CHAPITRE VIII

L’imposante masse blanche du White-Devil semblait prête à écraser Malko et Eva. La jeune fille regarda l’énorme coque qui mesurait presque quarante mètres de long avec un infini respect.

— Ce sont des gens puissants qui protègent Rudi, murmura-t-elle.

C’était bien l’avis de Malko. Au moment de franchir l’étroite passerelle d’acajou verni, reliant le pont au quai du port de Saint-Tropez, il eut une imperceptible hésitation. Cette fois, il se jetait vraiment dans la gueule du loup. Les SS naïfs et féroces de Rupholding étaient d’aimables plaisantins à côté des grands chefs nazis qui avaient réussi à sauver leur peau et leur argent et vivaient tranquillement au soleil.

Le White-Devil était un superbe trois-mâts à la coque immaculée. Ancré dans le nouveau port de Saint-Tropez, derrière le grand parking, il était à l’abri des regards curieux, mais ses hauts mâts dépassaient de loin toutes les autres mâtures.

Son discret pavillon panaméen n’apprenait rien sur la vraie nationalité de son propriétaire.

En équilibre sur la passerelle instable, Malko se retourna une seconde, comme pour admirer la vue des maisons serrées le long du port. Il cherchait la silhouette rassurante de Krisantem. Le Turc aurait dû être là. Ou il était soigneusement planqué, ou il avait raté son avion.

Très sale truc, dans ce cas.

Deux marins massifs, à la même trogne basanée et noiraude, glissèrent sur le pont luisant comme un miroir, à la rencontre des deux arrivants. Peu engageants. Ils portaient tous les deux sur leur T-shirt White-Devil brodé en lettres d’or.

— Nous sommes les amis de Munich de Herr Francisco Juarez, annonça fièrement Eva en allemand.

L’un des deux gorilles parut comprendre, fit demi-tour et disparut dans les profondeurs du White-Devil. L’autre, bras croisés, les pieds nus plantés sur le pont à angle droit, barrait le pont devant Eva et Malko.

La confiance ne régnait pas.

Le second marin réapparut et fit un louable effort pour arracher un sourire à son horrible trogne.

— Herr Francisco vous attend, annonça-t-il dans un allemand à faire sursauter Gœthe dans sa tombe.

Eva se précipita joyeusement vers l’escalier conduisant aux entrailles du voilier. Malko suivit plus lentement. Avant de disparaître dans la pénombre, il eut un regard pour le ciel bleu. Cette fois la piste le mènerait jusqu’à Rudi Guern. Ou jusqu’à un tonneau de ciment au fond de la Méditerranée.

Ébloui, après la violente clarté du port, il tâtonnait dans la pénombre, au pied de l’escalier. Il trouva la poignée d’une porte et l’ouvrit, débouchant dans un salon somptueux occupant toute la partie centrale du White-Devil. Une commode Louis XV, des fauteuils assortis, un ravissant secrétaire en marqueterie, ainsi qu’un canapé de velours fauve, occupant tout un angle de la pièce, faisaient oublier que l’on se trouvait sur un bateau.

Aux murs, deux petits Utrillo équilibraient un grand Dufy. Une épaisse moquette complétait cet ensemble féerique.

— Bien… bienvenue à bord du White-Devil, fit une voix de basse, en allemand.

Francisco Juarez était assis sur le canapé de velours fauve. Vision d’Apocalypse. Son torse en forme de barrique était boudiné dans un pull blanc en soie à col roulé. Un pantalon jaune canari moulait les jambons de ses cuisses de façon presque obscène. Ses multiples mentons reposaient paisiblement les uns sur les autres, tremblotaient légèrement quand il parlait.

Le pull sans manche découvrait les avant-bras couverts d’une toison rousse incroyablement touffue.

Le visage fascina Malko : des yeux de porcelaine bleue, transparents et fixes, proéminents comme ceux d’un saurien, une imposante moustache rousse cachant presque entièrement les lèvres minces et un nez tellement crochu qu’il en était caricatural. L’ensemble était pourtant loin de dégager une impression comique. Lorsque Francisco Juarez se leva pour serrer la main de Malko. ses mouvements dégagèrent une impression de force extraordinaire. De plus près, Malko aperçut une grosse loupe cachée entre les cheveux, juste au sommet du crâne.

