Avant même de reconnaître les traits de son visage, Malko sut que c’était lui. La silhouette décharnée se découpait à contre-jour, contre le soleil levant. Il marchait lentement le long de la plage, venant de l’hôtel.
Janos Ferenczi !
Brusquement, le soleil parut froid, la plage avec son sable blanc et ses cocotiers, sinistre. Malko eut envie de courir, de s’enfuir encore plus loin.
Ainsi, il l’avait retrouvé ! Juste au moment où il touchait au but. C’était trop injuste !
Malko se mit debout. Le Tchèque n’était plus qu’à quelques mètres. Son corps blafard couturé de cicatrices semblait déplacé dans cet endroit paradisiaque. Il portait un maillot de bain de laine noire qui venait tout droit du Goum de Moscou.
Les deux hommes se dévisagèrent une seconde sans rien dire. Puis Ferenczi dit fielleusement :
— Vous ne m’offrez pas le verre de la bienvenue ? J’ai eu du mal à vous retrouver. Heureusement que la police française a identifié le cadavre d’Eva Guern. Le reste a été relativement facile. Que diable êtes-vous venu faire ici ? Pensiez-vous nous échapper ?
Le ton faussement bonhomme du Tchèque dissimulait une sérieuse anxiété. Malko comprit soudain qu’il avait encore un atout en main. Certes, Ferenczi l’avait retrouvé, mais il semblait ignorer l’existence de Rudi Guern.
S’il apprenait que celui-ci était vivant, il l’abattrait immédiatement. Et Malko avait rendez-vous avec lui quatre heures plus tard. Il fallait entrer dans le jeu du Tchèque.
Il se força à sourire et se rapprocha de son adversaire.
— C’est vrai, je pensais vous échapper ici. Eva Guern m’avait donné cette idée. Puisque vous voulez que je sois un nazi, pourquoi ne pas me cacher comme eux ?
» Mais c’est idiot, je ne suis pas fait pour cette vie. Je pensais repartir demain.
Il lui sembla qu’une lueur de soulagement passait dans l’œil de son adversaire.
— J’en suis désolé ! fit Ferenczi. Puis-je vous demander pour où ?
— New York.
Le visage du Tchèque se crispa imperceptiblement.
— Pour y faire quoi ?
Malko plissa ses yeux dorés, comme pour se protéger du soleil.
— Raconter tout à la CIA. Quitte à me faire tuer, je préfère que ce soit par eux que par vous.
— Allons, allons, fit Ferenczi jovial et grinçant, il n’est pas question de cela. Je ne vous veux que du bien.
Il se rapprocha encore de Malko bien qu’il n’y eût pas âme qui vive à un mile à la ronde et lui dit sur le ton de la confidence :
— Cessez cette fuite ridicule. Vous ne pourrez jamais prouver que vous n’êtes pas Rudi Guern à ceux qui veulent vous abattre. Moi seul, peux le prouver. Alors, acceptez mon offre. Retournez aux USA, achetez une ferme, là où on vous a dit. Vous nous donnez certains renseignements et je communique immédiatement votre dossier aux Israéliens. Je leur dirai également qui a tué Isak Kulkin à Athènes. Ainsi vous serez lavé de tous soupçons.
— Et après ?
Le Tchèque écarta les bras, paisible et rassurant.
— Après, mais vous vivrez tranquillement comme si de rien n’était. De temps en temps, vous nous rendrez un petit service. Vous pensez bien que nous serions les derniers à vous compromettre maladroitement.
— Nous reparlerons de tout cela à New York, répliqua évasivement Malko. En attendant, je voudrais profiter de mes dernières heures de soleil. Seul.
Il s’éloigna à grandes enjambées vers l’hôtel, Janos Ferenczi le regarda partir, pensif.
Malko marchait les yeux baissés sur le sable. Il fallait semer Ferenczi, au moins pour quelques heures. Le temps de kidnapper le vrai Rudi Guern et d’aller le livrer à Kingston. En prison, il serait à l’abri du Hongrois.
Presque arrivé à l’hôtel, il se retourna. Le Tchèque n’était plus qu’un petit point noir sur la plage, là où il l’avait laissé.
