Transpercé par le vent d’est, Elko Krisantem grelottait, faisant les cent pas devant le grand parking du nouveau port. Depuis une heure le White-Devil était revenu s’ancrer à la même place. Le soulagement du Turc avait fait place à l’angoisse.
Aucun signe de vie de Malko. Il avait beau scruter le pont et le carré de l’arrière, ni Malko, ni la jeune Allemande ne se montrait.
Tous les quarts d’heure, Krisantem allait prendre un café au mini-drugstore installé derrière le port et revenait à son poste d’observation. À huit heures, il prit sa décision. En toute simplicité, il allait attaquer le White-Devil. Certes, s’il avait disposé d’un bazooka et de quelques grenades défensives, cela aurait facilité le travail. Mais en Corée, il en avait vu d’autres. Ou Malko avait été jeté à la mer et il fallait le venger ; ou il était encore vivant et prisonnier.
Il se dirigeait vers le voilier immobile dans l’obscurité quand il vit un marin descendre rapidement l’échelle de coupée. Il se dissimula derrière une voiture. Le marin alla au parking et monta dans une Taunus. Il la mit en route et revint stopper sur le quai, juste en face du White-Devil, puis remonta à bord.
Krisantem n’hésita pas longtemps. Il lui fallait une voiture. Il s’engagea dans le grand parking et commença à essayer toutes les portières.
La première à s’ouvrir fut celle d’une Jaguar, 3,8 litres assez ancienne. Il fallut au Turc exactement vingt secondes pour démonter les deux vis retenant le tableau de bord, faire basculer celui-ci, arracher les fils de contact et les réunir dans sa main. Puis il appuya sur le démarreur. Le moteur toussa et partit presque au quart de tour.
Il démarra en souplesse, sortit du parking et alla se garer un peu plus loin, à une centaine de mètres de la Taunus, laissa le moteur en route et attendit.
Heureusement, le réservoir d’essence était plein.
La Taunus quitta le chemin étroit menant au bout de la baie des Caroubiers pour s’engager dans une prairie se terminant au bord de l’eau. À deux kilomètres de Saint-Tropez environ, l’endroit était désert à souhait. En cette saison, il n’y avait ni amoureux, ni campeurs. Les rares villas étaient inhabitées et le hangar à bateaux, à cent mètres de là, désert et sombre. La voiture alla jusqu’au bout du champ, à quelques mètres de la mer.
Gunther arrêta le moteur et descendit ainsi que l’autre gorille. Il sortit Malko de l’arrière et l’installa à la place du conducteur, sans défaire ses liens. Celui-ci ne comprenait pas encore où ils voulaient en venir.
Le second gorille à demi couché sous la voiture, se livrait à une besogne mystérieuse. Gunther s’acharna, fixant les deux bouteilles d’oxygène sur son dos et s’attachant le respirateur autour du cou.
Puis il enfila des gants, reprit place dans la Taunus sur le siège arrière. Il referma la portière et monta soigneusement la glace. Le second gorille réapparut, tenant à la main l’extrémité d’un tuyau de caoutchouc. Il rouvrit la portière avant gauche et baissa légèrement la glace, glissant le tuyau à l’intérieur, pour que ce dernier affleure le visage de Malko.
Celui-ci venait de comprendre : ses bourreaux avaient transformé la voiture en une petite chambre à gaz portative. Les bonnes traditions ne se perdent pas. Le gorille bourra dans l’interstice de la glace par où passait le tuyau un journal roulé, afin d’empêcher l’air d’entrer dans la voiture. Il frappa alors un léger coup sur la vitre et disparut dans l’obscurité. Il allait se mettre en surveillance à l’entrée de la route, au cas improbable où des curieux voudraient se perdre par là.
Gunther, assis à côté de Malko, tourna la clé de contact, et posa le pied sur l’accélérateur. Le moteur ronfla. Une petite fumée bleue sortit du tuyau de caoutchouc, en plein dans les narines de Malko.
L’Allemand ajusta soigneusement son respirateur, ouvrit l’oxygène et écrasa la pédale à fond. Selon ses souvenirs des Einsatzgruppen[19] il y en avait pour une quinzaine de minutes. Avec les gaz à fond. Il ferma les yeux et se demanda où il allait trouver une fille dans ce village désert.
