— Notre vol est complet pour Athènes, monsieur. Nous pouvons vous faire partir demain matin par Zurich.
— Je dois absolument partir, insista Malko.
Il était le seul client à la banque de l’Olympic. Le vol pour Athènes ne partait que trois heures plus tard et les passagers n’étaient pas encore arrivés.
L’employé des Olympic Airways écarta les bras en un geste désabusé :
— Je n’y peux rien, monsieur. Le vol est absolument complet.
Malko tira une liasse de billets de sa poche, il posa un billet de cinquante dollars sur le comptoir et dit, en regardant l’employé dans les yeux :
— Vérifiez bien votre liste, il doit y avoir une place.
L’homme rougit légèrement, secoua la tête, et ne prit pas l’argent.
— Je vous ai dit que le vol était complet, monsieur.
Malko, sans répondre, posa un second billet de cinquante dollars sur le premier. L’autre resta immobile, de plus en plus rouge.
Un troisième billet quitta la main de Malko. L’employé jeta un coup d’œil affolé autour de lui. Une grosse goutte de transpiration coulait sur son front, mais il continuait à secouer la tête machinalement. Malko déplia un quatrième billet de cent dollars celui-là et l’ajouta à la pile, avant de dire doucement :
— Il m’avait semblé qu’un nom était rayé, au bas de la liste.
Son interlocuteur avait la couleur d’une aubergine bien mûre. Il baissa les yeux sur sa liste, balbutia quelque chose d’inintelligible, posa la main sur les billets et articula péniblement :
— Je… je crois en effet qu’il y a une place.
Froidement, il barra un nom et le remplaça par celui de Malko. Celui-ci regardait en l’air. Quand il reposa les yeux sur le comptoir les billets avaient disparu et l’employé était en train de rédiger son billet. Jusqu’au moment où il le tendit à Malko, il ne lui adressa plus la parole. S’il avait su qu’il aurait pu demander beaucoup plus, il aurait eu encore plus honte…
Malko prit son billet et se dirigea directement vers la salle de transit. Krisantem devait déjà être de retour à Liezen. C’était bien la première fois que Malko venait en Autriche sans aller dans son château. Comme quoi, la vie est stupide : il risquait sa vie pour ces vieilles pierres et n’avait même pas le temps d’en profiter. Comme il avait deux heures et demie à attendre, il se mit à une table et commença à écrire. Une longue lettre à l’attention de David Wise, son patron direct à la CIA. S’il disparaissait, le capitaine Pavel Andropov ne coulerait pas des jours heureux à New York.
La rue Ypéridou est une petite rue étroite qui part de la place de la Constitution et serpente à travers un quartier populaire de petites maisons et de vieux immeubles. Après avoir consulté le plan d’Athènes, Malko décida de s’y rendre à pied. Le temps était encore frais, et depuis la révolution et la fuite du roi Constantin, la ville vivait dans une sorte de léthargie. L’Hôtel de Grande-Bretagne, le meilleur d’Athènes avec le Hilton, où il était arrivé la veille au soir, était particulièrement sinistre avec son énorme hall désert, peuplé seulement de vieillards discutant à voix basse d’un hypothétique coup d’État autour de petits verres d’ouzo[10]. En plus, le service était tout à fait approximatif : ils avaient oublié de réveiller Malko et il était près de onze heures quand il quitta l’hôtel…
Malko trouva assez facilement le 33. C’était une petite maison en bois, de trois étages, à la façade lépreuse, minable. Il pénétra dans le couloir où régnait une odeur aigre de vieux Tarama et chercha des boîtes aux lettres. Sur l’une d’entre elles, il y avait une inscription à l’encre violette : « Isak Kulkin.
Aucune indication d’étage.
Il s’engagea dans l’escalier branlant. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, sauf les craquements des marches qui menaçaient de s’effondrer à chaque instant sous les pas de Malko. Il retrouva l’inscription à l’encre violette sur le palier du troisième.
