras. Elle l’attira avec une brutalité inouïe, comme pour se meurtrir encore, le serra à se briser. Tous les os de son corps maigre s’imprimaient dans sa chair. Elle grognait, murmurait des mots sans suite, griffait les reins de Malko.

Il avait l’impression de chevaucher un mustang, un cheval sauvage. Ses reins se cabraient, en de furieux élans, comme si elle voulait se débarrasser de lui, mais, en même temps, elle avait noué ses jambes interminables dans son dos, verrouillant leur étreinte.

Elle lui mordit les lèvres si fort qu’il cria à son tour. Elle avait réussi à tout lui faire oublier, pendant quelques minutes. Ferenczi, le danger mortel qu’il courait et la chasse à Rudi Guern.

Un peu calmée, elle dit à voix basse, en détachant bien les mots :

— Raconte-moi, la dernière fois que tu as tué un homme. Tout.

Elle aurait fait la joie de n’importe quel psychiatre un peu consciencieux. Comme Malko ne répondait pas, horrifié, elle fit :

— N’aie pas peur, je ne répéterai rien. Mais dis-moi. Oh ! quand je pense à ça…

Les beaux yeux mauves s’étaient révulsés. Elle était en pleine crise d’hystérie. Son ventre continuait à bouger mécaniquement, comme doué d’une vie indépendante. Malko était partagé entre le dégoût, le désir et une furieuse curiosité. Phœbé devait connaître Rudi Guern. Il fallait savoir d’où elle tenait ces goûts morbides et ce masochisme.

Il la laissa se calmer, sans répondre à son affreuse question. Le mauve de ses yeux s’éclaircit, peu à peu, ses traits se relâchèrent. Elle semblait extrêmement jeune, brusquement.

— Quel âge as-tu ? demanda Malko, presque tendrement.

— Vingt ans.

De nouveau, la voix rageuse et dure.

De quoi frissonner. Pour elle-même, Phœbé murmura :

— C’était bon.

Elle alluma une cigarette. Son corps était encore agité de tremblements nerveux. Il se sentit pris d’une immense pitié pour Phœbé, si vulnérable et si monstrueuse, en même temps !

— Je voudrais t’emmener d’ici, dit-il spontanément, sans réfléchir.

Le visage de Phœbé s’illumina instantanément. Sa main serra le poignet de Malko et elle grinça de son étrange voix métallique.

— Je donnerais n’importe quoi pour partir de Négril. N’importe quoi, fit-elle.

C’était le moment pour Malko de se jeter à l’eau. Mais jusqu’à quel point pouvait-on avoir confiance en Phœbé. Il jouait sa peau sur une demi-folle.

Les grands yeux mauves le fixaient avec une expression suppliante. Il eut honte du marché qu’il était obligé de proposer.

— Phœbé, dit-il, je suis prêt à vous emmener d’ici, mais il faut que vous m’aidiez.

— Je vous aiderai, promit-elle d’une voix sourde.

— Cela peut être dangereux.

La jeune fille ricana, retrouvant toute son agressivité :

— Rien n’est plus dangereux que de vivre ici. Un jour, je me tuerai.

Elle semblait sincère.

— Je cherche un homme, dit Malko. Un homme qui se trouve ici très probablement. Mais il a peut-être changé de nom et je ne pourrai pas le reconnaître.

— C’est pour le tuer ?

Phœbé s’était redressée sur un coude, la bouche gourmande.

— Non, fit Malko. Le retrouver seulement.

— Ah ! dit Phœbé, visiblement déçue. Dommage. On l’aurait tué ici tous les deux. Mais vous m’emmènerez quand même ?

— Juré.

— Si ce n’est pas pour le tuer, pourquoi voulez-vous le retrouver ? poursuivit Phœbé avec son implacable et particulière logique.

— Ce serait trop compliqué à expliquer, fit Malko. Pouvez-vous m’aider à trouver cet homme ?

Phœbé se rhabillait rapidement. Les traces de la cravache sur son long corps étaient nettement visibles.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle.

— Il s’appelait Rudi Guern, expliqua Malko. Il doit porter un autre nom maintenant. C’est un criminel de guerre, un ancien officier SS responsable de milliers de meurtres.

Phœbé éclata d’un rire amer.

— Je les connais tous. Tous. Ils me haïssent, mais je suis la seule femme jeune ici. Alors ils reviennent en se cachant me faire l’amour et me raconter leurs histoires.

— Tu veux dire que tu t’es donnée à tous ceux qui sont ici ce soir, fit Malko, horrifié.

