CHAPITRE VI

Une plaque de cuivre ovale portait en lettres gothiques gravées : « Familie Guern ». Une odeur de pin, de résine et d’encaustique flottait sur le palier du grand chalet. Par la fenêtre étroite éclairant la cage d’escalier, Malko apercevait la campagne bavaroise et, devant le chalet, un vieil homme sanglé dans un manteau de cuir marron et pelé, incroyablement long, en train de scier du bois. Il avait jeté au visiteur un regard perçant sans cesser son travail et salué d’un vigoureux :Gruss Gott ! à la mode bavaroise.

Le chalet se trouvait un peu à l’écart de Rupholding, au bout d’un chemin de terre qui se perdait ensuite dans les champs. Malko avait abandonné sa Taunus de location devant le « Gasthaus zum Post » afin de moins attirer l’attention. C’était la démarche de la dernière chance. Après, il n’avait plus qu’à reprendre le premier avion pour New York et à obéir sagement au G.R.U…

Sa seule chance était que les Russes aient oublié l’existence de la mère de Rudi Guern. Bien mince possibilité.

Il prit sa respiration et frappa un coup sec à la porte de bois.

Il y eut un bruit de pas à l’intérieur et la porte s’ouvrit.

Malko resta interdit.

Devant lui se tenait une jeune fille aux yeux très bleus et aux longs cheveux blonds, le buste moulé dans un pull de laine blanche qui dessinait deux seins lourds accrochés très haut. Un fuseau de ski noir impeccable mettait en valeur des hanches rondes et de longues jambes. Le sourire découvrait des dents étincelantes et saines. L’apparition regarda avec surprise le costume élégant et la cravate de Malko. À Rupholding, les hommes ne portaient de cravate que le dimanche.

— Gruss Gott, dit-elle d’une voix claire. Qui cherchez-vous ?

Elle n’avait pas ouvert complètement la porte et détaillait Malko avec un mélange de surprise et d’anxiété.

Il se lança.

— Je suis… enfin j’étais un ami de Rudi Guern.

Une ombre passa sur les yeux bleus et la jeune fille recula imperceptiblement avant de s’exclamer :

— Rudi ! Mais Rudi est mort depuis bien longtemps. Je suis sa sœur.

Malko ne put s’empêcher de demander :

— Sa sœur ! Vous vous souvenez de Rudi, alors ?

Elle secoua la tête négativement :

— J’avais deux ans quand il est parti à la guerre. Mais que voulez-vous et qui êtes-vous ?

C’est là que ça se gâtait.

— J’étais avec Rudi… dans l’Est, dit Malko à voix basse. Depuis j’avais quitté l’Allemagne. Je suis revenu pour quelques jours. Je roulais sur l’autoroute pour aller à Salzburg, quand j’ai vu le panneau indiquant Rupholding. Alors, j’ai voulu savoir si Rudi était vraiment mort.

— Vous étiez avec Rudi !

Le visage de la jeune fille s’éclaira et elle ouvrit la porte toute grande.

— Entrez, entrez !

La pièce était grande et claire, avec des solives apparentes et un grand poêle en porcelaine bleue, à la mode bavaroise, près d’un vaisselier littéralement couvert de photos. Du coin de l’œil Malko aperçut des uniformes et son cœur battit plus vite. Il brûlait. Il s’assit sur la chaise de bois que lui avançait la sœur de Rudi Guern. Étrange situation. Elle prit place en face de lui, de l’autre côté de la table rectangulaire, les yeux brillants d’excitation. Au fond il y avait un grand lit de bois recouvert d’un gros édredon.

— Je m’appelle Eva, dit-elle. Et vous ?

— Malko. Malko Linge.

Elle se leva et sortit du vaisselier une bouteille de Steinhesser et deux verres. Elle les remplit et en tendit un à Malko. Il trempa ses lèvres dans l’alcool blanc et reposa son verre, louchant sur les photos du vaisselier.

— Vous permettez que je regarde, demanda-t-il ?

Eva sourit.

— Je vous en prie.

Il se leva et se pencha sur les photos. Il y avait Eva, à tous les âges ; un homme âgé en feldwebel de la Wehrmacht qui devait être le père Guern. Une femme âgée qui était certainement sa mère. Mais rien qui puisse ressembler à Rudi Guern.

— Vous n’avez rien de Rudi ? demanda-t-il.

— Rien, répliqua-t-elle très vite.

