CHAPITRE II

Quand il rouvrit les yeux, l’homme aux yeux noirs était seul. Il portait la cinquantaine, avait un visage couperosé, le nez en bec d’aigle et des cheveux noirs et frisés rejetés en arrière. Mais il semblait flotter dans un costume gris quatre fois trop large pour lui, horriblement mal coupé, avec des pantalons aussi larges qu’en 1925.

Assis sur une chaise, en face du lit, il braquait sur Malko un pistolet automatique de gros calibre.

— Où est Sabrina ? demanda Malko.

Il ne savait que penser. Barbouze de luxe à la CIA depuis pas mal d’années, il était habitué au danger. Mais là, il ne comprenait vraiment pas ce que lui voulait cet inconnu, ce que signifiait la disparition de Sabrina. Il esquissa un geste pour se redresser. L’inconnu leva son pistolet.

— Ne cherchez pas à vous enfuir, Rudi Guern, dit-il d’une belle voix de basse, en allemand. Vous avez vu que nous ne plaisantions pas.

— Qu’est-ce que vous dites ?

Complètement réveillé cette fois, Malko regarda l’homme pour voir s’il ne plaisantait pas. Mais l’arme était dirigée fermement contre son ventre nu et le visage de l’inconnu, sévère et compassé.

Gai comme un furoncle.

— Vous pouvez vous habiller, concéda-t-il. Mais lentement.

Malko ne se le fit pas dire deux fois. Pendant qu’il passait son pantalon, partagé entre la rage et l’inquiétude, il demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Ce n’est pas vous qui posez les questions, Herr Rudi Guern, répliqua sèchement l’inconnu, dans un allemand parfait.

Il avait appuyé avec dérision sur le « herr ». Malko commençait à se sentir affreusement mal à l’aise. Dans son métier, il fallait toujours s’attendre à des surprises désagréables. Mais il n’avait aucune mission en cours et il se trouvait à New York. Le commissariat du 6e Precinct se trouvait à deux cents mètres et il pouvait faire envahir l’immeuble par une meute d’agents du FBI sur un simple coup de téléphone.

Seulement, l’inconnu et son pistolet se trouvaient entre lui et le téléphone.

Habillé, il se sentit mieux, bien que moulu par les coups reçus. C’était le moment de faire quelque chose ou jamais. D’abord, sortir de cette pièce.

Prudemment, il fit un pas vers le téléphone. Il avait peut-être affaire à des maniaques. À New York, tout est possible.

Comme s’il avait deviné ses pensées, l’inconnu dévia légèrement le canon du pistolet pour le braquer sur le nombril de Malko :

— Ne tentez pas de vous enfuir, Herr Guern, ce serait vous condamner plus tôt.

Malko explosa :

— Mais enfin, pourquoi m’appelez-vous Guern ? Je suis le prince Malko Linge. Et je ne connais pas de Guern.

L’autre hocha la tête, avec une expression sincèrement désolée.

— C’est ce que vous dites tous, d’abord.

Sans cesser de menacer Malko, il tira une feuille de papier de sa poche gauche, la déplia et la posa sur ses genoux. Comme un greffier consciencieux, il se gratta la gorge avant de lire :

— Vous vous appelez Rudi Guern et vous avez quarante-six ans…

— Quarante-deux, fit Malko, malgré lui.

— Quarante-six, soutint l’inconnu. Vous êtes né en Bavière, à Rupholding, le 4 juillet 1922.

» Le 9 novembre 1941, vous avez été nommé aspirant SS. À cette époque, la sélection du Schwartzes Korps, primitivement fixée entre vingt-trois et trente-cinq ans, s’était déjà assouplie.

» Le 20 avril 1942, jour anniversaire d’Adolf Hitler, vous avez été intronisé Unterscharführer SS et comme vous aviez déjà donné toute satisfaction à vos chefs, on vous a remis un poignard SS, accordé seulement aux meilleurs officiers… Ce jour-là, on vous a tatoué sous l’aisselle gauche votre numéro SS : 308.625 et votre groupe sanguin : A.