La poignée de main faillit lui broyer les doigts. Francisco Juarez le dévisageait, le visage impénétrable. Eva le dévorait des yeux. L’attirance de la force brutale. D’une voix étranglée, elle rompit le silence :

— Herr Francisco – elle buta sur le prénom espagnol et se reprit – Herr Juarez est au courant de votre problème. Il a promis à nos amis de Munich de vous donner une protection efficace…

— Dé… défi… nitive, cracha l’autre. Les-les amis de nos a… amis s… sont mes amis.

Il n’y avait pas la moindre trace d’ironie dans sa voix, mais Malko se sentit instinctivement sur ses gardes. La présence de Francisco Juarez lui causait un malaise presque physique. Il se força à l’examiner pour tenter de percer sa vraie personnalité. S’il s’appelait vraiment Juarez, lui était le fils du pape. Il réalisa soudain qu’il était en train de commettre une folie. Son histoire ne tiendrait pas cinq minutes devant des vrais SS. Comme Francisco Juarez, par exemple.

Pour disposer de tant de moyens, il devait faire partie des plus hautes instances nazies, de ceux qui utilisaient tranquillement les fonds cachés à l’étranger, à la fin de la guerre.

Il eut envie de filer. Immédiatement. Tant pis pour Rudi Guern. Il devait y avoir une autre façon de le retrouver. Mais Francisco Juarez s’était mué en hôte parfait :

— Un peu d’alcool, Herr… Linge, je crois ? demanda-t-il. J… j’aime retrouver d… de vieux camarades.

— Moi aussi.

Malko sourit. Crispé.

Il pensait à Krisantem et à son lacet. Quel beau tour de cou pour son vis-à-vis.

— Un peu de vodka, s’il vous plaît.

Francisco Juarez frappa dans ses mains. Les deux gorilles qui les avaient accueillis firent trembler l’échelle sous leur pas. L’un d’eux s’approcha du plateau chargé de bouteilles et fit le service, tandis que l’autre restait debout près de la porte, les bras croisés sur la poitrine.

Ils burent tous les trois en silence.

Soudain, un bruit de chaîne arriva de l’avant. Malko tendit l’oreille. On remontait l’ancre. Aussitôt une légère vibration fit trembler le White-Devil. Il posa son verre, sérieusement inquiet.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

— N… nous ap… pa… pareillons, répondit Francisco Juarez.

Il ne dit pas pourquoi. Les yeux de porcelaine bleus ne quittaient pas Malko. Appuyé aux coussins, il jouait avec son verre vide. On entendit des gens courir sur le pont, des ordres criés en allemand et en espagnol. Puis le grondement des moteurs augmenta : lentement, le White-Devil s’éloignait du quai.

Eva battit des mains :

— Wunderbar ! Herr Juarez, c’est la première fois que je vais en mer !

Francisco Juarez eut un bon sourire.

— À propos, demanda-t-il à Malko, dans qu… quelle unité étiez-vous, mon cher camarade ?

Par moments, il ne bégayait pas du tout. Mais il se concentrait tant que sa moustache en tremblait.

Devant l’hésitation de Malko, il répéta :

— Ah ! Je comprends votre discrétion. Permettez-moi de me présenter moi-même. Obergruppenführer Anton Brunner.

— Division Sepp-Dietrich, fit mécaniquement Malko, 17e Panzergrenadier SS.

— Mais ce n’est pas pour cela que l’on vous a fait des ennuis, remarqua paternellement Anton Brunner.

Malko hésita un court instant avant de répondre :

— Non. Mais j’ai été muté aux Totenkopfverband. Détaché au camp de Birkenau…

— Ach, so ! Mais, vous étiez indirectement sous mes ordres. Comme vous le savez, je dirigeais la Totenkopfstarmbanne.

Les yeux de porcelaine bleue étaient de plus en plus candides. Anton Brunner se versa un autre verre d’alcool blanc et dit d’un air absent :

— Vous êtes en bonnes mains, mon cher camarade. Ce bateau a servi, bien des fois, à transporter de nos amis.

» Je peux dire que le Reichleiter Martin Bormann lui doit même un peu de sa liberté. Nous avons dû le transporter d’urgence l’année dernière de Montevideo, où ces cochons de Juifs le serraient d’un peu près. Nous en avions emmené un avec nous. Dans un sac. Savez-vous que ces stupides requins l’ont dévoré avant que nous ne puissions l’interroger. Il ne restait qu’un morceau de bras. C’est difficile de faire parler un morceau de bras, n’est-ce pas, mon cher camarade Linge ?