— J’aimerais saluer frau Guern, dit-il.

Eva secoua la tête.

— Mutti est morte voilà un an. Je suis seule maintenant. Mon père a été tué à Stalingrad.

Ainsi, la dernière personne capable de reconnaître Rudi se trouvait au cimetière de Rupholding. Voilà pourquoi les Russes avaient laissé Malko venir à Rupholding.

— Vous étiez là-bas avec lui ? fit Eva. Dans le camp ?

— Oui.

Malko était sur des charbons ardents. Mais ce n’était pas le moment de faire machine arrière. Au contraire.

— Êtes-vous tout à fait sûre que Rudi soit mort ? fit-il à brûle-pourpoint.

Eva reposa son verre sur la table si brutalement qu’un peu d’alcool en jaillit. Les yeux bleus se vrillèrent dans les yeux dorés de Malko.

— Pourquoi dites-vous cela ? Nous avons été avisés officiellement de sa mort, tout de suite après la guerre.

— Un jour, j’avais rencontré des camarades qui m’avaient dit qu’il était encore vivant, dit Malko évasivement. Vous savez que certains d’entre nous ont dû se cacher, depuis la guerre.

— Je sais, fit Eva sombrement. C’est terrible. Des gens ont accusé Rudi d’avoir fait des choses horribles. Moi, je sais que ce n’est pas possible. Mutti me racontait toujours comme il était doux lorsqu’il était enfant.

— C’était un très brave garçon, renchérit Malko.

Les mots lui écorchaient un peu la bouche, mais ce n’était pas le moment d’apprendre à Eva que la SS n’était pas les Petites sœurs des pauvres.

Elle le regardait curieusement, par-dessus la table.

— Pourquoi me dites-vous ces choses ? Rudi est mort. Sinon, il serait venu à l’enterrement de sa mère.

— Bien sûr, se hâta de renchérir Malko. Il serait venu.

Eva le regardait avec une expression indéfinissable. Ses yeux bleus candides s’étaient chargés de tristesse. Brusquement Malko se sentit mal à l’aise. Il se leva.

— Je n’ai plus rien à faire ici. Puisque Rudi est vraiment mort.

Il avait appuyé sur le « vraiment. Eva se leva aussi et spontanément lui posa la main sur le bras.

— Restez ce soir, insista-t-elle. Nous avons une petite fête. Je vous invite. Je serai heureuse de bavarder avec vous. Nous ne voyons pas beaucoup d’étrangers à Rupholding.

Malko allait refuser quand ses yeux tombèrent sur la rangée de photos alignées sur le vaisselier.

Pourquoi n’y avait-il aucune photo de Rudi ? On semblait pourtant avoir le culte des morts dans la famille Guern. Mais si Rudi n’était pas mort… Ceci expliquait cela.

— Je reste, fit-il. Je vais aller me changer et me reposer un peu. À quelle heure nous retrouvons-nous ?

— À huit heures. Je vais vous faire accompagner par un ami pour qu’on vous donne une bonne chambre.

Avant que Malko ait pu l’en empêcher elle ouvrit la fenêtre et appela :

— Karl !

L’homme qui sciait du bois leva la tête. Eva lui cria d’accompagner Malko jusqu’au Gasthaus zum Post et de le présenter comme un ami.

Malko prit congé et rejoignit l’homme au manteau de cuir. Ce dernier le salua d’un signe de tête sans lui tendre la main. Puis il partit à grandes enjambées dans le sentier, si vite que Malko eut du mal à le suivre.

Ils n’échangèrent pas un mot jusqu’au centre du village. La salle du Gasthaus était presque vide : quelques paysans en costume traditionnel somnolaient devant des chopes de bière. Ils jetèrent à peine un coup d’œil à Malko. Karl alla jusqu’à la porte des cuisines et appela d’une voix rauque :

— Otto !

Un bonhomme rondouillard, ressemblant à s’y méprendre à un tonnelet de bière, boudiné dans une chemise sans couleur et un pantalon vert, surgit des cuisines. Son teint rubicond aurait pu éclairer une pièce de moyenne dimension. Karl se pencha à son oreille et échangea quelques mots avec lui à voix basse. Puis, il redressa sa haute taille et retraversa la salle, saluant Malko d’une inclinaison de tête. Seuls, ses yeux perçants semblaient vivre dans sa carcasse décharnée.