Malko éclata de rire :

— Vous êtes complètement fou, je n’ai jamais appartenu à la SS !

L’autre l’arrêta d’un geste :

— Vous ne vous êtes pas contenté d’entrer dans la SS, Herr Guern. Vous avez demandé à être versé dans les Totenkofpverband[3]. Vous étiez très fier alors de porter la tête de mort sur votre casquette, n’est-ce pas ? Je n’ai pas besoin de vous rappeler que les Totenkopfverband étaient chargées de la garde des camps de concentration.

« Nous avons retrouvé votre trace à Treblinka. Nommé Scharführer vous étiez l’un des adjoints du directeur du camp N°1, le Sturmbahnführer Heimrich Muller. À ce titre, vous avez participé au meurtre de 800.000 Israélites environ. Sans compter certaines exécutions personnelles dont nous reparlerons…

» Vous étiez un très bon officier SS, Herr Guem.

» Vous aviez même forcé certains détenus à semer des plantes médicinales que vous récoltiez pour les donner à votre Reichsführer Heinrich Himmler dont c’était la marotte.

» Le 2 août 1943, vous avez été un des derniers SS à quitter le camp de Treblinka, après sa destruction… »

L’inconnu débitait son réquisitoire d’un ton monocorde comme un procureur public, avec quelque chose d’implacable dans la voix. Malko fut soudain pris de panique. Si l’autre allait l’abattre sans autre forme de procès, à la suite d’une épouvantable erreur ?

Mais il continuait à parler :

« De la Pologne, vous êtes passé à la Russie, muté à l’Einsatzgruppe N°4, sous les ordres du SS Gruppenführer Otto Nebe. Dans le cadre de cette formation, vous avez assassiné jusqu’en 1945… Exactement, jusqu’au moment où vous avez eu l’intelligence de vous faire porter « tué à l’ennemi », ce qui excluait automatiquement toute poursuite contre vous… Je n’ai pas besoin de vous rappeler que les Einsatzgruppen dépendaient de la Sicherheitsdienst du Reichsführer, et qu’à ce titre, vous aviez toutes les facilités voulues pour vous forger une fausse identité. Nous croyons savoir que vous avez fui l’Allemagne avec la carte d’identité d’un certain Samuel Hintzinger, Juif liquidé par vos services.

Malko, assis sur le bord du lit, profita du moment où son interlocuteur reprenait son souffle pour dire d’un ton conciliant :

— Il y a certainement un Rudi Guern qui a commis tous ces crimes, mais ce n’est pas moi. Je peux facilement le prouver. D’ailleurs, ajouta-t-il, pour impressionner son interlocuteur, je travaille pour les Services de renseignements américains. Si vous appartenez à une organisation officielle, il vous sera facile d’en avoir la confirmation.

Cette fois, l’homme se permit un sourire narquois.

— Je sais tout cela, Herr Guern. Vous êtes très fort. Mais les Services de renseignements de la République de Bonn sont aussi infestés d’anciens nazis…

— Mais enfin…

— Je crois que vous aurez beaucoup de mal à prouver que vous n’êtes pas Rudi Guern, conclut l’inconnu presque tristement. J’ai des preuves irréfutables.

Malko frappa le drap du plat de la main, ivre de rage.

— Des preuves ! Mais quelles preuves pouvez-vous avoir ?

Le canon du pistolet s’avança vers la poitrine de Malko comme un doigt accusateur.

— Vous !

Il sentit une sueur glaciale s’insinuer le long de sa colonne vertébrale : il avait sûrement affaire à un fou dangereux.

— Levez-vous, enlevez votre chemise, fit l’inconnu, et suivez-moi.

— Où voulez-vous al… protesta Malko.

— Nous n’allons pas loin.