Elle inclina la tête.

— Oui. Le premier, j’avais quinze ans. C’est Otto, le gros qui a une veste jaune. Il m’a violée. Puis il m’a raconté des choses de son passé. Il était en Russie pendant la guerre. Il avait tué beaucoup de gens. Il les pendait. Ça m’a donné envie de lui. Alors, je n’ai rien dit à ma mère. Et j’ai continué. Mais je leur demandais de me raconter, avant. Pour m’exciter. Certains m’ont battue, parce qu’ils n’aimaient pas. Mais ils sont tous revenus comme des chiens. C’est pour cela que ma mère me hait. Mon beau-père aussi vient quelquefois, ici. Elle le sait.

— Mais pourquoi ne te laisse-t-elle pas partir ?

Ses belles lèvres se retroussèrent en un vilain rictus.

— Elle a peur que je parle. Que je dise qui il est, où il est. Elle est obligée de me garder. Elle espère que je me suiciderai un jour.

De mieux en mieux.

— Tu connais Rudi Guern ?

— Rudi, fit rêveusement Phœbé. Oui, je crois. Il m’a dit son vrai nom un jour. Ici, il se fait appeler Peter Calto. Il était là ce soir.

— Un homme blond, un peu chauve ? Grand ?

— Oui.

— C’est bien lui.

Phœbé s’étira :

— Que veux-tu que je fasse ?

Malko ne répondit pas immédiatement. C’est là que le problème se compliquait. La seule solution était d’enlever Rudi Guern, quitte à le livrer aux autorités de Kingston. Le scandale déclenché, l’Allemand ne pourrait plus disparaître. Mais il fallait d’abord fuir Négril.

— Je voudrais le rencontrer, dit Malko. Discrètement, et sans qu’il sache qu’il va me voir.

Phœbé finissait sa cigarette. Elle se donna un coup de peigne rapide.

— C’est facile, assura-t-elle, mais pas ce soir. Il est avec sa femme. Mais demain, je lui demanderai de venir me rejoindre ici.

— Il viendra ?

Elle sourit méchamment :

— Bien sûr. Je suis leur seule distraction. Maintenant, retournons à la réception, sinon, ma mère dira encore que je ne sais pas me tenir avec les invités.

Ils reprirent le sentier par lequel ils étaient venus et regagnèrent le patio. Le brouhaha des conversations était beaucoup plus fort. Assis dans un fauteuil, un homme ronflait, la bouche ouverte, un verre vide encore dans la main.

À quatre pattes, la mère de Phœbé s’amusait à laper du whisky dans une assiette à soupe posée sur le tapis au milieu d’un groupe rigolard. Personne ne fit attention à Malko ni à Phœbé. Celle-ci dit à mi-voix :

— Rudi, c’est celui au fond, qui discute avec les deux horreurs.

C’était bien l’homme que Malko avait déjà remarqué. Son cœur battit plus vite. Ainsi il avait réussi là où même les Israéliens avaient échoué : retrouver un criminel de guerre soi-disant mort depuis vingt-cinq ans.

Maintenant, il n’avait plus qu’une idée : quitter cette étrange réception où les amants de Phœbé se côtoyaient joyeusement. Il eut un frisson de dégoût. Pauvre fille.

Celle qu’il plaignait avait rempli un verre de punch et contemplait sa mère avec mépris. L’un des hommes qui l’entouraient se retourna et lui adressa un sourire complice :

— Un jour, je les ferai se battre entre eux pour m’avoir, siffla-t-elle. Devant moi.

— Je vais m’en aller, dit Malko. Je préfère que l’on ne me remarque pas trop ici.

Les yeux violets foncèrent :

— C’est dommage. J’ai encore envie de faire l’amour. J’aurais préféré que cela soit avec toi.

Elle guettait Malko du coin de l’œil, mais il n’entra pas dans le jeu.

— Cela te regarde, dit-il froidement. Mais notre contrat tient toujours ?

— Bien sûr, fit-elle vivement. Viens chez moi demain après le déjeuner. C’est l’heure de la sieste, il n’y a personne. Passe par la plage, on ne te verra pas.

Il la quitta sans l’embrasser. Elle était appuyée au bar et regardait la salle ; un chauffeur noir attendait dans la Mercédès. Au moment où il monta dans la voiture, il aperçut un homme qui se rapprochait de Phœbé et la prenait par le bras. La soirée n’était pas terminée…

Il n’avait jamais eu une alliée aussi étrange ni inquiétante.

Загрузка...