L’employé de l’Immigration feuilleta son énorme registre après que Malko lui eut tendu son passeport. Mais au lieu de lui rendre le document immédiatement comme d’habitude, il décrocha son téléphone et composa un numéro intérieur.
— Bill est là ? demanda-t-il. Je voudrais qu’il vienne une seconde.
Sans rendre son passeport à Malko, il lui demanda :
— Voulez-vous attendre ici quelques instants, monsieur ? Il s’agit d’une simple vérification.
Malko obéit. Cela ne lui disait rien de bon, mais il avait assez d’ennuis comme cela. Il ne lui restait que quelques heures pour prendre une décision irrévocable : trahir ou ne pas trahir. Il n’attendit pas longtemps. Un grand type bronzé au visage avenant arrivait vers lui la main tendue.
— Bill Leyden. J’ai un message pour vous. Voulez-vous me suivre ?
Malko se retrouva dans un petit bureau clair avec Bill Leyden. Sur la porte il y avait un petit écriteau : « Fédéral Bureau of Investigation ». Le jeune homme lui désigna le téléphone.
— Il faudrait que vous appeliez Washington. Monsieur David Wise. Il a demandé que vous le contactiez dès votre retour aux USA.
Malko composa le numéro de la CIA : 351.11.00, un peu inquiet. Cette hâte ne lui disait rien de bon. Il eut d’abord le secrétaire de Wise, puis le patron de la Direction des plans.
— Où étiez-vous passé ? demanda-t-il immédiatement d’un ton peu amène.
Ce qui n’était pas dans ses habitudes.
— En Europe, répondit Malko évasivement. Vous avez reçu une lettre ?
Il y eut un petit silence, à l’autre bout du fil.
— Oui. Mais j’aimerais vous voir à ce sujet. À propos de votre voyage. Vous avez été en Grèce, je crois ?
Malko soupira :
— Je vois. Vous aurez du mal à croire à mon histoire quand je vous la raconterai…
David Wise toussa avant de demander :
— Vous n’avez pas l’intention de repartir, n’est-ce pas ?
C’était complet ! Malko dit d’une voix amère :
— Rassurez-vous. Je n’en ai pas la moindre envie. On m’enterrera ici.
L’autre sursauta :
— Comment ! Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je vous expliquerai tout. Pour le moment je suis fatigué. Je viendrai demain à Washington.
Il raccrocha et se tourna vers Bill Leyden qui n’avait pas perdu un mot de la conversation.
— Je suppose que vous avez l’ordre de ne pas me lâcher d’une semelle ?
Le jeune agent du FBI rougit comme une jeune fille. Frais émoulu de Colombia University, il n’était pas encore habitué à la brutalité du monde parallèle des barbouzes.
— Heuh… non.
— Vous avez une voiture ?
— Oui.
— Eh bien, rendez-moi le service de m’emmener chez moi. Comme ça, vous serez tranquille. J’habite à Poughkeepsie, à soixante milles par la Taconit Parkway.
Un quart d’heure plus tard, après avoir récupéré la valise de Malko, ils roulaient sur le Whitestone Express Way, en direction du nord, dans la Ford grise du FBI. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Bill, par timidité. Malko parce qu’il réfléchissait.
Il était pris entre trois feux. Rudi Guern était vraiment mort, cette fois. Il restait Sabrina pour l’innocenter. Sabrina qui était peut-être au bout du monde ou au fond de l’Hudson. Mais qui était la seule à pouvoir témoigner. S’il la retrouvait.
Ils mirent près de trois heures pour atteindre Poughkeepsie. Bill Leyden se perdit dans le dédale de petits chemins menant à la villa de Malko après avoir quitté la route 52. Ils s’arrêtèrent enfin sur le petit terre-plein, dominant la vallée de l’Hudson.
— Vous pouvez aller vous coucher, fit Malko à Bill Leyden. Et dormir sur vos deux oreilles. Demain nous partirons pour Washington ensemble. Il y a plusieurs bons hôtels en ville.
