CHAPITRE XIII

Malko stoppa, épuisé, hors d’haleine. La sueur coulait dans ses yeux. Les cinq cents mètres qui le séparaient encore de la voiture semblaient cinq années-lumière. Le cadavre de Rudi Guern l’enfonçait dans le sable. Étrange ironie du sort. Après avoir poursuivi impitoyablement l’ancien SS, il le portait sur ses épaules comme un vieux camarade de combat.

Janos Ferenczi ne s’était plus manifesté. Calant le corps, il repartit. Chacun a une place pour mourir, mais qui aurait dit que celle du Scharführer Rudi Guern serait cette plage ensoleillée des Caraïbes, si loin de ses forêts bavaroises ?

Phœbé attendait près de la voiture. Lorsqu’elle vit Malko titubant sous le poids du cadavre, elle accourut.

Elle avait mis un blue-jean sale et un chemisier rayé où il manquait des boutons. Avec un petit cri, elle toucha la tête de l’Allemand.

— Il est mort ! balbutia-t-elle.

— On le dirait.

— Je n’ai jamais vu de mort, dit Phœbé d’un ton lointain.

Elle ne détachait pas ses yeux du cadavre. D’une main, Malko ouvrit la portière arrière de l’Hillman et le jeta à l’intérieur. Il dut replier les jambes pour pouvoir fermer la portière. Ses yeux dorés avaient viré au vert et un bourdonnement continu emplissait sa tête. Il n’en pouvait plus.

Il s’installa au volant et fit signe à Phœbé.

— Partons.

Elle s’assit à l’avant à côté de lui. Très lentement, elle posa sa longue main sur la cuisse de Malko. Il eut l’impression d’être en contact avec un fil électrique dénudé.

La jeune fille remua imperceptiblement le bassin, comme pour s’offrir. Sa main droite remonta jusqu’à la ceinture de son blue-jean et elle saisit l’extrémité de sa fermeture éclair.

Le grincement fit revenir Malko à la réalité. Il ôta vivement la main de Phœbé et tourna la clé de contact. Le moteur ronfla. Pendant quelques secondes le désir de Phœbé s’était communiqué à lui, intensément. À en avoir honte. Elle avait terminé son geste et il apercevait la peau bronzée de son ventre entre le chemisier et le pantalon ouvert.

— J’ai tellement envie, murmura-t-elle. Sa voix était encore plus rauque que d’habitude. Malko passa la première.

— Ce n’est pas le moment, dit-il d’un ton sec.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle, un peu calmée.

Il roulait déjà en cahotant dans le chemin de terre, entre deux haies de bananiers.

— Où habite Rudi Guern ?

— À dix kilomètres d’ici, fit-elle. Vers Savannah la Mar.

— Montre-moi le chemin.

Elle le regarda, surprise.

— Mais pourquoi ?

Malko essuya la sueur qui coulait de son front et expliqua :

— Sais-tu s’il avait gardé des vestiges de son passé, des photos, des papiers d’identité, des lettres ?

Elle éclata d’un rire aigre :

— Bien sûr ! Il en était assez fier. Il m’a montré cent fois une photo de lui serrant la main du Reichsführer Heinrich Himmler au cours d’une prise d’armes. Il avait aussi son livret militaire, avec toutes ses décorations. Souvent il me disait :

Je suis un heimatlos, mais jadis, je faisais partie d’un corps d’élite.

Maintenant, il n’était plus qu’un cadavre trimballé au fond d’une voiture. Déjà, de grosses mouches tournaient autour du visage du mort.

— Où gardait-il tous ses papiers ?

Elle ne répondit pas immédiatement, étirant ses longs doigts un à un et les faisant craquer en regardant Malko en dessous, avec une expression à damner un évêque :

— Je ne sais pas… Je crois que je ne me souviens plus…

Elle n’avait pas remonté la fermeture éclair de son blue-jean. Malko dit brutalement :

— Pas de comédie, Phœbé. Je ne vous ferai pas l’amour. Et si vous continuez, vous allez prendre la plus belle paire de gifles de votre existence…

La jeune fille baissa la tête sans répondre, avec une moue d’enfant punie, puis dit d’une toute petite voix :

— Je sais où ils sont…

Malko s’exclama soudain :

— Mais, il va y avoir sa femme !