Il obéit, en prenant bien soin de ne pas faire de mouvements brusques. L’autre lui désigna la porte de la salle de bains. Il semblait connaître parfaitement l’appartement.

— Entrez et allumez.

Malko éprouva le second choc de la journée : la salle de bains était vide comme le plat de la main. Plus une seule affaire de Sabrina. Il s’arrêta devant la glace qui lui renvoya l’image de ses cheveux en bataille, du sang séché et de la grosse croûte rouge au-dessus de l’œil gauche.

Son interlocuteur l’avait suivi :

— Levez les bras, ordonna-t-il et tournez-vous de profil.

Malko obéit, sans comprendre.

— Maintenant, fit l’autre, regardez sous votre aisselle gauche.

Malko regarda. Et se demanda s’il ne vivait pas un horrible cauchemar.

Tatouées à l’encre violette, on distinguait nettement six chiffres et deux lettres : SS 308 625, ainsi que la lettre A, plus grande.

Le signe du Schwartzes Korps. Tous les SS portaient ce tatouage, même Heinrich Himmler, qui avait le numéro 168.

Il frotta les marques. Sans résultat. Il s’approcha de la glace et examina son aisselle plus attentivement, en pleine lumière.

C’était indiscutablement un tatouage. Ou il était fou, ou ce tatouage avait été exécuté pendant la nuit. Et par qui ? Il n’y avait que Sabrina dans l’appartement. Sabrina qui avait disparu. Il baissa les bras et se tourna vers son interlocuteur.

— C’est la première fois que je vois ce tatouage, dit-il. Je ne comprends pas. Je peux vous jurer que je ne l’avais pas hier.

L’autre ricana discrètement :

— Vous aurez du mal à faire croire cela, Herr Guern. D’ailleurs, ce ne sont pas les seules preuves contre vous. Venez.

Malko revint dans la chambre en frissonnant et remit sa chemise. Cela prenait vilaine tournure. L’inconnu prit un porte-documents noir posé près de sa chaise et le jeta à Malko.

— Regardez.

Malko ouvrit la serviette et en sortit une liasse de papiers et une grande photo.

Il se liquéfia intérieurement.

Le document représentait un homme en uniforme noir de SS, la casquette sur la tête, les yeux cachés derrière des lunettes noires, souriant, pointant un luger sur la nuque d’un prisonnier en uniforme rayé agenouillé au bord d’une fosse où l’on apercevait déjà des cadavres. D’autres SS braquaient des mitraillettes sur un groupe important de déportés.

Malko reposa la photo.

Le SS au luger avait son visage. C’était lui, vingt ans plus tôt ; avec quelques rides en moins. Il avait d’ailleurs peu changé. La casquette cachait l’implantation des cheveux. La photo en noir et blanc était d’assez mauvaise qualité, mais il était quand même nettement reconnaissable. Même stature, même corpulence, traits identiques. Il sentit sa raison vaciller.

Le document ne portait aucun signe particulier. Le papier était de l’alfa, utilisé couramment en Allemagne.

— Nous avons eu beaucoup de mal à retrouver ce document, souligna son interlocuteur d’une voix douce. Il a été pris par un de vos amis de l’époque. Plus tard, saisi par le remords, il l’a fait parvenir à nos services, afin que le criminel pût être châtié…

Malko jeta la photo sur le lit, et dit d’une voix blanche :

— Cette photo ne veut rien dire. C’est un habile truquage. Jamais je n’ai participé à une exécution quelconque. Jamais, je n’ai été SS.

— Mais vous vous reconnaissez bien ? insista l’homme avec une note amusée dans la voix. C’est bien vous ?

Malko ne savait plus que penser. Ce document était hallucinant. Personne n’hésiterait à le reconnaître. On ne peut pas se grimer au point de ressembler à quelqu’un à ce point-là.

— On dirait mon sosie, répondit-il. Mais ce n’est pas moi. Je vous le jure.