Le jeune homme hésita. La conscience professionnelle eût voulu qu’il reste devant la villa. Mais Malko semblait totalement sincère et la perspective de dormir dans la voiture ne lui souriait pas. Malko le décida en assurant d’un ton enjoué :
— N’ayez pas peur, je ne m’envolerai pas.
Après une poignée de main vigoureuse, il fit demi-tour et redescendit la colline. Malko ouvrit sa porte et entra dans le vestibule obscur.
Son premier soin fut d’inspecter la villa pièce par pièce. Avec une énorme prudence. Rien ne semblait avoir été touché. Il souleva le capot de sa Falcon au cas où un aimable plaisantin aurait eu l’idée de relier un petit pain de dynamite au démarreur.
Rien.
Il allait se verser un verre de vodka « Krepkaia » lorsqu’un coup de sonnette timide brisa le silence.
Il prit son pistolet, qu’il passa dans sa ceinture sous sa veste, et sortit sur sa terrasse, derrière la villa. De là, il sauta sans bruit dans le jardin, franchit la clôture du voisin et remonta sur le terre-plein, devant les deux villas.
Sa voisine, Mme Astor, était devant sa porte, un paquet de courrier à la main. Malko se hâta de refaire le tour et de lui ouvrir. La grosse dame était tout sourire, et il la fit entrer quelques instants. Son mari travaillait à New York et elle s’ennuyait à mourir toute la journée.
— Voilà vos lettres, dit-elle. Personne n’est venu vous voir. Ah ! si, pourtant, les deux messieurs, mais je ne crois pas que c’était pour vous.
— Deux messieurs ? s’enquit Malko sur le qui-vive.
Est-ce que le FBI enquêtait déjà sur lui ?
Mme Astor en profita pour installer sa lourde masse sur un fauteuil en rotin. C’était toujours dix minutes de gagnées sur l’ennui.
— Ils sont venus il y a trois jours, expliqua-t-elle. Des messieurs très convenables. Ils cherchaient une villa à acheter par ici. La vôtre semblait les intéresser beaucoup. Mais vous ne vendez pas, n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas, répliqua Malko, en laissant couler une gorgée de vodka le long de sa gorge sèche. Comment étaient-ils donc, ces deux messieurs ?
Mme Astor plissa ses yeux malicieusement :
— Ah ! je savais bien que cela vous intéresserait. Je crois que ce sont des étrangers. Ils avaient de l’accent. L’un d’eux est très grand, avec un nez busqué, comme un Indien. L’autre est blond, avec des yeux très bleus et une moustache. Un bien beau garçon. Un Scandinave, sans doute. Mais je me demande après tout, si…
Malko n’écoutait plus le bavardage de sa voisine. Sa mémoire fantastique revoyait les deux joueurs de banjo au bal de Carnaval du Bayerischer-Hof. Ceux qui avaient failli le tuer. Deux agents israéliens, il en était sûr. Donc, ils avaient retrouvé sa piste. Ils reviendraient s’ils n’étaient pas déjà là pour le guetter. Jamais ils ne croiraient à ses explications, surtout après la mort d’Isak Kulkin.
Il se leva et posa son verre :
— Merci, Mme Astor, je crois que je vais me reposer un peu.
Il n’était pas seul depuis dix minutes que le téléphone sonna. Il attendit plusieurs secondes avant de décrocher.
— Vous êtes enfin revenu.
C’était la voix sèche de Janos Ferenczi. La coïncidence était fortuite, mais désagréable. Le piège se refermait de tous les côtés.
— J’ai de bonnes nouvelles pour vous, dit Malko, ironiquement.
Le Tchèque eut un petit rire froid.
— Vous êtes enfin revenu à la raison !
— Les Israéliens ont retrouvé ma piste, dit Malko. Ils ne sont pas animés de bonnes intentions, c’est le moins qu’on puisse dire. Aussi, je pense que vous seriez habile en leur fournissant rapidement la preuve que je ne suis pas celui qu’ils recherchent. Sinon, tout votre bel échafaudage tombe par terre.
— Imbécile, hurla Ferenczi. Ils vont vous tuer ! Vous tuer !
Malko raccrocha. Puis se versa un second verre de vodka. Ferenczi ne céderait pas. Sa dernière chance, c’était Sabrina. C’est peut-être par là qu’il aurait dû commencer. Mais cela semblait impossible.