Phœbé secoua la tête.

— Non. Il l’a envoyée à Montego Bay. Sinon, elle l’aurait suivi quand il est venu me voir… Il n’y a que des domestiques qui me laisseront entrer. Ils me connaissent.

Ils roulèrent près de vingt minutes dans des chemins identiques bordés de bananiers ou de jungle. Çà et là, ils croisaient des cabanes de Jamaïcains isolées dans la nature. Enfin apparut au bout d’une haie de palmiers une maison basse et blanche en forme de L avec un patio fleuri et une pelouse merveilleusement verte. L’ensemble respirait le calme, le bonheur et la paix. À l’arrière de l’Hillman, le cadavre de Rudi Guern avait glissé de la banquette et s’était tassé par terre. Seul, un bras pointait, comme un signal de détresse, que Malko apercevait dans le rétroviseur.

Il arrêta la voiture à l’entrée du patio. Cela lui semblait presque trop facile. L’idée d’un piège l’effleura. Il se souvenait de la tête des invités chez Phœbé. À eux tous, ils devaient totaliser une vingtaine de condamnations à mort et quelques siècles de prison… Un jardinier jamaïcain leva la tête en entendant le bruit du moteur puis se replongea dans l’arrosage de ses orchidées. Malko effectua un demi-tour pour être prêt à repartir et dit à Phœbé :

— Vas-y toute seule. J’attends ici. Mais attention, si tu n’es pas là dans cinq minutes, je pars.

Elle le regarda, de la peur plein les yeux.

— Tu ne vas pas me laisser ici ?

— Je n’ai pas confiance en toi, avec tes idées bizarres, dit Malko plus doucement. Va vite.

Il regarda la longue silhouette d’échassier entrer dans la maison. Elle se retourna et lui sourit avant de disparaître.

Puis le temps passa très lentement. Le jardinier chantait un vieux chant d’esclave, nostalgique et syncopé. Deux grosses mouches bourdonnaient autour de la main raidie de Rudi Guern et la fade odeur du sang envahissait peu à peu la voiture.

Phœbé ressortit. Les mains vides.

Malko jurait déjà entre ses dents quand il vit son visage joyeux. En quatre enjambées, elle fut là. À peine dans la voiture, elle sortit de son chemisier une grande enveloppe brune et la jeta sur les genoux de Malko.

— Tout est là.

Elle riait, heureuse comme une gamine après une bonne farce.

L’enveloppe contenait un paquet de photos que Malko regarda rapidement. L’une d’elle lui arracha un sourire de satisfaction : en uniforme noir, Rudi Guern serrait la main de Heinrich Himmler, devant un parterre de SS. Difficile à truquer cela.

Il y avait aussi un livret SS, avec également la photo de Rudi Guern, son numéro et tout son état civil. Incontestablement, les photos représentaient toutes l’homme dont le cadavre se trouvait derrière eux.

Sans attendre plus, Malko rangea les papiers et démarra. Le plus dur restait à faire : sortir du pays avec le cadavre de Rudi Guern et Janos Ferenczi à ses trousses. Ce qui allait poser de sérieux problèmes. Pointilleux comme tous les pays jeunes, les Jamaïcains ne manqueraient pas de lui poser des questions. Difficile de jurer que Rudi Guern était mort de mort naturelle. Et il devait mettre le cadavre en sûreté. Dès que Ferenczi devinerait son plan, il ferait tout pour le contrer. Aux Caraïbes, le dollar était encore bien coté…

De nouveau, ce fut l’enchevêtrement des petits chemins de terre serpentant dans la jungle. Heureusement, Phœbé connaissait la région comme sa poche. Ils émergèrent sur la route goudronnée de Montego Bay une dizaine de kilomètres à l’est de Négril et des Sundowners.