Il frappa à la porte.
Aucun signe de vie. Il frappa à la porte en face. Rien non plus. Il redescendit alors, en tapant systématiquement à toutes les portes. Au premier, enfin, un battant s’entrebâilla sur une apparition dantesque : une mégère décoiffée et mafflue qui jeta un regard soupçonneux sur l’élégant costume d’alpaga bleu de Malko.
— Isak Kulkin ? demanda Malko avec son sourire le plus enjôleur, après avoir ôté ses lunettes noires.
Elle marmonna une phrase en grec et montra du doigt l’étage au-dessus.
— Il n’est pas là, répondit Malko avec une mimique expressive.
La mémère éructa une longue phrase où Malko saisit seulement le mot « Piraev » – Pirée – avant de lui claquer sa porte au nez.
Dépité, il redescendit. Le rez-de-chaussée était désert aussi. Il ressortit rue Ypéridou. Presque en face du N°33 il y avait une petite épicerie, avec un vieux Grec chauve à lunettes, l’air avenant, sur le pas de la porte.
Malko lui demanda en anglais où se trouvait Isak Kulkin. Miracle ! Le bonhomme baragouinait un peu d’anglais, d’allemand et de français.
Au bout d’un quart d’heure de conversation digne d’un couple de sourds-muets, Malko apprit qu’Isak Kulkin était violoniste en chômage. Que pour manger, il allait tous les jours jouer à la terrasse des restaurants touristiques du Pirée. Qu’avec sa toute petite taille, son grand nez crochu et ses lunettes, il ne pouvait pas le manquer. D’ailleurs tout le monde le connaissait, au Pirée.
Il remercia chaleureusement l’épicier, épuisé par cet exercice d’espéranto et reprit la route de la place de la Constitution. Un taxi attendait devant l’Hôtel de Grande-Bretagne et le chauffeur jaillit de son véhicule pour lui ouvrir la portière. Son zèle se ralentit considérablement quand Malko refusa tout net un détour par l’Acropole et ensuite une visite au palais du roi. Il réussit quand même à emprunter un chemin incroyablement long pour gagner la route côtière menant au Pirée. Les temps étaient durs. Et très vite, Malko s’aperçut que le compteur sautait de cinq drachmes à chaque cahot important. Comme les rues grecques sont encore plus défoncées que celles de New York… Il arriva au Pirée, les reins moulus. Son chauffeur arrêta le compteur sauteur et lui réclama sous divers prétextes fallacieux deux cents drachmes, ce qui était du vol pur et simple. À ce prix-là il aurait pu louer une chaise à porteurs.
Une douzaine de restaurants se suivaient alignés côte à côte, sur le bord de mer, de part et d’autre de la route. C’était l’heure du déjeuner et la plupart étaient déjà pleins d’étrangers. Tous servaient, à peu de chose près, le même menu : d’énormes langoustes qui sentaient un peu le pétrole, du tarama et du fromage blanc. Le tout arrosé de vin grec à peine plus fort qu’un whisky moyen.
Malko inspecta la terrasse du premier restaurant. Pas de musicien en vue, mais quatre garçons se ruèrent sur lui pour lui proposer en quatre langues la meilleure table et la meilleure langouste. Il ne s’en dégagea qu’en jurant sur la tête de sa mère de revenir dans les cinq minutes.
Rien non plus au deuxième restaurant. Instruit par l’expérience, Malko resta à distance respectueuse du personnel.
Soudain un air connu lui fit dresser l’oreille : Les Enfants du Pirée chantonné par une dizaine de personnes. Cela venait du quatrième restaurant. Il s’approcha et il le vit immédiatement.