Où pouvait-elle bien être ?
Il repassa mentalement tous les événements de son cauchemar, depuis sa première rencontre avec Sabrina. Sa mémoire étonnante lui restituait les faits et les événements en bon ordre. Il arriva à l’intervention du capitaine Pavel Andropov, dit Martin, puis à son départ de New York.
Martin. Il analysait l’image mentale qu’il en avait gardée, avec une impression de malaise. Comme s’il oubliait quelque chose. Et soudain, la lumière se fit.
Les vêtements du Russe. Il n’était pas habillé comme un Américain. Ses pantalons, patte d’éléphant, son feutre grossier marron ainsi que son complet trop large devaient le faire remarquer partout.
Donc « Martin » n’était pas un clandestin. Il appartenait à un des organismes russes officiellement accrédités aux USA. Et probablement à New York.
L’ambassade russe étant à Washington, à New York, il n’y avait que deux organismes : l’Amtorg, agence commerciale, qui employait peu de personnel, et surtout la délégation permanente aux Nations Unies. Malko élimina l’Agence Tass. Elle n’employait que de vrais journalistes, informateurs du K.G.B.
Et s’il retrouvait Pavel Andropov, il arriverait peut-être à Sabrina.
Il y eut un bruit dehors sur la terrasse. Malko bondit de son fauteuil, éteignit la lumière. Puis il écarta doucement le rideau, pistolet au poing.
Un chat se promenait sur le plancher de bois. Décidément, il devenait trop nerveux.
La tentation lui vint d’appeler David Wise et de demander son aide. La CIA retrouverait Pavel Andropov plus facilement que lui. Mais, pendant ce temps, lui Malko jouerait le rôle de la chèvre dans la chasse au tigre, vis-à-vis des Israéliens.
Ce ne serait pas la première fois qu’un homme protégé par le FBI se ferait liquider.
Donc, il ne restait qu’une solution : disparaître, se cacher dans New York. Et chercher Martin. Dans une ville de seize millions d’habitants, il était plus facile d’échapper aux tueurs qui le pourchassaient qu’à Poughkeepsie.
De toute façon, il n’avait pas le choix. Et son tempérament le portait plus à la lutte qu’à la reddition.
Il reprit sa valise qu’il n’avait pas défaite. Heureusement, il lui restait beaucoup d’argent liquide.
Le temps de faire chauffer la Falcon, il avait tout fermé et jeté un ultime coup d’œil à la grande photo de son château qui trônait sur la cheminée du living-room. Quand pourrait-il s’y retirer ?
Bill Leyden allait avoir la première déception de sa vie professionnelle. Plus tard, Malko lui expliquerait qu’il ne fallait faire confiance à personne. S’il y avait un « plus tard ».
En sortant de Poughkeepsie, après avoir suivi la route 52 pendant un mile, il tourna brusquement dans un petit chemin qui menait à un cimetière de voitures, éteignit ses phares et attendit.
Aucune voiture ne se montra. Il reprit sa route et garda le pied au plancher jusqu’au Taconit Parkway.
La Bowery naît de l’union contre nature de la Troisième et de la Quatrième Avenue, à la hauteur de la 9e Rue, dans le bas de Manhattan. Elle continue jusqu’à Canal Street, où elle éclate dans le quartier polonais, en une multitude de ruelles nauséabondes.
Harlem, à côté, est hautement résidentiel. Bowery, c’est la caricature de l’Amérique, une avenue lépreuse séparée en deux par un terre-plein central, bordée de taudis, de terrains vagues, de cimetières de voitures, d’hôtels louches.
Putains, camés, voyous, clochards. De toutes les couleurs : pas de racisme dans la Bowery. Un seul nivellement : la crasse et la misère. Tous les déchets de la grande ville viennent pourrir là, s’entre-tuant au besoin pour survivre quelques jours de plus.
Malko quitta la rame rapide de l’IRT à Cooper Square et s’engagea à pied dans la Bowery. Il avait laissé sa voiture dans un parking de la 42e Rue et gardé uniquement sa petite Samsonite noire.