L’autre secoua la tête :

— Herr Guern, regardez donc les autres documents. Peut-être abandonnerez-vous votre stupide système de défense et pourrons-nous enfin parler raisonnablement…

Malko sortit une liasse de papiers dactylographiés, rédigés en allemand et commença à lire.

Le premier document était signé Simon Goldberg, joaillier à Tel-Aviv. Le signataire reconnaissait formellement sur la photo décrite le Scharführer Rudi Guern. assistant au camp N°1 de Treblinka, connu chez les détenus pour son application à liquider les déportés. Il élevait l’espoir que le criminel puisse enfin être châtié et précisait que soixante-sept membres de sa famille avaient péri dans les camps de concentration nazis.

Malko ne fit que parcourir les deux autres textes. Ils étaient sensiblement identiques, à un détail près : Eliahu Kohn, de Haïffa, jurait avoir assisté à l’exécution de la photo. « Jamais je n’oublierai l’air cynique du Scharführer Guern, alors qu’il abattait ces malheureux d’un coup de parabellum dans la nuque. Il leur avait même refusé le droit de dire la prière des morts, le Khaddish. Que Dieu le punisse ! »

Le troisième témoignage était signé de Salomon Wolff, de Tel-Aviv, également, et corroborait les deux précédents. Les trois hommes précisaient que Rudi Guern portait toujours des lunettes.

— Alors, fit l’inconnu, ce sont aussi des faux ? Vous pouvez vérifier que ces trois personnes existent bien, qu’elles vous ont reconnu, en vous rendant en Israël. Mais ce serait un peu dangereux, n’est-ce pas, dans votre position ? Ces trois hommes sont parmi les quarante rescapés de Treblinka. Car il y en eut.

« Ils vous ont reconnu tous les trois et sont prêts à prêter serment devant un tribunal. Qu’avez-vous à dire à cela, Herr Guern ?

— Que je ne suis pas Rudi Guern, fit Malko. En dépit des « preuves » que vous avez accumulées contre moi, j’ignore encore comment je suis victime d’une machination que je ne comprends pas encore. Mais je peux prouver facilement que je suis le prince Malko Linge et que je n’ai jamais eu aucun contact avec la SS et à plus forte raison avec les camps de concentration. D’ailleurs il doit exister des empreintes digitales de ce Rudi, de vraies photos, un dossier.

L’inconnu se permit un des petits ricanements dont il était coutumier :

— Vous êtes le seul à ignorer que les archives de la SS ont disparu en 1945. Et que beaucoup d’officiels allemands ne collaborent pas avec enthousiasme à la recherche des criminels de guerre. C’est étonnant le nombre de dossiers qui ont pu être égarés et détruits. Non. Herr Guern, je suis fier de dire que cette photo est la seule connue de vous. Je me suis renseigné auprès de l’Association internationale des déportés et prisonniers.

Malko décida de gagner du temps. Son interlocuteur ne voulait pas le tuer. Lorsqu’il en saurait plus sur sa personnalité cela l’avancerait certainement. En tout cas, il était dans de sales draps.

L’autre, comme s’il avait deviné ses pensées, fit :

— Je vois que je ne vous ai pas convaincu, Herr Guern. Vous êtes plus coriace que la plupart de ceux que nous retrouvons.

» Voyons, si je vous prouvais qu’aujourd’hui encore, vous avez des liens avec les nazis ? Des liens intimes et importants.

— Quoi, Sabrina ?

— Tshht, tshh, coupa l’autre. C’est beaucoup plus sérieux que cela.

» Herr Guern, sous le nom qui vous a servi à vous dissimuler jusqu’ici, celui que vous portez actuellement, vous avez bien un compte à la First National City Bank, agence 327, au coin de la 46e Rue et de Madison Avenue ? Compte numéro 54386 ?

— C’est exact, fit Malko, suffoqué.

— Bien. Lorsque vous irez à votre banque, tout à l’heure par exemple, vous pourrez vérifier que vous avez été le bénéficiaire d’un virement d’environ 50.000 dollars, contrepartie de 22.000 francs suisses… Oh ! ce n’est pas une somme très importante, mais c’est la provenance de cet argent qui est intéressante.