Un tout petit vieux aux épaules voûtées, enveloppé dans une houppelande grise. Le violon bien calé contre la joue, il jouait sans se préoccuper des garçons qui bousculaient sa frêle silhouette. Il jouait et chantait alternativement, en mauvais grec. Les touristes ne s’en apercevaient même pas, applaudissaient et riaient. Ce vieillard était si cocasse avec son refrain ! Il s’arrêta sur un dernier accord et salua en s’inclinant profondément avec une dignité inattendue. Puis il ramassa une soucoupe sur une table et commença sa tournée. À chaque pièce qui tombait il se cassait en deux comme s’il s’agissait d’un magnifique cadeau.
Du trottoir, Malko le regardait, le cœur serré. Être sorti de Treblinka pour en être réduit là. Quelque chose ne tournait pas rond en ce bas monde.
Il attendait qu’Isak Kulkin ait fini sa quête et l’aborda au moment où le vieillard sortait du restaurant, son violon sous le bras.
— Monsieur Kulkin, je crois ?
Il avait employé l’allemand, à tout hasard. Isak Kulkin leva sur lui un regard effrayé, tamisé par les lunettes cerclées de fer dont le verre gauche était cassé. De près, il semblait encore plus petit et plus ratatiné. La peau de son visage était parsemée de gros points noirs qui lui donnaient l’air malsain.
— C’est moi, répondit-il d’une voix effrayée en mauvais allemand. Que me voulez-vous ?
Malko sourit et le prit par le bras.
— Vous inviter à déjeuner, d’abord. Nous serons mieux pour bavarder.
— À déjeuner ?
La voix d’Isak Kulkin exprimait une intense stupéfaction. Il regarda son interlocuteur, cherchant une nuance de moquerie dans sa voix et demanda timidement :
— Mais à qui ai-je l’honneur ?
Malko s’inclina devant le vieillard :
— Prince Malko Linge, de Liezen, en Autriche.
— Mais que voulez-vous ? répéta Isak Kulkin. C’est sûrement une erreur. Il faut que je travaille.
— Ce n’est pas une erreur, dit fermement Malko. J’ai à vous raconter une longue histoire. Une histoire qui vous touchera de près. Pour cela, nous allons déjeuner ensemble.
Ils arrivaient devant le premier restaurant. Les quatre garçons se précipitèrent comme un seul homme sur Malko :
— Une place, monsieur.
— Deux.
Le maître d’hôtel sursauta, eut un regard de mépris pour le violoniste et chuchota à l’oreille de Malko :
— Mais c’est impossible ! Notre établissement est de toute première classe. Le roi nous a fait l’honneur d’y venir à plusieurs reprises. Cet homme est un mendiant.
Les yeux dorés de Malko virèrent au vert. De la même voix confidentielle, il se pencha à l’oreille du Grec :
— Ou vous me donnez une table dans les trente secondes, ou je vous jette dans le port, pour commencer.
L’autre devint de la couleur de ses langoustes, bredouilla, mais fit signe à un des garçons qui mena Malko et son invité à une des tables surplombant l’eau sale du port. Isak Kulkin jetait des regards craintifs autour de lui.
— Vous n’auriez pas dû, murmura-t-il. Ils ne me laisseront plus jouer ici…
— S’il le faut, je jetterai le maître d’hôtel à la mer avant de partir, promit Malko. Je peux même dire que j’y prendrais un certain plaisir… Choisissez votre menu.
Isak Kulkin se pencha sur la carte. Cinq minutes après, il n’avait toujours rien décidé, effrayé par l’importance des prix, et Malko commanda d’autorité deux langoustes et du résina. Qu’au moins Isak Kulkin fasse un bon repas. Il attendit que ce dernier ait trempé ses lèvres dans le vin presque noir pour demander :
— Monsieur Kulkin, vous avez passé un certain temps au camp de concentration de Treblinka, n’est-ce pas ?
L’autre sursauta comme si on avait posé une araignée venimeuse dans son assiette.
— Oui, souffla-t-il. Oui. Mais je n’aime pas parler de ces choses-là. C’est si loin maintenant. Je voudrais oublier.
Derrière ses lunettes, ses yeux s’étaient embués. Il regardait craintivement Malko.