Personne ne viendrait le chercher là. Il était aussi en sécurité que dans la lune.
Des ombres le frôlaient, cherchant à deviner si le contenu de ses poches valait un coup de couteau ou de bouteille. Ici, on tuait pour vingt-cinq cents. Il s’arrêta devant les Boweries Follies. C’était un music-hall comme les autres, à cela près que les girls avaient entre cinquante et soixante ans. Les photos donnaient envie de vomir.
Un type le frôla et lui proposa à voix basse un « voyage ». Il fit comme s’il n’avait pas entendu. Tout était dangereux dans la Bowery. Au coin de la 4e Rue, il y avait un hôtel un peu moins sale que les autres, le Stanton. Malko releva le col de son pardessus pour qu’on ne voie pas trop sa chemise blanche, ôta sa cravate et entra. Le hall était éclairé par une ampoule jaunâtre de la force d’une bougie moyenne. Derrière le comptoir, un type aux avant-bras tatoués lui adressa un sourire visqueux.
— Une chambre ?
— Oui.
— Deux dollars.
Malko sortit une mince liasse. Prudent. Mais c’était encore trop. L’œil de l’autre s’alluma. Il se pencha, soufflant une haleine de cheese-burger rance :
— Vous n’avez pas envie de rigoler des fois ?
— Non, fit Malko sèchement. Je suis fatigué.
À contrecœur, le tatoué lui tendit une fiche à remplir. Malko inscrivit Jim Jones, de Buffalo, et prit sa clé.
— C’est au premier, le 6, fit le gorille. Si jamais vous changez d’avis, j’suis là jusqu’à six heures.
Les trois quarts des chambres du Stanton abritaient des parties de poker ou de craps clandestines ou des camés en « voyage ». L.S.D., héroïne ou marijuana.
La chambre de Malko était un défi à Conrad Hilton. Le papier des murs datait de la prohibition et les draps n’étaient changés qu’à chaque élection présidentielle. L’odeur du lavabo noir de crasse donnait envie de se laver dans un égout. Par la fenêtre l’enseigne lumineuse du Jœ’s Lunch Room clignotait impitoyablement : les rideaux avaient été emportés par un locataire précédent et nécessiteux.
En se penchant à la fenêtre, Malko aperçut un clochard qui se précipitait chaque fois que le feu passait au rouge au coin de la 3e Rue pour essuyer les phares et le pare-brise des voitures arrêtées. Dans l’espoir de gagner une dime ou un quater[20]. Ici, dans le bas de Manhattan, la misère était presque aussi féroce qu’aux Indes.
Déprimé, Malko s’étendit tout habillé sur le lit, après avoir poussé l’armoire contre la porte.
Ceux qui connaissaient son raffinement ne viendraient jamais le chercher au Stanton Hôtel. C’était une excellente base pour s’attaquer à ses recherches.
Le numéro 136 de la 67e Rue Est était un immeuble sans faste, de quatre étages, avec un petit perron. Aucun drapeau, aucun signe particulier. Pas même une plaque… Mais c’est là qu’habitaient tous les Russes de la mission permanente aux Nations Unies. Les responsables espéraient éviter au maximum la contagion du capitalisme…
Cette portion de la 67e, entre Park Avenue et Lexington Avenue, ne comptait que peu de commerçants. Pas de buildings de verre et d’acier. La brique rouge noircie par les intempéries était la règle.
Malko s’était installé dans la Falcon presque au coin de Park Avenue. Dans son rétroviseur, il surveillait l’entrée du 136. Ainsi, il aurait éventuellement le temps de plonger sous son volant. Prudent, il s’était muni de sandwiches et de bouteilles de bière. La 67e Rue était en sens unique. Si Martin sortait en voiture, il pourrait toujours le suivre.
Son dos était trempé de sueur. Il jouait sa dernière carte. Il se donnait quarante-huit heures avant de se livrer à la CIA.
Le temps passait lentement. Au bout de deux heures, une quinzaine de personnes étaient sorties de l’immeuble, hommes et femmes. Personne n’avait de voiture. Ils partaient à pied, vers Lexington Avenue où il y avait une station du métro IRT.