Il y eut un craquement imperceptible couvert par le crissement des grillons. Le gorille regardait les étoiles : c’était son heure de poésie.
Krisantem était étendu à deux mètres derrière lui, son lacet enroulé autour du poignet gauche. La Jaguar était garée à deux cents mètres, avant le hangar à bateaux. Il s’était déchaussé et avait vidé ses poches, retrouvant les traditions des commandos de Corée. Le moteur de la Taunus tournait depuis deux bonnes minutes déjà. Il n’y avait plus une seconde à perdre. Il ignorait si l’homme qui se trouvait à l’intérieur avec Malko était armé. Sinon, il aurait utilisé une des balles passées à l’ail de l’Astra, pour se débarrasser du premier.
Devant lui, le dos de l’Allemand faisait une tache sombre. La nuit était assez claire. Le Turc reprit sa reptation, gagnant centimètre par centimètre. Heureusement, les grillons n’arrêtaient pas.
L’Allemand eut tout à coup l’impression qu’une lame de rasoir lui tranchait la gorge. Krisantem venait de passer le lacet autour de son cou. Et maintenant, il serrait, tenant bien en main les deux poignées du lacet. L’autre n’eut même pas le temps de pousser un grognement. D’un coup de genou, Krisantem poussa sa victime en avant, l’empêchant de se relever. Celui-ci griffait sa propre gorge, tentant d’arracher le fil qui lui coupait la vie, et s’enfonçait un peu plus à chaque seconde dans les chairs.
Étendu sur lui, Krisantem pesait de tout son poids. L’Allemand vit passer des lueurs rouges et bleues devant ses yeux. Ceux-ci jaillirent hors de leurs orbites. Puis tout fut noir. Son cœur s’arrêta de battre et un flot d’excréments remplit son pantalon, signe que la mort était proche. Dégoûté, Krisantem se laissa glisser sur le côté. L’autre ne bougeait plus. Avec précaution, il récupéra son lacet, et replongea dans l’obscurité, faisant un crochet pour atteindre la voiture du côté où se trouvait Malko. Le meurtre n’avait pas duré plus d’une demi-minute.
Pour Gunther, tout se passa très vite. Quand il vit la portière s’ouvrir, il était déjà trop tard. La grande main de Krisantem le saisit à la gorge et l’attira hors de la voiture. Empêtré par son matériel, l’Allemand se défendit mal. Il voulut tirer le poignard de sa ceinture et cela le perdit. Le mortel lacet se noua autour de son cou, rapide comme un serpent. Après, ce fut facile. Arc-bouté contre son dos, Krisantem tira quelques secondes, les veines de son cou saillant sous l’effort. Lorsqu’il étranglait quelqu’un il n’éprouvait absolument rien que le sentiment du sportif en plein effort.
Il n’attendit pas que Gunther soit complètement mou pour sauter dans la voiture et arracher la clé de contact. N’étant plus appuyé à Gunther, Malko s’était affalé sur toute la longueur du siège avant. Krisantem le tira dehors et revint à Gunther pour serrer encore un petit peu. Ce qui était d’ailleurs inutile. Le gorille était mort.
Krisantem tâta le visage de Malko. Il était brûlant. Inquiet, ne sachant que faire, il ouvrit son col et lui tapota les joues. Ses notions de secourisme étaient plutôt faibles. Voyant que ses claques n’obtenaient aucun résultat, il commença une ébauche de respiration artificielle.
Malko ouvrit les yeux dix minutes plus tard. Pour vomir ses intestins. Il avait l’impression de se vider comme un sac de linge sale. Gêné, Krisantem lui soutenait la tête. Malko avait une migraine effroyable, des vertiges, et se sentait faible comme un enfant.
— Vite, murmura-t-il. Il faut retourner au White-Devil. Brunner sait où se trouve Rudi Guern. Et il n’y a personne sur le bateau maintenant.
L’effort l’avait épuisé. Il retomba évanoui. Krisantem le porta jusqu’à la Jaguar et l’allongea sur la banquette arrière. Puis, il fit demi-tour, cap sur Saint-Tropez. On ne découvrirait pas les deux Allemands avant le lendemain matin.