Derrière eux, le corps de Rudi commençait à sentir abominablement. Malko fut soudain pris de nausée et arrêta la voiture sur le bas-côté herbeux. Phœbé sortit toute pâle. Elle semblait désemparée et sans défense. Malko cala le bras du mort de façon à ce qu’il ne soit plus visible de l’extérieur. Puis ils repartirent. Son plan était tracé : il allait tenter de sortir en fraude le corps de Rudi Guern, sans aller jusqu’à Kingston.

L’avion était exclu, il restait donc le bateau.

— Est-ce qu’il y a beaucoup de cargos qui relâchent à Montego Bay ? demanda-t-il à Phœbé.

Elle hésita :

— Je crois.

Malko roulait pied au plancher. Heureusement la circulation était pratiquement nulle. Il ne leur fallut pas plus d’une heure pour voir apparaître les premières maisons de Montego Bay. Malko s’arrêta dans un bazar. Tandis que Phœbé attendait dans la voiture il acheta trois grandes serviettes de bain qu’il disposa sur le corps de Rudi Guern.

Plus prudent quand même.

Un peu rassuré, il repartit pour s’arrêter devant le Red-Barrel.

— Attends-moi là, dit-il à Phœbé.

C’était l’heure creuse et le bar était vide. Le patron somnolait sur son tabouret. Il ouvrit un œil endormi et sauta de son siège en reconnaissant Malko.

Les deux hommes se serrèrent longuement la main. Mais Malko attendit le troisième rhum-et-ginger ale – le poison local – pour poser la question qui l’intéressait. Il approcha sa tête des cheveux crépus, sortit un billet de vingt dollars de sa poche, le posa sur le comptoir et demanda :

— Si vous aviez quelque chose à faire sortir du pays rapidement, sur un bateau par exemple, à qui vous adresseriez-vous ?

Le mulâtre le regarda avec une expression totalement abrutie. Comme s’il n’avait pas compris. Mais ses doigts avaient déjà saisi le billet. Sans regarder Malko, il laissa tomber lentement :

— Moi, j’irais au Shaw-Park Club. Près du port. Et je demanderais le « captain » Fred Perry…

Trois minutes plus tard. Malko était dehors. Pour retrouver une Phœbé folle de terreur. Plusieurs Noirs, attirés par cette Blanche seule, rôdaient autour de la voiture. Heureusement qu’ils n’avaient pas l’odorat fragile. Malko remonta et démarra, direction du port.

Le Shaw-Park Club était une espèce de hangar érigé sur un terrain vague, entre Gun Point Wharf et l’United Fruit Pier. Loin du Montego Bay touristique. La bâtisse de ciment armé, grande comme quatre cabanes à lapins était le havre des équipages de bananiers qui chargeaient sans arrêt, jour et nuit sur de vieux rafiots tellement pourris que leurs tôles s’effilochaient en poussière.

Malko arrêta l’Hillman dans Harbour Street, et inspecta les lieux. Un vieux Noir tout desséché, ses cheveux crépus tout blancs, fumait la pipe d’un air consterné devant la porte.

— Attends-moi là, dit Malko à Phœbé.

Avant d’entrer, il ôta le pistolet de sa ceinture et le glissa sous le siège. Moitié pour rassurer la jeune fille, moitié parce qu’il ne se souciait pas d’entrer dans un tel bouge avec une arme à feu.

Malko poussa la porte à claire-voie du Shaw Park Club, sous le regard intrigué du vieux Noir. Il était nettement trop bien habillé. Le brouhaha des cris et des conversations lui sauta à la figure comme une grenade. Heureusement que Phœbé ne l’avait pas accompagné… Son entrée aurait fait l’effet d’une bombe atomique. Un gros flic jamaïcain, un colt nickelé passé à même dans sa ceinture, son ventre débordant de toute part, essayait de faire tenir ses énormes fesses sur un tabouret près de l’entrée. Il sirotait avec une paille une bouteille de ginger-ale avec du rhum.