— Je comprends, dit Malko. Mais c’est très important pour moi que vous acceptiez de répondre à certaines questions.
» Vous souvenez-vous d’un officier SS qui se nommait Rudi Guern. Le Scharführer Rudi Guern, adjoint au camp N°1 ?
Un garçon déposa la langouste fumante en face d’Isak Kulkin… mais celui-ci ne la vit pas. D’une main tremblante, il ôta ses lunettes. Ses gros yeux de myope étaient remplis de larmes. Il dit lentement, en détachant chaque mot :
— Vous me demandez si je connais Rudi Guern ? L’homme qui m’a fait trembler pendant dix-huit mois. Qui m’a fait oublier que j’étais un être humain…
Il resta là, secouant la tête, marmonnant des paroles inintelligibles, pleurant dans sa langouste. Malko avait honte et en même temps envie de crier de joie. Enfin, il tenait en face de lui un être qui avait connu le vrai Rudi Guern. Qui pourrait l’arracher à son cauchemar. Il laissa Isak Kulkin se calmer et entamer son crustacé, puis demanda calmement :
— Monsieur Kulkin, je vais vous poser une étrange question. Regardez-moi bien. Est-ce que je suis Rudi Guern ?
La main du violoniste resta à mi-chemin entre l’assiette et sa bouche. Sa mâchoire sembla se décrocher. Puis il posa son couvert et tenta de se lever. Malko lui mit la main sur l’épaule et le força facilement à se rasseoir. Le vieillard n’avait pas plus de force qu’un enfant.
— Je ne suis pas Rudi Guern, se hâta-t-il de préciser devant sa panique. Je vous demandais seulement si je lui ressemblais ?
Isak Kulkin regardait Malko avec un mélange de crainte et de dégoût. Il secoua la tête et murmura :
— Je… je ne sais plus. Tout cela est si loin. Peut-être êtes-vous Rudi Guern, mais pourquoi venez-vous me torturer jusqu’ici ?
Malko se pencha à travers la table. Il avait ôté ses lunettes afin que son vis-à-vis puisse voir ses yeux dorés :
— Je ne suis pas Rudi Guern, je vous le jure. Mais je veux savoir si on peut nous confondre. Parce qu’on tente de me faire passer pour lui.
Cette fois, Isak Kulkin le regarda avec un air plus normal :
— Je ne peux pas vous répondre, dit-il après quelques secondes. Il y a vingt ans que je n’ai pas vu cet homme. Il était grand et blond comme vous. Mais les traits, c’est difficile. En vingt ans, on change… Regardez-moi…
— Mais les yeux ?
Le vieux secoua la tête :
— Je ne les ai jamais vus. Il portait toujours des lunettes noires. Et puis, jamais je n’osais regarder un SS dans les yeux. Il pouvait nous tuer pour cela.
À son tour, il regardait les yeux de Malko avec suspicion. Celui-ci sentit sa raison vaciller. Soudain, Isak Kulkin sembla pris d’une inspiration subite.
— Attendez, parlez-moi… Parlez-moi beaucoup, dit-il.
Malko ne se fit pas prier, expliquant le complot ourdi contre lui, mais taisant son appartenance à la CIA. Il questionna à son tour Isak Kulkin sur sa vie. L’autre expliqua tristement :
— Avant la guerre, j’étais un des plus grands violonistes de Galicie. Les SS m’ont brisé les doigts avant de m’envoyer en camp de concentration. Toute ma famille est morte. En 1946, j’ai pu obtenir un visa pour la Grèce. Depuis, je subsiste tant bien que mal. Jusqu’à ce que je meure.
Brusquement son regard s’éclaira. Il posa sa main sur celle de Malko :
— Vous n’êtes pas Rudi Guern. Le visage, je ne m’en souvenais plus assez parce que je n’osais jamais le regarder en face. Mais la voix, je me souviens de sa voix comme si c’était hier. Elle me faisait si peur. Ce n’est pas la vôtre, je pourrais le jurer.