À onze heures, Malko décida de bouger. À rester si longtemps dans sa voiture, il risquait de se faire remarquer. Il alla garer la Ford dans Park Avenue et s’installa, comme pour déjeuner, à la petite cafétéria au coin de l’Avenue. Il n’y avait plus aucun mouvement dans la maison. Les Russes devaient sortir pour travailler et revenir le soir. Malko décida de faire l’impasse sur l’heure du déjeuner. Cette résidence risquait d’être sous la surveillance du FBI. Il avait eu beau dissimuler ses yeux dorés derrière des lunettes fumées, il risquait de se faire repérer.
Il se força à descendre à pied jusqu’à la 50e Rue et à remonter à travers Central Park, presque jusqu’à Harlem. Puis, épuisé, il reprit sa faction.
L’après-midi passa lentement. Vers six heures, les fonctionnaires russes commençaient à rentrer, sagement, comme des écoliers. Malko décida de lever le camp. Une heure plus tard il se retrouvait dans la Bowery après avoir rangé sa voiture au même parking. Le Stanton Hôtel l’accueillit au même prix. La chambre était tout aussi sale, mais l’odeur épouvantable avait tué les punaises. Il prit deux comprimés de Nembutal et se coucha, toujours tout habillé. Il n’avait pas avancé d’un pas.
Le lendemain, il pleuvait. La journée passa tout aussi lentement. Il connaissait chaque pierre de la maison grise, commençait à reconnaître les mémères du quartier qui faisaient leurs courses en bigoudis.
Il se retrouva à la cafétéria pour déjeuner. Devant son air désemparé, le garçon qui le servait lui demanda s’il ne cherchait pas du boulot. Ils avaient besoin d’un plongeur.
À quatre heures de l’après-midi, il en avait tellement assez qu’il eut envie d’aller sonner et de demander le capitaine Pavel Andropov. Au moins, cela causerait une certaine animation. Il avait un torticolis à force d’inspecter son rétroviseur.
Rien, toujours rien.
Il repartit complètement découragé. Ou son raisonnement était faux, ou Pavel Andropov était en voyage, ou… mille suppositions. La seule idée de passer une troisième journée au bord du trottoir de la 67e Rue lui donnait la nausée. Il décida de changer le lendemain, il s’embusquerait près de l’Amtorg, l’agence commerciale russe. Il avait beaucoup moins de chance d’y trouver le Russe, mais au point où il en était…
Pour se redonner du courage, il s’offrit une bonne nuit au Sheraton Inn, une sorte de motel géant, sur la Septième Avenue, surtout fréquentée par des touristes moyens. Au moins c’était propre et plus remontant que les taudis de la Bowery. Pour la première fois, Malko se leva avec un bon moral. Il tombait toujours une pluie fine et les voitures avançaient en un flot compact et lent, ponctué de furieux coups de klaxon.
L’annuaire téléphonique lui offrit l’indication que l’Amtorg se trouvait dans la 30e Rue, entre Broadway et la Sixième Avenue, en plein quartier des confectionneurs et des entrepôts. Cela serait plus facile de s’y dissimuler.
Il eut du mal à trouver l’Amtorg. L’organisme russe n’était indiqué que par une petite plaque de cuivre, dans un énorme building commercial crasseux. Des camions déchargeaient dans toute la rue et Malko, qui avait garé la Falcon plus loin, n’attirait absolument pas l’attention. Dans ce quartier, il ne manquait pas de types qui se baladaient, les mains dans les poches.
Mais le mouvement dans le building était beaucoup plus intense et la surveillance plus fatigante. La matinée passa plus vite. Un peu avant midi, Malko se fit racoler par une grande fille avec des lunettes noires, un imperméable blanc et une fausse dent en argent. Elle passa plusieurs fois devant lui, et finalement lui glissa :
— Si tu veux venir un moment, j’habite pas loin. C’est dix dollars.
Finalement, elle monta avec un camionneur. Il n’y avait aucun restaurant dans les parages, d’où il puisse surveiller l’entrée de l’immeuble et Malko commençait à avoir l’estomac dans les talons.
Quand brutalement, sa faim s’évanouit.