— 50.000 dollars ! Mais qui m’a envoyé une somme pareille.

L’inconnu prit l’air onctueux pour annoncer, en détachant bien chaque mot :

— Une certaine société Bryamo de Zurich, une affaire de gestion de capitaux. Malheureusement pour vous, des enquêtes menées par la Sûreté fédérale suisse ont amplement prouvé que la Bryamo n’était que le prête-nom de l’organisation de soutien aux anciens nazis Odessa[4].

» Vos amis ne vous laissent pas tomber, Herr Guern. Il est vrai que vous seriez en assez bonne place sur la liste des criminels de guerre, si vous n’étiez pas mort. Dans les cinquante premiers, disons.

C’était de plus en plus diabolique. Malko ne doutait pas une seconde des affirmations de l’inconnu. Tout était trop bien combiné pour qu’il s’abaisse à bluffer. Mais pourquoi avoir monté cette tortueuse combinaison ? Il frissonna, moitié de froid, moitié d’anxiété.

— Voyez-vous un inconvénient à ce que je passe une veste ? demanda-t-il. Il ne fait pas chaud ici.

— Je vous en prie, fit l’autre. Mais vous confondez le froid et la peur. Vous vous pensiez certainement hors de danger après tant d’années ; comme Adolf Eichmann…

Malko acheva de nouer sa cravate. Il attendait la suite. Par la CIA, il allait pouvoir vérifier rapidement et avec certitude certaines des affirmations de l’inconnu. Il y avait encore assez d’anciens de l’OSS qui connaissaient les questions allemandes sur le bout de leur doigt. Mais, pour l’instant, il avait hâte de savoir ce qu’était devenue Sabrina. Bien qu’étant donné la tournure des événements, il ne se fit aucune illusion sur son rôle.

Habillé, il ouvrit les rideaux et s’assit dans un fauteuil en face de l’homme qui n’avait pas lâché son pistolet. Un pâle soleil de février n’arrivait pas à réchauffer les vitres. La montre de Malko était arrêtée. Il avait un goût pâteux dans la bouche. Tout à coup, il se souvint de ses maux de tête répétés depuis qu’il connaissait Sabrina. Il avait été certainement drogué plusieurs fois et cela avait un rapport direct avec la machination dont il était victime. Il eut un bref moment de nostalgie en pensant à Sabrina. Pour une fois qu’il était amoureux ! Puis la rage prit le dessus.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il brutalement. Maintenant, j’en ai assez. Si vous ne me dites pas immédiatement ce que vous voulez et pourquoi vous avez monté cette histoire, je quitte cette pièce, même si vous devez me tirer une balle dans le dos.

L’autre eut un sourire ironique, et désigna la porte du canon de son pistolet :

— Mais vous êtes absolument libre, Herr Guern. Nous ne sommes pas des assassins, nous. La petite correction que vous avez reçue n’était destinée qu’à vous mettre dans de bonnes dispositions pour m’écouter. Cependant je ne pense pas que vous profiterez longtemps du soleil de New York si vous n’écoutez pas mon histoire jusqu’au bout.

» Puisque vous désirez savoir mon identité, je vais vous la donner.

Il se redressa imperceptiblement sur sa chaise pour dire :

— Je suis le capitaine Pavel Andropov, des Services de renseignements de l’Armée soviétique, attaché au Troisième bureau.

Cette fois, Malko en resta bouche bée. Les Services de renseignements de l’Armée rouge, c’était le GRU, émule du KGB. Organisme qui comptait de nombreux succès à son tableau de chasse. Richard Sorge, par exemple, qui espionna les Japonais et les Allemands, et finit pendu à Tokyo après avoir aidé les Russes à gagner la guerre.