Les vagues tièdes de la mer des Caraïbes venaient mourir doucement sur le sable blanc de la plage déserte. Des vautours voletaient, çà et là, à la recherche de noix de coco pourries ou de crustacés morts échoués. Les cocotiers mordaient directement sur la plage, assez étroite en cet endroit.
Aucun touriste ne venait jusque-là. Négril était à cinq ou six kilomètres à l’est.
Malko regarda avec précaution autour de lui. La résidence des parents de Phœbé était de l’autre côté de la cocoteraie sauvage, à cinq cents mètres à vol d’oiseau. Sa petite Hillman était dissimulée dans un chemin creux, derrière lui.
Il était parti de l’hôtel une heure auparavant, prenant ostensiblement la direction de Montego Bay. Janos Ferenczi déjeunait sur la plage et n’avait pas paru alarmé outre mesure. Il avait ensuite repris la bonne direction par des chemins serpentant entre les bananeraies et dans la jungle. De toute façon, son rendez-vous ne pouvait être remis. Et le plus dur restait à faire : emmener Rudi Guern de Négril.
Malko observait la tour où vivait Phœbé depuis une demi-heure sans avoir vu aucun signe de vie. Il était perplexe : avec elle tout était possible. Peut-être que ses liaisons n’étaient que le fruit de son imagination. L’homme qu’elle avait désigné à Malko n’était peut-être pas Rudi Guern. Mais si elle avait dit vrai, l’Allemand était là, avec elle, en ce moment.
Il faisait très chaud et il n’y avait pas un souffle de vent. Malko vérifia son pistolet et s’engagea dans la cocoteraie, marchant avec précaution : c’était infesté de serpents et de scorpions, nichés dans les souches pourries arrachées par les typhons.
Il apercevait à travers les troncs la tache blanche de la résidence. Heureusement, aucune des fenêtres ne donnait sur la cocoteraie. Il arriva sans encombre jusqu’à la lisière et inspecta le terrain découvert devant lui.
La tour où vivait Phœbé était à cent mètres, silencieuse et calme. La lourde porte de bois clouté était fermée.
Malko attendit quelques secondes avant de s’élancer. Il se colla contre la porte et y appliqua son oreille. Pas un bruit ne filtrait.
Il hésita une seconde qui lui sembla interminable. Cela pouvait parfaitement être un piège. Il revit, l’espace d’un éclair, les visages brutaux des invités de la soirée précédente. Ils l’auraient taillé en pièces sans hésiter, s’ils avaient connu le but de son voyage à Négril.
Lentement, il tourna la poignée de la porte. Si Phœbé n’avait pas menti, la porte devait être ouverte et Rudi Guern à l’intérieur, sans méfiance.
La porte s’ouvrit. Malko entra d’un bond, pistolet au poing, mais s’immobilisa sur le pas de la porte. Il ne distinguait rien dans la pénombre, la porte s’étant refermée derrière lui. Puis un bruit qu’il identifia immédiatement frappa ses oreilles : les halètements et les gémissements de Phœbé. Il distingua la masse claire des deux corps sur le lit. Bel exemple de conscience professionnelle. L’homme était si absorbé que Malko put s’approcher à deux mètres du lit. Il provoqua un léger bruit et Phœbé tourna légèrement la tête. Ses yeux mauves mangeaient tout son visage, à l’expression avide. Quand elle vit Malko, un rictus cruel retroussa ses lèvres. Elle dénoua ses longues jambes et empoigna brusquement son compagnon par la nuque, le rejetant sur le côté.
Le reste se passa très vite.
Phœbé se dégagea et sauta du lit, nue. Des marques de coups noires marbraient tout son corps. L’Allemand n’avait pas été aussi délicat que Malko. Incorrigible Phœbé !
L’homme plongea vers la jeune fille avec un grognement furieux. Puis il vit Malko, l’arme dans sa main, et s’immobilisa immédiatement à quatre pattes sur le lit.
— Qui êtes-vous ?
Sa voix était hésitante et haut perchée.
Il n’avait pas vraiment peur. Seulement surpris. Phœbé cria de sa voix rauque :
— Tuez-le, tuez-le !
Elle se mordait le poing d’excitation. Son partenaire se méprit sur l’intrusion de Malko et eut un ricanement nauséabond :
— Ach ! fit-il, il y a de la place pour deux, mon cher ! Je ne suis pas jaloux…
Tout bas, Phœbé continuait à murmurer des horreurs.