Otto, le patron du Gasthaus, salua Malko chaleureusement :

— Gruss Gott ! Vous êtes un ami d’Eva ! Je vais vous donner ma meilleure chambre.

Malko remercia et alla chercher sa valise dans la Taunus, de l’autre côté de la rue, et suivit l’aubergiste au premier étage. La chambre était coquette et propre, toute lambrissée de sapin, avec une fenêtre sur la rue.

L’atmosphère bon enfant du Gasthaus détendit les nerfs de Malko. Sans se déshabiller, il s’étendit sur le lit étroit. Pourquoi n’y avait-il aucune photo de Rudi chez les Guern ? L’explication était peut-être toute simple. Sauf si Rudi était vivant. Il avait la soirée pour arracher la vérité à Eva. Car si son frère était vivant, elle le savait certainement.

Tout reposait maintenant sur la jeune fille aux yeux bleus. La chance de Malko résidait dans le fait que les Russes savaient que la mère de Rudi, la seule personne dont le témoignage ne pourrait être mis en doute, était morte. Janos Ferenczi attendait tranquillement que Malko reprenne l’avion pour New York, ayant épuisé toutes ses chances. Donc, il disposait de quelques jours de sursis.

Il déplia son costume d’alpaga bleu pour faire honneur à la jolie Eva. Ce soir, il avait besoin de tout son charme.

— Prosit !

— Prosit !

Malko leva sa chope de grès et la vida en même temps que le géant au crâne rasé qui venait de porter le toast. Ses petits yeux porcins scrutaient son vis-à-vis avec une curiosité intense, presque déplacée. Il devait peser cent cinquante kilos au bas mot et rappelait à Malko l’horrible Greslky, mort à Vienne[13]. Heureusement que la présence d’Eva compensait la vue de ce monstre !

Elle était délicieuse, avec son costume bavarois, composé d’une jupe brodée dont les dernières broderies avaient été sacrifiées pour laisser voir de jolis genoux ronds, et d’un corsage largement échancré carré offrant une généreuse poitrine. Ses longs cheveux blonds étaient relevés en un chignon très élégant. On était loin de la grosse Gretchen en nattes. Avec ses jambes fines, Eva aurait parfaitement pu être cover-girl à New York ou à Paris.

C’était la plus jolie fille de la soirée. Depuis qu’elle était venue chercher Malko au Gasthaus zum Post, son attitude envers lui s’était considérablement réchauffée. Ils avaient déjà dansé plusieurs fois, presque tendrement. Chaque fois, elle gardait la main de Malko dans la sienne, tandis qu’il la raccompagnait à leur table. Très gemiltlich !

La fête battait son plein, dans un énorme chalet à un kilomètre du village, au beau milieu d’un bois de sapins. Depuis trois heures la bière et le steinhegger[14] coulaient à flot. Eva avait présenté Malko comme un vieil ami de son frère et il avait serré des dizaines de mains calleuses et vidé une bonne douzaine de Steinhegger, à différentes tables.

Tout Rupholding était là. Avec Eva, il n’avait plus reparlé de la guerre. Une fois seulement il avait lancé un ballon d’essai, en disant :

— Quel dommage que Rudi ne soit pas là !

Elle avait seulement répliqué :

— Ach ! Il est mort, il ne faut plus y penser.

Impossible d’en obtenir plus. C’est elle qui le questionnait sur l’Amérique. Malko s’était fait passer pour un ingénieur en électronique. Le gorille installé à leur table suivait leur conversation d’un œil bovin, alternant bière et Steinhegger.

L’orchestre attaqua soudain ce qui devait être un tango. Sans doute pour éviter que les pasos dobles bavarois scandés par les solides godillots ne défoncent le parquet du chalet.

— Dansons, s’écria Eva. C’est si romantique !

Le Blue tango. À peine quinze ans. Avec de gros rires, des jeunes gens passaient entre les tables, éteignant les bougies qui éclairaient la salle.

Comme si l’absence de lumière avait réveillé le cochon qui sommeille dans chaque cœur humain, l’ambiance de la fête changea radicalement en quelques minutes. Disciplinés jusque dans l’érotisme, les Bavarois abandonnèrent tous en même temps le Steinhegger pour la chair fraîche.

Eva, collée contre Malko, dansait, suivant vaguement la musique, le ventre en avant. Elle leva le visage et ses lèvres rencontrèrent celles de Malko. Aussitôt sa langue jaillit comme un dard pour un baiser à couper le souffle d’un plongeur de fond.