Le vin avait rosi ses joues et il paraissait dix ans de moins. Son regard mort avait repris un peu de vivacité. Malko sourit et dit d’une voix grave :
— Rudi Guern est mort, il y a vingt-trois ans, quelque part en Russie. Je pense que c’est une nouvelle qui vous fera plaisir.
Le vieux Juif secoua la tête et laissa tomber tristement.
— Il y a vingt-trois ans j’aurais piétiné son cadavre. Maintenant, cela ne me fait plus rien. Je suis mort moi-même. Depuis Treblinka.
— Êtes-vous prêt à témoigner que je ne suis pas Rudi Guern ? demanda Malko presque timidement.
L’autre eut un bon sourire :
— Bien sûr, si cela peut vous rendre service.
— Il va falloir que vous veniez aux USA avec moi, précisa Malko. À mes frais bien entendu.
Isak Kulkin se rembrunit :
— Aux USA ! Mais c’est un long voyage. Je suis trop vieux. Beaucoup trop vieux.
— C’est indispensable, insista Malko. Je veux que l’on vous voie en chair et en os. Vous pouvez prouver que vous étiez à Treblinka, n’est-ce pas ? Que l’on ne mette pas votre parole en doute.
Sans rien dire, Isak Kulkin remonta la manche de sa veste. Malko aperçut sur l’avant-bras gauche six chiffres tatoués en bleu. Indélébiles.
Décidément, les Allemands avaient la manie du tatouage.
— Je vous dédommagerai largement, si vous venez avec moi aux USA, proposa-t-il.
Isak secoua la tête, têtu :
— Non. Je n’aime pas voyager. J’ai déjà trop souffert dans ma vie. Maintenant, j’ai peur de tout. Ici, je parviens à manger et à payer mon loyer. Il y a du soleil. Je ne peux pas quitter ce pays. Même pour de l’argent. Qu’en ferais-je à mon âge ? Si vous voulez, je peux vous faire un témoignage écrit, que je signerai.
Malko réalisa qu’il ne convaincrait pas le vieillard. Après tout, il y avait une antenne de la CIA à Athènes. Il suffisait d’y faire enregistrer le témoignage d’Isak Kulkin.
— D’accord, dit-il. Nous allons seulement au consulat américain d’Athènes, en taxi. Dans deux heures ce sera fini.
Isak grignotait une sorte de halva, pâtisserie horriblement sucrée, avec un air gourmand. C’est tout juste s’il n’avait pas dévoré la carapace de sa langouste. Après un repas comme celui-là, il risquait de mourir d’indigestion.
Le vin lui avait rendu une partie de son assurance.
— Attendez, dit-il en pourléchant les dernières miettes, je dois terminer ma tournée dans les autres restaurants. Sinon, d’autres musiciens prendront ma place et je mourrai de faim. Vous, vous repartirez, mais moi, je reste.
Déjà, il reprenait son violon sous le bras. Il se leva et s’inclina profondément devant Malko :
— Merci infiniment pour cet excellent déjeuner, sehr geehrte Hoheit Malko![11] Je vous retrouve ici dans une vingtaine de minutes. Le temps d’aller charmer mes touristes, conclut-il avec un rire aigrelet.
Il s’éloigna d’un pas sautillant, et tourna à gauche sur le quai.
Malko avait demandé l’addition. Il avait un poids de moins sur la poitrine. Armé de l’attestation d’Isak Kulkin, il allait pouvoir contre-attaquer. La première chose était de rentrer à New York, de tout raconter à David Wise et de tendre un piège aux Russes après avoir contacté les Israéliens. De chassé, il allait devenir chasseur. En pleine euphorie, il abandonna trois billets de cent drachmes sans protester.
Le soleil brillait sur la Méditerranée. Grâce à sa rapidité il allait déjouer le plan du G.R.U. Puis, brutalement, une angoisse sourde lui tordit l’estomac. Un pressentiment comme il en avait déjà eu au cours de sa carrière.