Des marins et des filles étaient assis en groupes compacts à de minuscules tables de bois crasseuses. Il y avait une piste de danse mais le spectacle était au bar. Une métisse, cambrée et callipyge, dansait une sorte de meringué, entièrement nue, le slip baissé sur les cuisses, accompagnée d’un chœur qui aurait fait rougir la patronne du Sphinx de Fedala.

Malko attrapa un barman noir par l’épaule et hurla pour dominer le tumulte.

— Fred Perry, tu connais ?

L’autre désigna du pouce une table près de la porte, trois hommes avec deux filles, très noires. Malko s’approcha et dit :

— Fred Perry ?

Un gros mulâtre avec une tête de cheval et un nez écrasé tourna légèrement la tête. Mais ses yeux extatiques ne quittèrent pas les cuisses de la fille qui dansait sur le bar. Malko eut l’impression de déranger un prêtre pendant l’élévation. Il se pencha à l’oreille du marin et souffla :

— Je cherche un type qui soit prêt à gagner mille dollars.

La phrase mit bien cinq minutes à atteindre le cerveau du mulâtre. On s’étonne qu’il y ait des naufrages… La main qui pétrissait la jambe de sa voisine attrapa Malko par le bras. Fred Perry gronda dans une horrible haleine de rhum au ginger :

— C’est pas des conneries ?

— Non, fit Malko, mais je ne veux pas discuter ici. Sortons.

Heureusement la danseuse avait terminé son numéro. Fred Perry se leva à regret. Il était plus petit que Malko, mais aussi large que haut, habillé d’un vieux T-shirt grisâtre et d’un blue-jean. Il ramassa une casquette incroyablement crasseuse et s’en coiffa, puis dignement il précéda Malko dehors.

Le vieux Noir à la pipe n’avait pas bougé. Ils firent quelques pas dans le terrain vague puis le mulâtre s’arrêta :

— Alors ?

Les fions fions de la boîte parvenaient encore faiblement. Intéressé, le Noir guignait du coin de l’œil les deux hommes. S’ils se battaient, il y aurait peut-être quelque chose à glaner.

— Vous avez un bateau ? demanda Malko.

Le pouce du mulâtre désigna un cargo bananier ancré à deux cents mètres du Pier United Fruit. Des Noirs chargeaient à la lumière de puissants projecteurs. Son aspect extérieur aurait fait honte à un bateau-lavoir.

— L’Oracabeza. Là-bas.

— C’est vous le capitaine ?

— Sûr.

— Vous partez quand ?

— Demain matin à l’aube. Avant si on a fini de charger.

— Pour où ?

— Galveston, Texas.

Malko le regarda bien en face.

— Vous voulez gagner mille dollars ?

Fred Perry cracha par terre :

— Vous connaissez un type qui ne veut pas gagner un paquet de fric pareil ? Quelle est la combine ?

Ses gros yeux marrons fixaient Malko sans aménité.

— Il faut transporter quelqu’un jusqu’à Galveston, ou n’importe quel port américain.

Fred Perry traversa rapidement la pierraille et s’approcha de la voiture. Juste pour rencontrer le regard violet de Phœbé. Sa mâchoire en tomba. Malko se serait volontiers signé en voyant les pensées innommables qui passaient dans les yeux du mulâtre.

— C’est elle ? fit le mulâtre d’une voix étranglée. Mille dollars et ça !

C’était la plus belle affaire de sa vie.

— Ce n’est pas elle. C’est lui, fit froidement Malko ouvrant la portière arrière et arrachant la serviette qui couvrait le cadavre de Rudi Guern.

Fred Perry jura, ressortit la tête et se signa.

— Mais il est mort, fit-il à voix basse.