Mais que faisait un capitaine des Services spéciaux soviétiques à New York ? Il fallait que le Russe soit totalement sûr de lui pour se découvrir ainsi. Ce n’était pas tellement dans la manière des Soviétiques d’annoncer ainsi la couleur. Bien que le nom et le rang soient très certainement faux.

« Sale truc, se dit Malko. Très sale truc. »

— Je suis peut-être en posture difficile, fit-il à haute voix, capitaine, mais j’en dirai autant de vous. Vous êtes un espion étranger sur ce territoire, il me semble ?

— Ne soyez pas enfantin, grommela Pavel Andropov. Il faudrait que quelqu’un me dénonce. Ce ne sera pas vous. En dépit de votre appartenance à la CIA.

Malko était en train de se demander si son interlocuteur avait un poste officiel à l’ambassade russe, à la délégation aux Nations Unies ou à l’Agence TASS ; ou si c’était un des nombreux « illégaux » entrés clandestinement aux USA avec une fausse identité, comme le fameux colonel Abel. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer de tels hommes. Il fallait des nerfs d’acier pour tenir des mois ou des années dans un pays hostile où la moindre erreur peut vous coûter la vie ou la liberté. Mais la personnalité de Pavel Andropov lui ouvrait des horizons : le GRU ne s’intéressait pas aux criminels de guerre au point de les traquer jusqu’aux USA. Surtout par un biais aussi tortueux.

Il y avait autre chose qu’il n’allait pas tarder à savoir.

— Capitaine Andropov, demanda Malko calmement, vous me prenez sincèrement pour Rudi Guern ?

Le Russe ne cilla pas.

— Cela ne fait aucun doute pour moi. Ce n’est pas la première fois que les camarades du Troisième bureau retrouvent des gens comme vous. Jusqu’à ce matin, j’ignorais même votre existence. Mais je n’ai pas à vous juger, se hâta-t-il d’ajouter d’une voix presque conciliante. La guerre est finie et tout cela est si loin…

— Pourquoi diable êtes-vous venu me voir, alors ? Pour vous amuser à me faire peur. Le GRU a vraiment du temps à perdre…

Le Russe secoua la tête et reprit en allemand :

— J’ai une proposition à vous faire. Vous êtes un agent des impérialistes après avoir servi les pires bandits hitlériens.

« À mes yeux vous mériteriez la mort. Mes chefs en ont décidé autrement. Ils veulent vous donner une chance de vous racheter en travaillant pour l’Union soviétique, de façon à effacer vos crimes…

« Étant donné votre situation, c’est une offre extrêmement généreuse…

Le pistolet s’était un peu abaissé. Mais le visage du Russe était toujours aussi sévère. Les morceaux du puzzle se recollaient. Malko faisait le point. Ainsi, il était en train de se faire recruter par les Russes, grâce à une opération de magie noire, comme on dit en jargon de métier. L’homme qu’il avait en face de lui allait être son « manipulateur ». Celui qui le ferait travailler. Peut-être n’avait-il vraiment aucun lien avec ceux qui avaient manigancé l’opération de « magie noire ». Ce cloisonnement était assez dans la manière russe. Le plus simple était évidemment de feindre d’accepter et de courir ensuite tout raconter à la CIA. Mais les Russes avaient sûrement prévu cette réaction et gardé un atout dans leur manche.

De plus, les Américains allaient, eux aussi, se poser des questions, devant les documents aussi bien fabriqués. Malko voulut en avoir le cœur net :

— Vous êtes complètement fou, répliqua-t-il acerbement. Je n’ai pas la moindre intention de trahir ce pays qui est devenu le mien.

» Je ne sais pas encore comment vous avez monté votre coup, mais je le découvrirai, aussi astucieux soit-il.

Le Russe leva la main pour lui imposer silence.