Malko pointa son pistolet sur le corps nu de l’homme et dit en allemand :
— Habillez-vous, Rudi Guern. Vite. Ce n’est pas une plaisanterie.
Une lueur de panique passa au fond des yeux presque incolores. Ils devinrent encore plus pâles et un cercle blanc apparut autour des lèvres. L’Allemand mit bien dix secondes à dire d’une voix étranglée :
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je m’appelle Peter Calto.
— Il ment, glapit Phœbé. C’est lui, Rudi ! Il m’a tout raconté. Tous les juifs qu’il avait tués, pour bien faire jouir sa petite Phœbé…
— Salope !
L’Allemand avait sauté sur elle. Sa main droite partit à toute force et Malko entendit le bruit sourd du coup. Phœbé fut projetée contre le mur d’en face, une énorme ecchymose sur la pommette. Elle glissa à terre.
— Salope ! répéta Guern. Si tu dis encore un mot, je te tue à coups de pied.
Il tournait le dos à Malko, nu, dominant Phœbé.
Malko arma son pistolet et dit froidement :
— Si vous touchez encore cette jeune fille, c’est moi qui vais vous tuer. Tout de suite. Habillez-vous immédiatement ou je vous tire une balle dans chaque genou…
Phœbé, les yeux exorbités, s’était relevée lentement et tremblait de tous ses membres. Malko la surveillait du coin de l’œil, concentrant son attention sur l’Allemand. Soudain, il la vit bondir. Un objet brillant dans la main droite. Rudi Guern lui tournait le dos.
— Attention !
L’Allemand, sans même se retourner, plongea sur le lit à plat ventre. Une grande estafilade saignait dans son dos. Phœbé prenait son élan pour enfoncer dans le large dos offert un long poignard recourbé.
— Phœbé ! Si tu le tues, je ne t’emmène pas.
Elle resta en arrêt, puis baissa lentement son arme. De grosses larmes filtraient de ses beaux yeux violets et ses lèvres bougeaient silencieusement. Lâchant le poignard, elle alla s’asseoir sur le coffre où elle avait pris l’arme. Malko s’essuya le front. Le voyage de retour promettait, avec ces deux-là…
Rudi Guern se releva, avec un regard de haine indicible pour la jeune fille. Cette fois, il passa son pantalon et sa chemise rapidement, sans quitter Malko des yeux. Brutalement, il fit :
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
Malko haussa les épaules :
— Mon nom ne vous apprendrait rien. Ce que je veux, c’est que vous veniez avec moi.
— Pourquoi faire ? aboya l’autre.
— Vous constituer prisonnier, répliqua paisiblement Malko. Après, votre sort ne m’intéresse plus.
Les yeux bleus fixés sur lui pâlirent encore :
— Vous travaillez pour les Juifs ? murmura Rudi Guern.
Il avait perdu toute sa superbe.
Malko secoua la tête.
— Non.
L’autre se redressa :
— Alors, pourquoi faites-vous cela ? Ils vont me mettre en prison, me juger. Je ne suis plus un homme jeune. Je n’ai rien fait de plus que les autres. Ce n’est pas juste.
Son ton pleurnichard agaça prodigieusement Malko.
— Ce n’est pas moi qui vous jugerai, fit-il. Je veux simplement que vous réapparaissiez, que l’on sache que vous n’êtes pas mort en 1945. Que vous êtes le Scharführer Rudi Guern, adjoint au camp N°1 de Treblinka.
Rudi Guern crispa ses poings :
— Mais les Juifs vont me tuer ! gémit-il.
Malko haussa les épaules.
— Peut-être, mais ce n’est pas mon affaire. Venez, sinon, je vous loge une balle dans chaque genou et je vous emporte sur mon dos…
Il l’aurait fait. Il n’éprouvait que du mépris pour l’ancien SS. Celui-ci fit un pas en avant et tenta d’agripper la chemise de Malko. La panique, une peur viscérale, déformait ses traits.
— Écoutez, je sais où se trouve quelqu’un qui vous intéressera beaucoup plus que moi. Un homme que le monde entier recherche : le Reichsleiter Martin Bormann. Je vous aiderai à le capturer.