Les couples, autour d’eux, se conduisaient à peine plus mal que des singes en rut. Beaucoup de garçons avaient défait les lacets du corsage de leurs cavalières et s’amusaient à y enfoncer leurs mains en échangeant des plaisanteries salaces avec les voisins. Une fille plus imprégnée de Steinhegger que les autres, sortit brusquement un sein énorme et laiteux d’un geste preste, et commença à faire le tour du bal en le mettant sous le nez des hommes qui faisaient tapisserie, ce qui déclencha une tempête de rires et une poursuite échevelée. La fille disparut dans la nuit en courant, une meute derrière elle.

D’ailleurs, peu à peu la piste de danse se vidait. De nombreux couples s’éclipsaient discrètement. Où pouvaient-ils bien aller ?

Comme si sa pensée s’était rencontrée avec celle de Malko, Eva leva son visage espiègle :

— Il fait trop chaud ici. Allons dehors.

Sans attendre sa réponse, elle se détacha de lui, le prit par la main, et l’entraîna vers la sortie.

La température était relativement douce. À vingt mètres du chalet ils durent contourner une fille qui, sa robe retroussée, recevait contre un arbre l’hommage rapide d’un jeune Bavarois. Très roboratif…

— Allons plus loin, souffla Eva. Ici nous ne serions pas tranquilles.

C’était le moins qu’on puisse dire. Il n’y avait pas un arbre de libre dans le bois de sapins. Pas étonnant que l’Allemagne se soit repeuplée aussi vite. Aussitôt satisfaites, les filles repartaient danser et se réconforter au Steinhegger.

Malko se laissa guider. Évidemment, il n’était pas venu pour cela, mais au point où il en était… Eva était appétissante et sans problèmes. Peut-être que de l’intimité jailliraient les confidences.

Elle marchait rapidement dans le noir devant lui. Ils étaient maintenant à deux cents mètres du chalet et le bruit de l’orchestre n’était plus qu’un murmure. Soudain ils se trouvèrent devant une cabane de berger. Eva était bien organisée.

Elle défit un loquet et poussa la porte, le précédant dans l’obscurité puis, refermant le battant derrière elle. Il faisait noir comme dans un four. Eva guida Malko par la main jusqu’au fond. Mais au moment où il allait la prendre poliment dans ses bras, elle s’écarta de lui.

Il ne crut à un jeu érotique qu’une fraction de seconde. Brusquement, son sixième sens avait saisi quelque chose d’anormal. Au moment où il se jetait en direction de la porte, la lueur d’une puissante torche électrique le cloua sur place.

La lumière lui cachait le porteur de la torche. Mais il vit parfaitement les quatre dents de la fourche dirigée droit sur son ventre.

Deux autres lampes s’allumèrent à côté de la première. Malko recula jusqu’au mur. Trois hommes barraient la porte. Il reconnut le patron de l’hôtel, le bon Bavarois au gros ventre. C’est lui qui tenait la fourche : Karl, l’homme au manteau de cuir qui sciait du bois en face du chalet d’Eva, Heinz, le géant au crâne rasé qui avait partagé leur table au chalet : Eva surgit de l’ombre, le visage dur, les bras croisés sur la poitrine. Elle jeta aux trois hommes :

— Vous avez vu ce qu’il a voulu me faire ce salaud !

— Schweinhund![15] éructa le géant.

À toute volée, il envoya une bouteille vide de Steinhegger. visant la tête de Malko. Celui-ci l’évita de justesse, mais un éclat lui ouvrit la joue.

Pourquoi diable Eva l’avait-elle entraîné dans ce piège ?

Il ne se posa pas longtemps la question. Le géant fit un pas vers lui, le menaçant d’une sorte de gourdin terminé par un crochet de boucher.

— Porc, gronda-t-il. Tu n’as jamais connu Rudi !

Sale truc. Très sale truc.

— J’étais sous les ordres de Rudi jusqu’au bout, hurla le géant. Et je ne te connais pas. Tu es un sale Juif. Un sale espion ! Je vais t’ouvrir les tripes.

Le crochet siffla. Malko fit un bond de côté, couvert de sueur. Heinz brandissait de nouveau son arme.

— Langsam ! cria une voix impérative.

Il s’arrêta docilement, le crochet en l’air, ses petits yeux injectés de sang ne quittant pas Malko.

— Herr Sturmführer, demanda-t-il d’une voix suppliante, laissez-moi étriper ce salaud tout de suite.

