Malko se réveilla en sursaut, cherchant machinalement près de lui la présence d’un corps. Mais il était seul et bien seul. Le soleil déjà haut entrait à flots par la fenêtre sans volets.
Il referma les yeux pour retrouver son rêve : Sabrina était étendue près de lui, ses jambes somptueuses à demi repliées, comme elle aimait le faire. Puis le rêve avait débouché sur un cauchemar, avec le visage raviné et dur du capitaine Pavel Andropov, les yeux noirs sans expression de Janos Ferenczi.
Malko décida d’aller prendre une douche. Ce n’était pas bon de laisser divaguer son imagination.
Sabrina était morte. Sous le nom de Diana Lynn. Sans avoir révélé autre chose que le rôle qu’elle avait joué dans l’histoire Rudi Guern.
D’elle, on ne savait rien. Ni son vrai nom, ni sa nationalité, ni son âge, ni comment elle était entrée aux USA ou depuis quand elle vivait à New York.
Elle avait des papiers en règle, un passeport authentique. Avec un seul ennui : c’est qu’il existait réellement une Diana Lynn. Cette dernière était institutrice dans l’Indiana. Six ans plus tôt, elle avait effectué un voyage en Tchécoslovaquie et en Pologne. C’était tout. Le FBI avait fouillé son passé et celui de son mari jusqu’à la Guerre de Sécession, sans rien découvrir de suspect. Vraisemblablement, les Services secrets de l’Est avaient emprunté son passeport lors de son voyage. Celui de Sabrina portait le numéro B 388384. Le même que celui de la vraie Diana Lynn.
On ne saurait jamais qui était Sabrina, bien que son appartement eût été passé au peigne fin. À part le capitaine Andropov on ne lui avait découvert que des relations superficielles avec de bons Américains qui étaient tombés des nues en découvrant quelle vipère ils avaient nourri dans leur sein. Pas la moindre liaison. Officiellement, elle était esthéticienne, ne pratiquant que par intermittence.
Pavel Andropov était au secret, muet comme une carpe. C’était un professionnel et il ne parlerait pas. Officiellement, il était chauffeur à l’Amtorg. Un chauffeur pour lequel les Russes avaient offert une caution de cent mille dollars, afin qu’il fût libéré sur parole. Refusé par le FBI.
Les journaux étaient pleins de l’histoire. À l’instigation de David Wise, pour aider Malko. Car ce dernier n’avait plus eu de nouvelles des Israéliens, depuis l’attentat de Munich. Il espérait de tout son cœur qu’ils lisaient les journaux. Un rapport complet de l’affaire avait été envoyé à l’ambassade d’Israël, pour être communiqué à qui de droit… Malgré tout, Malko n’était pas tranquille.
Il avait pris rendez-vous avec un médecin de Chicago pour faire disparaître son tatouage SS. Une méthode absolument nouvelle. Application d’un rayon laser… Le praticien, au téléphone, avait juré à Malko que l’opération était sans douleur et instantanée… Pourvu qu’il ne se retrouve pas avec un trou à la place du sinistre tatouage.
Malko commençait sa culture physique quand un coup de sonnette, timide, le fit sursauter. Il s’enveloppa dans un kimono de soie noire pour aller ouvrir.
Il resta sur le pas de la porte, tétanisé.
Dans le chambranle se tenaient les deux Israéliens. Aucun doute possible. L’un d’eux avait une grosse sacoche noire.
Malko n’eut pas le temps d’avoir vraiment peur. L’un des deux hommes lui tendit la main et dit dans un anglais rocailleux :
— Je m’appelle Ben Uri. Ne craignez rien, monsieur Linge. Nous savons que le vrai Rudi Guern est mort.
Malko n’était pas complètement rassuré.
— Que venez-vous faire, alors ?
Ben Uri sourit gentiment.
— Je crois que vous ne regretterez pas notre visite. Pouvez-vous avoir la gentillesse de nous mener jusqu’à votre salle de bains ?
— Ma salle de bains ?
Malko les regarda. Ils étaient sérieux comme des papes et pas du tout hostiles.
— C’est par ici, fit-il. J’espère que vous ne resterez pas trop longtemps. J’allais justement prendre une douche.
— Vous êtes-vous déjà lavé les dents ? demanda Ben Uri.
— Pas encore, fit aimablement Malko, mais nous pouvons nous les laver ensemble… Ce sera plus gai.
Où voulaient-ils en venir ?
Dans la salle de bains, l’Israélien ouvrit le placard au-dessus du lavabo :
— Ah ! fit-il.
Il allongea le bras et sortit un tube de dentifrice Crest. Puis il échangea quelques phrases en hébreu avec son compagnon qui hocha la tête et sortit une boîte noire oblongue de sa sacoche.
Malko était de plus en plus intrigué.
— Pourquoi prenez-vous mon dentifrice ?
— Vous vous en êtes déjà servi combien de fois ? demanda Ben Uri.
— Deux fois, je pense, je n’étais pas là.
— Heureusement, fit Ben Uri.
Ça tournait à la plaisanterie.
— Vous voulez que je perde mes dents, persifla Malko.
L’Israélien le regarda d’un air grave :
— Justement, si vous vous en étiez servi régulièrement, vous auriez perdu vos dents. Et la vie avec.
— La vie !
— Pendant que vous étiez absent, nous sommes venus ici, expliqua l’Israélien. Nous avons échangé votre vrai dentifrice contre celui-ci. Il contient maintenant une forte proportion de thallium…
Malko s’étrangla :
— De thallium !
— Oui. Comme vous le savez sans doute, c’est une matière extrêmement radioactive, concentrée comme elle l’est ici. Vous seriez mort dans trois mois environ, avec tous les symptômes d’une leucémie galopante…
» Regardez, ceci est un compteur Geiger.
Il approcha la boîte noire du tube de dentifrice. Aussitôt, il émit une série de crépitements de plus en plus rapides…
Malko était blanc.
— Ôtez-moi cette saleté d’ici, dit-il.
— Je vous en prie, fit poliment Ben Uri.
Il tira de la sacoche une boîte en plomb et y déposa l’horrible dentifrice.
Malko essaya de soulever la boîte : elle pesait au moins cinq kilos !
Puis ils quittèrent tous la salle de bains.
— Nous aurions pu vous prévenir par téléphone, expliqua Ben Uri, mais nous tenions à le récupérer. Cela coûte très cher et c’est dangereux de le laisser traîner.
» Nous avions décidé d’employer ce moyen de vous éliminer à cause de l’accident de Munich. Cela nous a bouleversés. C’est la première fois que nous tuons un innocent.
Ils partirent comme deux fantômes, remontèrent dans une voiture noire qui s’éloigna dans un nuage de poussière. Malko n’avait plus envie de se laver, plus envie de vivre. La verte campagne de l’État de New York lui semblait tout à coup sinistre.