Il bondit de sa chaise comme s’il avait été piqué par un scorpion et sortit en courant du restaurant. L’établissement voisin était presque vide et il vit immédiatement qu’Isak Kulkin n’était pas là.
Presque aussitôt, il l’aperçut, trois cents mètres plus loin, jouant à la terrasse du dernier restaurant, face à la mer.
Malko commença à courir. Le reste se passa très vite. Une femme dont il distinguait tout juste la silhouette fit signe au violoniste d’un côté de la rue à l’autre, en face du restaurant où il jouait.
Isak Kulkin termina son morceau, salua et s’engagea d’un pas vif sur la chaussée, la tête baissée. La femme l’attendait au bord du trottoir, tenant dans la main ce qui devait être un billet de banque. Malko courait à perdre haleine. La silhouette de cette femme ne lui était pas inconnue.
Mais son regard quitta la femme, fasciné par une grosse voiture noire qui venait de décoller du trottoir, à une dizaine de mètres d’Isak Kulkin. Malko hurla de toute la force de ses poumons :
— Isak, attention !
Le vieillard n’était plus qu’à deux mètres du trottoir lorsque le capot massif de la voiture le cueillit à la hanche. Il sauta en l’air comme un pantin désarticulé, le violon fut projeté sur le trottoir.
La voiture n’avait pas ralenti. Le corps retomba et l’avant le heurta à nouveau. Malko entendit l’horrible choc de la tête se brisant sur les tôles du capot. Le véhicule fit une embardée, évita un trolleybus qui arrivait en face, puis tourna dans une petite rue à droite.
Hors d’haleine, Malko arriva près du corps en même temps que les clients du restaurant. Isak Kulkin n’était plus qu’un petit tas de chiffons au milieu de la rue. Sa tête tordue à un angle grotesque était écrasée comme une pêche trop mûre. Son visage n’avait pas été atteint et gardait une expression de surprise totale.
Malko se releva. Son cœur battait à grands coups dans sa poitrine. Lui seul savait qu’il venait d’assister à un crime prémédité. Un crime du G.R.U. Il fendit la foule des badauds qui accouraient de tous les restaurants. Des gamins se faufilaient entre les jambes des gens pour ramasser les pièces tombées des poches d’Isak Kulkin.
La femme qui avait appelé le violoniste avait disparu. Malko chercha vainement sa silhouette parmi les gens qui s’attroupaient de plus en plus nombreux autour du cadavre.
Soudain, sa fantastique mémoire se déclencha. Cette femme, c’était la compagne de Janos Ferenczi[12]. C’était une superbe créature, une grande fille brune ; très belle, aux longs cheveux noirs, au visage hermétique et bizarre. Les Russes n’avaient jamais perdu sa trace, au contraire, ils venaient de marquer un point décisif. De détruire le dernier témoin qui pouvait faire échouer leur plan.
Il s’éloigna rapidement jusqu’à la place et monta dans un taxi. Plus rien ne le retenait au Pirée.
Tandis que défilaient les petites tavernes au bord de la mer, il essaya de faire le point.
Janos Ferenczi était un des hommes les plus dangereux qu’il ait jamais eu à combattre. En 1956, il était major dans les AVO, la police secrète hongroise. Les révoltés hongrois s’étaient emparés de lui et l’avaient collé au mur, comme tous les AVO. Il avait été fusillé devant le mur de l’Agence Reuter, au moment où les Russes reprenaient la ville. Ceux-ci avaient retrouvé le major laissé pour mort avec cinq balles dans le corps et l’avaient emmené à Moscou pour le soigner. Il avait refait surface un an après pour participer à la fin de la répression et s’était distingué par sa férocité. On l’avait ensuite revu en 1958 à Vienne comme conseiller culturel de l’ambassade. Son séjour avait coïncidé avec une épidémie de morts et de disparitions parmi les Hongrois émigrés, anciens participants de la révolte. Janos Ferenczi avait la rancune tenace.