— Herr Guern, laissez-moi finir mon histoire. Il est certain que vous ne risquez pas grand-chose devant un tribunal. Je suis sûr que vous avez pris les précautions nécessaires pour que votre nouvelle identité de prince autrichien soit sans faille. Les tribunaux sont lents, surtout dans ce genre d’affaires et les procédures d’extraditions peu appliquées…

— Vous voyez bien ! coupa Malko. Pourquoi vous êtes-vous donné tout ce mal pour me compromettre inutilement ?

Le Russe passa la main sur sa joue couperosée. Il devait abuser de la vodka pour avoir ce teint.

— Pas inutilement. Avez-vous entendu parler d’une organisation qui s’appelle « Ceux qui n’oublient pas » ?

Malko haussa les épaules.

— Non.

— C’est un tort. Ce sont des Juifs, des anciens de la Brigade juive incorporée à l’Armée britannique pendant la guerre. Des durs. Ils trouvent que les procédés de la justice classique sont trop lents et trop incertains pour punir les criminels nazis. Ils ont des méthodes beaucoup plus expéditives. Grâce à des fonds rassemblés clandestinement, grâce au soutien des Services secrets israéliens et aux renseignements collectés un peu partout, ils traquent ceux qui, comme vous, se cachent dans le monde sous une fausse identité. Le dernier à qui ils se sont attaqués s’appelait Herbert Cukurs. Vous souvenez-vous de ce qu’il lui est arrivé ?

— Vaguement.

— Je vais vous rafraîchir la mémoire. On a trouvé son cadavre, à l’intérieur d’une caisse, dans une villa déserte de Montevideo. Il avait été tué de cinq balles. Bien entendu, ses meurtriers n’ont jamais été identifiés et ne le seront jamais.

Le Russe s’arrêta de parler un instant, puis reprit sur un ton beaucoup plus solennel.

— Herr Guern, je connais des gens de l’Organisation « Ceux qui n’oublient pas ». Si je leur communique le dossier que je possède sur vous, je pense sincèrement qu’ils ne se poseront pas de questions superflues. Vous voyez ce que je veux dire ?

— À quoi vous servirais-je mort ? objecta Malko.

— Si vous ne nous servez pas vivant, autant que vous mouriez, répliqua avec une implacable logique le capitaine Andropov. Vous êtes une bête venimeuse.

— Merci, dit Malko.

— Alors, que décidez-vous ?

Malko regarda le visage impénétrable du Russe. Ce dernier semblait redoutablement intelligent. Son anglais et son allemand étaient parfaits. Sans parler de la maîtrise de soi. Quelque chose intriguait furieusement Malko : comment avaient-ils pu forger ce dossier contre lui ? Il fallait démonter le mécanisme de l’intox. Question de vie ou de mort.

La menace du capitaine Andropov n’était pas un vain mot. Des gens assoiffés de vengeance n’iraient pas se poser de questions devant les preuves truquées criantes de vérité.

— Que désirez-vous de moi ? demanda Malko après un court silence.

Le Russe sourit largement :

— Bravo, camarade Guern. Vous venez de faire le premier pas vers votre réhabilitation. En servant l’Union soviétique, vous servez la cause de la paix. Quels que soient vos crimes passés, vous trouverez plus tard, en URSS, une nouvelle patrie, puisque vous nous aidez.

— Je n’en doute pas, fit Malko.

Ignorant l’interruption, Andropov baissa la voix pour dire :

— Vous pourriez même obtenir l’Ordre de Lénine, comme Richard Sorge.

Il parlait très sérieusement.

— À titre posthume.

— Pas nécessairement, fit Pavel Andropov sans aucun humour. Vous risquez moins que lui. Et vous savez que les détenteurs de l’Ordre de Lénine voyagent gratuitement sur tous les trolleybus de Moscou.[5]

Malko regarda son vis-à-vis pour voir s’il se moquait de lui. Mais le Russe était parfaitement sérieux. Son discours faisait partie de la dialectique communiste : ne jamais, si possible, offrir d’argent à un agent secret, mais chercher à le flatter.

— J’y penserai, dit Malko. Mais je préfère les taxis. Bon, que voulez-vous de moi, en attendant que je prenne ma retraite à Moscou ?