— C’est vous que je veux, coupa sèchement Malko. Pour la dernière fois, je vous dis de venir.
Il se tourna vers Phœbé.
— Nous partons par la cocoteraie. La voiture se trouve dans le petit chemin à droite. Vas-y par le chemin normal. C’est plus sûr. D’accord ?
— D’accord, souffla la jeune fille.
Elle ne quittait pas Rudi Guern des yeux.
Malko poussa l’Allemand vers la porte et l’ouvrit.
— Je préfère vous ramener vivant, avertit-il. Mais je me contenterais d’un cadavre…
Ce n’était pas exactement vrai. Mais Rudi Guern n’était pas obligé de le savoir. L’Allemand sortit lentement, clignant des yeux devant la lumière et se retourna vers Malko.
— Laissez-moi partir, murmura-t-il, la voix un peu plus ferme. Sinon, mes amis me vengeront.
Malko le poussa brutalement avec le canon du pistolet.
— Marchez vite.
Ils partirent dans les cocotiers. Le cœur de Malko battait la chamade. Il avait réussi l’impossible : retrouver Rudi Guern que tout le monde croyait mort. Il restait à le ramener vivant à Kingston. Les autorités jamaïcaines allaient faire une drôle de tête.
L’Allemand marchait devant lui, en silence. De temps en temps, il se retournait vers Malko. Ses yeux bleus étaient affolés et son menton tremblait.
Il arriva le premier à la lisière de la plage. Malko le vit bander ses muscles, mais n’eut pas le temps de crier. Brusquement l’Allemand plongea la tête la première dans le sable, se releva et partit en courant en zigzag sur la plage.
Malko, empêtré dans les racines de cocotiers, perdit quelques précieuses secondes. Rudi Guern était déjà à trente mètres.
— Arrêtez, cria-t-il.
Il tira. Légèrement en avant pour que Guern puisse voir l’impact de la balle, puis se lança à son tour sur la plage. De loin on aurait dit deux enfants jouant à se poursuivre.
Rudi Guern ne s’arrêta pas, il détalait en zigzag comme un lapin traqué. Malko courait de toutes ses forces. Rudi mort ne lui était d’aucune utilité. Il tira encore une fois pour l’effrayer, mais l’autre accéléra encore.
La plage était déserte. Peu à peu la distance entre les deux hommes diminuait. Rudi se retournait plus fréquemment. Malko voyait ses pieds enfoncer lourdement dans le sable. Il s’épuisait. Pourvu que Phœbé attende avec la voiture.
Maintenant, il entendait le souffle oppressé de l’homme poursuivi, à dix mètres devant lui. Les deux hommes couraient parallèlement à la mer, presque les pieds dans l’eau.
Il y eut soudain un sifflement aigu et un petit « floc » dans l’eau, accompagné d’un geyser. Puis le bruit lointain d’un coup de feu. Malko tourna la tête vers la cocoteraie et aperçut le reflet métallique d’un fusil, entre les premiers arbres.
Ferenczi !
Il était parvenu à le suivre. Et il allait abattre Rudi Guern avant qu’il puisse l’emmener.
Cette idée décupla ses forces. En quelques mètres, il eut rejoint l’Allemand et il plongea dans ses jambes. Ils roulèrent tous les deux dans le sable humide. Rudi Guern se défendait furieusement en dépit de sa fatigue. De la bave coulait à la commissure de ses lèvres. Il avait vraiment couru jusqu’à l’épuisement. Par deux fois, il tenta d’enfoncer ses pouces dans les yeux de Malko.
Ils luttaient férocement sans un mot. Malko reçut un coup de genou au bas-ventre qui lui coupa le souffle. D’un coup de crosse, il étourdit son adversaire qui resta les bras en croix sur le dos, les cheveux mouillés par les premières vagues. Malko lui fit aussitôt un rempart de son corps. Janos Ferenczi ne l’abattrait pas, lui. Il chercha à apercevoir le Tchèque, mais le canon du fusil avait disparu. S’il avait une lunette, il aurait du mal à traverser la plage…
Rudi Guern ouvrit les yeux. Ils étaient vitreux. Sa poitrine se soulevait encore convulsivement.
— Tuez-moi ici, murmura-t-il. Cela gagnera du temps.