Les mots fondaient de respect dans sa bouche en prononçant le grade.

— Attendez.

Karl, l’homme au manteau de cuir s’approcha de Malko et lui braqua sa lampe dans la figure. Il profita de ce répit pour essuyer le sang qui coulait sur son visage.

— Qui êtes-vous ? demanda Karl.

— J’ai dit mon nom à Eva Guern, fit Malko le plus calmement possible. Il est vrai.

— Il m’a posé un tas de questions sur Rudi, glapit la douce Eva. Il m’a dit qu’il le croyait vivant !

— Vous connaissez Rudi Guern ? continua Karl.

Malko réfléchit un quart de seconde.

— Non, répondit-il.

— Schweinerei ![16] hurla Eva.

Écartant l’homme au manteau de cuir, elle bondit sur Malko. Il reçut un violent coup de genou dans le ventre et elle le mordit au cou, de toutes ses forces. Le géant dut la ceinturer, mais elle continua à envoyer des ruades comme une furie. Pour la calmer, il gronda :

— Calme-toi, Evita. Je vais m’en occuper moi-même. Je te jure qu’il regrettera d’être venu à Rupholding.

Lâchant la jeune fille, il s’approcha de Malko. Une de ses énormes mains se referma autour de son cou. De l’autre, il entreprit de le bourrer de coups de poing. Malko donna des coups de pied, tenta de relâcher l’étreinte qui l’étranglait. Mais le poignet de Karl avait la force et l’épaisseur d’une branche de chêne.

Le géant lui cracha en pleine figure. Ses petits yeux avaient pris une incroyable expression de méchanceté. Malko voulut crier, mais seul, un son étranglé passa ses lèvres. Tous ses muscles devenaient en coton. Dans le lointain, il entendit la voix d’Eva qui criait :

— Tue-le, Kurt !

Encouragement superflu. Tout s’obscurcit et les trois lampes ne furent plus soudain que des points lumineux minuscules qui disparurent d’un coup.


* * *

Malko revint à lui, ficelé comme un saucisson. Tout son corps était douloureux. Sans parler de sa gorge. Il avait l’impression d’avoir été piétiné par un rouleau compresseur.

La cabane était maintenant éclairée par une lampe à pétrole accrochée à une solive du plafond. Heinz, Karl, l’homme au manteau de cuir, et l’hôtelier s’entretenaient à voix basse avec Eva. Il ignorait absolument combien de temps s’était écoulé. Il se garda bien de bouger et referma les yeux. Il avait eu le temps d’apercevoir dans un coin sa Samsonite noire, ouverte.

— Laissez-moi le pendre à un croc de boucher, Herr Sturmführer, suppliait Heinz. C’est un chien juif. Ces salauds-là nous ont fait assez de mal.

Karl laissa tomber sèchement :

— Tais-toi, imbécile. Tu veux absolument que nous ayons des ennuis. Otto, qu’as-tu trouvé dans la valise ?

— Un pistolet, Herr Sturmführer, répondit triomphalement l’hôtelier. C’est sûrement un espion juif, ajouta-t-il en baissant la voix. Il est venu fouiner ici à la recherche de ce pauvre Rudi. On vit vraiment une drôle d’époque.

— Ach ! Rudi, coupa Eva d’un ton pleurnichard, quand je pense qu’il n’a pas pu venir fermer les yeux de sa mutti !

Le géant Heinz renifla et reprit son leitmotiv :

— Herr Sturmführer, lais…

— Maulen zu ![17]

Malko complètement réveillé étouffa un cri de joie. Rudi, soi-disant tombé au champ d’honneur n’avait pas pu assister à l’enterrement de sa mère !

Du coup, il fut pris d’une furieuse envie de vivre. Presque involontairement, il avait fait faire à son enquête un pas de géant.

— Voilà ce que nous allons faire, exposait Karl. Heinz va mettre ce type dans le coffre de sa voiture tout à l’heure. Il partira pêcher au lac Toplitz demain matin très tôt.

» Heinz, tu feras bien attention qu’il respire encore à ce moment-là, c’est important. Dès que tu arrives, tu le jettes dans l’eau, mais tu gardes le bout de la corde. Quand tu t’en vas, tu le remontes et tu enlèves les cordes. Tu laisses les pierres dans les poches pour qu’il ne remonte pas tout de suite. Quand on le découvrira, cela ne sera pas facile de l’identifier.