— Difficile, en effet, fit Malko d’une voix blanche.

Anton Brunner se versait verre sur verre. Et plus il buvait, moins il bégayait. Maintenant sa diction était à peu près normale.

— Savez-vous comment nous avons gagné un peu d’argent, tout de suite après la guerre ? demanda-t-il d’un ton enjoué.

— Non.

— Eh bien, nous avions un peu d’or. En Inde, cela valait très cher. Quatre fois, cinq fois le prix de l’Europe. Nous faisions le voyage sans arrêt. Amusant,nich war !

La bouteille de schnaps diminuait à vue d’œil. Anton Brunner avait une capacité d’absorption fantastique. Maintenant, la houle tapait contre la coque. Ils étaient sortis du port. Inquiétant et disert, l’Allemand continuait ses confidences. Dans son coin, Eva, les yeux écarquillés de stupéfaction, écoutait. Les nerfs de Malko étaient tendus comme des cordes à violon. Anton Brunner n’avait rien d’un ivrogne bavard. Pourtant, chacune de ses paroles était hautement explosive, mais il ne paraissait pas s’en soucier. Comme si cela n’avait aucune importance.

— Vous ne buvez pas ? fit-il soudain.

Malko en profita pour se lever, le plus naturellement possible :

— Je crois que je vais prendre un peu l’air sur le pont, dit-il d’un ton dégagé. Je ne suis pas habitué au navire. Je ne me sens pas très bien.

Les gros yeux bleus se voilèrent de tristesse :

— Ach ! mon cher camarade ! Je vais prendre soin de vous.

Rassurant comme un mal blanc.

Malko avait déjà presque atteint l’échelle. Maintenant, il était sûr que l’Allemand jouait avec lui comme le chat avec la souris. Il était tombé dans un piège. Un piège monté depuis Munich. Il fallait regagner le pont et plonger. Malko était bon nageur, il avait une chance.

Au moment où il allait monter, le gorille se plaça brusquement devant la porte, sans dire un mot. Malko n’eut pas à se forcer beaucoup pour pâlir.

— Je ne me sens pas bien, Herr Obergruppenführer. Je risque d’être malade et de salir votre beau tapis.

— P… pas possible !

Il avait repris son bégaiement. Et, cette fois, le ton était nettement ironique. Il se leva, le verre à la main, toujours souriant. Une seconde, il resta en face de Malko, l’air bonhomme. Puis à toute volée, il lui jeta au visage le verre et son contenu. Comme si c’était le signal, les deux gorilles bondirent. Malko eut l’impression de recevoir le choc d’une locomotive. Il frappa, mais ses poings rebondissaient sur des nœuds de muscles durs comme du fer. Ils lui immobilisèrent les bras derrière le dos et le collèrent à la cloison.

L’estomac secoué de hoquets à la suite des coups dont on l’avait martelé, il serait tombé si on ne l’avait pas soutenu.

Les yeux agrandis comme une folle, Eva regardait la scène, les deux mains sur sa bouche, terrorisée.

Anton Brunner s’approcha à toucher Malko.

— Alors, tu es un bon Allemand, un bon camarade SS qui voudrait se cacher ?

— Je ne comprends pas, protesta Malko. Eva m’avait dit que vous étiez des amis…

— De… de qui ?

Malko ne répondit pas. L’index d’Anton Brunner s’enfonça dans son estomac brutalement et il retint un spasme. Ce qu’il avait craint était arrivé.

— Hein, de… de q… qui ?

Soudain l’Allemand le gifla à toute volée, et Malko crut que sa tête se détachait de son tronc. Un bourdonnement intense l’assourdit et des larmes jaillirent de ses yeux. Brunner parlait maintenant d’une voix basse et rauque :

— Schweinerei ! C’est moi qui commandais les Totenkopfverband. J’ai la liste de tous mes officiers. Tous. Depuis trois jours, j’ai fait enquêter sur toi. Personne ne te connaît. Tu n’es même pas un SS, ordure.

Une nouvelle gifle ponctua l’affirmation, fendant en deux la lèvre supérieure de Malko. Il sentit le sang gluant et chaud couler dans sa bouche. Courageusement, Eva s’approcha et dit d’une voix timide :

— Herr Brunner, il porte le tatouage de nos camarades, je l’ai vu moi-même.

