CHAPITRE IV

Le numéro 7 de la Rudolpliplatz, à Vienne, était une maison un peu plus neuve que les autres, bien que sans originalité. La façade portait encore les cicatrices de la guerre : des éclats de pierre avaient sauté sous les obus et les bombes.

Une paix profonde émanait de cette petite place, perdue à l’écart du Ring bruyant dans un quartier assez populaire de la capitale autrichienne.

Impression trompeuse : cet endroit recelait quelque chose de plus dangereux qu’un dépôt d’explosif, quelque chose qui faisait trembler des milliers de gens à travers le monde.

Malko regarda autour de lui avant de pousser la porte du numéro 7. Derrière ses éternelles lunettes noires, ses yeux dorés étaient rougis par la fatigue et le manque de sommeil. En dépit du confort du DC-8 des Scandinavian Airlines qui l’avait amené de New York à Copenhague en six heures, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, tournant et retournant son problème dans sa tête. Le copieux petit déjeuner servi par une belle hôtesse blonde ne l’avait pas remis d’aplomb. Il faisait un temps de chien à Copenhague. Pluie et rafales de vent. Heureusement le DC-8 venait déverser ses passagers directement dans un couloir de l’aérogare grâce à une sorte de manche à air géante venant s’emboîter sur les portes du Jet. Celui-ci repartait un peu plus tard pour Bangkok.

Dans une chambre de repos mise à la disposition des passagers par les Scandinavian Airlines, il avait pris une douche et s’était rasé.

Deux heures plus tard, somptueusement enfoncé dans un fauteuil de première d’une Caravelle de la Scandinavian, il décollait pour Vienne. Même le repas gastronomique n’avait pas réussi à lui rendre son allant. C’était pourtant bon de retrouver la viande cuite à l’européenne, du vin vieux – il avait vidé presque entièrement une bouteille de Mouton Rothschild 1955 – et le service impeccable d’un grand palace.

Quand le Jet de la Scandinavian s’était posé sur l’aéroport de Schwechat, l’angoisse qui le tenait depuis son décollage de New York ne s’était pas atténuée. Pourtant, à Vienne, il était presque chez lui. À travers les vitres, il avait aperçu la haute silhouette de son factotum, le fidèle Elko Krisantem, venu l’attendre à l’aéroport au volant de la Jaguar Mark 10.

Il avait scruté les visages de ses compagnons de voyage et ceux des gens qui attendaient. Les Russes étaient déjà sur ses traces probablement. Il disposait au plus de quelques heures d’avance.

Au moment où il sortait de l’aéroport, il aperçut de dos, montant dans une grosse Mercédès noire, une silhouette qui éveilla un souvenir dans son étonnante mémoire. Mais il n’eut pas le temps de confirmer son impression : la voiture avait démarré rapidement. Il garda seulement l’image d’un morceau de cuir noir, vêtement communément porté en Autriche, surtout par le froid qui régnait.

Les formalités de douane et de police expédiées rapidement il se retrouva dans le petit hall, pour serrer la main du Turc qui attendait, la casquette à la main.

Très stylé. Elko Krisantem n’avait pas posé de question. Sa casquette et sa longue redingote grise en faisaient un chauffeur de grande classe. Qui aurait reconnu un des tueurs à gages les plus prospères d’Istanbul ?[8] Personne ne pouvait évidemment deviner que, sous sa tunique, il ne se séparait jamais de son vieux parabellum Astra. Pas plus que de son redoutable lacet à étrangler, lové au fond de sa poche droite. Chassez le naturel, il revient au galop.

Tandis qu’ils roulaient vers la ville, traversant la morne plaine qui entoure Vienne, il avait donné à Malko les dernières nouvelles de son château. L’escalier extérieur menant directement au premier étage était presque terminé. Il ne manquait plus qu’une rampe d’époque à trouver ou à faire exécuter. À prix d’or, bien entendu. Malko se demandait quand il pourrait se retirer dans son château terminé et ne plus courir après des dollars pour payer ses vieilles pierres.

Malko l’avait guidé jusqu’à la petite Rudolphplatz à travers de petites rues où la Jaguar avait tout juste la place de passer.


* * *

Il reprit son souffle après avoir monté rapidement les quatre étages sans ascenseur, et s’arrêta sur un palier minuscule et obscur.

La porte blanche en face de lui portait une inscription peu visible :

« DOKUMENTATION-ZENTRUM » B.J.V.N.

Malko sonna.

Des pas lourds ébranlèrent le petit palier. Il y eut un bruit de chaînes et la porte s’entrebâilla, sur la silhouette d’un homme grand et voûté qui examina attentivement Malko.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il dans un allemand parfait mais avec un léger relent d’Europe centrale.