Martin venait de descendre d’un taxi. C’était bien le visage raviné avec les yeux froids et durs, le vieux chapeau et le complet, de deux tailles trop grand. Il pénétra sous le porche sans se retourner. Malko s’était dissimulé entre deux camions. Il se retenait pour ne pas crier de joie. Il faillit se précipiter dans une cabine pour alerter David Wise, puis se ravisa. Il ne s’envolerait pas. Plus il en découvrirait par lui-même, mieux cela vaudrait.
Il fila jusqu’à Broadway, avala un hamburger en deux bouchées avec une bouteille de bière dans une cafétéria, et reprit sa faction.
Vers quatre heures, une petite Chevelle grise s’encadra dans le porche. Martin conduisait seul, Malko n’eut que le temps de sauter dans sa voiture, de manœuvrer frénétiquement pour retrouver le Russe sagement arrêté au feu rouge de Macy’s à la 34e Rue. Prudemment il laissa un taxi entre eux deux.
Alors, commença une étrange course dans New York. Martin tourna à droite à la 36e, filant vers l’est. Ils traversèrent ainsi tout Manhattan, puis le Russe s’engagea dans le Queen’s Midtown Tunnel. Il émergea de l’autre côté de l’East River, dans le décor des marchands de voitures, des supermarchés et des stations-services du Queen’s.
Il s’engagea dans Queen’s Boulevard, comme pour aller à l’aéroport de La Guardia. Mais il quitta le Queen’s Boulevard pour Woodside Avenue, roulant très lentement, comme s’il cherchait quelque chose. Avec son métro aérien, ses boutiques bon marché, ses immenses parkings, c’était un des quartiers les plus tristes et vieillots de New York. D’ailleurs, en allant vers Jamaïca Bay, Woodside avenue n’était plus bordée que de terrains vagues et d’entrepôts. La pluie ajoutait encore à la tristesse des pierres noirâtres.
Devant Malko la petite Chevelle allait de plus en plus lentement. Elle s’arrêta entre la Trente-septième et la Trente-Huitième Avenue le long d’une palissade couverte de vieilles affiches. La masse sombre du pont du Long Island Railroad émergeait de la pluie à une centaine de mètres. Malko arrêta à son tour sa voiture derrière une énorme semi-remorque en panne.
Martin était descendu. Il marcha lentement jusqu’au pont, revint sur ses pas, retourna, disparut derrière une des piles métalliques, réapparut, toujours les mains dans les poches. Il semblait chercher quelqu’un.
Son manège dura cinq minutes environ. Un train passa, faisant trembler la charpente métallique. Comme si cela avait été un signal pour le Russe, il repartit vers sa voiture. Sans jeter un regard en arrière vers le pont, il démarra, fit demi-tour sur place et repartit par où il était venu. Si vite que Malko eut juste le temps de se dissimuler derrière son camion. Mais s’il sortait et montait dans sa voiture, Martin le verrait.
Alors, à son tour, il marcha vers le pont, sans se presser. Il n’y avait toujours personne ; un vrai coupe-gorge. De temps en temps un bus ou un camion passait, projetant une gerbe d’eau boueuse.
Qu’est-ce que le Russe était venu faire ? Malko refit le même trajet, tournant comme lui autour des gros piliers rouillés. Était-il venu à un rendez-vous raté ? Pourtant, il n’avait pas attendu très longtemps.
Malko examina soigneusement tous les piliers d’acier afin de voir s’il n’y avait pas un message dissimulé, ou noté. Heureusement la pluie redoublait, et il n’y avait aucun passant pour s’inquiéter de son étrange manège. Une voiture de police passa, mais aucun des deux policiers ne se soucia de lui. Pour la seconde fois, il venait de refaire le trajet du Russe sans rien trouver.
Perplexe, il s’arrêta juste au moment où un train passait au-dessus de sa tête.
C’est comme cela qu’il découvrit l’objet : une petite boite plate de la taille d’un paquet de cigarettes, accrochée à près de deux mètres contre une des poutrelles métalliques.