Malko le saisit par le devant de sa chemise :
— Guern, je ne vais pas vous tuer. Mais quelqu’un ici veut votre peau. L’homme qui vient de tirer sur vous avec un fusil. Votre seule chance de survivre est de faire exactement ce que je vous dis… écoutez-moi.
L’autre le regarda sans comprendre.
— Qui veut me tuer ? Pourquoi me protégez-vous ?
Malko était ivre de rage : collé contre l’Allemand, prenant bien soin de rester entre les cocotiers et lui, il cracha :
— Imbécile, si vous faites trois mètres sur cette plage à découvert, vous êtes mort. Il a un fusil à lunette. Il vous a raté une fois tout à l’heure, parce que vous couriez, mais il ne vous ratera pas deux fois.
» Je vais me lever et vous allez marcher derrière moi, jusqu’à la route, là-bas. Moi, je ne risque rien…
Rudi Guern secoua la tête, têtu :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je ne marche pas…
Malko insista :
— Si vous passez en jugement, vous risquez au plus cinq ans de prison. Et encore ! Si vous ne faites pas ce que je dis, vous serez mort dans cinq minutes. Tant pis pour vous, je me lève.
Il joignit le geste à la parole. Son ton devait être convaincant, car Rudi Guern se leva aussi de mauvaise grâce. Malko sentait son souffle court sur sa nuque. Il garda son pistolet plein de sable à la main. Mais à cette distance, il n’allait pas engager un duel contre un fusil à lunette. Il fit une prière silencieuse pour que Janos Ferenczi n’ait pas changé d’avis. Sinon, il allait lui économiser une cartouche…
Deux d’un coup…
Lentement, il commença à avancer, en tâchant de marcher perpendiculairement à la cocoteraie. C’était le seul endroit où Ferenczi pouvait se cacher. Il y avait deux cents mètres critiques à parcourir. Après, le Tchèque serait à portée de son pistolet. Il était bien décidé à s’en servir.
Les cinquante premiers mètres se passèrent bien. Rudi Guern. silencieux, marchait scrupuleusement dans ses pas. Son souffle redevenait plus régulier.
Les cocotiers n’étaient plus qu’à cent mètres devant eux. À leur gauche, il y avait le domaine des parents de Phœbé. Ce fut trop tentant pour Rudi Guern.
Brutalement, Malko fut projeté en avant. Rudi Guern lui avait fait un croche-pied, accompagné d’une manchette à la nuque. Il tomba lourdement, le visage dans le sable. Le temps de se relever, Rudi avait pris dix mètres d’avance. Il courait de toutes ses forces vers la maison. Malko cria :
— Couchez-vous, Rudi ! Couchez-vous !
L’Allemand courut encore plus vite. Cette fois, il ne zigzaguait plus, filant en ligne droite sur le sable sec.
À la lisière de la cocoteraie, il y eut un éclair lumineux. Malko tira au jugé, sur le reflet d’acier du canon du fusil. Mais il était trop loin. Rudi Guern parut cueilli par une main invisible. Stoppé net, il porta la main droite à son visage et tourna sur lui-même, avant de s’écrouler comme une masse. Lorsque Malko arriva près de lui, il ne bougeait déjà plus, couché sur le ventre. Il le retourna.
Une tache sanguinolente s’étalait à la place de son œil droit. La balle avait fracassé la tempe en arrachant l’œil, avant de pénétrer dans le cerveau. Rudi Guern ne s’était même pas vu mourir.
Maintenant, il gisait sur le sable, son unique œil ouvert, complètement inutile. Tous les efforts de Malko venaient d’être réduits à zéro. Ce dernier releva la tête. Le canon du fusil brillait toujours dans le soleil. Janos Ferenczi devait boire du petit lait.
Malko eut soudain une idée folle. Même mort, Rudi Guern pouvait lui servir. Cela dépendait de Phœbé.
Réunissant les deux mains du mort, il le souleva et parvint à le faire basculer sur son épaule et à se redresser. Rudi Guern était lourd et il enfonçait profondément dans le sable à chaque pas. Mais la rage le faisait avancer. La voiture avec Phœbé se trouvait à trois cents mètres.
C’était l’ultime chance de déjouer les plans de Janos Ferenczi. Et de sauver sa vie par la même occasion.