Après l’histoire Kennedy, il avait de nouveau disparu. Maintenant Malko comprenait pourquoi les Russes l’avaient choisi, lui. Janos Ferenczi réglait ses comptes. Son imagination tortueuse avait trouvé ce moyen de se venger de Malko, tout en réalisant une excellente opération.
Malko arriva à l’Hôtel de Grande-Bretagne. Sa clé n’était pas au tableau ce qui le surprit.
— Votre ami vous attend dans votre chambre, expliqua le réceptionniste grec.
C’était le comble ! Malko hésita. Il était sûr de se trouver face à face avec Janos Ferenczi. C’était bien dans sa manière. Il fallait qu’il soit fichtrement sûr de lui ! Il jura intérieurement. C’était tentant d’abattre le Tchèque sur place. Hélas ! cela n’aurait pas résolu le problème.
— Merci, dit-il. Je monte.
La porte de sa chambre était entrouverte. Il la poussa brutalement.
Janos Ferenczi était assis sur le divan, face à lui, la main droite dans sa poche, son long corps maigre serré dans un manteau de cuir noir. Ses cheveux sombres plaqués en arrière faisaient encore plus ressortir la longue cicatrice blanche qui partageait son crâne en deux, comme s’il avait été scalpé. Souvenir de son peloton d’exécution.
Il fixa Malko avec une ironie contenue et souleva la main gauche, blanche et décharnée comme celle d’un fantôme.
— Bienvenue, prince Malko. Il y a bien longtemps que nous ne nous étions vus.
Son allemand était parfait.
Malko resta debout. Il se méfiait de Ferenczi comme d’un serpent. C’était un tueur et un être redoutablement intelligent. L’autre dut lire dans ses pensées car il sourit méchamment.
— Ne craignez rien. Je ne vous offrirai pas de cigarettes aujourd’hui… Je suis seulement ici pour vous admonester… (Il chercha le mot) paternellement. Puisque nous sommes presque de la même famille maintenant.
La famille des Atrides.
— Et aussi pour assassiner ce malheureux Isak Kulkin, cingla Malko.
Ferenczi leva les yeux au ciel :
— Mais c’est votre faute, mon cher ! Vous m’avez forcé à le tuer. Il allait faire échouer tout notre petit plan. Un risque que je n’ai pas le droit de prendre. Si cela peut rassurer votre sensibilité, il n’a pas souffert. Beaucoup moins que s’il était mort d’un cancer.
Malko s’approcha du téléphone et posa la main sur le récepteur. Si je téléphonais à la police que c’est vous qui étiez au volant de la voiture qui a renversé Isak Kulkin. Que je jure que c’est un crime, pas un accident.
Janos Ferenczi rit de bon cœur :
— Cela vous mettrait dans une situation délicate. Je possède un passeport diplomatique de la République hongroise. Alors que vous êtes un criminel nazi en fuite. Avouez que c’est une bien étrange coïncidence que le seul témoin qui ait pu vous identifier soit mort juste après votre rencontre avec lui. La police grecque aurait de quoi se poser des questions…
— On a pu vous voir voler cette voiture.
Ferenczi secoua la tête :
— Elle a déjà été volée hier soir à l’ambassade soviétique. Sans aucun indice. Plainte a été déposée immédiatement…
Un ange passa et s’enfuit, écœuré de tant de noirceur. Malko lâcha le téléphone et s’assit en face de Janos Ferenczi. Pour l’instant, il avait perdu.
— Comment êtes-vous arrivé si vite ? demanda-t-il amèrement.
Le Tchèque sourit, modeste.
— L’éventualité de votre visite à Samuel Wisenthal avait été retenue. Nous connaissons votre intelligence. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de mal à arriver à temps. J’ai dû louer un avion.
— Que voulez-vous maintenant ?