Le White-Devil était plongé dans l’obscurité. Durant le parcours, Malko avait gémi et encore un peu vomi. Redressé, il tentait, tant bien que mal de résister aux cahots qui lui soulevaient le cœur.
Personne ne gardait la coupée du grand voilier.
Malko était si faible que le Turc dut le soutenir pour franchir l’étroite passerelle. Arrivé sur le pont, il hésita.
Une raie de lumière filtrait par l’échelle menant au salon. Malko la désigna silencieusement à Krisantem. Celui-ci tira son Astra et l’arma le plus doucement possible. Le « clic » de la cartouche quittant le chargeur fit l’effet d’un coup de tonnerre sur Malko. Ses vertiges continuaient et il était au bord de l’évanouissement. Pour ne pas tomber il s’assit sur un panneau et s’appuya au mât. Après quelques secondes seulement, il put suivre Krisantem.
Il se sentait peu efficace pour aider le Turc. Celui-ci descendit le premier. On ne pouvait pas ne pas l’entendre. Arrivé à mi-chemin, la voix d’Anton Brunner appela :
— G… Gunther ?
Krisantem franchit les dernières marches d’un seul bond. Il jaillit dans le salon faiblement éclairé, l’Astra au poing. L’Allemand était assis ; face à l’escalier, son éternel cigare à la main. Il leva ses yeux bleus globuleux sur le Turc et sa main plongea vers les coussins, abandonnant le cigare au passage dans un cendrier.
Malko arrivait derrière Krisantem.
— Ne bougez pas.
Anton Brunner ressemblait à une bête fauve prête à bondir. Malko sentait qu’il calculait la distance qui le séparait de Krisantem. S’il bougeait, le Turc allait le tuer. Et adieu, les renseignements !
— Je ne veux pas vous tuer, dit Malko en allemand.
Brunner se relâcha imperceptiblement. Son torse puissant se soulevait et s’abaissait régulièrement : il avait retrouvé son sang-froid. Lentement, sa main droite se déplaça et il reprit son cigare.
— Où s… sont ces deux imbéciles ? gronda-t-il.
Malko jugea inutile de lui cacher la vérité :
— Morts.
Il s’était avancé dans la pièce, prenant bien garde de se mettre entre Krisantem et l’Allemand.
Brunner ne broncha pas.
— Si vous me tuez, remarqua-t-il d’un ton égal, vous mourrez aussi. Vous ne serez en sécurité nulle part dans le monde.
Malko avait fouillé dans un tiroir et découvert une corde. Il alla jusqu’au divan et découvrit un P.38 entre deux coussins. Il vérifia le parabellum, s’assurant qu’il était chargé et dit à Krisantem :
— Attachez-le.
Le Turc était un homme prudent. Prenant son propre pistolet par la crosse, il en frappa à toute volée l’Allemand, sur la tempe. Celui-ci poussa un grognement et s’affaissa un peu sur lui-même, pas complètement, mais sérieusement étourdi. Le Turc en profita pour le ficeler proprement et l’étendre par terre sur le ventre.
Malko, dans cette atmosphère confinée, se sentait repris de vertiges. Il dut s’asseoir sur le canapé fauve. Entre les gaz d’échappement et la « baignoire », c’était beaucoup pour un seul homme.
Anton Brunner rouvrit les yeux.
— Où se trouve Rudi Guern ? demanda Malko. C’est tout ce que je veux savoir.
L’Allemand ne répondit même pas. Il referma les yeux comme s’il n’avait pas entendu la question. Malko la répéta. Pas de réaction.
Krisantem échangea un regard avec Malko. Celui-ci connaissait les talents du Turc. Mais la torture ne faisait pas partie de son univers. Puis il revit le corps d’Eva flottant dans la Méditerranée. Et se souvint de quoi avait pu être responsable un Obergruppenführer SS.
— Faites-le parler, Krisantem, dit-il. Tant pis pour lui.
Le Turc ne se le fit pas dire deux fois. En Corée, les interrogatoires, c’était sa spécialité. Il jaugea Anton Brunner.