— Imbécile ! Cela ne veut rien dire ! hurla l’Allemand. Ou alors c’est un traître et il mérite deux fois la mort. Il n’a jamais été poursuivi par personne. C’est une comédie honteuse.

— Mais, Herr Brunner…

Brutalement, il tourna sa fureur contre elle. De la main gauche, il la saisit par les cheveux et lui porta un coup violent au ventre. Elle poussa un « Oh ! » étranglé, devint livide et s’effondra sur la moquette, les deux mains au ventre. Elle vomit d’un coup, et une odeur aigre emplit la cabine.

Abandonnant Malko, l’Allemand s’acharna sur elle, à coups de pied, visant les seins et le ventre. Eva ne criait plus. Recroquevillée sur elle-même, elle recevait les coups comme une baudruche. Une bave verdâtre s’écoulait de ses lèvres. Écœuré, Malko détourna les yeux. Anton Brunner, après un dernier coup de pied, revint à Malko en dandinant ses énormes épaules.

— Tu vas me dire qui tu es et ce que tu veux, gronda-t-il. Et je te mettrai une balle dans la tête. Autrement, tu cracheras tes tripes jusqu’à ce que tu parles.

— Tuez-moi tout de suite, fit Malko.

— Ta gueule. Ici, on meurt quand je le veux et comme je le veux. D’abord, pourquoi portes-tu ce tatouage ?

— On me l’a fait, dit Malko. Pendant mon sommeil. Pour me faire passer pour un SS. Pour me compromettre.

Brunner haussa les épaules :

— Qu’est-ce que c’est que cette fable ? Tu vas dire la vérité, oui ?

À deux reprises, il le gifla. La tête de Malko cogna la cloison d’acajou. Aussitôt, il reçut un coup de genou dans le bas-ventre qui lui arracha une nouvelle nausée :

— Salaud, tu salis ma boiserie ! Réponds. Pourquoi voulais-tu retrouver Rudi Guern ? Pour avoir une prime ?

Malko hésitait. Sa résistance physique avait des limites. Et à quoi bon se taire ? De toute façon, l’autre le tuerait. Il en savait trop. Il fallait gagner du temps et prier Dieu.

— Je suis un agent de la CIA, dit-il.

— De la CIA !

Anton Brunner éclata d’un rire énorme.

— La CIA ! Depuis quand s’intéresse-t-elle à nous ?

C’était difficile à expliquer. Malko répliqua :

— Une suite de coïncidences m’ont mené jusqu’à vous. Vous ne m’intéressez pas.

Les yeux bleus se durcirent instantanément.

— Mais toi, tu m’intéresses. Sale Juif !

— Je ne suis pas Juif, fit Malko.

Il détourna la tête pour ne pas voir le corps inerte d’Eva. Elle respirait à peine. Son chandail s’était relevé et on voyait un énorme bleu à la place du foie.

— Déshabille-le, Gunther !

Un des gorilles se jeta sur Malko. Il lui arracha littéralement ses vêtements pièce par pièce, les jetant par terre au fur et à mesure. Jusqu’au slip. Puis il recula avec un rire satisfait.

L’Allemand se pencha sur Malko.

— C’est vrai, tu n’as pas l’air juif. Veux-tu me dire ce que tu fais ici ?

— Je cherche Rudi Guern.

— Pourquoi ?

— Cela ne vous regarde pas.

Crispé, il attendit le coup. Mais l’Allemand ne broncha pas. Distraitement, il caressait la toison de son avant-bras.

— Nous sommes assez loin en mer maintenant, dit-il. J’ai un moyen sûr de te faire parler. Tu as entendu parler de la baignoire ?

Malko inclina la tête. C’était un supplice couramment utilisé par la Gestapo. On plongeait la victime dans une baignoire d’eau savonneuse jusqu’à suffocation…

— Nous avons une grande baignoire, ici… souligna Anton Brunner avec un gros rire.

Un des gorilles sortit une fine cordelette d’un placard et attacha les deux mains de Malko derrière le dos. Puis, il le poussa violemment dans l’escalier, toujours nu, comme un ver.