Sur la pointe des pieds, Malko l’attrapa du bout des doigts, en notant soigneusement son emplacement. Elle était assez légère et devait contenir des papiers. Visiblement, elle n’était pas là depuis longtemps car son métal bruni était encore très propre. Malko allait l’ouvrir quand une idée lui vint. Si Martin avait laissé cette boîte, c’était pour que quelqu’un vienne la prendre.
Il la remit en place. Elle se colla facilement à la poutrelle du pont : c’était un container magnétique. Malko quitta l’abri du pont et grimpa le long du talus. Il se serait bien réfugié dans sa voiture, mais il y était visible comme une mouche dans un verre de lait.
Stoïquement, il commença à faire les cent pas le long de la voie ferrée. On ne le voyait pas de la route en contrebas, mais il apercevait tous les véhicules s’engageant sous le pont. Intérieurement, il jubilait. Après tant de revers, il avait enfin un peu de chance. Pourvu que ça continue.
Une heure passa sans rien amener de nouveau. Sauf un début de pneumonie en très bonne voie. La pluie fine transperçait son manteau de cachemire bleu. Des rafales de vent sibérien soufflaient par à-coups. Chaque fois qu’un train passait, il recevait une gifle glacée et sale.
Peu à peu, sa joie s’estompait : la personne qui venait récupérer le container pouvait attendre la nuit ou le lendemain.
Malko força son cerveau engourdi par le froid à réfléchir. Non, c’était impossible. Martin ne prendrait pas un tel risque. Des enfants ou des blousons noirs pouvaient apercevoir la boîte métallique, la voler, ou la porter à la police. Elle devait donc rester sous le pont le moins de temps possible.
Une voiture passa sous le pont, venant de New York. Malko se pencha. Il lui sembla qu’elle avait ralenti imperceptiblement. Mais elle continuait vers Jamaïca[21]. C’était une petite Corvair blanche, mal entretenue, avec une antenne de radio cassée. La buée qui recouvrait les vitres dissimulait l’intérieur. Il se rassit sur une borne. Trois minutes plus tard, la Corvair réapparut.
Il eut le temps de voir à travers le pare-brise embué une silhouette féminine, puis se rejeta en arrière. La voiture stoppa sous le pont. Il y eut un claquement de portière et presque aussitôt la Corvair reparut de l’autre côté du pont, filant vers New York.
Oubliant toute prudence, Malko dégringola le talus, souillant de terre son élégant costume d’alpaga et son pardessus. Il lui fallut une seconde pour voir que le container avait disparu. La Corvair était déjà loin. Il courut à sa voiture, mit en route et partit comme un fou sur ses traces. En principe, il devait la retrouver sur Woodbine Avenue. À moins que sa conductrice ne soit particulièrement prudente et n’aille se perdre dans le dédale des petites rues tristes du Queen’s.
La circulation était fluide, heureusement. Mais ce n’est qu’au troisième feu rouge, qu’il aperçut la petite voiture blanche.
Il ralentit, laissant plusieurs voitures entre elle et lui. Ce n’était pas le moment de commettre une imprudence. La femme qui conduisait était peut-être Sabrina. Il n’avait pas pu voir son visage.
Maintenant, ils allaient vers New York. Presque sur le même chemin que celui suivi par Martin. Il était sur la piste d’un réseau russe clandestin opérant à New York. De quoi intéresser la CIA et le FBI. Ce qui ne l’avançait pas à grand-chose : les Américains ne se presseraient pas pour tenter de prendre toutes les ramifications du réseau. Le temps, pour Malko, de se faire tuer dix fois. Il ne pouvait pas éternellement hanter la Bowery. Devant lui, la Corvair avançait sagement. La glace arrière était trop sale pour qu’il puisse voir la conductrice. Et la doubler eût été vraiment tenter le diable.
Si seulement c’était Sabrina !
Ils tournèrent dans le Queen’s Boulevard, et Malko fut obligé de se rapprocher, la circulation étant plus intense.
L’entrée du Queen’s Midtown Tunnel était encombrée comme d’habitude par d’énormes camions arrivant du Long Island Expressway. La Corvair parvint à se faufiler devant une énorme semi-remorque et Malko la perdit de vue avec un petit serrement de cœur. S’il la perdait tout était à recommencer. Mais la file avançait régulièrement. À son tour, il paya ses vingt-cinq cents et s’engagea dans le tunnel à deux voies. Comme la chaussée tournait, il aperçut la Corvair devant le camion qui les séparait.