» Pas de brutalité, Heinz, conclut-il rudement, je ne veux pas d’histoires avec la Kripo[18].

— Mais vous êtes le Polizeimeister de Rupholding, coupa Heinz, hilare.

— Justement.

Malko choisit ce moment pour manifester sa présence. Il avait encore une arme secrète, heureusement.

— Pourquoi voulez-vous me tuer ? demanda-t-il calmement.

Les quatre se retournèrent d’un bloc.

— Il n’est pas crevé, ce sale Juif, remarqua la voix acide d’Eva.

L’homme au manteau de cuir s’approcha de Malko et dit d’une voix pleine de mépris :

— Les gens comme vous savent à quoi ils s’attendent lorsqu’ils se font prendre.

Il se tourna vers l’hôtelier :

— Otto, personne ne t’a vu partir avec la valise ?

Le Bavarois bedonnant secoua la tête avec un bon sourire.

— Non, non, Herr Sturmführer. J’ai dit aux petites que finalement l’étranger n’avait pas couché là, qu’il était parti après le bal en voiture pour Munich. Je leur ai même donné cinq marks de sa part.

— Parfait, Otto. Ainsi tout est réglé. Eva, tu vas retourner chez toi. Tu as été avec l’étranger dans le bois et il t’a raccompagnée chez toi ensuite. Tu ne sais rien d’autre.

— J’aurais voulu le tuer de mes propres mains, murmura la jeune fille. Quand je pense que j’ai dû me laisser embrasser et peloter. Schwein !

Sans crier gare, elle marcha sur Malko et lui allongea un coup de pied qui rata ses lèvres à dix centimètres. Il était temps de faire quelque chose.

Karl tira la furie en arrière.

— Komm, Eva, komm.

— Herr Sturmführer, cria Malko, voulez-vous avoir l’obligeance de m’écouter quelques instants ?

L’homme au manteau de cuir se retourna, surpris :

— Que voulez-vous ?

— Je pense que vous traitez bien mal un ancien camarade, fit Malko. Si vous voulez bien me déshabiller, vous verrez que je suis des vôtres.

Il y eut un silence qui parut interminable à Malko. Les trois hommes le regardaient, soupçonneux.

— Enlève-lui sa chemise et sa veste, ordonna l’homme au manteau de cuir.

Heinz défit les liens de Malko. Brutalement il lui arracha sa veste et tira sur sa chemise sans même la déboutonner. Malko se trouva torse nu. Sans attendre qu’on l’en prie, il leva le bras gauche, en se rapprochant de la lampe à pétrole.

Les trois firent cercle autour de lui, les yeux braqués sur son aisselle gauche. Puis Heinz explosa :

— Himmelsherr Gott ! Pourquoi n’avoir rien dit, Camarade ! J’allais te noyer.

Mais l’homme au manteau de cuir ne s’était pas départi de sa méfiance. Il vint se planter en face de Malko, son visage anguleux sans expression.

— Pourquoi cette comédie et ces mensonges, Herr…

— Linge, compléta Malko. Ce n’est pas de la comédie. Vous ne m’avez pas laissé le temps de l’expliquer.

— À quelle Kameradschaft appartenez-vous ?

Malko secoua la tête :

— À aucune, ce serait trop dangereux pour moi.

Il y eut un silence lourd. Il sentait que l’homme, en face de lui, tentait de le jauger. S’il ne parvenait pas à les convaincre, c’était le lac Toplitz.

— Pourquoi avoir menti, au sujet de Rudi, alors ? demanda l’homme au manteau de cuir.

Malko sourit froidement :

— Herr Sturmführer, il y a parfois des parents indignes. Je ne savais pas si Rudi n’avait pas été renié par sa famille. Je devais être prudent.

Eva s’approcha. Son visage avait repris sa douceur. Elle demanda à voix basse :

— Vous avez vraiment connu Rudi ?

Malko secoua la tête lentement.

— Non. J’en ai seulement entendu parler. Par un ami. Je savais qu’il était vivant et à l’abri.

— Pourquoi vouliez-vous le retrouver ?

Malko attendait cette question : il prit l’air le plus convaincant possible :

— J’ai eu le mal du pays. Pourtant, je gagnais bien ma vie en Amérique. Mais l’Allemagne me manquait. J’ai commis l’imprudence de revenir. On m’a dénoncé. Sans l’intervention d’un ami, je serais en prison aujourd’hui. Il faut que je me cache. Dès que je serai parti d’ici, je tenterai de franchir la frontière.