* * *

Elko Krisantem n’aimait pas l’eau. Il avait toujours éprouvé une profonde aversion pour les bains de mer et autres festivités de ce genre. Aussi contemplait-il d’un œil morne la Méditerranée. À ses yeux, Saint-Tropez n’était qu’un petit village sans intérêt. En plus, il avait eu horriblement peur en avion. Ne parlant pas un mot de français, il avait eu toutes les peines du monde à rejoindre Saint-Tropez en taxi. Debout près d’une pompe à essence, il regardait pensivement le White-Devil. Cela faisait un bon moment que Malko avait disparu dans les entrailles du navire avec la fille.

Sans instructions précises, le Turc hésitait sur la conduite à suivre. Son vieil Astra était glissé dans sa ceinture et il avait ajouté à sa panoplie un poignard de commando, rescapé de la Corée, affûté comme un rasoir.

Plus l’inévitable et mortel lacet, son ancien gagne-pain.

Un bruit le fit soudain sursauter : peu habitué aux choses de la mer, il mit près d’une minute à réaliser qu’il s’agissait du treuil de l’ancre du White-Devil.

Elko Krisantem avait des défauts mais il réfléchissait vite. Malko n’avait jamais parlé d’un départ sur le White-Devil. Il était donc arrivé quelque chose d’imprévu. Et vraisemblablement pas du bon. Sans réfléchir, il courut vers le quai où était amarré le trois-mâts. Décidé à monter à bord par n’importe quel moyen.

Mais lorsqu’il arriva, la passerelle avait déjà été retirée. L’ancre remontait le long de la coque blanche et lisse. Il aurait fallu être une mouche pour y grimper. Elko regarda le bouillonnement des hélices, fou d’inquiétude. Il ne pouvait plus rien pour Malko.

Si le White-Devil appareillait pour une destination éloignée, c’était terminé. L’œil morne, se sentant affreusement coupable, il le regarda sortir du port, majestueusement.


* * *

— Stoppez, ordonna Anton Brunner.

Le White-Devil se trouvait à deux miles de la côte, environ. La mer était belle, presque sans vagues. Quelques nuages blancs couraient dans le ciel bleu. Anton inspecta l’horizon avec une paire de grosses jumelles. Pas un navire en vue du côté du large. Ce n’était pas encore la saison et les paquebots passaient plus loin.

— Nous pouvons commencer, annonça l’Allemand.

Malko grelottait de froid. Tout son corps lui faisait mal à la suite des coups reçus. Ses poignets avaient été attachés si serrés que le sang ne circulait plus dans ses mains. On l’avait grossièrement ligoté à un panneau de cale, toujours nu. L’équipage vaquait à ses occupations comme si de rien n’était, sans un regard pour lui.

Étrange navire. Qui aurait pu soupçonner cet élégant yacht d’être un repaire nazi ? À Saint-Tropez, en plus !

Comme s’il avait deviné ses pensées, Anton Brunner remarqua aimablement :

— Je veux en finir avec vous aujourd’hui. Demain, nous partons pour une destination éloignée.

Un des marins apporta une gueuse de fonte pesant bien dix kilos. Avec une corde, il lia les pieds de Malko et attacha le bout de la corde à la gueuse. Puis, le détachant du panneau, il traîna Malko vers le bastingage. Brunner s’approcha de lui.

— Mon cher camarade, dit-il. Je vais vous laisser filer au bout de cette corde jusqu’à ce que vous soyez dans l’eau. Combien pensez-vous pouvoir tenir : deux minutes, trois minutes, plus ?

Malko ne répondit pas.

— Ach ! je vous donne deux minutes ! Gunther, vas-y !

Le marin arracha Malko du sol et le passa brutalement par-dessus bord. L’autre extrémité de la corde avait été attachée au bastingage. Malko descendit en tournoyant, suspendu par les poignets. Il avait l’impression que ses os allaient se disloquer tant la gueuse le tirait vers le bas. Ce fut presque avec soulagement qu’il sentit l’eau froide le long de son corps. Désespérément, il remplit ses poumons avant de disparaître sous les vagues.

Il avait gardé les yeux ouverts. Le contact gluant de la coque couverte d’algues et de coquillages le fit frissonner. Intérieurement, il comptait les secondes. À 80, il crut que ses poumons allaient éclater. Le sang battait à ses tempes. L’air qu’il avait gardé dans sa poitrine voulait sortir, à tout prix.

Brusquement, il ouvrit la bouche, chassant une énorme bulle d’air. L’eau salée se rua dans son larynx. Il étouffait. Il s’évanouit dans un ultime spasme.


* * *

— Allez, vide-la bien, cette ordure !