À la sortie du tunnel, elle tourna à gauche dans la Seconde Avenue, puis tout de suite à gauche encore dans la 36e pour remonter vers le nord en passant devant le building des Nations Unies. Malko était aux aguets. Elle pouvait s’engouffrer dans un garage, où ce ne serait pas facile de la suivre. La pluie tombait toujours à torrents.
La Corvair ralentit et se mit à droite de la Première Avenue. Juste comme le feu passait au rouge, elle tourna à droite dans la 52e Rue. Malko resta coincé derrière un taxi. À New York, on ne tourne pas à droite sur le rouge. Il eut beau klaxonner, le Yellow cab devant lui ne bougea pas d’un millimètre. Enfin, le feu passa au vert et le taxi fit exprès de démarrer lentement, pour bien montrer son mépris.
Malko tourna dans la 52e Rue.
La Corvair était là, garée à cent mètres. Il eut le temps de voir une silhouette féminine courir sous la pluie, escortée par un portier galonné porteur d’une gigantesque ombrelle.
Il s’arrêta en double file, derrière la Corvair, et courut jusqu’à l’entrée du luxueux building.
Celui-ci était un peu en retrait ; séparé de la rue par un jardin.
La conductrice de la Corvair était de dos, enveloppée dans un imperméable de plastique blanc. Il aperçut seulement ses jambes et éprouva un petit choc. C’était idiot, mais il ne connaissait qu’une fille pour en avoir de si parfaites.
Sabrina.
L’immeuble était cossu, sans tape-à-l’œil. De la rue il vit l’inconnue prendre des lettres dans une case et disparaître dans un couloir, à gauche, dans le hall. Pas une fois, elle n’avait été de face ou de profil. Mais il avait repéré la case où elle avait pris son courrier. C’était la seconde en commençant vers la gauche, dans la rangée du bas.
Il remonta dans sa Falcon. La 52e Rue se terminait cent mètres plus loin, en cul-de-sac surplombant East River Drive. Un escalier de pierre joignait les deux niveaux. C’était un quartier chic, à deux pas de Sutton Place. Malko gara la Falcon et revint sur ses pas. Il s’engagea dans la petite allée qui menait au hall d’entrée du 425. Dans ce genre d’immeuble, à New York, on ne vous laisse monter que si l’on vous connaît. Les locataires paient des sommes fabuleuses pour être gardés jour et nuit. Pas de marchands d’aspirateurs ni de mendiants.
Malko alla droit au bureau. Le portier porta la main à sa casquette chamarrée. Il aurait fait trépigner d’envie feu MacArthur. L’allure distinguée de Malko l’incitait à la politesse.
— Monsieur. Vous cherchez quelqu’un ?
— Monsieur Julien Bach ?
L’autre consulta rapidement une liste placée sous le compteur et secoua la tête.
— Je regrette, mais ce monsieur n’habite pas ici.
— Ah ! fit Malko. Alors cela doit être au 423. Je suis désolé.
Le portier le suivit d’un regard méfiant. Il n’aimait pas les inconnus qui venaient demander des renseignements. Malko avait eu le temps de voir ce qu’il voulait. La case de l’inconnue correspondait à l’appartement. 2 B. Il avait aussi vu que l’immeuble comportait un jardin intérieur. Là, les murs étaient hérissés d’échelles d’incendie. Détail qui pouvait servir le cas échéant.
Il remonta dans sa voiture et décida qu’il avait mérité un peu de repos. Il reprendrait sa surveillance le lendemain. Il était presque sûr d’avoir découvert la retraite de Sabrina.
Il fallait maintenant la coincer, la faire avouer. C’était moins facile. Surtout que Sabrina, étant donné la façon magnifique dont elle l’avait roulé, ne devait pas être une enfant de Marie. Mais il était décidé à tout cette fois. Sabrina était le seul mur fragile qui le séparait du cimetière tranquille de son village de Liezen.