— J’ai rendez-vous avec Simon Wisenthal, dit Malko. Je suis le prince Malko. La veille au soir, son coup de téléphone l’avait rassuré au sujet de la présence de Wisenthal à Vienne.

L’inconnu fit un léger signe de tête et le laissa entrer. L’appartement se composait de deux petites pièces au sol de ciment nu, mal éclairées, sommairement meublées de vieux meubles fonctionnels. Malko suivit un étroit corridor blanc jusqu’au bureau de Simon Wisenthal.

Celui-ci se leva pour accueillir son visiteur. Il était de haute taille, avec un front imposant et un début de calvitie. Ses yeux pensifs détaillèrent Malko avec autant de précision que l’homme qui l’avait introduit dans le centre. Il régnait dans cet appartement une atmosphère feutrée et mystérieuse à souhait. Comme si tous les horribles fantômes qui se trouvaient en fiches dans les classeurs se promenaient en liberté.

Malko s’assit sur une des deux chaises, ignorant le vieux divan et Simon Wisenthal se rassit derrière son bureau couvert de papiers.

— Que voulez-vous de moi, Herr Linge ? demanda Simon Wisenthal d’une voix douce.

Malko chercha ses mots. Pour la première fois depuis longtemps, il était impressionné. L’homme qu’il avait en face de lui n’était pas de ceux que l’on rencontre couramment. Depuis vingt ans, il avait consacré sa vie à la chasse aux criminels de guerre nazis. Son fichier personnel contenait plus de 18.000 noms. Il avait retrouvé la piste d’Adolf Eichmann. Il savait où se trouvait Martin Bormann, Joseph Mengele, le médecin-chef d’Auschwitz, et des dizaines de SS de haut rang. Il agissait par idéal, sans aucune compensation matérielle. Et. en dépit des centaines de nazis qu’il avait aidé à dépister, personne n’avait encore osé l’assassiner.

Lui seul pouvait renseigner Malko. Lui dire si Rudi Guern avait vraiment existé, l’aider à voir clair dans la machination du G.R.U.

En 1945, il avait travaillé avec l’OSS américaine. Malko, en lui demandant un rendez-vous, s’était présenté comme un agent de la CIA. D’ailleurs, Simon Wisenthal ne fermait sa porte à personne. Même s’il avait été étonné de ne pas être contacté par l’antenne viennoise de la CIA, il n’en avait rien laissé paraître.

— J’ai besoin d’un renseignement, expliqua Malko, que vous êtes le seul à pouvoir nous donner. J’agis à titre officieux. Nous soupçonnons un homme qui travaille dans nos services. Nous craignons qu’il soit un criminel de guerre, un certain Rudi Guern, Scharführer SS affecté au camp de Treblinka. Malheureusement, nous ne possédons aucun détail sur ce Guern. Avez-vous un dossier sur lui ?

Les yeux pensifs de Simon Wisenthal devinrent soudain terriblement pénétrants :

— Rudi Guern, répéta-t-il lentement. Oui, cela me dit quelque chose.

Il se leva et sortit de la pièce pour revenir quelques instants plus tard avec une chemise grise à la main. Il se rassit derrière son bureau et commença à lire, en s’animant peu à peu.

— Voilà, Rudi Guern, né à Rupholding le 4 juillet 1922. Matricule SS 308625.

La paupière gauche de Malko sauta nerveusement : c’était le numéro qu’il portait tatoué sous le bras gauche. Mais Simon Wisenthal ne sembla pas remarquer son trouble. Il continua.

— Guern était particulièrement cruel. Il prit, bien entendu, une part active à l’extermination des déportés mais nous avons un crime particulièrement horrible dans son dossier. Une bombe russe avait creusé un énorme cratère dans la route menant au camp. Rudi Guern partit un après-midi avec une colonne de déportés et une poignée de SS. Ceux-ci abattirent les prisonniers en les faisant basculer dans la fosse jusqu’à ce qu’elle soit pleine. Bien entendu, Guern « mit la main à la pâte » en abattant lui-même plusieurs dizaines de prisonniers au pistolet et à la Schmeisser[9].

Malko comprenait maintenant la signification de la photo que « Martin » lui avait montrée.

C’est d’une voix un peu étranglée qu’il demanda :

— Reste-t-il des témoins de ce meurtre ?

Simon Wisenthal hocha la tête.

— Peu, très peu. J’en connais quatre. Trois en Israël, un en Grèce. Ils m’ont tous écrit pour me signaler ces faits, des témoignages écrits, au cas où…

— Mais comment pouvez-vous avoir le numéro d’un SS et tant de précisions ? ne put s’empêcher de demander Malko.