Le capitaine Andropov fit disparaître son pistolet, après avoir averti.

— Camarade Guern, je pense inutile de vous préciser que le dossier que je vous ai montré ne constitue qu’une copie. Les originaux sont en lieu sûr…

— C’est bien ce que j’avais compris.

— Parfait. Je vais donc vous expliquer votre première mission. Ce n’est pas difficile.

Le Russe sortit de sa poche intérieure une carte pliée. Il se leva et la déplia sur le lit à côté de Malko.

C’était une carte routière comme on en distribue gratuitement dans les stations d’essence, aux USA. Malko vit qu’il s’agissait de l’État de New Hampshire, au nord-est des USA englobant la frontière canadienne. Le capitaine Andropov pointa son gros index sur la ligne séparant les deux pays.

— Vous allez partir dès demain dans cette région. Pour y acheter une ferme.

— Une ferme !

— Oui, une ferme. Pas trop grande. Une centaine d’acres. Il faut simplement qu’elle soit située le plus près de la frontière du Canada. L’idéal serait évidemment que les terrains soient répartis entre les deux pays.

Malko commençait à comprendre. Il savait que les Russes avaient de plus en plus de mal à faire entrer aux USA des « illégaux » par les postes frontières normaux à cause des ordinateurs du FBI. Une ferme achetée par un agent de la CIA était évidemment une étape idéale. Il n’ignorait pas non plus les restrictions apportées aux déplacements des Soviétiques officiellement accrédités aux USA. Ils n’avaient pas le droit de s’éloigner de plus de vingt-cinq miles de New York ou de Washington, sans un préavis de quarante-huit heures, pas le droit de louer des voitures sans chauffeur ou des avions. Évidemment, chaque Russe n’était pas suivi vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les hommes du FBI, mais ils se méfiaient suffisamment des sondages surprises pour ne pas prendre de risques.

— Et avec quel argent vais-je devenir propriétaire ?

Andropov eut un regard candide pour Malko.

— Mais, avec les 50.000 dollars d’Odessa.

Minute de silence. Le piège était refermé. Rien n’avait été oublié. Malko était décidément voué aux frontières. Le parc de son château de Liezen se trouvait en territoire hongrois et il faudrait au moins une nouvelle guerre pour lui faire récupérer ses terres.

— Vous avez bien compris ? demanda le Russe.

C’était plus une affirmation qu’une question.

Malko inclina la tête.

— Oui.

Il allait avoir au moins le temps de se retourner.

Le Russe tendit une main énorme et soignée :

— Partez le plus vite possible. Je vous téléphonerai dans trois jours. Mon nom de code est Martin.

— Ici ?

Le Russe sourit et ses yeux noirs se firent presque chaleureux.

— Chez vous. À Poughkeepsie. Et n’ayez pas de mauvaises idées. Sinon ce ne serait pas le bon Pavel que vous trouveriez au rendez-vous la prochaine fois.

Sans quitter Malko des yeux, il marcha à reculons vers la porte et l’ouvrit. Le battant claqua et Malko se retrouva seul.

Il aurait donné cher pour un bon verre de vodka bien glacé, afin de se remettre les idées en place. Lentement il se mit à inspecter l’appartement, après avoir ouvert la fenêtre. Tout était vide. Les placards où Sabrina entassait sa garde-robe de milliardaire, ceux de la salle de bains qui contenaient ses innombrables flacons, même ceux de la cuisine. À part les draps du lit et les affaires de Malko, l’appartement ne contenait plus aucun objet personnel, comme si Sabrina n’avait jamais existé. Seul persistait dans la chambre l’odeur de la jeune femme. Dans quelques heures lorsqu’il serait dissipé, Malko pourrait croire avoir rêvé. Il réalisa soudain qu’il ne possédait même pas une photo de Sabrina.

Sabrina qui se trouvait, sans nul doute, au centre de la machination.

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