Ses énormes bras couverts de poils roux croisés sur sa poitrine, Anton Brunner contemplait le corps de Malko étendu sur le pont. Il n’avait pas repris connaissance depuis qu’on l’avait remonté. L’Allemand en bégayait de rage. Il fallait qu’il parle ; pour savoir ce qui se cachait derrière cette expédition solitaire. Il ne croyait pas une seconde à l’histoire de la CIA. Mais s’il mourait sans avoir repris connaissance, il allait falloir changer beaucoup de choses dans leur organisation. Il ignorait ce que ce Linge savait déjà sur eux.

Gunther tentait maladroitement la respiration artificielle sur le corps inerte.

— F… fais lui du b… bouche à… à… bouche, cria Brunner.

À contrecœur, le marin approcha son visage de celui de Malko.

Horrible spectacle. Il y avait de quoi réveiller un mort. Gunther soufflait comme un soufflet de forge. Enfin, Malko bougea légèrement. Aussitôt, l’autre lui glissa entre les dents le goulot d’un flacon de rhum.

Malko eut un violent haut-le-corps et vomit un jet d’eau salée, puis fut pris d’une terrible quinte de toux.

Mais il était revenu à lui. Brunner soupira de soulagement. Le regard vitreux, Malko tentait de reprendre sa respiration. L’Allemand s’accroupit près de lui, comme une énorme et malfaisante méduse.

— Je ne vous croyais pas si fragile, la prochaine fois, je ne vous laisserai qu’une minute et demie. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive du mal.

Malko secoua la tête. Il ne se souciait pas de recommencer l’expérience. Sa seule chance était de gagner du temps en espérant que Krisantem puisse intervenir.

— Je vais parler, dit-il, mais vous allez être déçu.

Ses chances de survie diminuaient à vue d’œil : quand il saurait ce qu’il voulait, l’Allemand risquait de le jeter purement et simplement par-dessus bord…

— Voilà l’histoire, dit Malko. Je recherche Rudi Guern parce qu’on essaie de me faire passer pour lui…

Il résuma ses démêlés avec les Russes et conclut :

— Si les Israéliens m’ont suivi, cela ne servira à rien de me tuer.

Anton Brunner ricana dans sa moustache :

— Ne vous tracassez pas pour moi. Dans deux jours le White-Devil sera loin. Le monde est grand. Et vous serez mort. Vous comprenez qu’après ce que je vous ai dit, n’est-ce pas…

— Et Eva ? demanda Malko. Elle est de votre bord, vous n’allez pas la tuer aussi…

L’autre haussa les épaules :

— C’est une imbécile. Je ne supporte pas les imbéciles… C’est elle qui vous a permis d’arriver jusqu’à nous. C’est une faute impardonnable. Gunther, va chercher la fille.

Le gorille disparut pour revenir, quelques minutes plus tard, portant le corps inanimé d’Eva sur le dos. Il la jeta sur le pont comme un paquet de linge sale. Elle était encore évanouie.

— La bassine.

Le regard de porcelaine bleue traversait le corps inerte sans le voir.

Le marin repartit vers l’avant et ramena, en le faisant rouler devant lui, un tonneau coupé en deux. Il l’arrêta devant Malko et entreprit de le remplir en puisant de l’eau dans la mer, grâce à un seau en plastique. Anton Brunner avait allumé un gros cigare, et fumait en se grattant machinalement la poitrine. Malko ne voulait pas penser. Qui allait mourir le premier ? Eva ou lui ?

Justement, celle-ci bougea et tenta de se redresser mais Gunther lui envoya au passage un coup de pied qui la fit rouler de côté.

La bassine était pleine.

— V… vas… y, ordonna Anton Brunner.

Gunther saisit la jeune fille et la traîna jusqu’à la bassine. Au moment où elle ouvrait les yeux il lui plongea la tête dans l’eau jusqu’aux épaules. Fasciné et horrifié, Malko ne pouvait détacher ses yeux du spectacle. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Ensuite le corps d’Eva eut une terrible contraction. Impitoyablement, la poigne de Gunther la maintint dans l’eau. Les cheveux blonds flottaient comme ceux d’une Ophélie. Soudain, elle se débattit furieusement, prenant appui des mains sur le fond du tonneau. Cela dura une vingtaine de secondes interminables. Puis des bulles d’air crevèrent la surface, les jambes se détendirent d’un coup et elle ne bougea plus. Mais Gunther ne relâcha pas sa pression. Une bonne minute plus tard, Anton Brunner claqua des doigts et le marin se releva docilement.