— J’ai une idée, dit-il.
Il sortit de la pièce et Malko l’entendit marcher sur le pont et farfouiller. Puis il lui sembla qu’il quittait le voilier. Quelques minutes plus tard, le Turc revint avec une bouteille remplie d’un liquide incolore.
L’Allemand n’avait pas bougé. Krisantem le mit sur le dos. Puis il s’agenouilla près de sa tête. Sans un mot il saisit son nez crochu et le serra.
Brunner se débattit, grogna et au bout de quelques secondes, suffoquant, ouvrit la bouche pour respirer. Rapidement Elko enfourna le goulot de la bouteille. Malko entendit les dents claquer sur le verre. L’autre eut beau lutter, il avala plusieurs gorgées de liquide.
Krisantem recommença son manège à plusieurs reprises. Brusquement Brunner hurla :
— Salaud, vous m’empoisonnez ! Je vais crever !
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko.
— De l’essence, fit Krisantem paisiblement. C’est une recette turque.
Il vida le reste de la bouteille sur la tête et le visage de l’Allemand. Jusqu’à la dernière goutte. Puis jeta le récipient dans un coin, se releva et sortit une boîte d’allumettes de sa poche.
— Vous n’oserez pas, gronda Brunner.
Krisantem craqua une allumette et tranquillement la laissa tomber sur le visage de l’homme étendu.
Il y eut un « plouf » sourd, qui se confondit avec le hurlement d’Anton Brunner. Sa tête n’était plus qu’une boule de feu. Rapidement, Krisantem saisit un des coussins du canapé et l’appliqua sur le visage de l’Allemand. En quelques instants il eut éteint les flammes. Mais le spectacle était horrible. Les cheveux, les sourcils et la moustache de Brunner avaient disparu. Sa peau se décollait par lambeaux et ses lèvres n’étaient plus qu’une plaie. Un faible gémissement s’échappait de sa bouche.
Les yeux de porcelaine bleue étaient vitreux.
— Alors ?
Lentement, l’Allemand secoua la tête de gauche à droite.
Krisantem reprit ses allumettes et se pencha à l’oreille de Brunner.
— Cette fois, je vais t’allumer à l’intérieur. Tu vas flamber jusqu’aux tripes et on te laissera crever ici.
Son allemand n’était pas parfait mais l’autre comprenait.
Joignant le geste à la parole, il craqua une allumette et l’approcha de sa victime. Une petite flammèche bleue jaillit immédiatement sur les joues. Brunner jappa quand les doigts de Krisantem se refermèrent sur son nez à vif pour lui faire ouvrir la bouche.
Il régnait dans le salon une écœurante odeur de chair brûlée. Malko n’en pouvait plus.
— Arrêtez, Krisantem, dit-il. C’est inhumain. Tant pis. Je ne veux plus. Ne le torturez plus.
Il se leva, mais soudain, la tête lui tourna. Il eut une nouvelle nausée, aspira désespérément. Il avait l’impression que ses poumons se bloquaient. D’un bloc, il tomba en avant sur la moquette, évanoui.
Krisantem le rattrapa au vol. Puis il le chargea sur son épaule et il disparut par l’échelle. Sur le pont, il déposa Malko avec précaution contre un panneau avant de redescendre. Anton Brunner respirait par à-coups. Il jura en allemand à voix basse et dit :
— Tu as deux cent mille marks si tu me détaches. En or.
Quelques années plus tôt, Krisantem ne lui aurait même pas laissé le temps de finir sa phrase. Mais il éprouvait une profonde admiration pour Malko et il était heureux en Autriche.
— Non, dit-il. Où se trouve le type que nous cherchons ?
— Schweinerei, cracha Brunner.
Calmement, Krisantem reprit sa boîte d’allumettes et en craqua une.
Il approcha la flamme du visage de l’Allemand. Aussitôt la peau se gonfla, craquela horriblement, encore imbibée d’essence. Brunner ouvrit la bouche toute grande pour hurler. Ce fut sa perte. Krisantem n’eut pas le temps d’intervenir. Il vit la flamme ramper sur les lèvres et s’engouffrer dans la bouche, mordant la langue et le palais.