Son interlocuteur eut un sourire triste :

— En 1961, un ancien SS m’a vendu pour cinq cents dollars la Diensalterlist SS, c’est-à-dire la liste des états de service de 15.000 officiers SS, chacun noté avec son rang, ses décorations, les appréciations de ses chefs et ses affectations. Il n’existait que quarante exemplaires de cette liste, dont la plupart ont été détruits à la fin de la guerre par les SS eux-mêmes.

— Qui d’autre possède cette liste ?

— Les Russes, les Israéliens à qui je l’ai communiquée, les Polonais, certains Allemands de l’Ouest…

La boucle était bouclée. Malko comprenait maintenant comment le piège s’était monté. Mais il restait un point d’interrogation. Pourquoi lui ?

— Qu’est devenu ce Rudi Guern ? demanda-t-il.

Simon Wisenthal demeura quelques minutes, la tête dans ses mains :

— Il est mort, dit-il enfin. Ou du moins présumé tel. Après Treblinka, il a été envoyé en Russie, dans un Einsatzgruppe chargé de la liquidation des prisonniers et des minorités ethniques. Il n’est jamais revenu en Allemagne. En mai 1945, sa famille a été officiellement avisée de sa mort.

» Depuis, je n’ai jamais entendu parler de lui. Mais cela ne veut rien dire. La mort est le principal refuge des nazis. Des centaines vivent ainsi sous une fausse identité. Martin Bormann s’est ainsi fait « mourir » trois ou quatre fois. Mais Guern peut réellement être mort. Ou peut-être est-ce l’homme que vous connaissez ?

— Peut-être, fit Malko.

Sa raison vacillait. Rudi Guern disparu, comment prouver qu’il n’était pas Rudi Guern avec les « preuves » qui l’accablaient.

— Et les photos ? demanda-t-il soudain. Vous n’en avez pas ?

Simon Wisenthal secoua la tête.

— C’est rare que nous en trouvions. Rudi Guern n’était pas assez important pour avoir la sienne dans le Schzvartzes Korps, l’organe des SS.

— Mais sa famille ?

— Peu de chances. À la fin de la guerre, les familles des SS ont détruit tous les documents compromettants, pour ceux qui se cachaient.

Malko insista :

— À travers les témoignages que vous possédez, avez-vous au moins une idée de son apparence physique ?

Simon Wisenthal reprit son dossier :

— Voyons. C’était un homme blond, de grande taille, très soigné de sa personne. Qui portait presque toujours des lunettes fumées. Aucun des détenus n’a su si c’était par coquetterie ou parce qu’il souffrait des yeux. Ce n’était pas des questions que l’on posait à un officier SS. Il leva les yeux sur Malko et ajouta comme s’il découvrait soudain quelque chose.

— Disons, que physiquement, il aurait à peu près votre apparence s’il vivait encore aujourd’hui.

Malko dut faire un effort gigantesque sur lui-même pour demander d’une voix naturelle :

— Où demeure sa famille, s’il en a une ?

— À Rupholding, près de Munich où il est né. Il a une sœur et une mère.

Les couleurs revinrent sur les joues de Malko. Il n’était pas possible que la mère de Rudi le reconnaisse comme étant son fils. Puisque ce dernier était mort, cela ne gênerait personne de l’aider. Évidemment ce n’était pas un témoignage d’une valeur indiscutable : une maman de SS…

Simon Wisenthal ne le quittait pas des yeux maintenant, comme s’il avait voulu graver tous ses traits dans sa mémoire.

— Pouvez-vous me dire qui sont ces témoins, demanda Malko, ces gens qui pourraient nous aider à identifier celui que nous soupçonnons d’être Rudi Guern ?

Comme à regret, Simon Wisenthal lut lentement : « Simon Goldberg, joaillier à Tel-Aviv. Eliahu Kohn, qui se trouve maintenant à Haiffa, à l’administration de la douane, Salomon Wolff, de Tel-Aviv. Et Isak Kulkin qui habite à Athènes, 36, rue Ypéridou.

» Est-ce tout ce que vous désiriez savoir, Herr Linge ?

Malko notait mentalement. Son regard croisa celui de son vis-à-vis. Brutalement, il sentit que l’attitude de Simon Wisenthal avait imperceptiblement changé.