— Je ne vous avais jamais dit qu’il était vivant. Je ne paierais pas mille dollars, autrement.

Fred Perry se gratta la tête, rejetant sa casquette crasseuse en arrière :

— C’est dangereux ! Pourquoi vous voulez transporter un cadavre ?

— C’est mon affaire répliqua sèchement Malko. Ça vous intéresse ou pas ?

Il y eut une seconde longue comme un siècle, puis le mulâtre laissa tomber.

— Faut voir. Qu’est-ce que je vais faire après ?

— Vous le remettez à la police de Galveston, expliqua suavement Malko. Au FBI, ils seront ravis.

Cette fois, Fred Perry manqua s’étrangler !

— Aux poulets ! Non, mais vous êtes dingue ! Moi je croyais que c’était pour le balancer dans l’eau.

— Tsst, tsst, coupa Malko. J’y tiens beaucoup à ce cadavre. Si vous le balancez par-dessus, pas un sou.

Les gros yeux marrons perplexes allaient de la voiture à Malko.

— Y vont me faire les pires emmerdements, conclut le mulâtre.

— Je serai là, affirma Malko. Et je vous assure qu’ils ne vous causeront aucun ennui. Bien au contraire. Vous aurez peut-être même droit à une prime.

Fred Perry n’était visiblement pas convaincu. Malko tira de sa poche une liasse de dollars. Il n’avait pas tellement le temps de discuter :

— C’est oui ou c’est non ?

Fred Perry se métamorphosa instantanément. Comme si la main du Seigneur lui avait touché l’épaule. L’intensité de son regard aurait pu enflammer les billets verts.

— D’accord. Aboulez le pognon.

Un peu trop facile.

Malko se déplaça pour être plus dans la lumière. Il avait à la main une liasse de billets de cent dollars. Il les réunit et les déchira d’un coup sec, par le milieu. Fred Perry poussa un rugissement devant ce sacrilège, si fort que le Noir à la pipe tourna la tête vers eux. Mais déjà Malko lui tendait une des moitiés.

— Voilà pour maintenant. Vous toucherez les autres moitiés à Galveston. Cela ne sera pas difficile à recoller. Ainsi, vous n’aurez pas la tentation de jeter mon ami par-dessus bord avant.

Fred Perry avait pris les moitiés de billet et les regardait avec méfiance. Puis, presque à regret, il les enfouit dans la poche de son blue-jean après les avoir comptés soigneusement.

— Ah ! encore une chose, demanda Malko. Vous allez aller dans une pharmacie.

— Dans une quoi ?

Le mulâtre ouvrait des yeux comme des soucoupes.

— Une pharmacie. Pour acheter un grand bocal de formol et une seringue hypodermique. Je veux que ce mort arrive en bon état. Je l’emballerai moi-même…

— Ça vaut mieux, grogna le marin. Parce que ce sera plus de mille dollars pour un boulot pareil. Vous êtes un maniaque ou quoi ? C’est vous qui l’avez tué ce type-là, au moins.

— Même pas, fit Malko. Je veux que vous preniez livraison du corps maintenant. Comment faisons-nous ?

Perry hocha sa tête de cheval :

— On va aller au rafiot tout de suite. Je dois avoir des vieilles caisses. Ça fera l’affaire comme cercueil.

Malko remonta dans l’Hillman et Phœbé se serra contre lui pour laisser de la place à Fred Perry. Ce dernier jetait de temps en temps des coups d’œil perplexes au mort.

Visiblement, il ne comprenait pas pourquoi on se donnait tant de mal pour transporter un cadavre. Mais les dollars faisaient au fond de sa poche un petit matelas chaud et douillet.

Ils arrivèrent au pier de l’United Fruit. Un douanier jamaïcain salua le « captain » et laissa passer l’Hillman qui stoppa juste devant le bananier. L’Oracabeza était un abominable rafiot rouillé, au ras de l’eau. Des écailles de peintures rappelaient qu’il avait jadis été bleu. À l’arrière un pavillon dépenaillé et sale portait les couleurs du Panama. Autant dire rien.