— Mais rien, dit Janos Ferenczi. Juste bavarder un peu avec vous, puisque nous allons travailler maintenant du même côté de la barrière. J’espère que je pourrai vous faire les honneurs de mes bureaux de Budapest.
— Vous êtes très optimiste.
— Non. Réaliste. Je crois que vous tenez à la vie. Vous n’avez qu’une façon de la conserver : travailler pour nous.
— Ainsi, c’est vous qui avez monté ce coup diabolique.
— C’est moi, reconnut modestement Ferenczi. J’avais apprécié vos qualités lors de notre dernière rencontre et décidé de trouver un moyen de vous convaincre de changer de camp. Cela a été un peu long et difficile, mais j’y suis enfin parvenu.
— Pas encore, dit Malko je vais aller tout raconter à mes chefs. Ils me croiront.
— Eux peut-être. Mais les Israéliens sûrement pas. Souvenez-vous des preuves que nous avons contre vous. Avec, maintenant, le meurtre de ce pauvre Isak Kulkin qui coïncide fâcheusement avec votre passage à Athènes. Souvenez-vous d’Adolf Eichmann. Il n’y a pas de prescription pour la haine, prince Malko.
Janos Ferenczi gagnait sur les deux tableaux. Ou il récupérait un agent double, ou il supprimait un agent ennemi. Beau travail.
Le Hongrois se leva. Debout, il semblait encore plus maigre. Il contourna Malko avec prudence, et gagna la porte.
— Je vous conseille de regagner New York au plus vite, dit-il avec autorité. Le camarade Pavel vous attend pour commencer à travailler sérieusement. À moins que vous ne préfériez aller en Israël rencontrer ceux qui vous ont déjà reconnu sur nos jolies photos.
Sur cette flèche de Parthe, il referma doucement la porte. Malko se passa la main dans les cheveux, découragé. La police grecque devait avoir retrouvé la voiture abandonnée et prévenu les Russes…
On conclurait à un accident causé par un voleur de voiture. Qui s’intéresserait à la mort d’un pauvre émigrant ? Si Malko allait raconter son histoire aux Grecs, on l’internerait. Il réalisa soudain avec terreur qu’aux yeux de tous, c’était lui, qui avait intérêt à la mort du vieux Juif. Puisqu’il était le seul à savoir qu’il ne l’avait pas reconnu. On l’avait vu avec lui quelques minutes avant sa mort, les gens se souviendraient de cette invitation incongrue.
Le piège s’était encore un peu plus refermé. Mais tant qu’il lui resterait une chance, si minime soit-elle, il lutterait.
Au moins mourir la tête haute.
Il restait encore la famille de Rudi Guern, le vrai. Si sa mère acceptait de témoigner…
Avant de quitter la Grèce, il avait encore quelque chose à faire.
Il boucla sa valise et redescendit. Dans le hall il demanda au concierge l’adresse d’un entrepreneur de pompes funèbres. Un peu étonné, le Grec lui indiqua une maison, rue Vloukis, à deux pas de l’hôtel.
C’était une officine assez minable. Heureusement, le patron parlait anglais. Malko eut beaucoup de mal à expliquer qu’il voulait un enterrement décent pour un certain Isak Kulkin, qu’il ne soit pas jeté à la fosse commune, mais inhumé dans une tombe. Il paya de bon cœur deux mille cinq cents drachmes en espérant que le croque-mort n’allait pas empocher son argent et ne rien faire. Pour plus de sûreté, il promit d’assister à l’enterrement.
C’était le moins qu’il pouvait faire pour Isak Kulkin. Il prit juste le temps de reprendre sa valise à l’Hôtel de Grande-Bretagne et se fit conduire à l’aéroport. Le temps s’était gâté et une pluie fine commençait à tomber.
Le sol de la Grèce lui brûlait les pieds. Par chance, un Jet de la TWA partait deux heures plus tard, pour Genève. Là, il trouverait bien une correspondance pour la destination finale de son voyage : Rupholding, près de Munich.