Le corps d’Eva s’enfonça un peu plus dans l’eau. Elle était morte.

— Je… jette-la à… à la mer.

Sans aucune émotion, Gunther saisit par la taille la fille qu’il venait d’assassiner. Ses yeux étaient exorbités et sa bouche crispée dans un dernier cri silencieux.

Le corps resta une seconde en équilibre sur le plat-bord d’acajou verni, puis disparut. Il y eut un plouf sourd. Eva flottait entre deux eaux. Une mouette plongea sur le corps avec un cri strident. Anton Brunner, satisfait, tira sur son cigare.

— Je souhaite de tout mon cœur qu’un jour on vous tue de cette manière, dit Malko. Même si je ne suis pas là pour le voir.

L’Allemand eut un geste désinvolte de son cigare !

— Ach ! Il y a v… vingt-trois ans que je suis condamné à mort.

— C’est mon tour, maintenant, je suppose ?

L’Allemand secoua la tête :

— Non. Je vous ai réservé autre chose. Ce ne sera pas douloureux. Deux noyés pourraient attirer l’attention de la police. Je préfère que vous vous suicidiez.

Le White-Devil s’était remis en route, vers la côte. Brunner s’étira voluptueusement, faisant saillir sa bedaine.

— Belle journée, remarqua-t-il. J’aime la Méditerranée lorsqu’il fait un peu frais comme aujourd’hui.

Malko ne répondit pas. Ses yeux dorés étaient striés de vert. Le meurtre froidement exécuté d’Eva l’avait plongé dans une rage sans limite. Il avait quelques heures de sursis. Sa dernière chance. Brunner aboya un ordre et, cinq minutes plus tard, il se retrouva ficelé sur la moquette du salon.

Un peu plus tard, il sentit le White-Devil ralentir, puis manœuvrer ; puis le fracas de l’ancre. Ils étaient rentrés au port. Vainement, il tenta de se défaire de ses liens : c’était du travail de professionnel. Il réussit seulement à se meurtrir les poignets. Il entendit des gens marcher sur le pont. Anton Brunner ne se montra pas et il perdit peu à peu le sens du temps. Le jour baissa et fit place à l’obscurité. Aucun bruit ne venait plus du White-Devil. Aux mouvements sur le pont, il comprit qu’une partie de l’équipage descendait à terre. À quelques mètres de là, il y avait la gendarmerie de Saint-Tropez, la police, des gens normaux qui devaient saluer respectueusement le señor Francisco Juarez. milliardaire panaméen.

Sa dernière chance, c’était Krisantem. Mais seul, le Turc ne pouvait pas prendre le White-Devil d’assaut.

Malko dut sommeiller car la lumière le réveilla brusquement. Anton Brunner se tenait devant lui, son éternel cigare vissé dans la bouche. Gunther était là aussi, un étrange attirail à la main. Deux bouteilles d’oxygène et un respirateur d’homme-grenouille.

Le second gorille entra à son tour et fit lever Malko. Il trancha ses liens avec un poignard. Puis commença à lui masser les poignets. Étrange sollicitude. Durant l’opération, Gunther appuyait sur la nuque de Malko le canon d’un P.38.

— Je… je dirai à Rudi ce… ce qui est arrivé, fit Anton Brunner. Il s’amusera b… bien.

Gunther prit un rouleau de large sparadrap et reficela Malko, pieds et poings liés. Puis, il le chargea sur son épaule.

Anton Brunner leva son cigare :

— Adieu, Herr Linge !

Bâillonné, Malko eut été bien en peine de répondre. Sa tête heurta le montant de la porte et il fut à moitié étourdi. L’air vif de la mer le ranima et il regarda autour de lui. Le pont était désert. Un peu plus loin sur le quai, Malko aperçut sa petite Taunus.

Gunther, Malko toujours sur son épaule, descendit rapidement la coupée et courut jusqu’à la voiture. Malko se retrouva étendu sur le plancher de la voiture. Gunther prit le volant et le second gorille s’assit à l’arrière, les pieds sur Malko.

La voiture démarra aussitôt. Elle sortit du parking, passa devant l’Hôtel de Paris, arriva place des Lices et prit la route de Ramatuelle, déserte à cette heure tardive. Pour Malko, c’était le dernier voyage.

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