— On va le sortir comme si c’était un ivrogne, dit Fred Perry.

Joignant le geste à la parole, il empoigna le corps déjà raide, le sortit de la voiture et le chargea sur son épaule. Il avait une force étonnante. Les membres raides de Rudi Guern le faisaient assez peu ressembler à un ivrogne mais aucun des Noirs écrasés sous le poids des régimes de bananes ne sembla s’en apercevoir.

Fred Perry s’engagea sur la passerelle entre deux porteurs et Malko suivit avec Phœbé.

La cabine du « captain » Perry était un peu plus crasseuse et un peu plus petite qu’une cellule de Sing-Sing. C’était d’une saleté repoussante. Perry dormait sans draps. Il étendit sans façon le corps sur sa couchette et s’épongea le front. La puanteur du cadavre ajoutait à peine à l’odeur sui generis des lieux.

— Je n’aime pas les morts, fit-il sombrement. On ne sait jamais.

— On ne sait jamais quoi ?

Le mulâtre eut un geste vague ouvrant sur des abîmes de superstition. Il ressortit de la cabine et revint quelques minutes plus tard.

— J’ai envoyé un type au drugstore, annonça-t-il.

Phœbé se tenait appuyée à la table minuscule, affreusement pâle, ne quittant pas le cadavre des yeux. La balle avait fait du dégât. Vilain.

Fred Perry les quitta pour aller chercher la caisse promise. Malko prit doucement la jeune fille par les épaules.

— Va sur le pont, dit-il. Ce n’est pas un spectacle pour toi.

Elle s’accrocha à lui.

— Non, j’ai peur, seule.

Le mulâtre revint en traînant une caisse qui avait dû contenir du coprah à en juger par l’odeur. Elle tenait tout juste dans la cabine. Perry farfouilla dans un tiroir et sortit un marteau et d’énormes clous.

— Attendons le formol, dit Malko.

Ils s’assirent tous les trois sur les rebords de la caisse, la couchette étant prise par le cadavre. Perry exhuma une bouteille de rhum sans étiquette, et but à la bouteille. L’Oracabeza craquait sans cesse. Qu’est-ce que cela devait être en mer…

Au bout de vingt minutes, un pas racla le pont et une voix appela : « Captain ». Perry monta l’échelle et redescendit avec un énorme bocal plein d’un liquide jaunâtre et un petit paquet.

— Voilà votre truc, fit-il à Malko. Amusez-vous, moi je veux pas voir ça.

Malko n’avait jamais embaumé personne.

Il prit la seringue hypodermique, de taille à faire des piqûres à un cheval et la remplit. Puis, surmontant son dégoût, il enfonça l’aiguille dans le cou du mort, et pressa lentement. Il vit le liquide pénétrer dans les tissus. Cela durerait bien le temps du voyage. Il était indispensable pour lui que le FBI puisse identifier, sans aucun doute possible, Rudi Guern.

Phœbé regardait, fascinée, l’opérateur. Celui-ci s’arrêta en sueur au bout d’une demi-heure. Le flacon de formol était vide. Malko empoigna la bouteille de rhum abandonnée par le « captain » et en vida une bonne goulée… Sale truc.

Il remonta à l’air libre et appela Fred, qui fumait appuyé au bastingage. À eux deux, ils tassèrent le corps dans la caisse. Il fallut pousser sur la tête pour que rien ne dépasse. Malko prit l’enveloppe brune contenant les papiers du SS et y ajouta une note manuscrite adressée au FBI. Il demandait de se mettre en rapport avec David Wise de la CIA à Washington expliquant que le corps était celui d’un criminel de guerre recherché depuis vingt-cinq ans.

Il posa l’enveloppe sur la poitrine du mort puis regarda Fred Perry clouer le couvercle à grands coups de marteau. Les dés étaient jetés.