— Mais vous pouvez rester ici, fit spontanément Otto, l’aubergiste.

Malko secoua la tête :

— C’est trop dangereux pour vous. On veut ma peau. C’est pour cela que j’ai un pistolet. Je ne veux pas vous faire courir de risques. Rupholding est un petit village, il y aurait des bavardages, on saurait vite qu’il y a un étranger.

Le gros aubergiste le regardait, indécis, tenant toujours son pistolet à la main. Karl lui fit un signe discret et il reposa l’arme dans la mallette.

— Si ce que vous dites est vrai, dit lentement l’ancien Sturmführer, nous pouvons vous venir en aide. De toute façon, il n’est pas question que vous partiez ce soir. Otto, veux-tu…

Eva lui coupa la parole :

— Si vous permettez, je vais prendre soin de lui, Herr Karl. Ce sera plus discret qu’à l’hôtel.

— Qu’avez-vous fait de ma voiture ? demanda Malko.

— Elle est dans mon garage, fit Karl. Je comptais la conduire à Munich cette nuit.

Malko s’était rhabillé tant bien que mal. Dès qu’il fut prêt, Karl donna le signal du départ, en ouvrant la porte. Ils sortirent à la queue leu leu de la cabane, le géant Heinz fermant la marche. Tandis qu’ils avançaient dans l’obscurité, l’ancien Sturmführer se rapprocha de Malko.

— Herr Linge, qui êtes-vous réellement ? demanda-t-il à voix basse.

Malko répliqua sur le même ton :

— Herr Sturmführer, je préfère dans votre intérêt que vous ne le sachiez pas. Je ne voudrais pas mettre un homme de votre valeur en danger. Plus tard peut-être. Je peux seulement vous dire que l’Obergruppenführer Sepp Dietrich m’honorait de son amitié.

L’autre sembla favorablement impressionné par cette discrétion. Malko sentit qu’il avait marqué un point. Il ne risquait pas d’être contredit : Sepp Dietrich avait été enterré l’année précédente.

Il retrouva avec soulagement le grand chalet et ses flonflons. Avant d’entrer, ils se séparèrent. Karl et Otto continuèrent tandis que Malko entrait avec Eva et Heinz.

Il n’y avait plus guère qu’une poignée d’ivrognes et quelques couples qui se pelotaient dans les coins. Heinz commanda une tournée de Steinhegger. Il regardait, honteux, le cou rouge et endolori de Malko et la balafre sur sa joue.

Il leva son verre :

— Prosit ! À toi, camarade. Honneur et fidélité !

— Honneur et fidélité, répéta Malko.

La devise de la SS.

Il reposa son verre. Heinz pencha son énorme masse à travers la table :

— Pardonne-moi, pour tout à l’heure, camarade. Mais on ne peut plus avoir confiance en personne.

— Mais, comment se fait-il que tu n’aies pas eu d’ennuis, toi ? objecta Malko, adoptant le tutoiement.

Heinz eut un geste fataliste.

— Ach ! je n’étais pas officier, moi. Ils m’ont laissé tranquille très vite. Mais nous avons dû aider bien des camarades. Quand je pense que ce pauvre Rudi n’a pas embrassé sa mutti avant de mourir. Tiens, c’est inhumain.

— Inhumain, fit Malko en écho.

Heinz se leva après un dernier Steinhegger et s’éloigna en titubant : l’émotion d’avoir retrouvé un frère d’armes et l’alcool. Eva, qui n’avait pas adressé la parole à Malko depuis la cabane, posa sa main sur la sienne et murmura, les yeux humides :

— Pardon pour tout ce que je vous ai dit tout à l’heure. Je… je vous ai fait mal ?

— Ce n’est pas grave, assura Malko. Mais votre ami Heinz m’a un peu ébranlé, j’aimerais me coucher.

Elle se leva aussitôt, soumise.

— Venez, nous rentrons.

Ils regagnèrent le village sans un mot. À mi-chemin, Eva prit la main de Malko. Lorsqu’ils passèrent devant le Gasthaus zum Post, Malko demanda :

— Où allons-nous ?

— À la maison.

Il n’y avait plus une lumière dans Rupholding. Eva précéda Malko dans l’escalier du chalet et ils se retrouvèrent dans la pièce qu’il connaissait déjà. Il posa sa Samsonite sur la table, tandis qu’Eva refermait soigneusement les volets, donnait un tour de clé à la porte et pliait la courte pointe rose du grand lit de bois.