On eût dit un avaleur de feu. Dans un sursaut d’agonie il vomit une injure et fit éclater les liens de ses poignets.
Mais personne ne pouvait plus rien pour lui. Son œsophage et son estomac brûlaient de l’intérieur. Ses grondements rauques étaient si inhumains que Krisantem se sentit hérissé de chair de poule.
Les deux mains au ventre, il se roulait par terre, grognant et grondant, les yeux fous, hors de la tête. Krisantem tira son Astra de sa ceinture. On ne pourrait plus sortir un mot de l’Allemand : ses cordes vocales avaient brûlé. Il avait déjà vu le cas en Corée. Des sujets moins résistants seraient déjà sans connaissance.
Mais Anton Brunner parvint à se mettre debout, sa force herculéenne décuplée par la douleur avait fait craquer les liens de ses pieds. Son visage était horrible avec des lambeaux de chair qui pendaient, les yeux injectés de sang et le trou noir de la bouche par lequel s’échappait un grondement rauque et ininterrompu : Rrau, rrau, rrau.
Ses énormes bras en avant, il marcha sur Krisantem. Celui-ci n’hésita qu’une seconde avant de tirer.
La balle frappa Brunner en pleine poitrine, à la hauteur de l’estomac. L’Allemand poussa un rugissement inarticulé, fit un pas en arrière et bondit, comme repoussé par un élastique invisible.
Krisantem, surpris, n’eut pas le temps de reculer. Il reçut le choc du mastodonte en porte à faux et son pistolet tomba. Mais Brunner, s’il le vit, ne chercha même pas à le ramasser. Comme un automate, il commença à grimper les marches de l’échelle.
Affolé, Krisantem saisit un lourd vase et l’écrasa sur la nuque de son adversaire. Une seconde encore, l’Allemand s’arrêta. Il tourna son visage informe vers Krisantem puis reprit sa marche en avant. Le Turc était terrifié. Cet homme qui ne voulait pas mourir lui inspirait une crainte superstitieuse. À quatre pattes, les mains tremblantes, il se mit à la recherche de son pistolet. Dès qu’il l’eut récupéré, il bondit dans l’escalier.
Anton Brunner surgit sur le pont comme un fantôme sanguinolent. Le grand air l’étourdit et il s’affala contre le bastingage. Malko qui avait repris connaissance sentit sa colonne vertébrale se liquéfier devant le spectacle. Un des réverbères du quai éclairait en plein le visage de l’Allemand.
Krisantem jaillit à son tour, son Astra au poing. Malko l’arrêta :
— Ne tirez pas.
Le coup de feu avait été assourdi par les parois du voilier. Mais, sur le pont, à l’air libre, cela ameuterait le village.
Centimètre par centimètre, Brunner se traînait le long du bastingage, vers l’échelle de coupée. S’il parvenait à terre, dans cet état…
Le Turc bondit sur lui et tenta de le ceinturer. D’un seul coup de rein, il l’envoya promener. Krisantem revint à la charge, avec son lacet. Mais il ne parvint pas à le passer autour du cou de l’Allemand. Une fois de plus, celui-ci reprit sa marche en avant.
Il lui restait cinq mètres à parcourir. Krisantem farfouilla fiévreusement dans son pantalon et sortit son vieux poignard de commando. Cette fois, il attendit son adversaire, accroché au bastingage. L’autre venait sur lui en grondant et en se balançant. Quand il fut tout près, de toutes ses forces il lui plongea l’arme juste au-dessus du nombril. Et, avec un « han » de bûcheron, il remonta jusqu’au sternum avant d’arracher la lame.
Anton Brunner s’arrêta net. Il vacilla. Un son nouveau sortit de sa gorge : « graou, graou ». Accompagné par un flot de sang.
Les yeux fermés, il porta les deux mains à son ventre, tentant de retenir la masse grise de ses intestins dégoulinant sur le pont. Il fit encore quelques pas vers Krisantem.
— C’est pas possible, c’est pas possible ! fit Krisantem en turc.
Il en oubliait son allemand.