— Dès que vous arriverez à Galveston, recommanda-t-il, contactez la police locale. Je serai là…

— Et les autres moitiés des billets ?

— Je vous les donnerai moi-même. À ce moment-là.

Ils remontèrent sur le pont. Malko serra la main de Fred Perry.

— À la semaine prochaine.

Le mulâtre les regarda descendre la coupée, les yeux fixés sur la silhouette de Phœbé. Malko, moins galant, aurait pu économiser mille dollars.

Celui-ci jeta un dernier coup d’œil au rafiot qui portait tous ses espoirs. Il essayait de deviner ce qu’avait fait Ferenczi depuis le meurtre de Rudi Guern. Ils remontèrent dans l’Hillman et quittèrent le pier, saluant le douanier. Malko prit aussitôt la route de l’aéroport.

— Nous quittons Montego Bay, annonça-t-il à Phœbé.

La jeune fille battit des mains. Puis, brusquement, son visage changea d’expression.

— Putch ! murmura-t-elle.

Malko la regarda sans comprendre :

— Quoi, Putch ?

— Mon chien, expliqua la jeune fille. Il est resté à Négril. Je ne peux pas partir sans lui.

Malko sourit, amusé.

— À New York, je t’en achèterai une douzaine. Tu pourras en faire un élevage…

Phœbé secoua la tête, butée, et renifla :

— Je ne partirai pas sans Putch. C’est mon seul ami. Ils vont le tuer quand je serai partie.

Ils étaient sortis de Montego Bay et roulaient sur Kent Avenue, le long du bord de mer. Dans l’obscurité, on apercevait vaguement la tache claire des rouleaux d’écume, à un demi-mile du rivage. L’aéroport était encore à deux miles. Dans son coin, Phœbé pleurait silencieusement.

Malko lui caressa le visage tout en conduisant. Il n’aurait jamais pensé qu’elle puisse être attaché à ce point à son horrible bête. Il est vrai qu’avec elle, tout était paradoxal.

— Ne pleure pas, dit-il gentiment. Dans quelques heures tu auras quitté la Jamaïque et une nouvelle vie commencera pour toi.

Elle ne répondit pas.

L’aéroport était petit et moderne, mais désert à cette heure tardive. Malko arrêta l’Hillman en face du hall.

— Viens, dit-il à Phœbé.

Elle secoua la tête et répondit d’une voix étouffée :

— Je préfère rester ici.

Il consulta rapidement le tableau d’affichage. Les vols quotidiens de la BWIA et de la Panam étaient déjà partis. Les Delta et la Mexicana n’avaient pas de vol. Il s’adressa à l’Information, où trônait une très jolie métisse au teint de cuivre.

— Vous avez un vol à six heures demain matin par Panam, gazouilla-t-elle. Pour Miami et New York.

C’était parfait. Il prit deux réservations et fit établir les billets. Dix minutes plus tard, il était de retour dans sa voiture. Phœbé n’avait pas bougé.

— Nous allons coucher ici, annonça-t-il.

Toujours pas de réaction. Même devant les billets bleus de la Panam. Il repartit et reprit Kent Avenue. Le premier hôtel qu’il trouva était le Chatam, en bord de mer et très en dehors de Montego Bay.

C’était d’ailleurs plutôt un motel qu’un hôtel. Il entra dans le parking et alla se renseigner à la réception. Pour douze dollars, on lui promit une chambre avec vue sur la mer. Il redescendit chercher Phœbé, toujours incrustée dans la voiture.

— Nous allons rester là jusqu’à demain matin ? demanda-t-elle.

Malko montait déjà la valise.

— Jusqu’à cinq heures exactement, dit-il. Ne manquons pas l’avion. Viens.

Il entra le premier et commença à remplir les fiches de police sous l’œil indifférent de la réceptionniste noire.

Soudain, il y eut un bruit de moteur dans le jardin. Pris d’un sale pressentiment, Malko bondit sur le perron.

Phœbé et la voiture avaient disparu.

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