Celui-ci ne nourrissait plus aucune illusion :

Wisenthal le prenait pour Rudi Guern, pour l’homme qu’il prétendait rechercher. Et comment aurait-il pu le convaincre du contraire ? Même le numéro SS tatoué y était. Brusquement, il eut honte de ses extraordinaires yeux dorés. D’un geste brusque, il remit ses lunettes, sous l’œil impitoyable de Simon Wisenthal. Celui-ci avait déployé sa haute taille et son visage calme reflétait une émotion contenue.

D’une voix neutre, il remarqua :

— Vous parlez un allemand remarquable, Herr Linge, après tant d’années aux USA.

Malko dit brusquement :

— Je suis né ici, en Autriche. Cela n’a rien d’étonnant.

Maintenant, il était pressé de partir, de quitter ce bureau nu et Spartiate, cet homme qui le regardait comme un assassin. Il s’enfuit presque, traversant le couloir blanc à grandes enjambées. La dernière chose qu’il vit du Centre, furent les yeux noirs de Simon Wisenthal, brillant d’un éclat magnétique dans la pénombre. C’est seulement sorti dans Rudolphplatz qu’il réalisa que Simon Wisenthal ne lui avait pas serré la main en partant. Il était déjà un pestiféré.

Il rejoignit Elko Krisantem somnolant au volant de la Jaguar.

Jamais, il ne s’était senti aussi mal à l’aise. C’était trop bête de payer pour les crimes d’un autre.

Enfoncé dans le mœlleux siège en cuir de la Jaguar, il réfléchissait. Avant la famille de Rudi Guern, dont le témoignage était sujet à caution, il fallait voir un de ceux qui avaient connu le SS. Eux ne pourraient pas se tromper. Car Malko n’oubliait pas que les photos montrées par le capitaine Andropov portaient son visage à lui. Et que ces photos avaient été identifiées par trois des quatre témoins survivants. Avant tout, il fallait éclaircir ce mystère. Donc son chemin était tout tracé : Israël, c’était beaucoup trop dangereux. Débarquer à Jérusalem avec un tatouage SS, autant sauter de l’Empire State Building, sans parachute.

Il restait Isak Kulkin à Athènes. Brusquement, ce petit Juif inconnu lui était plus précieux que n’importe qui. Il fallait qu’il le trouve coûte que coûte.

— Nous retournons à l’aéroport, annonça-t-il à Krisantem. Et nous partons pour Athènes.

— À Athènes, gémit Krisantem. Mais les Grecs ne vont jamais me laisser entrer…

C’est vrai ! Un Turc en Grèce…

— Tant pis, j’irai tout seul, décida Malko. J’espère que tout se passera bien.

Tandis qu’ils roulaient de nouveau sur la route de Schwechat Malko résuma l’histoire au Turc, pour qui il n’avait pas de secret.

— Qu’est-ce qu’il a fait ce Rudi Guern ? demanda Krisantem curieusement.

— Il a participé au meurtre de quelques centaines de milliers de gens.

L’œil de Krisantem brilla :

— Des Arméniens ?

La chasse aux Arméniens est le sport national turc. Après la guerre de 14-18, ils en ont passé au fil de l’épée environ trois millions…

— Je ne pense pas. Des Juifs surtout qu’il envoyait aux chambres à gaz.

— Dans les chambres à gaz ! Il ne les égorgeait même pas avant ? Mais quel plaisir y prenait-il, alors ? Il était fou, ce type-là…

C’aurait été trop long d’expliquer à Elko Krisantem la différence entre le génocide et le bon petit meurtre artisanal mitonné avec amour…

— Mais qui allez-vous voir à Athènes ? demanda le Turc.

— Un vieux Juif qui sait des choses vitales pour moi…

— Vous allez le tuer ?

Malko foudroya du regard son factotum. Décidément, il était incorrigible.

— Je vais bavarder avec lui, Krisantem. Un point c’est tout.

— Oh ! Pardon, fit le Turc. Je pensais que…

Malko regarda à plusieurs reprises par la lunette arrière. Il ne semblait pas être suivi. C’était imprudent d’avoir été rendre visite à Simon Wisenthal. Comment allait-il réagir après le passage de Malko ? Celui-ci s’était peut-être passé lui-même la corde au cou. Mais l’existence d’Isak Kulkin était peut-être le premier accroc au plan du G.R.U.

Les minutes comptaient double. Il se sentait mal à l’aise chaque fois qu’il revoyait le regard magnétique de Simon Wisenthal. Avec les téléphones, les choses vont vite. Cela ne lui servirait à rien d’être réhabilité à titre posthume… Sans compter que si les Russes apprenaient sa visite à Simon Wisenthal, la vie d’Isak Kulkin ne vaudrait pas cher. Il fallait donc atteindre Athènes, coûte que coûte.

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