Il était livide. Il n’avait jamais vu ça, une pareille ardeur à vivre. Et l’autre qui avançait toujours dans une mare de sang qui s’agrandissait d’instant en instant, avec une plainte continue de fauve qui lutte contre la mort. Il avait des réserves d’énergie incroyables. Il crachait ses poumons, vomissait son sang, son visage brûlé devait le faire souffrir atrocement, mais il avançait vers la passerelle.
Krisantem regarda le quai désert.
Alors, il reprit son Astra, s’approcha et tira à bout portant dans la tête de l’Allemand, comme on enfonce une seringue hypodermique.
Raté.
La balle fracassa seulement la mâchoire inférieure, qui pendait maintenant jusqu’à la naissance du cou.
Nouveau flot de sang. Mais il avançait, il avançait toujours.
Et Krisantem n’osait plus tirer, n’osait plus rien faire, soudain pris d’un respect immense pour l’homme qui ne voulait pas mourir. Il avait honte, il aurait voulu se sauver.
Remettant son pistolet à sa ceinture, il s’approcha de l’Allemand, lui prit doucement le bras, comme on guide un aveugle.
Anton Brunner n’avançait plus. La main droite crispée sur le bastingage, il faisait son étrange bruit : « graou, graou ». Le Turc aurait voulu se boucher les oreilles. Quand l’autre sentit sa main, il esquissa un mouvement pour se dégager. Mais il n’en eut pas la force. Alors, il resta là, immobile, horrible, inhumain. Et Krisantem se mit à trembler, sans pouvoir dire un mot.
Soudain, Anton Brunner se laissa glisser sur place. Comme si un ressort s’était cassé. Son bruit s’était changé en une plainte très douce, comme le vent dans les branches, un beau soir d’été.
Ça s’arrêta d’un coup. Il était mort. Cela fit un petit tas dégoûtant sur le beau pont d’acajou, avec du sang et des choses grises innommables. Mais au moins cela ne bougeait plus. Krisantem, dégrisé, essuya ses mains trempées de sueur, et avisa le regard de Malko. Il y lut le même dégoût, viscéral, la même émotion devant la lutte surhumaine de l’Allemand. Jamais les deux hommes n’oublieraient cette soirée-là.
Le coup de feu ne semblait avoir été remarqué par personne. Il eut un dernier regard pour le corps d’Anton Brunner. Malko reprit le premier son sang-froid. L’équipage allait revenir, ils n’avaient plus beaucoup de temps. Et Anton Brunner n’avait pas parlé ! Il eut une dernière idée.
— Attendez-moi, ordonna-t-il à Krisantem.
Il replongea dans les entrailles du navire et trouva facilement la cabine du capitaine qui donnait dans le salon.
Le temps de fouiller plusieurs tiroirs et il découvrit ce qu’il cherchait : bien que battant pavillon panaméen le White-Devil avait comme port d’attache Montego Bay, à la Jamaïque.
Il ne lui restait plus que cette piste. Encore groggy, il remonta sur le pont.
Elko Krisantem courait le long du pont, à petits pas. Malko sentit l’odeur de l’essence. Le Turc avait trouvé deux jerricans d’essence dans un coin. Le premier avait servi à inonder le cadavre d’Anton Brunner et le second finissait d’imbiber tout le pont.
Une dernière traînée courut jusqu’à la passerelle. Krisantem jeta le jerrican vide. Malko avait déjà franchi la coupée. Le Turc s’y engagea à son tour. Avant de sauter à terre il craqua une poignée d’allumettes et la jeta derrière lui.
La flamme immense qui jaillit illumina tout le port. Les maisons se découpaient en ombres chinoises. Le petit tas de ce qui avait été Anton Brunner brûlait allègrement. Avec un « vlouf » sinistre les voiles s’enflammèrent. Un léger vent d’est attisait les flammes. Le White-Devil brûlait comme une torche.
Au moment où Krisantem sortait de Saint-Tropez, au volant de la Jaguar, les premiers sauveteurs se ruaient vers le grand voilier avec des seaux dérisoires. Dans son bureau, le capitaine du port, en pyjama, actionnait frénétiquement sa sirène d’alarme.
Mais c’était trop tard : personne ne pouvait plus sauver le White-Devil.