Jamais Malko ne s’était déshabillé aussi vite. Son corps était marbré de bleus virant au noir. L’un d’eux au moins, était dû au talon pointu de la douce Eva.

Gardant son slip par décence, il se glissa dans le lit. Eva vint à côté de lui. Lentement, elle commença à défaire les lacets de son corsage bavarois. Elle cambra deux seins pleins et durs, puis s’attaqua à sa jupe. Elle agissait avec autant de naturel que si Malko avait été depuis toujours son amant… Mais il n’en vit pas plus : il dormait.

Un peu plus tard il rêva qu’il était dans la cabane, que le gros Heinz pesait de toutes ses forces sur son ventre. Il se réveilla en sursaut et machinalement envoya sa main droite vers son ventre. Il rencontra les cheveux blonds d’Eva. Lovée contre lui, elle s’activait presque religieusement.

La chambre était dans l’obscurité et il ignorait absolument quelle heure il pouvait être. Il caressa les cheveux d’Eva et elle s’interrompit un instant pour murmurer d’une toute petite voix :

— Je t’ai fait mal tout à l’heure. Je dois me faire pardonner.

Il était si fatigué qu’il ne songea pas à discuter une telle évidence. De toute façon, Eva ne se préoccupait pas de ses réactions. Un peu plus tard, elle se pelotonna contre lui et murmura :

— Tu as aimé ?

Il eût été mensonger de prétendre le contraire. Mais, de nouveau la fatigue eut raison de ses velléités érotiques.


* * *

Lorsqu’il se réveilla pour de bon, il faisait grand jour et les volets étaient ouverts. Eva n’était pas là. Mais elle revint au moment où il finissait de s’habiller. Elle semblait joyeuse et détendue, et vint s’asseoir sur le bord du lit :

— J’ai parlé avec Karl, ce matin, expliqua-t-elle. Je l’ai convaincu. Nous allons t’aider à te cacher. Là où se trouve Rudi.

Malko crut que son cœur allait s’arrêter de battre dans sa poitrine.

— Il est en Allemagne ? ne put-il s’empêcher de demander.

Elle secoua la tête tristement.

— Non. Il est très loin. Je ne sais pas moi-même. Il n’écrit jamais, comme s’il nous avait oubliés. Je crois qu’il a peur. Mais je serais tellement contente de le revoir. Je ne me souviens pas de lui, j’étais si petite…

— Mais comment allons-nous faire, alors ?

Eva sourit :

— Karl m’a donné une adresse à Munich. Là, on nous dira où il faut aller ensuite. Ce sont des gens sûrs. Odessa. Ils ont fait évader des centaines des nôtres qu’on n’a jamais retrouvés. Karl les connaît bien.

— Tu tiens à venir avec moi, demanda-t-il ? Cela peut être dangereux. Je suis un homme traqué.

Elle haussa les épaules.

— De toute façon, je m’ennuie à Rupholding. Et puis, je peux t’être utile. Cela te gêne que je vienne ?

— Non, non, se hâta de dire Malko.

Il s’attabla devant un énorme bol de café au lait. Il était près de midi et un joyeux soleil illuminait la pièce. Il préférait ne pas trop penser à l’avenir. Cela avait été relativement facile de tromper Heinz, Karl et Eva. C’étaient des amateurs pleins de zèle qui n’allaient pas au fond des choses. Mais maintenant il allait avoir à faire à de vrais professionnels. Les gens d’Odessa – Organisation der SS angehörig – avaient passé à la barbe des services de renseignements alliés des milliers de nazis. Personne ne savait au juste jusqu’où s’étendait le réseau de leurs complicités, mais il était énorme et complexe. Ils disposaient d’argent, d’archives et de fanatiques.

— Malko aurait du mal à tenir longtemps son rôle de SS. Il risquait sa peau. Connaissant la filière, il devenait terriblement dangereux pour Odessa.

Il fallait donc qu’il tienne jusqu’au moment où il se trouverait en face de Rudi Guern.

— Tu es prêt ? demanda Eva. Nous devons partir.

— Je suis prêt.

Fugitivement, il regretta le chalet qui sentait bon le sapin. Vers quels dangers Eva l’entraînait-elle involontairement ? Sans parler de Ferenczi qui allait se mettre à sa recherche, ne le voyant pas réapparaître…

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